CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 – Introduction

1Les intermédiaires publics de l’emploi, au premier rang desquels l’ex-Agence nationale pour l’emploi (ANPE) [1], jouent un rôle important en matière de recrutement : ils constituent en France le troisième canal de recrutement, derrière les candidatures spontanées et les réseaux [Bessy, Marchal, 2009]. Le positionnement de ces institutions entre l’État et le marché a conduit plusieurs chercheurs à appréhender l’activité des agents qui y travaillent à travers le prisme d’une tension entre l’économique et le social [Bessy et al., 1995 ; Bonvin, Moachon, 2010], décelable aussi bien dans les opérations de tri des chômeurs [Benarrosh, 2000 ; Lavitry, 2009] que dans les interactions avec les recruteurs [Lizé, 1997]. Les agents de l’ANPE sont en effet tenus de satisfaire conjointement les desiderata des recruteurs qui s’adressent à eux et leur mission de service public, qui les enjoint notamment de faire preuve d’exemplarité en matière de lutte contre les discriminations à l’embauche [2]. Bien que ceux-ci ne disposent pas, en matière d’évaluation des compétences, d’un pouvoir de prescription comparable à celui de certains cabinets de recrutement privés [Bessy, Eymard-Duvernay, 1997 ; Gautié et al., 2005], on sait qu’ils ne se contentent ni d’enregistrer passivement les demandes des recruteurs ni de céder à toutes leurs exigences [Demazière, Delfini, 2000].

2Qu’en est-il dans le cas du recrutement des « actrices » et « acteurs de complément », ces femmes et hommes qui incarnent des personnages aux rôles mineurs dans des productions cinématographiques, télévisuelles et plus rarement théâtrales ? C’est à cette question que nous répondrons dans cet article, à partir d’une enquête menée dans une antenne parisienne de l’ANPE dédiée aux « professionnels du spectacle ». En mars 2013, cette agence recensait 12 000 inscrits relevant tous des métiers artistiques, dont la moitié en tant que comédiens [3], pour une trentaine d’agents répartis en trois équipes (arts vivants, comédiens, figuration). Elle bénéficie d’une exclusivité régionale au sein de l’ANPE, puis de Pôle Emploi, en matière de placement des acteurs de complément, activité qui occupe une place centrale au sein de l’agence depuis son ouverture en 1971 [4].

3La nouvelle Convention collective nationale de la production cinématographique, signée le 19 janvier 2012 par les partenaires sociaux, distingue, dans son avenant du 1er juillet 2013, plusieurs types d’acteurs de complément [5] : les « figurants », dont les personnages ne sont pas toujours mentionnés dans le scénario et qui ne sont le plus souvent pas identifiables à l’image ; les « silhouettes », identifiables à l’image et qui « apportent un vrai savoir-faire précis et spécifique » ; et enfin les « doublures », lumière et image, utilisées respectivement pour l’ajustement de l’éclairage et pour remplacer un comédien dans certaines scènes spécifiques (cascades, nudité, etc.) [6]. Si les personnages incarnés par les figurants sont la plupart du temps muets, la production peut toutefois décider d’attribuer un rôle parlant à certains d’entre eux, qui deviennent alors des « silhouettes parlantes » d’un à cinq mots prononcés au cinéma et d’une à deux répliques dans les séries télévisées. Le montant de leur salaire brut journalier, qui est également fonction du type de costume porté et du nombre total de figurants présents à l’image, est alors réévalué suivant les barèmes consignés dans les Conventions collectives nationales de la production cinématographique et de la télévision, dont l’origine remonte respectivement à 1967 et 1992 et qui sont régulièrement actualisées. Selon le dernier barème en date, ce montant oscille entre 100 et 200 € pour un figurant muet au cinéma et entre 80 et 130 € à la télévision, contre respectivement 250 et 125 € pour une silhouette parlante et entre 100 et 200 € pour une doublure [7].

4La Convention collective de la production cinématographique exclut les figurants du champ des « artistes-interprètes du spectacle ». Ceux-ci contribuent pourtant, par leur présence tantôt discrète, tantôt massive, à rendre crédible l’atmosphère d’une fiction. Qui sont donc ces « ombres indispensables [8] » ? Si le quotidien des figurants a été mis en scène à plusieurs reprises à la télévision, sur Internet et au cinéma [9], rares sont les travaux académiques qui leur sont consacrés. Quelques études récentes font néanmoins exception : les deux premières, américaines, replacent les figurants dans l’histoire longue du cinéma hollywoodien [McKenna, 2011 ; Slide, 2012] [10] ; la troisième, française, consiste en une ethnographie de tournage d’une fiction historique pour la télévision [Chalvon-Demersay, 2013]. Par contraste, le marché du travail des comédiens a fait l’objet de nombreuses recherches sociologiques francophones [Menger, 1997 ; Paradeise, 1998 ; Laplante, 2003 ; Brahy, Orianne, 2011 ; Pilmis, 2013]. Ces recherches convergent notamment sur le constat que leur recrutement repose sur une convention « naturaliste » : fondée sur le genre, l’âge et l’apparence physique, celle-ci conduit les recruteurs, au premier rang desquels les directeurs de casting, à sélectionner prioritairement un comédien en fonction de son adéquation avec le personnage tel qu’ils se le représentent. De ce point de vue, exception faite des fictions adaptées de faits réels pour lesquelles les critères de ressemblance sont davantage stabilisés, cette mise en correspondance ne va pas de soi et suppose un travail de traduction entre les différents protagonistes du recrutement. Cette convention « naturaliste » est pondérée par une convention « de compétence », qui repose quant à elle sur la capacité des comédiens à créer des personnages en fonction de leurs formations et expériences professionnelles antérieures. Qu’en est-il dans le cas des figurants ?

5Les rares travaux qui abordent la question des rôles mineurs nous apprennent que leur recrutement, auquel le budget consacré est résiduel, procède à une « stricte application des codes du réalisme » [Cardon, Lizé, 2013, p. 265]. Ces codes reposent sur un « principe de vraisemblance » [Chalvon-Demersay, 2013, p. 88] en vertu duquel les figurants doivent correspondre le plus fidèlement possible à la « réalité » que le réalisateur, et en amont le scénariste, entendent représenter à l’écran. Tout porte ainsi à croire que le recrutement de ces anonymes, catégorie intermédiaire entre les comédiens et les décors, relève davantage d’un marché des images que d’un marché du travail à proprement parler. Toutefois, en France, le cadre social de l’intermittence du spectacle donne une forme singulière à cet enjeu. Ce régime d’assurance-chômage spécifique, mis en place à partir du milieu des années 1960 pour pallier la discontinuité de l’emploi résultant de l’organisation par projet du travail artistique, permet aux salariés du spectacle [11] qui parviennent à cumuler un nombre minimal d’heures de travail sur une période donnée, d’être indemnisés durant les périodes de hors-emploi [12] [Menger, 2011 ; Grégoire, 2013]. Or, précisément, la Convention collective nationale de la production cinématographique de 1967 pose, dans son annexe « acteurs de complément », que « le producteur s’engage, pour les films français tournés en Île-de-France, à utiliser au moins 80 % de professionnels du spectacle sur l’ensemble de la figuration [13] ».

6Partant de ce constat, cet article s’attache à mettre au jour les dilemmes de sélection auxquels sont confrontés les agents publics dans leur travail quotidien d’intermédiation sur un marché régi par des normes d’appariement atypiques [14]. Le recrutement des figurants de l’audiovisuel, activité très « rentable » au regard des normes de gestion statistiques en vigueur au sein du service public de l’emploi, fait l’objet d’un encadrement bureaucratique et légal qui vise notamment à prévenir les modalités de sélection discriminatoires (Partie 2). Ce risque est d’autant plus prégnant que le recrutement des figurants repose sur un travail de mise en correspondance naturalisante entre des personnages fictionnels aux traits souvent stéréotypés et des candidats à l’emploi aux profils variés (Partie 3). Ce principe, privilégié par les intermédiaires privés chargés de recruter les figurants, ne s’accorde pas toujours avec le credo corporatiste, porté par les syndicats d’artistes-interprètes et repris à leur compte par les agents publics au nom de leur compétence spécialisée, selon lequel ces emplois de complément à faible teneur artistique doivent être prioritairement attribués à des usagers « professionnels » – principalement des comédiens – afin de leur permettre de se maintenir dans le régime de l’intermittence du spectacle (Partie 4).

Encadré 1. Méthodologie et contexte de l’enquête

Notre enquête sur l’ANPE Spectacle, conduite depuis fin 2008, a permis la récolte d’un matériau diversifié composé d’entretiens avec des conseillers, managers et cadres (n = 37), de trois observations d’un mois chacune en agence, d’une vingtaine de cartons d’archives conservées à la Direction générale et d’un corpus d’articles de presse (n = 156) récupérés via la base Europresse. L’enquête est principalement conduite en Île-de-France, où se concentre la moitié des demandeurs d’emploi du spectacle français. L’essentiel du matériau mobilisé ici a été produit dans le cadre d’un stage d’un mois à l’agence de Paris, réalisé entre décembre 2008 et janvier 2009 à l’occasion d’un mémoire de master. Ce stage a notamment consisté en une semaine complète d’immersion au sein du service figuration de l’agence : nous avons assisté aux différentes étapes du recrutement, de l’inscription des usagers au suivi des placements, en passant par la sélection de candidats. L’observation du recrutement en action permet de faire apparaître la dimension artisanale de la sélection [Sorignet, 2004], qui s’opère souvent en coulisse, et de révéler sa dimension négociée ; la mobilisation d’entretiens vise à contrôler l’analyse des situations de recrutement observées.
La phase de l’enquête dont il est question dans cet article s’est déroulée dans une période de fusion controversée entre l’ANPE et les Assedic. De ce point de vue, si le réseau d’agences spécialisées de l’ex-ANPE Spectacle [15] a été maintenu en l’état lors du passage à Pôle Emploi, le cas des intermittents du spectacle porte à son paroxysme la tension qui résulte du rapprochement de la logique de fonctionnement du service public de placement et de celle, comptable, de l’assurance-chômage. D’un côté, le personnel issu de l’ex-ANPE entend « sécuriser » les parcours d’emploi de ses usagers, ce qui implique en l’espèce de favoriser leur accession au régime d’indemnisation de l’intermittence ; de l’autre côté, le personnel issu de l’assurance-chômage, et en particulier ses cadres, plaident pour limiter l’accès à ce régime régulièrement fustigé pour son « déficit ». Aussi le projet de création d’un service dédié au spectacle au sein de la Direction générale de Pôle Emploi a-t-il été abandonné suite aux vives réticences exprimées par certains cadres issus de l’assurance-chômage, qui craignaient que l’institution publique ne donne ainsi l’impression d’encourager l’accès à l’intermittence. En outre, puisque le fonctionnement très spécifique du mode d’emploi intermittent fait de ces usagers des « demandeurs d’emploi à vie », la Direction générale a choisi de maintenir séparées les fonctions de placement et d’indemnisation pour éviter le développement de pratiques clientélistes. Ainsi, à l’échelle locale, la plupart des agences ex-ANPE Spectacle demeurent dédiées au placement, tandis que la majorité des demandes d’indemnisation des intermittents est traitée par un service de Pôle Emploi situé à proximité d’Annecy. Ceci explique que, jusqu’à présent, le personnel de l’agence enquêtée, connu en interne pour le soutien qu’il témoigne à ses usagers, soit globalement parvenu à préserver son mode de fonctionnement [16].

2 – Le placement de figurants par l’ANPE Spectacle : une activité statistiquement rentable, doublement encadrée

7Le placement massif de figurants par l’agence Spectacle, engagés le plus souvent pour une seule journée de tournage, est une activité statistiquement rentable au regard des critères d’évaluation de la performance retenus par les managers de l’ANPE, puis de Pôle Emploi [17]. Le service dédié est fréquenté quotidiennement par des chargés de casting qui apprécient la gratuité du service et l’ampleur du fichier de candidats mis à leur disposition. Ce service public présente toutefois pour les employeurs des inconvénients qui sont la contrepartie de ses avantages : il fait l’objet d’un encadrement bureaucratique, destiné à rendre possible son évaluation par ses financeurs publics, et de contraintes légales qui visent à prévenir des modalités de sélection discriminatoires.

2.1 – La figuration « fait les chiffres » de l’agence Spectacle

8Marie-Antoinette de Sophia Coppola en 2006, Inglourious Basterds de Quentin Tarantino, Midnight in Paris de Woody Allen en 2011, etc. Avec une moyenne d’un millier d’offres de figuration récoltées chaque mois, l’équipe dédiée au placement des figurants « fait les chiffres » de l’agence Spectacle [18]. Au 25 mars 2014, celle-ci recensait ainsi 39 offres déposées concernant 3 473 emplois à pourvoir, là où les deux autres services de l’agence réunis – comédiens et arts vivants – dénombraient 70 offres concernant 200 emplois [19]. À l’échelle régionale, le poids de la figuration dans le secteur du spectacle est tout aussi prépondérant : en 2009, c’était le cas de 74 % des 41 000 offres d’emploi enregistrées en Île-de-France par Pôle Emploi dans ce secteur [20]. C’est à Paris, où près de huit offres d’emploi sur dix relèvent du spectacle (contre 6,6 % seulement pour la moyenne francilienne [21]) que la figuration joue un rôle décisif : une requête informatique effectuée à notre demande par les services de Pôle Emploi le 25 mars 2014 nous apprend que, dans la capitale, les postes de figuration représentent 15 % du total des postes à pourvoir confiés à l’institution publique [22]. Les statistiques de placement sont tout aussi éloquentes : au mois de mars 2014, le service figuration de l’agence Spectacle de Paris a placé 499 candidats à l’emploi sur des postes de figurants [23] ; sur la même période, l’une des plus grosses agences interprofessionnelles de la capitale avait quant à elle placé huit demandeurs d’emploi sur des postes de bûcheron, de jardinier ou encore de gestionnaire en assurance.

9Un recruteur est d’autant plus susceptible de solliciter l’ANPE que le poste à pourvoir est faiblement qualifié et qu’il a déjà confié un recrutement à l’établissement public [Lizé, 1997, p. 197]. De ce point de vue, le recrutement des figurants à l’agence Spectacle ne déroge pas à la règle : d’une part, la position subalterne de la figuration dans la hiérarchie des emplois artistiques lui confère de fait le statut d’emploi faiblement qualifié ; d’autre part, l’agence doit la plupart de ses placements de figurants à un « noyau dur d’employeurs » [Pilmis, 2007]. Ce conseiller d’une cinquantaine d’années, en poste au service figuration depuis sept ans, nous l’explique en entretien : « Sur une centaine de personnes inscrites dans la liste du Belfaye [l’un des principaux annuaires français de l’audiovisuel], une trentaine sont réguliers. Et sur ceux-là, une quinzaine font systématiquement appel à nous. Ce sont ceux qui sont maqués avec les télés et qui font toutes les séries policières. »

Encadré 2. Zoom sur les chargés de figuration

Les recruteurs chargés de sélectionner les figurants, également dénommés « chefs de file », sont des intermédiaires qui travaillent par intermittence pour le compte d’entreprises de productions cinématographique ou télévisuelle. Ceci leur vaut de figurer à la fois dans le fichier des recruteurs de l’agence Spectacle et dans celui des demandeurs d’emploi. Certains d’entre eux exercent conjointement la fonction de « directeur de casting », intermédiaire chargé de recruter les petits rôles, voire les rôles secondaires [24]. Outre l’étape du recrutement, les chefs de file gèrent les figurants sur le plateau tout au long de la journée de tournage : ils les font émarger le matin et le soir, et assurent l’interface avec le premier ou second assistant à la réalisation, ainsi qu’avec les costumiers et accessoiristes. Ceci fait dire à un conseiller de l’agence qu’ils sont « souvent les premiers arrivés et les derniers partis ». Le montant de leur rémunération oscille entre 700 et 1 000 euros hebdomadaires, un casting pouvant durer entre quatre et six semaines pour une série télévisée, et jusqu’à trois mois pour un long-métrage. Indice d’organisation de la profession, l’Association des chargés de figuration et de distribution artistique (ACFDA) a été créée en 2008.

10Parmi les « clients » du service, un terme qui désigne dans la terminologie du personnel de l’agence les recruteurs ayant déposé au moins une offre d’emploi au cours des 24 derniers mois, figurent principalement des chargés de figuration mandatés par des chaînes de télévision publiques ou privées et par des entreprises de production cinématographique. Mais on recense également des comités d’entreprise et des particuliers, qui cherchent notamment à embaucher des pères Noël à l’approche des fêtes de fin d’année [25], et, de manière plus inattendue, d’autres services publics tels que la Police judiciaire de Paris dans le cadre de reconstitutions d’enquêtes criminelles [26]. Pour déposer une offre d’emploi, les employeurs peuvent se rendre directement à l’agence durant les horaires d’ouverture, envoyer un courriel sur la boîte électronique du service, ou encore téléphoner sur la ligne dédiée aux employeurs.

11Forte de son fichier de 7 000 figurants, l’agence dispose d’une banque de profils sans équivalent. Ce large choix est un argument de poids face à des recruteurs qui doivent parfois recruter en masse et/ou dénicher des profils insolites. Les conseillers, en particulier les plus aguerris, peuvent se prévaloir auprès de ces derniers de leur connaissance approfondie du fichier, acquise à force de le « peigner », c’est-à-dire de le parcourir manuellement. Une alternative électronique, complémentaire du fichier papier, a par ailleurs vu le jour en l’an 2000 : cette base de données recense quelque 18 000 demandeurs d’emploi du spectacle franciliens qui exercent une autre activité dans le spectacle. Les recruteurs peuvent y accéder directement après avoir obtenu une habilitation délivrée par les conseillers pour une durée limitée à quelques semaines. Outre l’ampleur de ces fichiers, l’attrait du service tient également à son entière gratuité. En plus de ces banques de profils, les recruteurs disposent en effet gracieusement d’un téléphone, d’un photocopieur et d’une salle de casting, nécessaire dans les cas où ils doivent auditionner des candidats pour des rôles parlants. Ils peuvent ainsi optimiser leur temps en centralisant les différentes étapes des recrutements dans un seul et même lieu, les postes devant la plupart du temps être pourvus dans l’urgence. En dépit de ces conditions attractives, le recours aux outils de recrutement proposés par l’ANPE n’est pas dénué de contreparties, tant sur le plan bureaucratique que légal.

2.2 – L’encadrement bureaucratique et légal du recrutement

12Sur le plan bureaucratique, l’accès au fichier de figurants est conditionné, en amont du recrutement, à un dépôt d’offre, opération administrative consistant à remplir un formulaire qui précise, notamment, la date du tournage et le montant du salaire journalier. Ce dernier critère fait l’objet d’une attention particulière de la part des conseillers qui, s’ils ne disposent d’aucun pouvoir coercitif en la matière, peuvent tout de même avertir l’Inspection du travail en cas d’abus manifeste. Outre cette première condition, il en est une autre, en aval du recrutement, qui se révèle souvent délicate : l’obtention des noms des figurants recrutés. Les conseillers, dont l’agenda s’accorde souvent mal avec celui des chargés de figuration, décrivent la plupart du temps cette tâche sur le mode de la contrainte : « C’est désagréable parce qu’on a le sentiment d’embêter les gens », résume ainsi une jeune conseillère, en poste au service figuration depuis quatre ans. Pour autant, ce suivi n’en demeure pas moins crucial : l’évaluation administrative des appariements est en effet une condition indispensable de leur valorisation ultérieure [Vatin, 2009], qui permet ici de justifier hiérarchiquement l’activité du service et les moyens dont il dispose. C’est d’autant plus vrai dans le cas qui nous occupe que les volumes de placement élevés du service figuration ont longtemps permis aux directeurs successifs de l’agence de maintenir une organisation de travail dérogatoire par rapport aux usages en vigueur à l’ANPE [27].

13Par-delà ces conditions bureaucratiques, les procédures de recrutement font, en France, l’objet d’un encadrement légal strict : le Code du travail dispose en effet qu’« aucune personne ne peut être écartée d’une procédure de recrutement […] en raison de son origine, de son sexe, de son âge, […] de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une race, [ou] de son apparence physique » (art. L.1132-1). Le législateur admet toutefois qu’un recrutement puisse être légitimement fondé sur des critères discriminatoires dès lors que ceux-ci constituent une « exigence professionnelle essentielle et déterminante […] » (L.1133-1). C’est notamment le cas des « artistes appelés à interpréter un rôle féminin ou masculin […] » (R.1142-1), catégorie à laquelle sont rattachés les figurants. Les conseillers sont tenus de respecter ces critères légaux, faute de quoi ils s’exposent à des poursuites judiciaires à la suite de plaintes des usagers et/ou de leurs représentants syndicaux. Dans le même temps, ils doivent en principe accepter toutes les offres d’emploi conformes à la législation, sous peine d’un recours des recruteurs devant le tribunal administratif. Cette double contrainte légale donne à certains agents publics, tel ce conseiller d’une trentaine d’années en poste depuis trois ans au service figuration, le sentiment d’être « pris entre le marteau et l’enclume ».

14La formulation des offres d’emploi constitue donc un moment décisif du processus de recrutement dans la mesure où il s’agit de concilier « des préoccupations d’interlocuteurs qui éprouvent bien souvent des difficultés à trouver un langage commun » [Eymard-Duvernay, Marchal, 1997, p. 61]. De ce point de vue, si des critères tels que le sexe, l’âge ou l’origine ethnique font l’objet de mentions explicites, c’est à la faveur d’une précision importante : lorsqu’ils rédigent une annonce, les conseillers sont théoriquement tenus de spécifier, afin de respecter le cadre fixé par le Code du travail, qu’il s’agit d’« incarner un rôle ». Même si la plupart des conseillers s’astreignent à ce type de reformulation, certains prennent parfois la liberté de s’en affranchir. Dans l’extrait d’observation ci-dessous, une conseillère d’une trentaine d’années, arrivée il y a moins de deux ans dans le service, justifie sa démarche par un principe de réalité qui consiste à rendre transparents les critères de sélection :

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La conseillère enregistre l’offre qui lui a été transmise par le chef de file de la série télévisuelle Les Bleus [diffusée sur M6, elle raconte le quotidien d’une brigade de jeunes débutants dans la police]. Elle cherche des figurants pouvant « incarner des skinheads ». Au moment de rédiger l’annonce, elle décide de la reformuler par « cherche skinheads », et ajoute : « Ça m’agace ce truc ! Il faut dire la réalité aux gens à un moment donné, sinon tout le monde perd son temps ! »

16Cette conseillère entend ici prévenir une multiplication des candidatures, chronophage tant pour les recruteurs et les conseillers, que pour les postulants. C’est bien à partir de l’argument d’efficacité du recrutement qu’elle motive sa décision de passer outre ce type de reformulation, qualifié de « pirouette administrative ». Pourtant, en refusant volontairement de distinguer le type physique du candidat de celui du personnage fictionnel à incarner, cette conseillère s’expose à d’éventuelles plaintes de la part des usagers. Outre ce type de précision, l’écriture d’une offre d’emploi de figuration conduit fréquemment les conseillers à employer des euphémismes sur le type des candidats recherchés : c’est par exemple le cas lorsqu’ils écrivent rechercher des « Européens » plutôt que des « Blancs ». Cette reformulation, qui s’appuie davantage sur une convention bureaucratique que sur une base réglementaire ou légale, peut conduire certains candidats de peau noire à postuler. Bien que ceux-ci n’aient aucune chance d’être retenus, les conseillers sont en principe tenus d’accepter leur candidature sous peine d’être accusés de discrimination. Cet exemple révèle la dimension ambiguë du recrutement des figurants : les conseillers sont portés à justifier, au nom de leur mission de service public, le caractère volontairement « ouvert » du recrutement, tout en affirmant, à l’instar de ce conseiller d’une cinquantaine d’années en poste au service figuration depuis sept ans, que ce jeu de dupes sur les critères de sélection contribue « à faire perdre du temps à tout le monde ».

17Les enjeux associés à la reformulation des offres d’emploi sont inextricablement liés aux modalités de publicisation choisies. Ainsi, en d’autres occasions, ce sont moins les termes de l’offre qui posent problème que son contenu lui-même : c’est notamment le cas de celles qui ont trait à la sexualité, qu’il s’agisse de scènes de nu ou de simulation d’actes sexuels. La fréquence de ce second type de demandes conduit régulièrement les conseillers à s’assurer de sa légalité auprès du service juridique de l’ANPE. Bien qu’elles soient le plus souvent conformes à la loi, ces offres ne font presque jamais l’objet d’une publicité large de la part des conseillers, qui préfèrent s’adresser directement aux figurants expérimentés en la matière : « C’est très difficile pour nous d’aller afficher dans le hall une offre où l’on demande de simuler une fellation sans avoir de critiques. Du coup, on a fini par se faire un petit fichier », explique ainsi ce conseiller d’une trentaine d’années, en poste au service figuration depuis 2001.

18Ce dernier nous explique en entretien que les conseillers sont parfois amenés à refuser d’autres types de demandes des recruteurs, comme d’annoter eux-mêmes le dossier d’un demandeur d’emploi qui n’a pas donné satisfaction :

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Certains chefs de file voudraient carrément écrire sur les fiches des demandeurs, c’est-à-dire nos fiches (il accentue). Ils disent l’avoir pris chez nous et que c’était une catastrophe, parce qu’il n’a par exemple pas été foutu de sortir un mot. Mais nous, en tant que service public, on n’a pas le droit de faire ça : on a un devoir de réserve, on n’est pas une agence de casting ! Toutes les personnes du fichier ont le droit de bosser. Y a des jours avec et des jours sans, comme pour un entretien d’embauche. Du coup, on essaie de donner un avis en faisant en sorte que ça reste objectif. Mais ils ne comprennent pas toujours, parce qu’ils veulent que ça aille vite.

20Cet extrait d’entretien montre bien la tension entre la logique procédurale des conseillers, qui prennent garde à ne jamais être pris en défaut de pratiques susceptibles d’être dénoncées comme discriminatoires, et la volonté des chefs de file de procéder aux recrutements de la manière la plus efficace et rapide possible.

21Le service de recrutement de figurants proposé gratuitement par l’ANPE Spectacle est particulièrement attrayant pour des chargés de casting mandatés par des sociétés de production pour trouver rapidement, et parfois de façon massive, des candidats aux traits physiques inhabituels. Pour autant, s’adresser au service public de l’emploi implique de respecter certaines règles bureaucratiques et légales qui freinent la procédure de sélection. Après avoir mis en évidence les déterminants institutionnels du recrutement, nous allons à présent nous pencher sur les enjeux naturalistes de la sélection.

3 – « Soyez vous-même ! » Les enjeux naturalistes de la sélection

22Les figurants sont d’abord recrutés sur la base de leur conformité aux types de personnages qu’il s’agit d’incarner. Cette mise en correspondance n’est pas aussi évidente qu’il y paraît : les conseillers s’accordent en effet sur le fait que les consignes des chargés de figuration sont souvent « floues ». Trier les candidatures nécessite donc d’objectiver les desiderata des recruteurs à partir des clichés fournis par les candidats, et parfois en face-à-face. L’examen de ce processus révèle les enjeux naturalistes de la sélection.

3.1 – Le type physique comme support d’objectivation des critères flous

23L’inscription au service figuration de l’agence donne lieu à la constitution d’une fiche, où sont consignés avec une précision déconcertante pléthore de détails physiques : couleurs des yeux et des cheveux, tour de taille, de cou et de poitrine, tailles de veste et de pantalon, tatouages, piercings et même cicatrices ; rien n’est laissé au hasard. La précision des renseignements fournis vise à faciliter le travail de sélection des chargés de casting et conseillers de l’agence, mais aussi celui des costumiers et accessoiristes sur le plateau. Ces fiches sont illustrées par plusieurs clichés, aux normes précises, demandés aux candidats : « Une photo en portrait avec longueur de cheveux apparente, sans chapeau ni lunettes ; une autre en pied vertical, avec chevilles et mollets apparents pour les femmes ; une troisième mettant en évidence la garde-robe ou un trait distinctif [28]. » Ces clichés jouent un rôle décisif dans le recrutement : comme nous l’explique cette conseillère d’une trentaine d’années, arrivée il y a deux ans dans le service : « Dans les autres services, c’est leur CV qui les fait travailler. Mais, à la figu, c’est leur photo. » Ce constat a conduit les conseillers à édicter quatre « règles » à l’attention des candidats à la figuration. Les trois premières les enjoignent de respecter le format des photos, de soigner leur qualité et de les mettre à jour régulièrement, ceci afin de permettre aux recruteurs d’identifier rapidement la singularité de leur apparence physique. La dernière règle, moins technique, donne à voir plus nettement les fondements naturalistes de la sélection :

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Règle n° 4. Soyez vous-même ! Les chefs de file se plaignent régulièrement de constater un écart trop grand entre les photos qu’ils reçoivent et les personnes qu’ils rencontrent. Montrez-vous objectif vis-à-vis de votre image. La photo doit être au plus près de la réalité, sans pour autant tomber dans la neutralité ou la banalité.

25Cette consigne, qui a fait suite au mécontentement de certains recruteurs, révèle les limites de l’outil de tri photographique dans le recrutement des figurants. Ces images figées sont censées permettre aux recruteurs de se faire une idée aussi précise que possible de la personne telle qu’elle apparaîtra ensuite devant la caméra. Or, si l’on en croit les recruteurs, ces clichés sont loin d’être toujours fidèles à l’apparence physique réelle des candidats. Ceci peut tenir à un défaut d’actualisation des clichés, qui ne permettent pas aux recruteurs de deviner, par exemple, que le candidat a récemment changé de coupe de cheveux ou a pris du poids. Ceci tient également à ce que la technique photographique repose précisément sur une mise en scène de soi qui permet au sujet de choisir, dans une certaine mesure certes, un angle de prise de vue qui l’avantage. En outre, à y regarder de plus près, la consigne adressée par les agents publics aux candidats n’est pas dénuée d’ambiguïté. En effet, les formulations « être au plus près de la réalité » et « être soi-même » ne sont pas équivalentes : la première fait référence à des attributs physiques, là où la seconde inclut d’emblée une dimension morale qui enjoint implicitement les candidats à la figuration d’être honnêtes vis-à-vis de leur image.

26Une fois complétées, ces fiches sont ensuite classées selon le sexe et l’âge des figurants, des « hommes de 16 ans » aux « femmes de 80 ans et plus ». Celles qui ont été numérisées pour être transmises plus rapidement aux chefs de file sont en outre classées dans des dossiers informatiques aux noms évocateurs, dont les conseillers soulignent volontiers la dimension « subjective », voire « arbitraire » : ici les « blacks », là, les « femmes fortes », les « personnes de petite taille », les « gueules », les « beaux mecs » ou encore les « chauves ». Étonnamment, le fait que les agents publics et chargés de figuration s’efforcent d’éviter de faire explicitement référence à certains attributs, telle la couleur de peau, dans la formulation des offres d’emploi (on parle d’« Européens » plutôt que de « Blancs »), n’empêche pas qu’un tel attribut soit objectivé dans des catégories administratives indigènes. Ceci tient au fait que ce classement, qui s’opère en coulisse, constitue le seul outil permettant aux agents de trier les candidats parmi la masse de profils dont ils disposent.

27Lorsqu’ils s’adressent à l’ANPE Spectacle, les chefs de file ont parfois une idée précise du profil qu’ils recherchent : c’est notamment le cas lorsque leur requête combine d’office plusieurs critères physiques. Il arrive pourtant fréquemment que les conseillers jugent leurs demandes imprécises. À l’instar des consultants étudiés par François Eymard-Duvernay et Emmanuelle Marchal [1997], ils mettent souvent l’accent sur la « tension qui traverse leur activité, en opposant jugements objectifs et subjectifs » [p. 79]. Les critères que les conseillers qualifient de « subjectifs » sont ceux qui ne leur permettent pas de trier rapidement parmi la masse de candidatures disponibles. C’est notamment le cas des demandes qui sont formulées à partir de traits de caractère, comme le révèle cet extrait d’interaction :

28

Pour le docu-fiction Affaires classées [émission de reconstitutions de faits divers criminels, diffusée sur France 3] une chargée de figu cherche, à partir d’une photo de mariage floue, le sosie d’un « homme chétif à lunettes aux traits naïfs qui a été assassiné par sa femme ». Aidée d’une conseillère d’une quarantaine d’années, en poste au service figuration depuis un an, elle parcourt manuellement le fichier en insistant sur les « traits naïfs ». Visiblement décontenancées, elles photocopient sans grande conviction apparente une dizaine de fiches. Une fois l’interaction terminée, la conseillère me confie son scepticisme quant à certains critères : « On me demande parfois de trouver un “beauf” ou quelqu’un de “pétillant”, de “charismatique”. Comment je fais ? C’est subjectif ça ! »

29Les conseillers font face à des difficultés semblables lorsque le profil est défini exclusivement à partir du type de personnage qu’il s’agit d’incarner, comme nous l’explique en entretien ce conseiller d’une trentaine d’années, en poste au service figuration depuis 2001 :

30

« Les chefs de file nous disent souvent qu’ils recherchent une concierge. On leur répond qu’une concierge, c’est subjectif. Du coup on leur demande systématiquement si ça correspond pour eux à n’importe qui, ou s’il y a des traits physiques spécifiques, “grand”, “gros”, “mince”, etc. Il nous faut des caractéristiques physiques pour faire nos recherches. »

31Les conseillers expriment parfois leur désarroi face à certaines demandes imprécises de leurs interlocuteurs. En l’espèce, cette attitude vise moins à infléchir ou à remettre en cause ces critères qu’à les rendre opératoires pour le travail de sélection. Aussi, lorsque les conseillers considèrent que les informations fournies ne leur permettent pas de trier parmi leurs usagers, ils invitent les chargés de figuration à préciser leurs attentes. Ce processus d’objectivation, qui s’opère sur la base d’attributs physiques, fait apparaître les critères stéréotypés sur lesquels repose, la plupart du temps, la sélection.

3.2 – Une sélection stéréotypée : le rôle des « images d’Épinal »

32Dans les œuvres de fiction, le recours aux stéréotypes constitue l’un des principaux ressorts narratifs employés [Amossy, 1984]. Définis comme des « croyances associées à une catégorie résultant d’un processus de sur-généralisation » [Doraï, 1988, p. 50], « figures hyperboliques qui se constituent à travers l’exagération d’un modèle » [Amossy, Rosen, 2007, p. 64], les stéréotypes usités dans les fictions audiovisuelles concernent principalement les dimensions de l’identité sociale qui ont trait au genre [Cohan, Rae Hark, 1992 ; Buscatto, Léontsini, 2011] et à l’ethnicité [29] [Friedman, 1991]. C’est particulièrement le cas pour les figurants, qui constituent un « décor vivant » :

33

« Quand on cherche une concierge en France, ce sera plutôt une femme un peu forte, espagnole ou portugaise. Comme si elles étaient comme ça ! Si on nous demande un prisonnier, c’est en général un Africain ou un Maghrébin. Pour un coiffeur ou un directeur de galerie d’art, on nous demande surtout des gens efféminés. C’est l’image d’Épinal. À chaque fois qu’on a une recherche à faire, on connaît d’avance les profils qu’on va nous demander. J’aimerais bien qu’un jour ça change. »

34Comme l’indique cet extrait d’entretien d’un conseiller d’une trentaine d’années, en poste au service figuration depuis 2001, les chargés de figuration privilégient les candidats dont le profil correspond à ce qu’ils considèrent être, pour paraphraser Luc Boltanski [1982], de « bons exemples », jugés représentatifs, du type de personnage à incarner [p. 469]. De ce point de vue, si certaines expressions employées par ce conseiller – « comme si toutes les concierges étaient comme ça ! », « j’aimerais bien qu’un jour ça change » – signalent qu’il n’est pas tout à fait à l’aise devant l’utilisation de tels lieux communs, force est de constater qu’en pratique, les conseillers discutent rarement les demandes des chargés de figuration. L’extrait d’observation suivant tend même à indiquer qu’il existe une sorte de consensus pratique latent sur ces critères stéréotypés :

35

En ce début de matinée, une « urgence » arrive au service figuration : la chargée de figu du docu-fiction Affaires classées a demandé au conseiller qui m’accueille à ses côtés, la trentaine, en poste au service figuration depuis 2001, de lui trouver au plus vite un « homme basané, maghrébin ou mexicain » pour incarner un violeur. Il lui rétorque qu’il peut lui donner « la caricature », c’est-à-dire un homme « basané et balafré ». Elle répond qu’il faut « quelqu’un comme tout le monde », mais insiste sur les critères ethniques. Comme pour tenter de se justifier, la chargée de figu explique qu’on est dans une série française, et qu’est c’est donc « forcément un peu caricatural ».

36Conseillers et chargés de figuration justifient l’usage des critères stéréotypés par les contraintes qui s’imposent à eux : les premiers soulignent les injonctions bureaucratiques au rendement qui nécessitent de satisfaire au mieux leurs « clients », là où les seconds invoquent la temporalité précipitée du recrutement et les consignes des productions qui les mandatent. Ce dernier élément nous conduit à préciser que le scénario constitue l’élément de base à partir duquel les chargés de casting recrutent. Or, en la matière, une enquête menée sur mille projets de scénario de séries télévisées soumis à France Télévisions [Chalvon-Demersay, 1994] a montré que « ce sont les mêmes sujets qui se trouvent inlassablement repris, réélaborés, retravaillés par chacun d’une manière spécifique. […] C’est ce qui constitue la garantie qu’ils ont une dimension collective et qu’ils participent donc d’une culture commune » [p. 39]. C’est la dimension symbolique de l’image audiovisuelle qui apparaît ici : dans cet univers de « signes », les stéréotypes constituent des opérateurs de mythification [Barthes, 1957] qui contribuent à installer un univers de référence considéré comme familier en établissant une connivence avec le spectateur [30].

37La sélection des figurants s’opère le plus souvent en coulisse, à partir des fiches de renseignements et des photos transmises. Toutefois, lorsque l’offre d’emploi est affichée dans le hall, les figurants se présentent directement à l’agence après avoir préalablement rempli une fiche spécifique au casting en cours. Ce type d’interactions suscite parfois une gêne manifeste chez les conseillers au guichet, notamment lorsque des critères relatifs à l’origine ethnique ou à la couleur de peau jouent un rôle décisif dans la sélection :

38

Un jeune homme noir dépose sa candidature pour Un village français [un téléfilm qui met en scène l’occupation allemande dans une petite ville fictive du Jura, diffusé sur France 3]. Après quelques secondes d’hésitation, le conseiller, la trentaine, en poste au service figuration depuis 2001, lui confie non sans embarras qu’il ne correspond pas aux critères. Dépité, le jeune homme lui lance alors : « Non, je suis trop bronzé, je sais ! »

39Reconnus la plupart du temps à demi-mot, ces critères sont d’autant moins bien assumés en face-à-face par les conseillers qu’ils sont susceptibles de susciter l’irritation des candidats. « Quand les figurants ne sont pas contents d’un critère de sélection, résume en entretien ce conseiller d’une cinquantaine d’années en poste au service figuration depuis sept ans, ils l’écrivent en général au crayon sur la fiche. » Ainsi, bien que ces interactions ne donnent que rarement lieu à des heurts, certains figurants n’hésitent parfois pas à manifester ouvertement leur désaccord avec les critères de sélection :

40

Un monsieur d’une quarantaine d’années, de type maghrébin, dépose sa candidature. Lorsque le conseiller, la trentaine, en poste au service figuration depuis 2001, lui demande une précision physique, il s’agace et se plaint des conditions de travail des figurants, ajoutant que les chefs de file ne sont « pas des gens corrects ». « Ils demandent tout et n’importe quoi » poursuit-il, accusant l’ANPE de « cautionner ces pratiques ». Bien que le conseiller tente de nuancer ses propos – « ils ne sont pas tous comme ça ! » – le ton monte progressivement, ce qui met rapidement fin à l’interaction.

41Cet extrait de notre carnet d’enquête révèle qu’au-delà des seuls critères de sélection, c’est bien le comportement de certains recruteurs que dénonce ce figurant [31]. Certains agents publics partagent l’indignation de ces figurants scandalisés par les pratiques des chefs de file. C’est ce qu’exprime en entretien ce conseiller d’une trentaine d’années en poste au service arts vivants depuis 2008 :

42

« Les figurants, c’est horrible parfois ! Un jour, y a truc qui m’avait glacé dans le hall : une chargée de figu disait : “toi t’es moche, toi je veux te voir, toi non !” Et personne ne mouftait. Du coup je suis allé voir ma responsable qui m’a dit de me taire. Faut dire qu’on en a besoin des offres de figu pour nos chiffres. Mais je trouve que c’est vraiment une honte de traiter les gens comme ça. Et encore plus dans les locaux de Pôle Emploi ! Y a quand même un figurant qui est allé voir une collègue en lui disant qu’il trouvait scandaleux qu’on cautionne ça, ce à quoi elle a répondu que c’était aussi à lui de le dénoncer. On dirait que tout le monde a la trouille. »

43Rares sont toutefois les situations au cours desquelles conseillers ou figurants manifestent explicitement leur désaccord avec les chargés de casting, avec lesquels ils ont, les uns comme les autres, intérêt à entretenir de bonnes relations, afin, pour les premiers, de maintenir des volumes d’offres d’emploi et de placement conséquents, et, pour les seconds, d’obtenir des « cachets » leur permettant d’accéder au régime des intermittents du spectacle.

44La mise en correspondance des personnages et des candidats à la figuration conduit à un travail d’objectivation par le type physique. Cette sélection, cadrée en amont par les sociétés de production, est soumise à un principe de vraisemblance qui fait fréquemment reposer le tri sur des critères stéréotypés. Si les agents publics témoignent parfois de leur inconfort vis-à-vis de certaines requêtes, leur marge de manœuvre demeure limitée, tant le placement de figurants contribue à « faire les chiffres » de l’agence Spectacle. Aussi importante soit-elle, cette dimension naturaliste n’épuise pas les enjeux qui président au recrutement des figurants. En effet, l’observation d’un tel processus au sein d’une agence publique d’emploi fait apparaître de façon particulièrement nette une autre dimension du recrutement, de type corporatiste. Allouer ces emplois intermittents à faible teneur artistique nécessite en effet d’arbitrer entre plusieurs types d’usagers, parmi lesquels des travailleurs du spectacle qui exercent une autre activité artistique (notamment des comédiens), des figurants à temps plein, mais aussi des actifs et inactifs extérieurs au monde du spectacle.

4 – À qui doit bénéficier la figuration ? Les enjeux corporatistes de la sélection

45Le régime de l’intermittence du spectacle s’apparente à un corps professionnel dont on peut paradoxalement être exclu chaque année si l’on ne parvient pas à « faire ses heures ». De ce point de vue, les emplois de figuration constituent une opportunité pour les salariés du spectacle français d’y accéder ou de s’y maintenir. Toutefois, puisque, par hypothèse, l’exercice de cette activité n’est pas subordonné à la possession de compétences artistiques, elle est potentiellement accessible au tout-venant [32]. Les conseillers sont ainsi pris entre leur position au sein d’une agence dévolue aux « professionnels » du spectacle, ce qui les pousse à privilégier les usagers qui exercent par ailleurs une activité artistique et envisagent la figuration comme une activité de complément, et la pression des recruteurs, portés à favoriser les candidats correspondant le mieux au profil, sans considération de leur statut social, et, notamment, de leur appartenance ou non au monde du spectacle. Cette tension les conduit à opérer des compromis dont la teneur n’est pas toujours dévoilée aux recruteurs.

4.1 – Des emplois prioritairement destinés aux « professionnels » du spectacle, également accessibles au tout-venant

46Dans les arts plus qu’ailleurs, il n’est pas aisé de tracer une frontière claire entre « l’amateur » et le « professionnel ». Les critères de la qualification et de la rémunération, qui font habituellement office de marqueurs [Weber, Lamy, 1999], ne suffisent pas : la possession de titres scolaires ne garantit ni l’entrée ni la progression dans la carrière [Menger, 2003], et la plupart des artistes ne parviennent pas à vivre de leur travail de vocation [Abbing, 2011]. C’est particulièrement le cas des comédiens, pour qui le passage par une école d’art dramatique est moins déterminant dans l’accès au marché de l’emploi artistique [Katz, 2007] [33] que chez les musiciens [François, 2004]. De ce point de vue, certains représentants syndicaux des comédiens ont par le passé tenté d’exclure de la profession les « amateurs », accusés de « voler » le travail des « professionnels », telle l’Union des artistes qui, dans les années 1930, avait mis en place une carte professionnelle sans véritable succès [34] [Grégoire, 2009].

47À l’instar des deux autres services de l’agence (comédiens et arts vivants) l’inscription permanente au service figuration est réservée aux usagers réputés « professionnels ». L’accès repose ainsi sur des critères d’accès bureaucratiques restrictifs, qui sont détaillés dans la brochure du service : « Être, ou avoir été depuis moins d’un an, indemnisé par l’Assedic au titre du régime de l’intermittence ou de l’allocation professionnelle de solidarité [qui concerne les intermittents en fin de droits] ; être indemnisé par le régime général au titre d’un métier du spectacle ; percevoir des droits d’auteur, d’interprète ou d’image depuis au moins deux ans ; être retraité du spectacle ; être diplômé depuis moins de deux ans par une école référencée [au sein de la liste agréée par le ministère de la Culture qui recense une trentaine d’écoles de musique, d’arts de la rue et d’arts dramatiques, pour la plupart publiques] ; et, pour les comédiens de 16 à 25 ans seulement, justifier d’un minimum de 12 heures hebdomadaires de cours d’art dramatique. »

48Ces critères bureaucratiques restrictifs prennent un sens particulier dans le cas de la figuration : il s’agit moins, comme c’est le cas pour les deux autres services, de s’assurer de la professionnalité des usagers dans leur activité de vocation, mais bien de réserver prioritairement ces emplois à certaines catégories d’usagers, au premier rang desquels ceux qui exercent par ailleurs une activité artistique intermittente tels les comédiens. Ainsi le personnel de l’agence Spectacle s’accorde-t-il pour considérer que la figuration n’est pas un « vrai métier » du spectacle, ce dont témoigne la brochure de présentation du service qui lui est dédiée :

49

« Être figurant consiste à représenter un personnage accessoire dans une fiction. Il ne s’agit pas d’un métier. Pour un professionnel du spectacle, la figuration constitue un moyen de développer son réseau et vient essentiellement en complément de l’exercice d’un métier artistique ou technique. Elle [leur] procure ainsi une source de revenu supplémentaire afin de maintenir ou de reconquérir le niveau d’activité professionnelle nécessaire pour être considérés comme intermittents du spectacle. »

50Fréquemment associée au « cacheton », une expression indigène qui désigne un emploi alimentaire devant permettre à celui qui l’exerce d’accéder ou de se maintenir dans l’intermittence, la figuration occupe une position subalterne dans la hiérarchie des emplois artistiques. Cette activité, qualifiée par plusieurs conseillers de « femme de ménage du cinéma », consiste principalement à attendre de longues heures durant [35]. En outre, alors que les comédiens et membres de l’équipe technique font l’objet d’un traitement individualisé, les figurants sont le plus souvent désignés collectivement par le vocable de « décor [36] ». Ainsi, ceux qui, comme le suggère le titre de cet article de presse [37], nourrissent l’ambition de mener une carrière de comédien (acteurs expérimentés et jeunes aspirants qui peinent à trouver des engagements [38]), sont susceptibles de faire l’expérience du « paradoxe du figurant » qui réside dans « le décalage profond entre les raisons qui les ont conduits à choisir ce métier (expression et épanouissement personnels, autonomie, créativité) et la réalité de l’activité qui leur est demandée sur le tournage, où ils sont dans une position systématiquement dévaluée » [Chalvon-Demersay, 2013, p. 86].

51Toutefois, la figuration n’est pas réservée aux seuls comédiens, tant s’en faut : les effectifs disponibles ne suffiraient pas à pourvoir tous les emplois, qui exigent une grande variété de profils. Dès les années 1910, les observateurs de l’industrialisation du cinéma hollywoodien relevaient ainsi la grande diversité des profils des candidats à la figuration : « Des vieillards, des femmes de la haute société, des employés de banque, des étudiants, des sténographes, des médecins : tout le monde s’y met ! » [McKenna, 2011, p. 7] [39]. De la même façon, on croise à l’agence des retraités cherchant à arrondir leurs fins de mois [40], des actifs en quête d’une expérience cinématographique, mais aussi des figurants à plein-temps qui s’efforcent tant bien que mal de vivre de cette activité. Ces derniers se retrouvent quasi quotidiennement dans le hall pour y échanger des informations sur les tournages en cours, consulter les éventuelles offres affichées, et surtout tenter de croiser des chargés de figuration en quête de profils [41]. Ce type de pratiques demeure relativement marginal (une vingtaine de personnes), mais elles agacent les conseillers qui rivalisent de qualificatifs dépréciatifs pour désigner cette population : « groupe d’incrustes », « squatteurs », « moules de bouchot », etc. Si cette situation conflictuelle n’est pas nouvelle [42], rares sont les réactions qui dépassent les échanges de regards désapprobateurs ou les rappels à l’ordre verbaux.

52L’irritation des conseillers traduit leur désapprobation à l’égard de pratiques, certes non répréhensibles sur le plan réglementaire, mais qui contribuent d’après eux à dévoyer la figuration de son objectif initial : permettre aux usagers qui exercent par ailleurs une activité artistique, au premier rang desquels les comédiens, d’accéder ou de se maintenir dans le régime de l’intermittence. Ainsi, la plupart du temps, l’ingérence d’usagers extrinsèques au monde du spectacle est présentée comme une source de délégitimation de cette activité de complément, à tel point que, comme le résume la formule imagée de ce conseiller, la cinquantaine, en poste au service figuration depuis sept ans, « certains comédiens viennent à la figu comme on irait au boxon dans un pays puritain ! ». À cet égard, la collaboration entre les conseillers des services comédiens et figuration n’est pas dénuée d’ambiguïté : si les premiers sollicitent en effet régulièrement les seconds pour venir en aide à des comédiens en quête de cachets, ils n’invitent pas moins fréquemment leurs usagers à faire disparaître ce type d’activité de leur CV pour des raisons de « crédibilité ».

53Lorsque le nombre de postes de figurants à pourvoir est faible et/ou que les critères sont peu spécifiques, le recrutement fait l’objet d’une diffusion restreinte et la sélection s’opère la plupart du temps en coulisses. Lorsque le nombre de figurants recherché est en revanche important – parfois plusieurs centaines ou milliers pour des scènes de foule – ou que le profil est si spécifique que le fichier de l’agence ne suffit pas – ressemblance avec un comédien précis, caractéristique physique insolite, origine ethnique rare, tenue vestimentaire peu commune –, l’offre est généralement affichée dans le hall de l’agence et/ou mise en ligne. Celle-ci devient alors accessible à tous les usagers, qu’ils soient ou non inscrits à l’agence :

54

En cet après-midi, un recruteur est en quête de figurants susceptibles de posséder « une tenue du RAID [une unité d’élite de la police nationale française] nouveau modèle ». La conseillère qui m’accueille à ses côtés, la trentaine, arrivée il y a moins de deux ans dans le service, m’explique que le développement des séries télévisées policières a sensiblement accru ce type de demandes [43], conduisant au recrutement de plus en plus nombreux de fonctionnaires de police. « Ça énerve les gens du spectacle que des vrais policiers et pompiers fassent de la figuration », conclut-elle.

55L’immixtion d’individus extérieurs aux mondes de l’art, à l’instar de ces policiers professionnels, fait l’objet de critiques régulières de la part des usagers intermittents de l’agence qui s’estiment lésés par cette concurrence déloyale [44]. Ainsi les restrictions successives des conditions d’accès au régime de l’intermittence ont-elles conduit certains représentants syndicaux à faire preuve d’une vigilance accrue quant à l’allocation des emplois de figurants par l’institution publique. Si l’on se place du côté des chargés de figuration, ce type de recrutement est toutefois rationnel en finalité, dans la mesure où ces candidats sont d’abord et avant tout engagés pour leur costume. La fonction « décor » de la figuration apparaît ici de manière particulièrement nette. Ainsi, la question de l’allocation des emplois de figuration laisse entrevoir une contradiction : si les comédiens intermittents s’accordent pour reconnaître la faible valeur artistique de l’activité de figuration, ils estiment dans le même temps que ce type d’emploi doit leur être réservé. La revendication de cette priorité est justifiée, non par la professionnalité de l’activité, mais par le fonctionnement même du régime de l’intermittence.

4.2 – « Mix » et « urgences » : les nécessaires compromis de la sélection

56En tant que salariés d’une unité de l’ANPE spécialisée dans les métiers du spectacle, la plupart des conseillers interrogés déclarent adhérer à l’argumentaire de défense des intérêts de la profession de comédien porté par les syndicats du spectacle [45]. Pour autant, les agents publics n’en demeurent pas moins soumis aux desiderata des chargés de figuration, eux-mêmes souvent contraints par ceux de la production qui les mandate. Or, de ce point de vue, certaines requêtes très spécifiques conduisent les conseillers à élargir la sélection au-delà des seuls usagers intermittents. Ceci fait dire à ce conseiller d’une trentaine d’années, en poste au service figuration depuis 2001, qu’il a « l’impression de faillir à [sa] mission de soutien aux professionnels du spectacle ». Comme il nous l’explique en entretien, résoudre ce dilemme nécessite ainsi de « mixer » les profils sélectionnés :

57

« Pas plus tard qu’hier, on nous a demandé de recruter des figurants pour une scène d’un téléfilm qui se déroule aux urgences. Le chef de file m’a bien précisé qu’il voulait des gens qui connaissent le milieu médical, avec des gestes vraiment sûrs d’eux, et même si possible de vrais urgentistes. Du coup, on a mis une annonce ouverte à tous sur le site internet de Pôle Emploi en précisant qu’il fallait soit une formation médicale, soit avoir déjà travaillé sur une séquence similaire. En une nuit, on a eu plus de cent réponses alors qu’on ne cherchait que dix personnes ! On a halluciné parce qu’il y avait de tout, notamment de vrais infirmières et médecins qui écrivaient avoir toujours rêvé de faire du cinéma au moins une fois dans leur vie ! On a aussi eu des comédiens qui disaient connaître la technique pour avoir déjà travaillé sur des séquences similaires.
Vous sélectionnez comment dans ce cas ?
– On fait un mix. On a mis quelques intermittents parce qu’on s’est dit avec les collègues que notre rôle, en tant qu’ANPE Spectacle, c’est d’essayer de les faire bosser. Et on ne veut pas que les syndicats d’intermittents nous reprochent de ne pas jouer le jeu. Mais comme il ne faut pas perdre l’employeur, on lui a aussi mis de vrais médecins. Comme ça, tout le monde est content ! »

58Satisfaire les desiderata des recruteurs tout en honorant leur mission d’agents dédiés aux professionnels du spectacle, voici l’une des équations complexes que doivent résoudre quotidiennement les conseillers. Si ceux-ci privilégient le premier objectif, ils s’exposent aux protestations des usagers intermittents et de leurs représentants syndicaux ; s’ils favorisent en revanche le second, ils prennent le risque de mécontenter les chargés de figuration, qui peuvent alors éventuellement décider de suspendre leur collaboration avec l’agence. À ce premier enjeu de sélection entre candidats extérieurs et travailleurs du spectacle s’en superpose un second : celui de la sélection, au sein même de ce second groupe, des plus nécessiteux.

59Lorsqu’ils y parviennent, les conseillers s’efforcent de sélectionner prioritairement les usagers qui peinent à se maintenir dans le régime de l’intermittence. Un classeur baptisé « urgences » a été mis en place à cet effet il y a quelques années : y figurent les dossiers d’une dizaine de demandeurs d’emploi à qui manquent entre un et cinq cachets, selon la règle qui a été fixée en interne [46]. Les conseillers interrogés déclarent soutenir ces candidats autant que possible auprès des recruteurs, sans toutefois toujours y parvenir. En effet, si ce conseiller d’une trentaine d’années, en poste au service figuration depuis 2001, affirme en entretien s’efforcer de « satisfaire les recruteurs tout en sélectionnant le plus large possible », il explique dans le même temps que ces derniers n’acceptent la plupart du temps d’étudier qu’un nombre limité de candidatures. En outre, si ce dernier soutient que « [son] rôle, c’est d’essayer de faire bosser ceux qui ne bossent pas trop », il précise dans le même temps qu’il maintient ce type de critères secret : « On ne dit pas toujours ce qu’on fait aux chargés de figu. On raconte souvent qu’on a fait une sélection sur des critères physiques, puisque c’est ce qu’ils ont demandé. »

60Si les conseillers ne disent pas toujours ce qu’ils font, c’est pour éviter de contrarier les chargés de figuration, première source d’activité administrative pour l’agence. Aussi l’introduction de critères sociaux demeure-t-elle le plus souvent maintenue au statut de « cuisine interne », pour reprendre une expression indigène courante. Faire valoir de tels critères auprès des recruteurs n’est pourtant pas impensable. Pour appuyer leur argumentaire, les conseillers peuvent ainsi mettre l’accent sur une expérience commune de flexibilité liée à l’organisation du travail par projet – « Toi-même, tu es intermittent, tu sais ce que c’est ! » (conseiller, la trentaine, en poste au service figuration depuis 2001) – tout en mobilisant, lorsqu’ils sont suffisamment proches des recruteurs, un registre relationnel informel dont on sait qu’il joue souvent un rôle décisif dans l’aboutissement du processus d’intermédiation sur ces marchés du travail [Lizé et al., 2011, p. 234]. Toutefois, la plupart des conseillers disposent d’une marge de manœuvre relativement limitée en la matière, peu d’entre eux ayant acquis avec les recruteurs une proximité suffisante pour faire valoir explicitement ce type de compromis [47]. La difficulté provient aussi et surtout du fait que ce type de critères s’accordent rarement avec ceux, naturalistes, qui demeurent prépondérants dans le recrutement des figurants.

5 – Conclusion

61Le recrutement des figurants de l’audiovisuel, catégorie intermédiaire entre les décors et les comédiens, est soumis à un impératif de vraisemblance qui conduit les chargés de figuration à sélectionner prioritairement les candidats sur la base de leur conformité physique aux personnages qu’ils doivent incarner. De ce point de vue, les emplois de figurants, qui ne nécessitent pas de capacité d’interprétation particulière de la part de celles et ceux qui les exercent, sont a priori accessibles au tout-venant. En effet, davantage que des compétences à proprement parler, ce sont des images, entendues comme des représentations allégoriques stéréotypées, et parfois même des costumes, qui s’échangent ici entre figurants et intermédiaires du recrutement.

62Toutefois, l’observation du processus de recrutement dans une agence publique d’emploi spécialisée, l’ANPE Spectacle, permet de mettre en évidence d’autres critères de sélection des figurants. En qualité de conseillers spécialisés, les agents publics reprennent en effet fréquemment à leur compte le leitmotiv corporatiste de certains syndicats du secteur, qui exigent que soient privilégiés les comédiens intermittents dans l’accès à la figuration par rapport à d’autres catégories de candidats. Le passage à Pôle Emploi fin 2008, qui a consisté en un rapprochement de la logique comptable de l’Assedic et de celle de placement de l’ANPE, n’a pas eu, en la matière, d’impact significatif sur cette agence spécialisée dont le fonctionnement demeure atypique au sein de l’établissement public.

63Le recrutement des figurants de l’audiovisuel à l’ANPE Spectacle procède d’une configuration atypique d’intermédiation, qui place des agents publics en situation de fournisseur de candidats, et des agents privés en situation de demandeurs de profils. De ce point de vue, si le rôle des premiers ne se résume pas à exaucer servilement les souhaits des seconds, la marge de manœuvre des agents publics demeure toutefois limitée en matière de sélection. En effet, bien que ces derniers s’efforcent de faire valoir prioritairement les intérêts de leurs usagers « professionnels », ils se trouvent dans une position de subordination à l’égard des chargés de figuration, qui contribuent pour une large part aux volumes de placements élevés de l’agence.

64Envisagée comme un cas limite d’intermédiation, l’intervention d’une agence publique d’emploi sur le marché des images porte à son paroxysme la tension qui structure l’activité des agents des politiques publiques d’emploi, tenus de satisfaire conjointement les demandes de leur institution, des recruteurs, et des demandeurs d’emploi. Ce cas d’étude illustre, plus généralement, la façon dont des logiques standardisées d’action publique sont travaillées par les singularités de certains secteurs d’activité. De ce point de vue, cet exemple constitue une invitation à approfondir l’analyse de l’hybridation des formes contemporaines de régulations marchande et bureaucratique, qui, du fait d’une division du travail scientifique par objets entre sociologues de l’économie et de l’action publique, demeure encore aujourd’hui lacunaire [François, 2010].

Notes

  • [1]
    L’ANPE et le réseau des Assedic, respectivement chargés du placement des chômeurs et de leur indemnisation, ont été fusionnés en décembre 2008 au sein d’un nouvel établissement public administratif baptisé Pôle Emploi.
  • [2]
    Cette mission a été réaffirmée en 2005 dans la « Charte du Service public de l’emploi contre les discriminations, pour l’égalité des chances et la promotion de la diversité ».
  • [3]
    30 % des usagers sont inscrits en tant que musiciens et/ou chanteurs, 10 % en tant que danseurs, les autres relevant principalement des métiers de la mise en scène et des arts de la rue. Le placement des usagers parisiens inscrits dans les métiers techniques du spectacle (production, réalisation, prise de son et d’image, etc.) est assuré par une autre agence spécialisée de l’ANPE, ouverte en 2007 dans la capitale, qui comptait au même moment 13 000 usagers.
  • [4]
    Dans les premiers numéros de la presse interne de l’ANPE (Situations), dénichés dans les archives de Pôle Emploi, les « bons résultats » de l’agence sont ainsi systématiquement illustrés par des placements d’acteurs de compléments. C’est le cas lorsqu’en 1972, l’agence place 152 d’entre eux pour le film de Claude Lelouch L’aventure c’est l’aventure (Situations, n° 4, été 1972). « Aucun film n’est tourné à Paris sans qu’il soit fait appel à l’agence, notamment pour le recrutement d’acteurs de complément », lit-on trois ans plus tard (Situations, n° 16, hiver 1976).
  • [5]
    La Convention collective de la production audiovisuelle, dont la dernière version date du 13 décembre 2006, distingue quant à elle les acteurs de complément selon qu’ils évoluent dans un ensemble de moins ou de plus de 30 personnes.
  • [6]
    Pour simplifier la lecture, nous désignons dans la suite de l’article par « figurants » l’ensemble des acteurs de complément.
  • [7]
    La nouvelle Convention de la production cinématographique étend ces barèmes de deux façons. Sur le plan géographique d’abord : alors qu’ils s’appliquaient auparavant surtout aux tournages localisés en région parisienne, ils concernent désormais ceux situés à Marseille, Lyon, Bordeaux, Nice, Lille et Nantes. Sur le plan sectoriel, ensuite, puisqu’elle s’impose dorénavant à toutes les sociétés de production cinématographiques, qu’elles aient ou non signé la Convention.
  • [8]
    « Les figurants, ombres indispensables », La Croix, 19 octobre 2008.
  • [9]
    Parmi les exemples récents, citons la série télévisée britannique Extras, diffusée entre 2005 et 2007, la web-série Jean-Jean, acteur de complément, produite entre 2011 et 2012, et le long-métrage français de Jean-Paul Salomé, Je fais le mort, sorti en décembre 2013. Ces exemples accentuent de façon humoristique certains traits prêtés aux figurants, parmi lesquels leurs efforts pour revaloriser symboliquement cette activité dont témoigne la récurrence du gimmick « je suis acteur de complément, pas figurant ! ».
  • [10]
    L’agence Central Casting joue aux États-Unis un rôle de tout premier plan dans le recrutement des acteurs de complément depuis son ouverture en 1926 [Ross, 1947, p. 60 ; Slide, 2012, p. 62-81]. Elle a été créée pour remédier aux enfreintes fréquentes du droit du travail dans l’industrie cinématographique naissante. Jusqu’à sa privatisation intégrale en 1976, l’agence était gérée par les principaux studios hollywoodiens sous tutelle de l’État de Californie et ses services étaient gratuits.
  • [11]
    À l’instar des artistes-interprètes du spectacle, les figurants relèvent du salariat depuis la loi du 22 décembre 1961 qui les oblige à être affiliés à la Sécurité sociale, et a fortiori depuis celle du 26 décembre 1969 qui fait explicitement peser sur eux une présomption de salariat. Ils sont ainsi employés par intermittence sous contrats à durée déterminée et rémunérés au « cachet », terme qui désigne un forfait équivalent à une journée de 12 heures, ou de 8 heures à partir de cinq jours de travail consécutifs effectués pour le compte d’un même employeur.
  • [12]
    Ce seuil, fixé au moment où nous écrivons à 507 heures sur dix mois et demi pour les artistes, et sur dix mois pour les techniciens, constitue l’un des points de désaccord lors des renégociations triennales du régime.
  • [13]
    Disponible à l’adresse suivante : <http://www.legifrance.gouv.fr/affichIDCC.do;jsessionid=BB23D7EE0AF07F190885D46D29 FCD58E.tpdjo04v_2?idConvention=KALICONT000005635995&cidTexte=KALITEXT000005665671&dateTexte= > (consulté le 17 mars 2014). Cette consigne est réaffirmée par le directeur de la Société française de production, acteur public majeur de l’audiovisuel entre 1975 et 2001, à l’occasion de l’ouverture, en 1977, d’une annexe de l’ANPE Spectacle dédiée au placement de figurants dans les studios de télévision des Buttes-Chaumont à Paris (Situations, n° 31, novembre-décembre 1977).
  • [14]
    Cet article s’inscrit dans le cadre d’une thèse de doctorat de science politique en cours sur le traitement public du chômage artistique en France, menée sous la codirection de Vincent Dubois et Laurent Jeanpierre. Je remercie mes directeurs de thèse, ainsi que Pierre-Marie Chauvin, Olivier Roueff et Gwenaële Rot pour leurs remarques éclairantes. Je remercie tout particulièrement François Vatin pour ses nombreux commentaires avisés sur des versions antérieures de ce texte.
  • [15]
    Ce réseau, qui compte huit agences dédiées et trente équipes spécialisées au sein d’agences interprofessionnelles, a été créé en 1994 à la faveur d’un contexte favorable en interne et d’une période de conflit autour de l’intermittence. Il s’agit de l’une des « 22 mesures pour améliorer les conditions de travail et d’emploi des professionnels intermittents du spectacle » annoncées le 10 février 1993 par Martine Aubry et Jack Lang, respectivement ministres du Travail et de la Culture.
  • [16]
    De ce point de vue, et afin de faciliter la lecture, l’agence enquêtée et son personnel sont désignés dans la suite de l’article comme « ANPE Spectacle ». Nous avons toutefois conservé la mention « Pôle Emploi » dans les références à la littérature grise produite après la fusion, ainsi que dans les extraits d’entretiens mobilisés.
  • [17]
    C’est le cas tant du point de vue du nombre d’offres d’emploi récoltées que du volume de placements effectués. Notons à ce titre que la « mise en relation positive » (« MER+ »), qui désigne le placement effectif d’un demandeur d’emploi sur une offre enregistrée au préalable, est le principal indicateur statistique d’évaluation retenu par les managers de Pôle Emploi, et plus généralement par les responsables gouvernementaux en charge de la politique de l’emploi [Pillon, Sallée, 2014]. Sur les usages des normes gestionnaires à Pôle Emploi, voir également la thèse de Jean-Marie Pillon.
  • [18]
    La place de cette activité pourvoyeuse de chiffres peut être rapprochée de celle qu’occupent, dans les statistiques policières, les interpellations de prostituées et de consommateurs de stupéfiants [Mouhanna, 2007].
  • [19]
    L’offre d’emploi fait référence à un projet, la plupart du temps un film ou une série télévisée ; le nombre de postes correspond lui au volume de figurants recherché. Parce que les conseillers disposent de seulement quatre lignes de saisie informatique, détailler les profils nécessite bien souvent d’enregistrer plusieurs offres.
  • [20]
    Document Pôle Emploi, mars 2010.
  • [21]
    Document Pôle Emploi, mars 2012. Si la différence entre Paris et les autres départements franciliens est considérable, ces chiffres ne doivent toutefois pas faire oublier que l’établissement public capte à peine 3 % du volume total des embauches dans le spectacle en Île-de-France.
  • [22]
    Un conseiller, en poste au service figuration depuis 13 ans, nous apprend que cette proportion s’élevait il y a encore peu de temps à 30 %. Cette baisse ferait notamment suite au déménagement de l’agence, en décembre 2013, d’un quartier très central de la capitale à son extrême sud : outre l’éloignement géographique, l’assignation de nouvelles tâches administratives aux agents du service et la modification de leurs lignes téléphoniques directes ont limité leur réactivité en matière de traitement des offres d’emploi.
  • [23]
    336 d’entre eux tiennent à un seul employeur.
  • [24]
    Le choix des rôles principaux résulte quant à lui de négociations entre le réalisateur, les agents de comédiens et la production [Cardon, Lize, 2013].
  • [25]
    Il est de ce point de vue significatif que l’auteur d’un article consacré au sujet, intitulé « Victimes de discrimination à l’embauche ? » et paru le 14 novembre 2008 dans le quotidien Ouest France, ait interrogé des agents de l’ANPE Spectacle.
  • [26]
    Le long-métrage Je fais le mort met en scène le quotidien d’un comédien dans le creux de la vague qui accepte, non sans dépit, l’emploi de figurant dans une reconstitution d’enquête criminelle proposé par sa conseillère Pôle Emploi Spectacle.
  • [27]
    Hyperspécialisation des agents, horaires de travail variables, familiarité avec certains usagers, etc.
  • [28]
    Document interne produit par le personnel du service figuration, librement accessible aux usagers.
  • [29]
    Le cas d’Omar Sy, premier comédien français noir à atteindre le statut de vedette nationale, est à ce titre éclairant. Suite à son interprétation d’un jeune de banlieue auxiliaire de vie d’un riche tétraplégique dans le film Intouchables, second plus gros succès de l’histoire du box-office hexagonal sorti en novembre 2011, il déclare « avoir une responsabilité vis-à-vis de la banlieue » (Le Monde, 1er novembre 2011) : celle-ci lui enjoindrait de « ne pas véhiculer de clichés en jouant systématiquement les caïds de cité », or c’est ce type de rôle qui lui est le plus fréquemment proposé (L’Express, 22 février 2012).
  • [30]
    Ceci n’est pas sans rappeler la fonction des guides touristiques, à propos desquels Roland Barthes écrit que « les hommes n’[y] existent que comme des “types”. En Espagne, par exemple, le Basque est un marin aventureux, le Levantin un gai jardinier, le Catalan un habile commerçant et le Cantabre un montagnard sentimental […] L’ethnie hispanique est ainsi réduite à un vaste ballet classique, une sorte de commedia dell’arte fort sage, dont la typologie improbable sert à masquer le spectacle réel des conditions, des classes et des métiers » [p. 114].
  • [31]
    Aux États-Unis, la promotion de l’image mythifiée de la figurante star-en-devenir a partiellement permis d’éluder la question des conditions de travail dégradées endurées par les figurants [McKenna, 2011].
  • [32]
    Les figurants étaient d’ailleurs initialement désignés comme « surnuméraires » au théâtre.
  • [33]
    Sur ce point, voir également la thèse de doctorat en cours d’Adrien Thibault.
  • [34]
    Le débat autour de la carte professionnelle a été très brièvement réactivé début 2013, suite à un rapport de la Cour des comptes qui fustigeait le « déficit » du régime de l’intermittence.
  • [35]
    Ce qui ne signifie pas que l’activité ne requiert aucune compétence. Sabine Chalvon-Demersay [2013] identifie ainsi les « savoir-faire discrets » du figurant, telle l’aptitude à se placer et à faire silence sur le plateau, ou le fait de porter longtemps et sans se plaindre des costumes parfois incommodants [p. 93].
  • [36]
    A contrario, les décors sont « parfois traités comme personnages à part entière » [Rot, 2013, p. 168].
  • [37]
    « Stéphane se rêvait acteur ; entre ANPE et castings, le voici figurant », Libération, 31 juillet 1995.
  • [38]
    D’après une enquête nationale, 15 % des comédiens qui ont travaillé pour le cinéma ont été au moins une fois employés comme figurants, contre 6 % des comédiens de télévision. Ceci fait de la figuration l’une des formes de diversification de l’activité les plus courantes chez les comédiens [Menger, 1997, p. 195-196].
  • [39]
    Nous traduisons.
  • [40]
    Plusieurs titres d’articles de presse le confirment : « Vieillir jeune. La figuration, un monde d’opportunités et de réseau », Le Monde, 2 avril 2005 ; « L’ANPE Spectacle aime aussi les retraités », Le Parisien, 9 février 2006.
  • [41]
    Ainsi l’Association des comédiens et intervenants audiovisuels (ACIA), qui représente les intérêts des figurants en l’absence de représentants syndicaux pérennes, a-t-elle été créée fin 2008 suite à un regroupement de figurants devant l’agence.
  • [42]
    En 1992, le responsable de l’ANPE en Île-de-France écrivait à un cadre de la direction générale : « Cette situation constitue une source de conflit permanent avec quelques dizaines de figurants qui considèrent que l’agence ne leur fait pas assez de propositions d’emploi » (Archives de la DG de l’ex-ANPE, Pôle Emploi). Notons que la restriction récente des horaires d’ouverture du service figuration, désormais fermé le matin aux candidats à l’emploi, a contribué à accentuer les tensions en concentrant le flux d’usagers sur des plages horaires assez brèves.
  • [43]
    La figure du policier est de façon générale l’une des plus récurrentes de la fiction télévisée [Chalvon-Demersay, 1994, p. 45].
  • [44]
    Cette situation a conduit l’Association des comédiens et intervenants audiovisuels à interpeller l’Élysée sur la légalité de ce cumul, qui l’a confirmée tout en précisant que « le port de l’uniforme hors des circonstances normales d’exercice est interdit sauf autorisation hiérarchique expresse ».
  • [45]
    Cette attitude n’a pas évolué dans les années qui ont suivi la fusion pour les raisons évoquées à la fin de l’encadré n° 1 [p. 6]. Précisons en outre que le fait de privilégier les usagers « professionnels » du spectacle par rapport à d’autres types d’usagers ne change rien en soi à la question de l’indemnisation : la figuration est rémunérée, indépendamment de celui qui l’exerce, sous forme de cachets comptabilisés au titre du régime de l’intermittence du spectacle.
  • [46]
    Il n’est toutefois pas rare que les conceptions de « l’urgence » diffèrent selon que l’on se trouve d’un côté ou de l’autre du guichet. C’est l’un des traits saillants du « drame social du travail » identifié de longue date par Everett Hughes.
  • [47]
    Cette proximité suppose notamment que les conseillers acceptent, ce qui est loin d’être toujours le cas, de sortir du rôle prescrit par l’institution en adoptant les us et coutumes en vigueur dans le spectacle, tels que le tutoiement et la bise, ou en prolongeant leur travail en dehors de l’agence.
Français

Le recrutement des figurants de cinéma et de télévision consiste à mettre en correspondance des personnages fictionnels stéréotypés et des candidats à l’emploi aux profils variés. Les agents de l’ANPE Spectacle impliqués dans ce processus sont fréquemment confrontés à des dilemmes de sélection, dans la mesure où ils s’efforcent de satisfaire les demandes des recruteurs tout en privilégiant ceux qu’ils considèrent comme les usagers légitimes de la figuration, principalement des comédiens intermittents du spectacle. La position de dépendance des agents publics à l’égard des chargés de casting limite toutefois leur marge de manœuvre et les conduit à faire des compromis en coulisses.

Mots-clés

  • figurants
  • ANPE/Pôle Emploi
  • recrutement
  • stéréotypes
  • professionnalisme

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Luc Sigalo Santos
CRESPPA, Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis
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Mis en ligne sur Cairn.info le 26/11/2014
https://doi.org/10.3917/rfse.014.0015
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