CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La sociologie économique de Pierre Bourdieu n’est pas tout entière contenue dans le seul ouvrage consacré aux Structures sociales de l’économie [Bourdieu, 2000]. On trouve dans La Distinction [Bourdieu, 1979] une théorie de « l’orchestration » entre l’offre et la demande, dans La Noblesse d’État [Bourdieu, 1989], une analyse des luttes au sein du « champ du pouvoir économique », dans les travaux d’ethnologie sur l’Algérie, une réflexion sur la genèse de l’habitus économique des individus socialisés dans un cosmos capitaliste [1], dans des travaux plus théoriques sur le sens pratique [Bourdieu, 1980], une critique du modèle de l’acteur rationnel des économistes néoclassiques, etc.

2D’ailleurs, il y a un certain anachronisme ou une impropriété dans notre titre puisque Pierre Bourdieu ne s’est sans doute jamais donné l’objectif explicite de faire de la « sociologie économique ». Mais, s’il n’a pas fait à proprement parler de « sociologie économique », il a été amené à aborder, au cours de recherches sociologiques aussi diverses que la paysannerie ou le sous-prolétariat algériens, la consommation et le goût dans les différents milieux sociaux, les grandes écoles et le champ du pouvoir, nombre de phénomènes relevant de l’économie… Ce n’est qu’une fois que le label « sociologie économique » a été réinventé [Convert, Heilbron, 2007] [2], et qu’il a découvert, notamment grâce à Craig Calhoun et Loïc Wacquant [Calhoun, Wacquant, 1989], la « nouvelle sociologie économique » américaine, qu’il est entré exp-licitement en dialogue critique avec certains des auteurs émargeant sous ce label.

3Mais la relation de Bourdieu à l’économie ne s’arrête pas là : il a utilisé beaucoup, au moins dans la première partie de son œuvre, des concepts de l’économie, notamment le concept d’intérêt, ce qui lui a valu, ici ou là, l’accusation d’« économisme ». Il est effectivement entré assez vite dans un dialogue critique avec l’économie mainstream (et, plus tard, avec son rejeton sociologique, la « théorie du choix rationnel ») et ceci, on le verra ci-après, sans pour autant chercher d’alliés du côté des économistes hétérodoxes francophones. Il a même été vivement critique au moins d’une école hétérodoxe, celle de l’économie des conventions.

4Dans cette introduction, nous passerons en revue différentes relations que Bourdieu a entretenues, au fil de ses écrits, avec les multiples composantes du champ académique intéressées par l’économie en général. Nous commencerons par évoquer le dialogue engagé par Bourdieu avec l’économie mainstream, à travers sa critique des travaux de Gary Becker. Puis, nous évoquerons la relation à la nouvelle sociologie économique américaine, plus précisément, nous reviendrons sur la critique adressée par Bourdieu à Mark Granovetter. Ensuite, nous esquisserons quelques pistes de réflexion à propos des liens entre Bourdieu et la sociologie économique contemporaine francophone. Enfin, et avant de présenter les différents articles qui composent ce dossier de la Revue française de socio-économie, nous évoquerons les rapports entre Bourdieu et les courants hétérodoxes français en économie.

1 – La relation à l’économie mainstream : Bourdieu, critique de Becker [3]

5Dans la première partie de l’œuvre de Pierre Bourdieu, certains aspects de son travail empirique le conduisent au dialogue critique avec l’économie mainstream, et plus précisément avec ceux des courants de l’économie qui se proposent d’aborder les phénomènes sociaux avec les modèles de l’économie. C’est ainsi que Bourdieu s’est parfois vu rapprocher de Gary Becker, sous le prétexte que l’un et l’autre supposent un acteur animé par le calcul intéressé [4]. Il est vrai que, comme Becker, Bourdieu a longtemps utilisé la notion d’« intérêt » pour rendre compte des conduites sociales. Dans l’ouvrage avec Loïc Wacquant [Bourdieu, Wacquant, 1992], Bourdieu dit de cette utilisation du concept d’« intérêt », qu’elle était mise « au service d’un réductionnisme délibéré et provisoire » (p. 91), pour rompre avec les conceptions de la conduite humaine qui avaient cours dans la sociologie dominante à l’époque, fondées sur l’obéissance aux normes ou sur la référence aux valeurs. Dans une démarche inspirée de celle de Max Weber, quand il étudie le champ religieux et ses protagonistes, prophètes, prêtres et sorciers, Bourdieu emploie alors la notion d’intérêt pour contribuer à « désenchanter » certains mondes sociaux comme ceux de l’art ou de la culture, et importer dans leur analyse un mode de pensée matérialiste.

6Par ailleurs, dans une première étape de sa trajectoire intellectuelle (autour de 1965-1970), Bourdieu a effectivement construit des modèles mathématiques fondés sur l’hypothèse du calcul rationnel, modèles qu’il accompagnait immédiatement de leur mise en perspective critique, épistémologique et sociologique. C’est le cas notamment dans des travaux des années 1960 sur la famille, aujourd’hui un peu tombés dans l’oubli. Dans un article qu’il a rédigé avec le statisticien Alain Darbel sur les stratégies de fécondité [Bourdieu, Darbel, 1966], il est en apparence très proche de la démarche modélisatrice de Gary Becker. Quelques années avant les articles de Becker sur « Quantity and Quality of Children » [Becker, Gregg Lewis, 1974], Bourdieu et Darbel proposaient un modèle du coût marginal de l’enfant, qui rendait compte avec réalisme de la relation entre fécondité et niveau de revenu. Mais, à la différence de Becker, ils accompagnaient ce modèle de l’examen des conditions de sa mise en application : l’aptitude à maîtriser l’avenir par le calcul et la prévision n’est pas uniformément distribuée et suppose réunies certaines conditions, notamment une certaine sécurité matérielle.

7À cette époque, inspiré par ses travaux sur l’Algérie, Bourdieu se posait la question des conditions sociales de possibilité d’une mise en œuvre par les individus d’un « calcul rationnel » pour leurs prises de décision. C’est ainsi qu’il écrivait dans ce même article : « Les individus sont d’autant plus enclins à prendre en main leur avenir par le calcul rationnel (par la limitation des naissances, dans le cas particulier) que leur avenir est plus justiciable du calcul rationnel » (p. 147). Sur ce thème, Bourdieu s’inspirait des résultats de ses études algériennes, celles sur le monde paysan, et celles sur le sous-prolétariat des villes [Bourdieu, 1977]. L’analyse des dispositions temporelles des paysans algériens mettait en évidence un autre mode de relation à l’avenir que celui de la « prévision » rationnelle, à savoir celui de la « prévoyance », qui appréhende l’avenir non pas comme une fin explicitement posée, mais comme tout entier inscrit dans le présent tel qu’il est perçu. L’analyse du comportement des sous-prolétaires montrait que l’absence d’un minimum de sécurité matérielle entraînait l’« abandon total au présent ». Quand toute maîtrise pratique de l’avenir est impossible, les comportements doivent tout à la situation présente, sans considération pour les conséquences futures.

8En résumé, arrivé à cette étape de sa démarche intellectuelle et pour rompre avec une conception de la conduite humaine, qu’il qualifie de « naïve », Bourdieu employait l’hypothèse du calcul rationnel pour expliquer certains comportements. Mais il faisait de l’intérêt et du calcul rationnel intéressé un cas particulier des différents motifs possibles de l’action, cas particulier dont il montrait les conditions sociales de possibilité. L’attitude de Bourdieu à l’égard de l’économie en général, et de Gary Becker en particulier, doit être comprise dans cette dynamique de pensée. Bourdieu reconnaît à Becker le mérite de poser explicitement et systématiquement une définition de l’acteur et des principes de l’action dont il pousse jusqu’au bout les conséquences logiques en l’appliquant à d’autres terrains que ceux traditionnellement étudiés par les économistes. Et il pourra louer à l’occasion l’« imagination modélisante » de Becker [Bourdieu, 1979, p. 111], et même se référer explicitement à ses modèles [5].

9La critique que Bourdieu fait en 1974 [Bourdieu, 1974] du « capital humain », concept à la fois proche et concurrent de celui de capital « culturel » [6], n’a pas encore la radicalité qu’elle aura plus tard [7]. Bourdieu y reconnaît à nouveau à Becker un mérite, celui de comparer les taux de profit assurés par l’investissement éducatif et par l’investissement économique. Bourdieu le fait également, mais dans une approche structurale d’ensemble des stratégies de reproduction, en montrant comment les diverses stratégies, d’éducation, matrimoniales, patrimoniales, etc., ne peuvent être comprises qu’en référence au système qu’elles constituent. Mais Bourdieu y reproche aussi à Becker de ne pas prendre en compte la structure des chances différentielles de profit que peuvent attendre les différentes catégories sociales, des investissements sur les différents marchés, notamment économiques et scolaires, en fonction du volume et de la structure de leur patrimoine.

10Au fur et à mesure que se précisera la théorie des champs, Bourdieu va élargir la perspective, et passera de l’utilisation critique des notions d’intérêt et de calcul rationnel à une définition complètement pluraliste de l’intérêt, avec l’idée qu’il y a autant d’intérêts spécifiques que de champs sociaux différenciés. Il emploiera désormais plutôt le concept d’illusio que celui d’intérêt. Replacée dans cette perspective, la démarche de l’économie mainstream, et de Becker en particulier, apparaît comme l’universalisation d’un arbitraire historique, « la forme d’intérêt qui est engendrée et exigée par une économie capitaliste » [Bourdieu, Wacquant, 1992, p. 92].

11Au total, ce sont deux conceptions radicalement différentes de l’action sociale et de la science sociale qu’incarnent la sociologie de Pierre Bourdieu et l’économie de Gary Becker. Aux yeux de Bourdieu, l’approche de Becker, outre qu’elle relève d’une épistémologie déductiviste [8], repose sur une anthropologie imaginaire et sur une conception de l’action qui oscille entre un déterminisme mécaniste ou intellectuel et un finalisme subjectif, alternative que la notion d’habitus a pour objectif de dépasser. Si des hypothèses aussi éloignées de la réalité que celles qui fondent les modèles microéconomiques s’accordent relativement bien aux faits, c’est, selon Bourdieu, que là où il y a correspondance entre les positions et les dispositions, les agents rencontrent des situations bien accordées à leurs dispositions, et, poussés à agir par l’illusio, le font de façon « raisonnable » : leur action est bien ajustée aux chances objectives de succès, comme si cette action était rationnelle, mais sans que leur action soit le produit d’un dessein raisonné, et encore moins celui d’un calcul rationnel.

2 – La relation à la nouvelle sociologie économique américaine : Bourdieu critique de Granovetter

12La « nouvelle sociologie économique » américaine a fédéré des chercheurs d’horizons divers autour d’une même notion, celle d’encastrement (embeddedness) qui est peu à peu devenu un concept « valise » susceptible de revêtir de nombreux sens [Le Velly, 2002]. Ce concept, dont la paternité a été attribuée à l’historien et économiste Karl Polanyi [Plociniczak, 2006], achève de rassembler des travaux aussi divers que ceux d’auteurs néomarxistes (autour de Michael Schwartz) spécialistes de l’analyse de réseaux, qui ont mené des travaux sur les interlocking directorates dans une perspective d’analyse du capitalisme américain ; d’auteurs néo-institutionnalistes en sociologie des organisations qui cherchent à rompre avec les théories néo-fonctionnalistes comme celle des coûts de transaction ; ou encore de tenants d’une approche culturelle (Viviana Zelizer), qui trouvent leurs racines dans le thème de la protestation morale contre les tendances à la marchandisation généralisée. Cet ensemble de travaux et de recherches pluriels, sans véritables liens affinitaires et épistémologiques entre eux, va petit à petit se structurer, au cours de la décennie 1980, et se reconnaître dans le label (new) « economic sociology » et dont l’acte fondateur semble être l’article publié dans l’American Journal of Sociology, « Economic action and social structure: the problem of embeddedness », [Granovetter, 1985]. La notion d’encastrement sert de liant à cet ensemble hétéroclite : ce qui est encastré, ce sont les relations économiques dans les relations sociales ; ce qu’il faut ré-encastrer dans le monde social, c’est la théorie néoclassique de la firme.

13Le rôle institutionnel de Mark Granovetter ne doit cependant pas masquer l’importance du rôle intellectuel d’Harrison White, dont le premier fut l’élève à l’université de Harvard. White, physicien converti à la sociologie, a exercé une influence déterminante sur la plupart des auteurs importants de la « nouvelle sociologie économique » dès les années 1970. Inventif, ambitieux, irrévérencieux à l’égard des traditions académiques, il promeut, contre le fonctionnalisme dominant dans la sociologie américaine jusqu’aux années 1970, une approche structurale des phénomènes sociaux et mène des travaux pionniers en analyse des réseaux sociaux. En 1981, il publie un article célèbre, « Where do markets come from ? » [White, 1981], qui peut être vu rétrospectivement comme le véritable acte fondateur du sous-champ en cours d’institutionnalisation. On peut voir dans Harrison White le pendant en sociologie de Gary Becker en économie : tous deux ont pour ambition de bousculer la division du travail traditionnelle qui s’était instaurée, depuis les années 1930, entre les deux disciplines en s’emparant d’objets traditionnellement dévolus à l’une et à l’autre (le marché, d’un côté ; la famille, l’éducation et la justice de l’autre).

14C’est à la fin des années 1980, sans doute, que Bourdieu découvre l’émergence récente de cette sociologie économique américaine : il en est notamment question dans l’article de Calhoun et Wacquant, publié dans Actes en 1989 [Calhoun, Wacquant, 1989], à propos du débat suscité par la « Rational Action Theory » de James Coleman. On trouve ensuite des références à la nouvelle sociologie économique dans l’ouvrage de Bourdieu et Wacquant déjà cité : « Il existe de larges zones de chevauchement et de convergences entre les travaux de Bourdieu – les plus anciens et les plus récents – et les préoccupations de la “nouvelle sociologie économique”. » [Bourdieu, Wacquant, 1992, p. 238, note 31.] Et c’est la même année que paraît le n° 94 des Actes de la recherche sur « l’Économie morale », dans lequel sont publiés des articles de Viviana Zelizer et Nicole Biggart. Zelizer sera par ailleurs invitée au Centre de sociologie européenne, le laboratoire de Bourdieu. En 1997, Pierre Bourdieu, effectuera explicitement le lien entre sa recherche sur le marché de la maison individuelle et la sociologie économique, notamment dans l’article d’Actes de la recherche intitulé « Le champ économique » [1997a]. Si le projet principal de cet article consiste à dialoguer avec l’orthodoxie économique [9], Bourdieu y trouve aussi l’occasion de croiser le fer avec la Nouvelle Sociologie économique, en prenant une position critique vis-à-vis de ses principaux chefs de file, en l’occurrence White et Granovetter.

15Le principal reproche que Bourdieu formule à l’encontre de ces deux auteurs concerne leur utilisation de la social network analysis. Pour Bourdieu, ces auteurs « ne s’arrachent à la vision [utilitariste] et à “l’individualisme méthodologique” que pour tomber dans la vision interactionniste qui, ignorant la contrainte structurale du champ […], fait disparaître tous les effets de structure et toutes les relations objectives de pouvoir » [1997a, p. 55] [10]. Bourdieu enfonce le clou en publiant en 2000, Les structures sociales de l’économie, cet ouvrage rassemblant ses travaux sur l’économie de la maison de 1990, auxquels il ajoute une version remaniée de son article théorique de 1997 concernant le champ économique, rebaptisée pour l’occasion « Principes d’une anthropologie économique ».

16La réponse ne se fait pas attendre du côté de la Nouvelle Sociologie économique, à travers Mark Granovetter lui-même. En 2000, celui-ci fait l’objet d’une publication de ses principaux articles traduits en français et compilés dans un livre, Le marché autrement [Granovetter, 2000]. À l’occasion de cette publication, dans l’« Introduction » qu’il rédige « pour le lecteur français », il formule une réponse à Pierre Bourdieu, affirmant que le reproche d’interactionnisme qui lui est adressé repose sur un « malentendu », et il opère un rapprochement : « Ce que la littérature anglo-saxonne appelle la “nouvelle sociologie économique” est extrêmement proche – dans sa conception et dans son esprit – de la sociologie économique francophone et, notamment du remarquable article de Bourdieu. » Granovetter tente d’expliquer les raisons de ce malentendu : selon lui, il est lié au fait que ses propres travaux se sont principalement centrés sur les réseaux sociaux parce qu’ils ont exercé sur lui une « fascination » (sic) du fait de leur capacité à articuler les niveaux micro et macro. Cependant, il réaffirme que sa position n’est en rien celle d’un « interactionnisme méthodologique ». Il reconnaît dans un de ses articles que « l’encastrement » tel qu’il le conçoit dans les réseaux sociaux, « dit peu de chose » des structures. Et il ajoute « mais peut-être n’avais-je pas été assez clair ».

17La reconnaissance, par les auteurs de la NSE, de la sociologie économique de Bourdieu peut également s’observer dans le sort différent qui lui est réservé, à dix ans d’intervalle, dans les deux éditions du Handbook of Economic Sociology, édité par Neil Smelser et Richard Swedberg, le premier volume étant paru en 1994 [Smelser, Swedberg, 1994], et le second en 2005 [Smelser, Swedberg, 2005]. Dans l’édition de 1994, on ne trouve pas d’article de Bourdieu. Il est seulement classé, dans le texte introductif, avec Boltanski et Zelizer, dans la famille des auteurs qui, dans l’analyse des comportements et des institutions économiques, s’intéressent à la dimension culturelle : La Distinction est l’ouvrage cité. Par contre, dans le second volume, est publiée la version « 2000 » de son article théorique sur l’économie. Dans leur nouvelle introduction, Smelser et Swedberg reviennent sur la controverse à distance entre Bourdieu et Granovetter. Ils en donnent l’explication suivante : au sein de la sociologie économique contemporaine, il y aurait deux approches différentes, celle de l’encastrement et celle des champs. Malheureusement, ils ne vont pas plus loin et n’expliquent nullement en quoi consiste la différence entre les deux approches.

18Pierre Bourdieu, dans la version « 2000 » de son article, évoque en la critiquant la notion d’encastrement telle qu’elle est définie par Mark Granovetter en 1985 : mais il traduit embedded non pas par « encastré » mais par « immergé » (p. 242). Cependant, dans l’introduction [11] de l’article La fabrique de l’habitus économique [Bourdieu, 2003], il utilise lui-même cette métaphore de « l’immersion » : « La logique proprement économique n’est pas indépendante de la logique des rapports sociaux dans lesquels elle est immergée. » (p. 81 ; nous soulignons.) On peut légitimement se demander en quoi l’approche en termes de champ diffère d’une approche en termes d’« encastrement » de l’économique et du social ? L’alternative ne se situe-t-elle pas plutôt dans la définition que l’on se donne de la notion d’encastrement, selon qu’il désigne plutôt des rapports sociaux objectifs (de pouvoir, de domination, etc.) ou des interactions sociales intersubjectives (les réseaux d’influence) ?

3 – Bourdieu et la sociologie économique contemporaine francophone

19Le renouveau de la sociologie économique francophone est, pour l’essentiel, beaucoup plus tardif que celui de l’américaine et a pris des aspects très différents. Les grands travaux de la sociologie économique francophone qui ne relèvent pas de l’école de Bourdieu (Garcia-Parpet, Heilbron, Lebaron), c’est-à-dire ceux de Michel Callon et du Centre de sociologie de l’innovation (CSI) sur la performativité de l’économie, ceux de Godechot ou Muniesa sur les marchés financiers [12], ceux de Steiner sur les dons d’organes, ceux de Trompette sur le marché des défunts, ceux de François Vatin, etc., sont, pour la plupart, postérieurs à la mort de Bourdieu. Il n’y a donc pratiquement pas eu de dialogue explicite entre ces chercheurs et lui à propos de la sociologie économique. En revanche, il est possible d’observer comment Bourdieu a été reçu dans le sous-champ de la discipline tel qu’il émerge dans le monde francophone.

20Les critiques les plus explicites à l’encontre des travaux bourdieusiens sont issues du courant qui a été le premier, en France, à relancer le label « sociologie économique », au travers du nom d’une collection chez l’éditeur Desclée de Brouwer, à savoir le courant de l’« économie solidaire ». Même s’il n’est pas possible de dégager un point de vue unique qui serait celui des auteurs se réclamant de ce courant, on peut néanmoins affirmer qu’aux yeux de beaucoup de ces auteurs la sociologie de Bourdieu constitue un repoussoir. Ainsi, dans leur ouvrage sur la « nouvelle sociologie économique » [Lévesque et al., 2001], publié dans cette même collection, Lévesque, Bourque et Forgues montrent que la sociologie économique renaissante marque son opposition tant à l’économie mainstream qu’à l’« ancien paradigme structuraliste » et inscrivent plus largement le renouveau de la sociologie économique dans le « basculement paradigmatique », qui se serait « opéré dans l’ensemble des sciences sociales » (p. 186), basculement marqué par une « douce revanche des acteurs sur les structures » (p. 23). Ils désignent par là le tournant interprétatif et historiciste pris par certains secteurs des sciences sociales en France dans les années 1980. Pour ce courant de la troisième voie, qui défend le don (économie solidaire, systèmes d’échanges locaux [13], etc.) par opposition au marché et à la redistribution étatique, la sociologie de Bourdieu apparaît, selon les cas, soit comme relevant du holisme structuraliste qui évacue les « acteurs », soit comme relevant d’une sociologie de l’intérêt, au même titre que l’économie mainstream (cf. supra) [14]. Double motif de critique.

21Pour les autres protagonistes de la sociologie économique francophone, la sociologie économique de Bourdieu apparaît comme une « école », un paradigme en soi dont il est impossible de ne rien retenir si l’on ne retient pas tout. Pour les sociologues de l’économie actuels, Bourdieu est un auteur du patrimoine, que l’on citera à propos des domaines où il a fait des avancées significatives, sans forcément citer ses travaux sur l’économie. C’est ainsi que dans le Traité de sociologie économique dirigé par Philippe Steiner et François Vatin, paru en 2009 (soit sept ans après sa mort), qui est un peu l’équivalent francophone du Handbook of Economic Sociology, sur les dix-sept articles qui composent le volume, pas moins de onze font référence à Bourdieu [Steiner, Vatin, 2009]. Mais ils le font pour des raisons et sur des sujets très variés et pas vraiment pour sa sociologie économique [15]. Seuls Steiner [16] et Vatin, dans leur chapitre d’introduction, évoquent la sociologie économique de Bourdieu, qu’ils inscrivent dans la filiation de Durkheim et de Simiand.

4 – Bourdieu et les économistes hétérodoxes

22Preuve du lien tissé entre la sociologie et l’économie, les éditeurs du Traité de sociologie économique ont convié plusieurs économistes hétérodoxes à rédiger une contribution [17]. Deux d’entre eux vont, ici, plus particulièrement nous intéresser, dans la mesure où ils citent Pierre Bourdieu dans leur texte. Il s’agit de François Eymard-Duvernay et de Robert Boyer, éminents représentants de deux courants de pensée qui ont la spécificité d’être nés en France, à savoir respectivement de l’économie des conventions et de l’école de la régulation. Eymard-Duvernay cite Bourdieu à une seule occasion : « Certains sociologues, souvent extrêmement critiques à l’égard de l’économie, considèrent qu’entre l’économie mainstream et la sociologie il n’y a rien […]. On aura reconnu la position de Pierre Bourdieu, explicitement dirigée contre l’Économie des conventions. » (p. 135) La position de Boyer est tout autre. Il cite Bourdieu à plusieurs reprises ; selon lui, la sociologie économique bourdieusienne et l’école de la régulation ont « une stratégie équivalente » en termes de construction de leur « appareil conceptuel » (p. 69).

23Ces deux prises de position s’avèrent, en fait, révélatrices d’une controverse entre ces deux courants de l’hétérodoxie à laquelle a donné lieu, au tournant des années 2000, la sociologie économique de Bourdieu, et dont l’origine pourrait bien se trouver dans cette citation de 1997, tirée des Méditations pascaliennes : « L’Économie des conventions, cette intersection vide de l’économie et de la sociologie, ne peut invoquer que la “convention”, artefact conceptuel qui doit sans doute son succès parmi les économistes au fait […] qu’il permet de faire l’économie d’un changement radical de paradigme. » [Bourdieu, 1997b, p. 284]

24On peut interpréter comme une réponse à cette citation de Bourdieu, un texte écrit par Olivier Favereau, autre représentant important de l’économie des conventions, publié en 2001 dans la réédition d’un ouvrage collectif, coordonné par Bernard Lahire et intitulé Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques [Lahire, 1999]. Ce texte ajouté à l’ouvrage collectif a pour titre « L’économie du sociologue ou penser (l’orthodoxie) à partir de Pierre Bourdieu ». Favereau y défend la thèse selon laquelle le corpus théorique de Bourdieu (champ-capital-habitus) constituerait, pour la sociologie, le double inversé, pour l’économie, du corpus théorique (homo œconomicus-marché-prix) de la théorie néoclassique. D’un côté, on serait face à une théorie implacable de la reproduction sociale ; de l’autre, face à une théorie tout aussi implacable de la coordination marchande : les deux théories constitueraient en fait des orthodoxies dans la mesure où l’une comme l’autre s’avéreraient incapables de penser les échecs, respectivement de la reproduction et de la coordination, autrement que comme des exceptions qui ne font que confirmer la règle.

25Selon Favereau, la théorie de la coordination marchande est apologétique, en ce sens qu’elle est fondée sur le mythe du marché universel, tandis que la théorie de la reproduction est critique, c’est-à-dire fondée sur le mythe du système inégalitaire. Ainsi aboutit-il à la conclusion que « s’il faut penser à partir de Pierre Bourdieu, c’est aussi parce qu’il faut penser à en partir » (p. 307). En effet, pour Favereau, il apparaît que « les innovations les plus importantes de Pierre Bourdieu […] seraient démultipliées dans leur effectivité critique à l’encontre de l’orthodoxie économique [si] elles [étaient] reformulées à partir de la notion […] d’échec de la reproduction » (p. 285). En considérant qu’entre l’économie mainstream et la sociologie il n’y a rien, donc que l’hétérodoxie économique n’a produit aucun résultat significatif, le sociologue aurait, de fait, limité l’efficacité de ses propres travaux.

26L’article de Favereau va susciter une contre-argumentation visant à défendre l’approche théorique bourdieusienne. Cependant, et c’est ce qui est intéressant ici, celle-ci ne va pas émaner de sociologues mais d’économistes hétérodoxes. Ainsi, en 2003, Robert Boyer, représentant de l’école de la régulation, publie dans Actes un article intitulé « L’anthropologie économique de Pierre Bourdieu ». Ce texte constitue très explicitement une réponse à celui de Favereau : « Le but du présent article est […] d’apporter une série d’arguments à une thèse que nombre de critiques jugeraient paradoxale : loin de se cantonner à l’analyse de la reproduction, [l’anthropologie économique de Pierre Bourdieu] fournit une série de déterminants du changement. » [Boyer, 2003, p. 65] Boyer effectue le rapprochement avec les recherches régulationnistes. Dans un tableau récapitulatif, l’économiste régulationniste cherche à démontrer que « le changement est au cœur de l’analyse des champs » (p. 73) à travers le rôle central joué par le politique. Parmi les facteurs d’émergence du changement, il évoque : toutes les formes de désynchronisation entre habitus et champ ; les stratégies des dominants et des nouveaux entrants ; les déplacements endogènes de frontières des champs ; ou encore la compétition pour le pouvoir sur le pouvoir de l’État.

27À l’heure où nous examinons l’actualité de la sociologie économique bourdieusienne, ce débat, entre économie des conventions et école de la régulation est certainement encore loin d’être refermé.

5 – Faire de la sociologie économique avec Pierre Bourdieu aujourd’hui

28Le dossier thématique que nous présentons, consacré à l’actualité de la sociologie économique bourdieusienne, s’inscrit dans la continuité de deux sessions « Pierre Bourdieu and his contribution to economics » du colloque organisé à Paris en juillet 2012 par trois associations d’économistes hétérodoxes : l’Association française d’économie politique (AFEP), l’Association for heterodox economics (AHE), l’International initiative for promoting political economy (IIPPE) [18], et d’une journée d’études « Faire de la sociologie économique avec Pierre Bourdieu » proposée par le Clersé à l’Université Lille 1 en septembre de la même année. C’est le vif succès rencontré par ces manifestations que nous tentons de prolonger par ce numéro. Prenant l’expression « Faire de la sociologie économique avec Pierre Bourdieu » au sens métaphorique ou au pied de la lettre, les cinq articles qui composent le dossier analysent de nouveaux terrains en utilisant les concepts bourdieusiens, revisitent les terrains classiques trente ans après Pierre Bourdieu et ses collaborateurs, ou effectuent une relecture de son œuvre en montrant comment les questions économiques la traversent et lui donnent forme. En fin de dossier, ces contributions sont complétées par trois entretiens accordés par Marie-France Garcia-Parpet, Frédéric Lebaron et Monique de Saint Martin, trois sociologues ayant travaillé ou vu travailler Pierre Bourdieu sur des objets économiques à différents moments de son cheminement.

29En vue de la préparation de ce numéro, plusieurs pistes de réflexion avaient été proposées dans un appel à articles. Elles concernaient l’autonomisation du champ économique, la diffusion d’un nomos économique ou encore les transformations affectant le champ du pouvoir. Voyons comment les articles publiés dans ce dossier apportent un regard renouvelé sur ces thèmes.

5.1 – Autonomisation du champ économique, constitution d’un « habitus économique »

30Depuis ses travaux sur l’Algérie, Bourdieu a souvent mis en lumière l’opposition entre les mondes domestiques ou traditionnels, qui reposent sur une dénégation de l’économie et cet univers spécifique qu’il appelle le « champ économique ». Au terme d’un processus historique de différenciation et au prix d’une révolution symbolique radicale, le champ économique s’est autonomisé (au moins relativement) en un cosmos réglé par un nomos spécifique que l’on peut résumer par la tautologie « les affaires sont les affaires » : dans ce champ désormais autonome, il devient légitime de « faire de l’argent » comme une fin en soi, sans qu’aucune autre justification (morale ou religieuse) n’entre en ligne de compte. Parallèlement à ce processus, un habitus économique adapté à ce champ a fait son apparition.

31Dans ce dossier, trois contributions très différentes viennent enrichir la réflexion sur ces sujets. Marie-France Garcia-Parpet revient sur la genèse des principaux concepts bourdieusiens. Elle décrit non seulement le contexte de leur construction et leur évolution au fil des œuvres, mais aussi comment leur création destinée à analyser des faits économiques a ensuite permis d’analyser d’autres faits sociaux. Dans un genre très différent, la question de l’autonomisation d’un champ économique est traitée par une contribution de Christophe Pébarthe, portant sur un objet que les sociologues jugeront assez insolite : la sphère des activités productives dans la Grèce antique, et sa relation au champ du pouvoir. Appliquée à une société ancienne, cette analyse présente l’intérêt d’interroger l’universalité du processus de différenciation des activités sociales qui est sous-jacente à l’idée d’autonomisation de champs. Enfin, l’article de Boris Deschanel s’intéresse à un épisode de la construction, par l’État et certains agents économiques, du champ économique et d’un habitus économique. Il prend pour terrain l’analyse des milieux d’affaires dauphinois impliqués dans le secteur du textile dans la seconde moitié du xviiie siècle jusqu’à la Révolution. L’auteur montre que loin d’une simple opposition entre le « libéralisme » marchand et le « protectionnisme » étatique, les tensions qu’il observe entre les deux partis se situent dans le positionnement des différents agents vis-à-vis du champ économique et de la construction de ce champ et leurs évolutions au fil des générations.

5.2 – La diffusion du nomos économique

32Dans son article-bilan de 1997 consacré au « champ économique », que nous avons déjà évoqué, Bourdieu décrit cet univers, historiquement construit, où le nomos spécifique est la recherche de la maximisation du profit matériel individuel. Constatant la diffusion de ce nomos dans un nombre croissant de domaines, Bourdieu parle d’une « révolution conservatrice ». Celle-ci a lieu par exemple dans le domaine de l’édition, où un processus de concentration affecte ce sous-champ d’activité, transformant les pratiques et les subordonnant de plus en plus étroitement aux normes commerciales [Bourdieu, 1999]. Les interrogations portent alors sur le caractère irréversible ou non de ce phénomène, sur l’état des résistances à cette emprise de la marchandisation, voire sur les façons particulières dont se construit ce nomos économique en prise avec des luttes symboliques, chaque fois spécifiques au sous-champ concerné. Dans ce dossier, c’est l’article de Manuel Schotté relatif au fonctionnement de l’espace footballistique européen qui prolonge le mieux cette réflexion. Loin de chercher à montrer que la pénétration de la logique économique dans cet espace est une réalité récente et déterminante, l’auteur montre comment l’investissement économique est encastré dans un tissu de relations qui détermine aussi bien ses conditions de possibilité que son efficacité.

5.3 – Les transformations du champ du pouvoir économique depuis La Noblesse d’État

33À partir de l’analyse menée sur l’état du champ du pouvoir économique dans les années 1970, Bourdieu fait le constat d’une consolidation de la position des banques et des banquiers, d’une perte d’autonomie financière des entreprises industrielles, et, au sein de celles-ci, d’un renforcement de la direction financière par rapport à la direction technique [Bourdieu, 1989]. Plus précisément, il montre que les positions centrales du champ du pouvoir économique sont principalement occupées par les « patrons d’État ». Dans la concurrence qui les oppose aux « patrons familiaux » (fondateurs ou héritiers) et aux « patrons techniquement compétents » (ingénieurs polytechniciens), ces anciens élèves de Sciences Po ou de l’ENA sont porteurs, à la fois, d’un nouveau mode de domination, de type moderniste, qui prend la forme d’un néopaternalisme éclairé, inspiré des techniques modernes de management néolibéral à l’américaine (flexibilité, autonomie, benchmarking, etc.), et d’une nouvelle vision du monde économique et social, hautement euphémisé, qui s’appuie largement sur l’utilisation d’un langage d’entreprise conçu, par exemple, pour masquer les hiérarchies formelles ou pour rendre plus douces les formes objectives de contrainte liées à l’organisation productive.

34Où en sont aujourd’hui les « patrons d’État » ? Occupent-ils toujours une position centrale dans la structure de la distribution du pouvoir économique, politique et social ? Dans ce cas, quelles sont les stratégies de reproduction qu’ils ont mises en place pour se maintenir ? Et quelles transformations du champ du pouvoir, et du champ des Écoles du pouvoir, cela a-t-il induit ? C’est à ces questions que l’article de François-Xavier Dudouet, Éric Grémont et Hervé Joly s’efforce de répondre. Trente-cinq ans après l’article de Bourdieu et Saint Martin sur Le patronat [Bourdieu, Saint Martin, 1978], l’article présente le champ du pouvoir économique en France à partir des 838 dirigeants des grandes entreprises composant l’indice CAC 40 en 2009. Les auteurs mettent en évidence la résistance des capitaux symboliques liés à l’État (titres et trajectoires liés à l’État français) alors même que les motifs économiques qui pouvaient expliquer cette présence en 1972, lors de l’enquête de Bourdieu et Saint Martin, ont aujourd’hui largement disparu.

35Les travaux présentés dans ce dossier de la RFSE sont au croisement soit d’autres sous-champs sociologiques, soit de la sociologie et de l’histoire (Grèce antique ; XVIIIe siècle). Ils s’appuient sur des données qualitatives et quantitatives, et mêlent travail empirique et réflexion théorique. Cette diversité témoigne de ce que la sociologie économique de Bourdieu inspire des auteurs bien au-delà du cercle de celles et ceux qu’il a inspirés directement, pour l’avoir écouté dans ses séminaires ou côtoyé dans ses travaux, et dont certains témoignent dans ce numéro. Il est de la vocation de la Revue française de socio-économie de faire une place à une des écoles majeures de la sociologie économique contemporaine.

Notes

  • [1]
    Voir dans ce même numéro l’article de Marie-France Garcia.
  • [2]
    Convert et Heilbron montrent que la « nouvelle sociologie économique » américaine est le produit d’une opération de regroupement de chercheurs relativement divers sous un label académique commun. Des entrepreneurs académiques, au premier chef Richard Swedberg, ont repris l’appellation traditionnellement utilisée par les « pères fondateurs » européens, qui leur permettait d’affirmer un renouveau en se démarquant à la fois de l’ancienne dénomination autochtone, « Economy and Society », tombée en discrédit avec la sociologie de Parsons, des mouvements interdisciplinaires comme la « socio-économie » d’Etzioni, et des courants antidisciplinaires comme le néomarxisme, eux aussi en déclin au cours des années 1980. L’unité relative de la « nouvelle sociologie économique » américaine réside d’abord dans cette triple démarcation et non pas dans un paradigme cohérent ou une démarche intellectuelle spécifique.
  • [3]
    Une version plus complète de cette partie est parue en anglais dans le vol. 4, 2 (2003) de la Newsletter of economic sociology, http://econsoc.mpifg.de/archive/esmar03.pdf.
  • [4]
    Ainsi, parmi d’autres, A. P. Fiske (1991) range-t-il Bourdieu et Becker dans la même catégorie, celle des partisans de la selfish rationality assumption.
  • [5]
    Par exemple, à propos de l’attitude à l’égard du temps, Bourdieu cite le modèle proposé par Becker dans « A theory of the allocation of time » [Becker, 1965] : le prix du temps croît en même temps que la productivité. Inversement, quand la productivité est basse, la rareté des biens est grande et celle du temps faible, on ne peut rien faire de mieux, comme le fait le paysan algérien, que de dépenser son temps sans compter, de gaspiller du temps, la seule chose qui soit en abondance [Bourdieu, 1980, note 8, p. 200].
  • [6]
    Critique qu’il reprend pratiquement à l’identique, quinze ans plus tard dans La Noblesse d’État [Bourdieu, 1989, p. 391-392].
  • [7]
    « La notion de “capital humain”, molle et vague et lourdement grevée de présupposés sociologiquement inacceptables. » [Bourdieu, 2000, p. 12]
  • [8]
    Qui va des principes aux faits et non des phénomènes aux modèles théoriques d’explication.
  • [9]
    « En se fondant sur les recherches menées au sujet de l’économie de la maison individuelle, il s’agit de construire une théorie économique plus respectueuse de la logique pratique des agents, intégrant les conditions économiques et sociales de la genèse des dispositions économiques. Cela nécessite de concevoir le “marché” que présuppose le plus souvent l’orthodoxie économique comme le produit d’une construction sociale. » [1997 ; citation tirée du résumé de l’article.]
  • [10]
    Dans une contribution publiée dans la rubrique « Débats et controverses » de la Revue française de socio- économie, Lazega [2012] répond à cette objection, en montrant que l’approche néostructurale se donne justement pour objectif d’articuler structures relationnelles et structures sociales, analyse de réseaux et classes sociales.
  • [11]
    La date de rédaction de cet article n’est pas indiquée.
  • [12]
    Il faut tout de même signaler que ces trois auteurs ont publié, au début de leurs travaux sur les marchés financiers, un article dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales et que Godechot a été étudiant de Rémi Lenoir.
  • [13]
    Voir le n° 12 de la Revue française de socio-économie, « Monnaie, monnaies ».
  • [14]
    Dans l’ouvrage cité, quatre pages (p. 32-36) sont spécifiquement consacrées à la critique, par Alain Caillé, de l’« utilitarisme » et l’« économisme » de Bourdieu [Caillé, 1981].
  • [15]
    Par exemple, Callon et Muniesa évoquent ses travaux sur le langage, Chiapello et Gilbert ceux sur la technocratie, Dubuisson-Quellier sur la consommation et le goût.
  • [16]
    Inversement, dans le livre de Steiner paru en 1999, La sociologie économique [Steiner, 1999], très centré sur la nouvelle sociologie économique américaine et sur les grands auteurs (Marx, Durkheim, Weber, Simmel), Bourdieu, qui n’a pas encore fait paraître les Structures sociales de l’économie, n’apparaît pas encore comme un auteur important en sociologie économique : le travail sur l’économie de la maison n’est pas mentionné, l’article sur le champ économique apparaît en bibliographie. Il est fait mention de La Distinction et des Notes provisoires sur le capital social.
  • [17]
    Ce rapprochement avait été amorcé par la création en 2004 d’un GDR (Groupement de Recherche) du CNRS intitulé « Sociologie et économie », à l’initiative de Philippe Steiner et François Vatin, tous deux économistes de formation devenus professeurs de sociologie.
  • [18]
    À la suite de ces deux sessions, un livre en anglais est à paraître en 2014, intitulé Re-thinking economics: exploring the work of Pierre Bourdieu, édité par Asimina Christoforou et Michael Lainé.

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Bernard Convert
CLERSÉ, Université Lille 1
bernard.convert@univ-lille1.fr
Hélène Ducourant
LATTS, Université Paris Est Marne-la-Vallée
helene.ducourant@u-pem.fr
Fabien Éloire
CLERSÉ, Université Lille 1
fabien.eloire@univ-lille1.fr
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 30/05/2014
https://doi.org/10.3917/rfse.013.0009
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