1Il ne fait aujourd’hui aucun doute pour personne que le football revêt une dimension économique. C’est d’ailleurs sous cet angle qu’il est, lorsque l’on met de côté ce qui renvoie aux verdicts compétitifs, le plus souvent abordé. La lecture à laquelle il est alors procédé est souvent teintée d’un moralisme pointant les dérives du « foot business » et le caractère « indécent » des rémunérations des joueurs. De façon générale, ce qui est critiqué, c’est la pénétration de la logique économique dans le football européen, la première étant décrite comme contribuant à pervertir les fondements du second. Au-delà de la condamnation en tant que telle – qui va de pair avec une nostalgie pour un supposé âge d’or révolu –, cette vision repose sur l’idée d’une intrusion récente de la logique économique dans le football ; une intrusion qui porterait atteinte à ce dernier et qui conduirait à considérer qu’il est réductible à une lecture économique, seule à même de rendre compte de son fonctionnement et de ses évolutions.
2Le texte se propose de revenir sur cette évidence en mobilisant les outils forgés par Pierre Bourdieu et en s’appuyant sur une enquête relative à la structuration du football européen. Pour cela, divers chantiers empiriques ont été ouverts : sous la forme, d’abord, d’une série d’entretiens (dix à ce jour) qui ont été menés avec des acteurs occupant ou ayant occupé des fonctions centrales au sein de cet espace ; par le biais, ensuite, d’un travail sur archives (essentiellement les archives privées de Jacques Georges, qui fut membre puis président de l’UEFA [1] pendant les années 1970 et 1980, ainsi que l’ensemble des documents et rapports relatifs au football, émis par les institutions européennes depuis les années 1980) ; en procédant, enfin, à une sociographie des dirigeants du football à l’échelle européenne. Ce versant du travail s’appuie sur une grande variété de documents : sites officiels des institutions auxquelles ils appartiennent ; presse sportive, économique et « généraliste » ; Who’s who nationaux. L’ensemble de ces éléments vise à proposer une grille de lecture alternative à celle qui domine aujourd’hui en plaçant le social au cœur de la compréhension de l’espace du football professionnel européen [2].
1 – L’autonomie (du jeu) dans la dépendance (économique)
3La description dominante de l’évolution du football considère que ce dernier est l’objet d’une pénétration récente et inéluctable des forces et logiques économiques. Cette lecture peut sembler, en première analyse, conforme à celle que propose Bourdieu pour d’autres espaces sociaux : le principe organisateur de cette représentation est en effet celui de l’existence de deux ordres, de deux espaces séparés – l’espace sportif et l’espace économique – régis par des logiques propres, l’un venant « contaminer » l’autre. Cela s’apparente à des dynamiques que l’auteur a pu mettre en évidence dans d’autres espaces, comme celui de l’édition par exemple [Bourdieu, 1999] où la montée des enjeux marchands porte atteinte à l’autonomie de la production littéraire.
4On pourrait être tenté de faire le rapprochement entre les espaces littéraire et sportif et conclure à une érosion, dans un cas comme dans l’autre, de la logique spécifique dont chacun de ces espaces est (ou était) le siège. S’imposerait alors l’image d’une autonomie de l’espace footballistique menacée par des considérations financières. Une telle conclusion repose davantage sur une transposition incontrôlée des conclusions de travaux menés par Bourdieu que sur une réelle mobilisation des outils qu’il a forgés. Contre cet usage incontrôlé de ses travaux, il faut rappeler que la cumulativité en sciences sociales ne saurait procéder de la généralisation abusive de résultats, mais bien de la mise à l’épreuve de schèmes d’interprétation sur différents terrains. Plutôt que d’importer sans vigilance des conclusions d’enquête hors de leur domaine de validité, sans doute vaut-il mieux s’inspirer de la démarche que Bourdieu a mise en œuvre et qui le conduit à être attentif à la genèse des espaces étudiés et aux luttes, notamment symboliques, dont ils sont le siège. Appliqué à l’objet qui nous intéresse ici, ce principe permet de montrer, contre les apparences – on pourrait dire « contre le bon sens sociologique » [3] –, que loin de s’opposer à la « logique sportive » [4], la présence d’argent a été consubstantielle au développement du football. C’est en effet la précocité de son organisation sur un mode professionnel – alors que la majorité des sports s’organisaient sous une forme amateur – qui a assuré son développement, en Angleterre notamment [Dunning, Sheard, 1989 ; Taylor, 2005].
5Jacques Defrance [2000] montre par ailleurs que, au lieu de porter préjudice à la « logique sportive », le passage au professionnalisme des footballeurs français a conduit une autonomisation de cette dernière : en permettant à des joueurs de s’engager dans le seul but de la performance sportive, l’officialisation du professionnalisme met en effet à distance d’autres finalités (hygiéniques, patriotiques, etc.) jusqu’alors accolées au football. Avec le professionnalisme et les ressources économiques qui le rendent possible, ce sport s’affranchit des causes extérieures qu’il devait servir, devenant lui-même sa propre fin. Il convient donc de ne pas accepter comme une évidence la contradiction apparente entre les logiques sportive et économique [Faure, Suaud, 2004]. Cela suppose d’être particulièrement vigilant quant à l’usage de la notion d’autonomie [L’Estoile, 2003 ; Lahire, 2006] et de la dissocier de celle d’indépendance : tandis que la première renvoie à l’existence de « règles du jeu » spécifiques à un espace social donné et à la capacité de ses membres à les contrôler [Bourdieu, 1992 ; Sapiro 2003], la seconde désigne la capacité de fournir les conditions matérielles d’un engagement dans cet espace. Et, comme le souligne Chartier [2003], la conquête de l’autonomie passe souvent par l’acceptation de la dépendance, ce qui est précisément le cas pour les footballeurs : l’autonomie de l’espace footballistique s’est construite en s’appuyant sur la prise en charge matérielle des joueurs par des dirigeants de clubs, les premiers dépendant économiquement des seconds.
6Cet adossement de la logique spécifique du football sur les forces économiques qui l’appuient se retrouve aussi dans le fait que l’espace du football ne se polarise pas, comme un rapprochement trop rapide pourrait le faire croire, de la même façon que celui de l’art par exemple [5] : il n’oppose pas le pôle commercial (et/ou du succès temporel) à celui de l’excellence. Même s’il existe quelques exceptions, les joueurs les mieux rémunérés sont ceux qui sont tenus comme les plus performants du point de vue des critères de consécration propres au football. On voit donc que, là encore, logiques économique et sportive ne sont pas incompatibles et que, aujourd’hui comme hier, elles tendent à aller de pair.
7Au regard de l’augmentation considérable du nombre d’investisseurs (chaînes de télévision ; sponsors ; etc.) et des montants financiers engagés dans le football depuis les années 1980 [Drut, Raballand, 2010], on pourrait penser qu’un changement s’est opéré et que les enjeux économiques ont dorénavant pris le pas sur les enjeux sportifs. C’est là encore considérer que ces deux catégories d’enjeux seraient forcément contraires et oublier que les investissements consentis par les dirigeants de clubs ont, dans leur très large majorité, pour but la conquête de titres sportifs.
8Il s’agit en l’occurrence d’une particularité forte de l’économie du football dont il a été montré qu’elle est, du point de vue des clubs européens, très largement déficitaire [Lago, Simmons, Szymanski, 2006 ; Drut, 2011], notamment parmi les clubs les plus consacrés sportivement. D’où l’idée que l’investissement financier des propriétaires de clubs ne vise pas tant le gain économique que la réussite sportive. C’est principalement dans le but d’attirer les joueurs considérés comme les plus à même de remporter des trophées qu’ils déboursent des sommes considérables ; de même, l’investissement des chaînes de télévision est fonction de la valeur sportive de l’événement dont elles achètent les droits de retransmission [Spink, Morris, 2000 ; Szymanski, 2010]. Dans les deux cas, l’investissement économique est lié à l’excellence sportive : il s’agit bien, dans le cas de « l’achat » de joueurs réputés, de transformer du capital économique en capital sportif [Faure, Suaud, 1994], aspect qui est tout sauf nouveau dans l’espace du football [Wahl, Lanfranchi, 1995]. Et concernant les droits de retransmission, la concurrence entre les chaînes de télévision porte sur les compétitions les plus prestigieuses du calendrier sportif. Au total, une conclusion s’impose : même si l’investissement dans le football peut servir d’autres fins, l’accès à ces dernières suppose d’épouser les modes de hiérarchisation propres à ce sport. Et quand bien même un investisseur ne viserait que le profit, le fait est que la quête de l’enrichissement n’est aucunement incompatible avec la « logique sportive ». Plus : elle est assujettie à cette dernière [Aglietta, Andreff, Drut, 2008 [6]].
9Est-ce à dire que l’espace du football est inchangé depuis la fin du xixe siècle ? Assurément, non. Montrer les limites d’une analyse qui postule l’idée d’une rupture récente ne signifie pas remplacer l’illusion de la nouveauté radicale par celle du « depuis toujours ». Au titre des changements avérés, il faut signaler que les acteurs impliqués dans la structuration du football européen sont beaucoup plus nombreux que par le passé (institutions de l’Union européenne, syndicats et agents de joueurs, chaînes de télévision, etc.) et que les flux financiers ont bel et bien changé d’échelle – tant du point de vue des sommes engagées que sur le plan spatial – depuis les années 1980 [Bourg, Gouguet, 2005 ; Drut, 2011]. On ne saurait pour autant en conclure que l’accroissement du capital économique investi soit le facteur unique de changement et que son étude suffise à rendre compte des dynamiques du football professionnel européen. Il s’agit, à l’inverse, de considérer que le capital économique ne devient efficient qu’à la condition de se transformer en capital sportif [Faure, Suaud, 1999], ce qui revient non pas à relativiser le poids et l’importance de la puissance financière, mais à s’intéresser aux diverses médiations par lesquelles elle se trouve dotée d’une force. L’autonomie de l’espace du football se donne précisément à voir dans la capacité qu’il a d’assujettir l’argent extérieur aux règles et usages qui sont en vigueur en son sein. Cela signifie que le capital économique n’est vecteur d’autonomie que tant que les instances qui dirigent le football parviennent à le rendre compatible avec la « logique sportive ». Les différents scandales des matches truqués et des paris illégaux qui les accompagnent sont de ce point de vue très parlants : la condamnation unanime de ces pratiques et la large mobilisation pour les empêcher attestent que ce que l’on cherche à éradiquer c’est l’arrivée d’une logique économique qui ne s’indexe par sur la « logique sportive ». L’argent est critiqué quand il conduit à transformer le jeu dont les fédérations sont les garantes [Loirand, 1998]. Il est en revanche accepté, voire recherché, tant qu’il « ne dénature pas le jeu », c’est-à-dire tant que les canaux par lesquels il est investi sont en phase avec ce qui fonde la « spécificité sportive ».
2 – L’émergence de l’échelon européen et de l’UEFA dans la régulation du football professionnel
10Expliquer la primauté de la « logique sportive » dans le football européen suppose de rendre compte des conditions de son émergence et de son maintien. La structuration particulière de cet espace professionnel n’est en effet aucunement liée à ses propriétés intrinsèques, mais découle de l’histoire dont elle est le produit ; une histoire dans laquelle les fédérations sportives ont joué un rôle majeur. Ce sont en effet elles qui, depuis la fin du xixe siècle, ont été les dépositaires de la « logique sportive » dont elles se font les défenseurs.
11Gardiennes des règles de la compétition sportive, les fédérations sont historiquement décisives dans l’organisation du football, et ce aussi bien sur le plan international (c’est la FIFA, la fédération internationale de football, qui définit les règles du jeu) que national (les fédérations nationales ayant été structurantes dans la genèse du professionnalisme dans la majorité des pays européens). Ces éléments amènent à prendre ses distances avec le « mythe du marché » [Fligstein, 2001] comme pure émanation des forces économiques. De même qu’on ne peut comprendre le « marché de la maison » qu’en reconstruisant l’histoire de son édification par les acteurs étatiques notamment [Bourdieu, 2000], on ne peut rendre compte du fonctionnement du « marché du football » qu’en s’intéressant au rôle des fédérations. Il s’agit donc d’inverser la perspective habituelle qui consiste à dresser les fédérations contre le marché et à y voir deux réalités différentes, sinon antinomiques, pour montrer en quoi les premières s’avèrent prégnantes dans la définition du second.
12Dire que les fédérations sont prégnantes ne signifie bien sûr pas qu’elles sont les seules à peser sur la forme prise par le football professionnel. Le pouvoir de ces autorités non politiques que sont les fédérations sportives est en effet indissociable des relations qu’elles entretiennent avec, d’une part, l’État [Simon, 1990 ; Faure, Suaud, 1999 ; Defrance, 2001] et les instances supranationales, comme la Commission européenne [Parrish, 2003 ; Garcia, 2007], qui leur confèrent une légitimité, et avec, d’autre part, les autres acteurs de l’espace footballistique au premier rang desquels figurent les clubs [Holt, 2007] et les ligues professionnelles [Taylor, 2005]. Tout laisse d’ailleurs à penser que ces dernières jouent aujourd’hui, au niveau national, un rôle primordial dans la définition du professionnalisme footballistique. Cet élément, ajouté au fait que les formes prises par ce professionnalisme sont variables suivant les pays [Nieman, Garcia, Grant, 2001 ; Kleven, Landais, Saez, 2013], pourrait conduire à mettre en doute l’importance de l’échelle européenne et le pouvoir de l’UEFA dans la structuration du football professionnel. Il semble à l’inverse que ces derniers soient désormais tout à fait centraux.
13Même si l’échelon national prime historiquement dans la structuration du football en Europe, le niveau européen est progressivement devenu un espace important : d’abord du fait de la création, par l’UEFA, d’une compétition par clubs – la Ligue des Champions [7] – à l’échelle du continent [Vonnard, 2012]. Cette épreuve, qui est rapidement devenue la plus importante du calendrier, a été centrale dans l’émergence d’un espace européen du football [Madsen, 2007]. Et même si l’européanisation de l’horizon compétitif s’accommode d’un fort ancrage national du professionnalisme footballistique (tant du point de vue de la propriété du capital [8], des règles de fonctionnement que de la relation salariale), l’échelon européen s’est peu à peu imposé comme un espace de régulation supplémentaire et décisif du fait de l’implication des institutions de l’Union européenne (UE) avec, notamment, ce qui a été appelé l’arrêt Bosman (nom d’une décision de la Cour de justice des Communautés européennes – CJCE – rendue en 1995, et qui s’est opposée, en les considérant contraires aux principes du droit communautaire, à certains règlements fédéraux qui encadraient jusqu’alors le football professionnel).
14Alors même que cette décision de justice est souvent perçue comme le signal d’un ébranlement du pouvoir fédéral, elle a en réalité contribué à une intégration européenne des enjeux du football et à la reconnaissance des représentants agissant à ce niveau, et particulièrement de l’UEFA, comme interlocuteurs des institutions de l’UE. L’UEFA était en effet, en 1995, la seule institution liée au football professionnel qui se déclinait à l’échelle européenne. Et, en l’absence de ligue professionnelle continentale, les dirigeants de l’UEFA ont trouvé dans cette configuration particulière un appui à leur volonté de réguler le football européen. Si d’autres acteurs collectifs sont apparus depuis à cette échelle (Fifpro Division Europe [9] ; European Professional Football Leagues ; European Club Association ; European Football Agents Association), l’UEFA est assurément le plus puissant d’entre eux, au point de signer en 2012 une « déclaration commune » – document qui est d’ordinaire publié en commun par l’UE et un État – relative au « Fair-Play financier ». Ce dispositif (dont l’UEFA est le maître d’œuvre) consiste en une opération de contrôle des comptes financiers des clubs avec des sanctions possibles (à terme, les clubs déficitaires ne pourront plus participer aux compétitions de l’UEFA), dénotant le pouvoir de structuration de cette dernière sur le football professionnel à l’échelle continentale. En se faisant reconnaître par l’UE, l’UEFA se voit ainsi dotée, à l’issue de ce qui s’apparente à une « lutte pour le pouvoir sur le pouvoir » [Bourdieu, 2012], d’un droit de régulation sur le football européen. Et elle devient en quelque sorte l’équivalent d’une ligue professionnelle à l’échelle continentale dans la mesure où, en plus d’organiser la Ligue des Champions, elle en exploite aussi les droits et retombées économiques.
3 – Le football est-il une activité économique comme les autres ? La spécificité comme enjeu
15La reconnaissance de l’UEFA comme interlocutrice légitime des institutions de l’UE est le produit d’une lutte symbolique quant à la façon de définir le football. Le pouvoir de régulation de telle ou telle institution dépend en effet de la façon dont ce sport est qualifié. C’est ce que démontre l’arrêt Bosman : en considérant que « l’activité des joueurs professionnels ou semi-professionnels de football […] constitue une activité économique », cet arrêt de la CJCE a conduit à déclarer comme illégaux des règlements fédéraux qui limitaient la circulation des joueurs communautaires. C’est en vertu d’une définition du football comme activité économique à part entière que la CJCE, ensuite relayée par la Commission européenne, a mis fin à « l’exception sportive » comme le titrait le journal Le Monde dans les jours qui ont suivi la décision des juges [10].
16On comprend alors que la façon de qualifier le football professionnel soit un enjeu majeur pour tous ceux qui prétendent le régir. Les mots ne servent en effet pas simplement à décrire la réalité, ils la construisent, et dire ce qu’il en est du football revient à pouvoir le gérer. Une lutte symbolique, se déroulant à l’échelle européenne, oppose alors ceux qui défendent le principe d’une spécificité du football et ceux qui y voient un espace économique comme les autres. Loin d’être neutres, ces lectures s’avèrent prescriptrices en induisant une vision de ce que doit (ou devrait) être le football : étayer le principe d’une spécificité sportive conduit à le placer à l’écart de (ou au-dessus de) l’économie « ordinaire ». Ce cadrage a été historiquement le fait des fédérations nationales et internationales et, dans le cas présent, de l’UEFA. L’enjeu pour cette dernière n’est pas tant de s’opposer à la présence de relations marchandes dans le football – les archives fédérales montrent qu’elle a largement contribué à les alimenter [11] – que de définir le mode d’organisation (notamment économique) qui structure ce sport. Défendre le principe d’une spécificité sportive est pour elle une façon de faire prévaloir sa centralité dans la gestion des affaires sportives et de mettre à distance d’autres modes de régulation. Et en se présentant comme les garants du jeu, les acteurs fédéraux assimilent toute entreprise concurrente comme un risque d’altération de ce dernier, quitte à employer des tons catastrophistes comme Michel Platini juste après son élection à la tête de l’UEFA en 2007 (soit juste avant le Traité de Lisbonne, alors que planait une incertitude quant au traitement qui y serait réservé au sport) :
« C’est du sport, ce n’est pas un produit. C’est une part de notre vie. S’ils [les dirigeants de l’Union européenne] suivent cette idée, je serai très confiant [quant à l’avenir du football]. S’ils disent que c’est un produit, c’est la fin de notre sport [12]. »
18En arguant que leurs « arguments l’emporteront pour le bien du football » [13], les dirigeants de l’UEFA s’érigent en défenseurs de ce sport [14]. Et, ce faisant, ils transforment leur intérêt particulier en une cause plus générale qui les dépasse et qui engage l’avenir de la discipline. Se revendiquant de la promotion d’un universel, ils font de l’impératif de la spécificité du football un rempart contre les appropriations privées risquant de profaner ce qui est décrit comme un bien commun (« une part de notre vie ») :
« Une fédération est là pour représenter l’intérêt général de sa discipline. Le risque c’est que les intérêts privés s’expriment […]. Notre objectif statutaire, c’est de promouvoir le foot sur tout le continent […]. Les clubs sont culottés, ils touchent plein de blé, ils ont un déficit de malade, ils sont gérés n’importe comment et ils réclament. Avant de réclamer, nettoyez devant votre porte ! »
20De façon opposée, une partie des plus gros clubs européens tente régulièrement de soustraire le football de cette emprise fédérale [Holt, 2007 ; Grant, 2009] en plaidant pour qu’il soit traité comme un espace économique comme les autres :
« Nous, on considère le sport professionnel en tant qu’activité économique, et d’ailleurs c’est pas uniquement nous, c’est la Cour de justice qui considère [que le sport] n’est pas une exception à l’application du droit communautaire. On a une position tout à fait claire là-dessus. On ne peut pas être une exception, donc de toute façon, on sera… il y aura une application de ces règles-là à notre activité. »
22Cette lutte symbolique n’est pas nouvelle : on trouve en effet trace d’une activité de défense de la particularité du football qui l’exempterait d’être soumis aux règlements régissant la vie économique communautaire dès les années 1970 [15]. Bien qu’ancienne, l’intensité de cette lutte semble s’être accrue dans le courant des années 1990 et 2000 du fait notamment de l’émergence de groupes d’intérêt défendant les joueurs, les clubs et les ligues professionnelles à l’échelle européenne [Dabscheck, 2003 ; Chatzigianni, 2010]. De leur côté, les dirigeants de l’UEFA ont œuvré, de concert avec les dirigeants des fédérations d’autres disciplines et avec le comité international olympique, pour faire inscrire dans la constitution européenne un article sur le sport où la spécificité de ce dernier serait explicitement évoquée [Rogulski, Miettinen, 2009 ; Garcia, 2009]. L’enjeu est, pour ces instances, de disposer d’un texte politique qui puisse être objecté à la jurisprudence de la CJCE qui assimile, depuis l’arrêt Bosman, le football professionnel à une activité économique. À cette fin, un intense travail de lobbying et d’expertise a été mené auprès des institutions européennes afin de faire valoir les vues des organisations fédérales. La reconnaissance de la spécificité du sport dans un article (article 165) du Traité de Lisbonne peut donc, de ce point de vue, être interprétée comme une victoire pour les dirigeants fédéraux [16] ; une victoire qui les autorise aujourd’hui à demander pour le sport un statut dérogatoire quant à l’application des dispositions de l’UE [Garcia, Weatherill, 2012]. L’interprétation que fait l’UEFA de cet article est en effet sans équivoque, comme le traduit cette note produite par ses services en juin 2010 :
« L’article 165 […] ne porte pas préjudice à l’autonomie dont jouissent les fédérations sportives dans l’accomplissement de leur mission. Au contraire, même, puisque le TFUE [Traité sur le Fonctionnement de l’UE] grave dans le marbre du droit constitutionnel de l’UE la spécificité du sport. Cela signifie que si le sport n’est pas au-dessus de la loi, il ne peut, pour autant, être appréhendé de la même manière qu’une activité économique ordinaire [17]. »
24On comprend que l’enjeu de cette lutte symbolique soit central. Il s’agit bien, pour l’UEFA, de s’imposer comme le régulateur légitime du football européen. En sus de l’activité de lobbying auprès des institutions de l’UE, cette lutte passe aussi par une stratégie de dramatisation dans l’espace médiatique. Ses dirigeants rappellent sans cesse qu’« il y a tout un système économique autour du foot qui est dangereux. On a besoin de personnes qui protègent le foot [18] ». Dramatiser la situation est une façon pour les dirigeants de l’UEFA de faire valoir cette dernière comme une autorité morale, la seule à même de défendre le football, avec l’aide des pouvoirs publics [19], contre ce qui est défini comme des instrumentalisations ou des agressions extérieures dont ce sport serait victime.
4 – L’intérêt au désintéressement des dirigeants de l’UEFA
25Pour les dirigeants de l’UEFA, la lutte symbolique visant à imposer une image du football à même d’assurer leur emprise sur la structuration de ce sport n’est pas exempte de considérations économiques. Le noble discours de la défense des « valeurs du sport » n’est en effet pas incompatible avec la poursuite d’intérêts financiers. Les archives de la fédération européenne mettent en évidence que, en même temps que ses dirigeants plaident pour un football « pur », ils négocient avec la plus grande fermeté les montants des droits télévisuels de la Ligue des Champions [20]. L’analyse sociologique, ainsi informée, ne peut alors plus opposer défense d’un intérêt décrit comme général et poursuite d’intérêts particuliers, sous forme économique notamment. Le fait que les dirigeants de l’UEFA s’érigent en défenseurs du sport s’avère effectivement tout sauf neutre : outre l’autorité qui leur est ainsi conférée, cela leur permet aussi, en gardant le contrôle des compétitions qu’ils organisent, de conserver la maîtrise de leur commercialisation. En l’absence d’une ligue professionnelle européenne similaire à celles qui structurent le football professionnel à l’échelon national, c’est en effet l’UEFA qui est en charge de la négociation des droits de télévision et du sponsoring, et de la redistribution des gains générés par la Ligue des Champions.
26L’accès à ces « profits de vertus » [Bourdieu, 1994] est indissociable du profil des dirigeants de l’UEFA [21]. Leur propension à épouser et à reproduire les principes de cette dernière est en effet liée à leur trajectoire. S’agissant des membres du comité exécutif de l’UEFA, le tableau n° 1 montre clairement qu’ils – l’usage du masculin se justifie dans la mesure où une seule femme appartient à cette instance dirigeante – se situent très majoritairement du côté de l’institution fédérale puisque la quasi-totalité d’entre eux (15 sur 17) est (ou a été) président de sa fédération nationale, tandis que les autres dénotent également un investissement dans l’organisation du football dans leur pays respectif. L’entrée au comité exécutif sanctionne ainsi une longue carrière de dirigeant à l’échelle nationale et internationale (12 ans et demi en moyenne à partir de la première responsabilité nationale [22]).


27En plus de ces éléments, il apparaît que près d’un tiers d’entre eux (5 sur 17) ont été joueurs dans leur équipe nationale. Au regard de la popularité du football et en particulier des épreuves par équipe nationale, ces sélections contribuent à faire d’eux des personnages publics qui doivent une bonne part de leur visibilité et de leur importance sociale à l’existence de telles compétitions dont les fédérations sont les dépositaires : tandis que l’organisation des compétitions par clubs s’inscrit au croisement des investissements de ces derniers et des fédérations, les épreuves par équipe nationale sont en effet du ressort complet des fédérations.
28Une autre dimension étaye que les ressources footballistiques des membres du comité exécutif de l’UEFA sont très largement dépendantes de l’institution fédérale : leur éloignement des tâches d’encadrement dans le football professionnel. Aucun de ceux qui ont été joueurs professionnels n’a eu ensuite de fonction dirigeante dans un club. Et si six ont, au total, préalablement occupé un tel poste, c’est, pour trois d’entre eux, dans des clubs mineurs, et tous ont abandonné leur engagement dans le football professionnel pour devenir présidents de leur fédération nationale.
29L’ensemble de ces éléments montre que les membres du comité exécutif de l’UEFA doivent l’essentiel de leurs ressources dans le football à l’institution fédérale. Et comme ils entrent tardivement au comité exécutif de l’UEFA (plus de 54 ans de moyenne d’âge à l’entrée), il est sans nul doute trop tard pour qu’ils puissent investir un autre segment de l’espace du football. Dans ces conditions, on comprend qu’ils soient structurellement conduits à défendre l’institution à laquelle ils appartiennent et à se faire les hérauts de la lutte contre la « dérégulation du football » [23] et de la protection du jeu contre les offensives des forces économiques qui risquent de le « dénaturer », comme le martèle par exemple Platini dans une interview récente où il indique qu’il « ne trouve pas que c’était une bonne chose de tolérer les pubs [sur les sites de paris]. Et tout ça pour gagner toujours de l’argent. Ça dénature tout », avant d’ajouter que son ambition principale est « que l’on préserve le jeu », car « il faut protéger le football » [24].
30Qu’on ne s’y trompe pas : les dirigeants de l’UEFA ne sont pas, comme on l’a vu, opposés à la présence d’argent dans le football. L’enjeu est pour eux de promouvoir un modèle économique compatible avec le rayonnement de l’UEFA pensée comme garante de la promotion d’un universel. Là encore, cette attitude est liée au profil de ces dirigeants : si l’on excepte ceux (au nombre de quatre) dont la carrière professionnelle s’est entièrement déroulée dans l’espace sportif, les membres du comité exécutif sont majoritairement d’anciens hommes d’affaires (pour six d’entre eux) et des juristes (pour cinq d’entre eux). Ces profils juridico-économiques dénotent tout à la fois un sens des affaires et une sensibilité pour leur réglementation. Et ces deux dimensions sont mises au service de ce que leur appartenance à l’UEFA leur impose, à savoir proposer un modèle d’organisation qui ne peut être durable et rentable qu’à la condition de se présenter comme une défense de l’intérêt général :
« Les clubs, ils n’ont pas la longue vue, hein. Ils n’ont pas la longue vue. Les clubs, ils doivent gagner. Ils doivent gagner chaque dimanche, c’est ça leur intérêt. Ils n’ont pas la vision pour les structures du football qui sont nécessaires pour sauvegarder l’équilibre, l’équité du sport. Donc, alors, il ne faut pas trop se baser sur les clubs. Et c’est compréhensible. Moi j’ai toujours dit : “les clubs, ils ont le droit d’être égoïstes parce qu’ils doivent gagner.” C’est nous les organisateurs qui devons limiter, devons poser les limites à l’égoïsme. C’est pour protéger la majorité, protéger la communauté générale contre l’égoïsme. »
32Ainsi mises en série, les caractéristiques des dirigeants de l’UEFA permettent de rendre compte du singulier enchâssement d’intérêts, à la fois économiques et symboliques, particuliers et généraux, qui les caractérisent. Et ces derniers allant de pair avec une longue socialisation dans l’espace fédéral, ils permettent de mieux comprendre en quoi consiste le modèle d’organisation promu par ces dirigeants par le biais de l’UEFA, modèle qui contribue à définir la structuration du football à l’échelle européenne.
5 – Être propriétaire d’un club : les profits symboliques d’un investissement économique
33Le profil des dirigeants [27] des quinze plus grands clubs européens [28] est assez différent de celui de leurs homologues de l’UEFA (cf. tableau 2). La très large majorité d’entre eux sont des businessmen (là encore le masculin s’impose, car on compte seulement une femme parmi les 17 dirigeants retenus) qui accèdent nettement plus jeunes que les dirigeants de l’UEFA à des positions dominantes dans l’espace du football européen (48 ans en moyenne contre 54). Cette différence est particulièrement grande s’agissant des propriétaires (ou présidents) des trois plus grands clubs continentaux puisqu’ils ont en moyenne moins de 40 ans (39 ans et demi) quand ils en prennent la tête. Cette précocité est rendue possible par un circuit d’accès aux positions dominantes beaucoup plus court que pour les dirigeants fédéraux : alors que ces derniers arrivent au sommet de l’UEFA après une longue carrière au sein de leur fédération nationale respective et/ou des instances internationales, la majorité de ceux qui investissent les clubs de l’élite continentale le font en accédant d’emblée à des positions dominantes (12 sur 17 sont directement entrés dans le club qu’ils dirigent en qualité de propriétaires, présidents ou vice-présidents). Et s’il y a bien des cas de « carrières maison », c’est-à-dire de carrières qui conduisent à diriger le club après avoir passé l’essentiel de sa vie professionnelle dans et au service de ce dernier, elles sont très minoritaires (deux au total). En effet, même si les modalités d’accès à la fonction sont variables (reprise du club « familial » vs achat d’un club), c’est pratiquement toujours au nom de ressources extérieures au football que l’on arrive à la tête d’un club de rang européen. Uli Hoeness, président du Bayern de Munich, est ainsi le seul à avoir été un ancien joueur de haut rang. Tous les autres dirigeants de clubs ont été, au mieux, des joueurs modestes, quand ils ne sont pas purement et simplement étrangers, par leurs pratiques, au football.
Profil des dirigeants des 15 plus grands clubs européens (début 2013)*


Profil des dirigeants des 15 plus grands clubs européens (début 2013)*
* D’après le magazine Forbes.34Quand on ajoute à cela le fait que le football est un espace très largement déficitaire sur le plan financier [29], on peut s’interroger sur ce qui est au principe de l’investissement de ces patrons. Un travail, portant sur les seuls présidents français, fournit des pistes intéressantes : ces derniers ont en commun d’être des dirigeants à faible capital culturel et ayant fait fortune sur un temps court. Ils trouvent dans le football un espace accessible à leur profil d’élite illégitime – comme en atteste leur absence du Who’s who et leur fort ancrage local – et leur permettant de transformer leurs profits économiques en capital symbolique [Schotté, 2013]. Cette interprétation semble pouvoir prévaloir également à l’échelle européenne avec de nombreux clubs qui appartiennent à des « nouveaux riches » dont les fortunes ont été acquises de façon parfois douteuse, et qui voient dans le football un espace pour les blanchir symboliquement [30]. Autrement dit, l’engagement dans le football professionnel n’est rentable pour eux que parce qu’il est un espace doté d’une valeur symbolique particulière, celle-ci ayant partie liée avec sa structuration singulière qui en fait un espace irréductible aux investissements économiques dont il est l’objet. Vus sous cet angle, les dirigeants des clubs ont alors intérêt à ce que le football professionnel ne soit pas assimilé à un « business comme un autre ».
35Outre les bénéfices symboliques qu’il autorise, l’argument de la spécificité vaut aussi pour des raisons strictement économiques : il rend en effet possible des modes de financement et des aménagements ordinairement interdits dans les industries « classiques ». C’est en effet au nom de la spécificité du sport que les collectivités publiques françaises financent le football professionnel de façon directe ou indirecte (notamment en mettant à disposition des clubs des équipements sportifs et en participant au financement des centres de formation). C’est aussi en son nom que des dispositifs fiscaux dérogatoires propres aux footballeurs ont été mis en place dans différents pays d’Europe (et notamment en Espagne avec la loi dite Beckham en 2004) afin de permettre aux clubs nationaux d’attirer les meilleurs joueurs [31]. Enfin, même s’ils sont vecteurs d’une importation massive de capitaux, et peuvent à l’occasion revendiquer que le football européen s’affranchisse de sa tutelle fédérale, le fait est que les propriétaires des clubs n’ont pas forcément intérêt à une telle issue. En plus des éléments évoqués, une telle opération pourrait en effet s’avérer particulièrement risquée, comme l’indique ici le représentant d’une ligue professionnelle :
« Il y a toujours ce risque, mais ils auraient… Je pense que les clubs […] auraient tellement à perdre, dans le court terme, pour un gain hypothétique, dans le moyen ou le long terme, qu’ils ne prendront pas le risque […]. Aujourd’hui, ils auraient beaucoup à perdre, peut-être beaucoup à gagner, mais de façon hypothétique. Beaucoup à perdre, c’est 50 millions par an en termes de droits TV chez nous, plus les revenus de la ligue des champions donc on a probablement entre 70 et 80 millions. Avant de retrouver ça sur une compétition qui est pas encore créée, structurée […], qui n’est pas prestigieuse, qui n’est pas vendue, euh… Vu la situation économique de certains clubs, c’est une décision lourde de conséquences quoi ! Donc voilà, je ne suis pas convaincu qu’ils le feront […]. Je ne crois pas que les clubs sont dans une situation où ils peuvent l’envisager, très sincèrement. Plus tous les frais négatifs en termes de relations presse, politique. Vous imaginez ? Les grands clubs se séparent, plus de solidarité, c’est difficile à gérer quand même, c’est difficile à gérer. »
37Le risque d’une éventuelle sécession des clubs avec les compétitions organisées par l’UEFA n’est pas seulement économique, il s’exprime aussi en termes d’image : les tentatives, comme celle orchestrée au début des années 2000 par le G14 (regroupement de quatorze grands clubs européens), de création d’une ligue européenne indépendante de la structuration fédérale sont systématiquement présentées comme relevant de la poursuite d’un intérêt particulier qui serait contraire au modèle européen du football « caractérisé par des compétitions ouvertes dans le cadre d’une structure pyramidale, dans laquelle des centaines de milliers de clubs amateurs et des millions de bénévoles forment le vivier des clubs professionnels de haut niveau [et qui] est le résultat d’une tradition démocratique bien ancrée dans la société tout entière » [32]. Aussi, s’engager dans la voie d’une telle création dissidente conduirait, si l’on suit l’extrait d’entretien qui précède, les propriétaires de clubs à se mettre en porte-à-faux vis-à-vis des pouvoirs publics, des journalistes et aussi sans doute d’une partie des amateurs (dans tous les sens du terme). Ce qui ne serait vraisemblablement pas sans conséquence négative sur leurs possibilités de financement [33].
38Aussi, en dépit de ce qui les oppose en apparence, les intérêts des propriétaires de clubs ne sont-ils pas, dans la configuration actuelle, si éloignés de ceux des dirigeants fédéraux. Et dans ces conditions, bien sûr susceptibles d’évolution, les uns et les autres ont finalement des intérêts communs comme l’atteste l’extrait qui suit :
« [Il y a] des questions plus business, vente des droits […] à des chaînes de télé, des sites internet, euh… la question des paris sportifs, l’intégrité des compétitions, où là, très sincèrement les positions […] sont très très proches. Donc là on fait vraiment du lobbying en commun, c’est pour ça que je travaille très facilement et très souvent avec Untel et Untel […], même si les gens pensent que c’est la guerre parfois entre la Premier League et la ligue française, ou entre l’UEFA et la ligue allemande […]. On a des contacts entre nous. On est pas toujours d’accord, ce qui est logique, mais sur les sujets commerciaux on a souvent des positions communes […]. À l’heure actuelle, c’est par exemple les sites internet qui utilisent notre contenu sans autorisation, les gens qui veulent la gratuité totale du contenu sur internet […]. L’autre, je dirais pas ennemi, disons l’autre groupe qui est un peu sur les questions de droit, c’est les opérateurs de paris sportifs qu’ils soient publics ou privés, qui considèrent qu’eux peuvent utiliser le contenu sportif comme ils veulent, etc., et nous, on considère qu’ils utilisent des compétitions que nous, on organise, et qu’il doit y avoir des relations contractuelles. »
40Au regard de cette convergence d’intérêts, on comprend que les dirigeants des clubs et des ligues professionnelles puissent collaborer avec ceux de l’UEFA. Et si l’on ajoute que les cadres salariés des deux parties ont des profils proches (ils sont dans leur très large majorité diplômés en droit, en économie, ou en « gouvernance » [34], et tous partagent une appétence pour le sport [35]), on comprend que les uns et les autres puissent se retrouver dans une vision commune et être conduits à persévérer dans le présent mode de structuration du football professionnel européen.
6 – Conclusion
41L’ensemble de ces éléments relève d’une invitation à se démarquer des interprétations dominantes apposées à la réalité du football européen. Ces dernières prennent le plus souvent la forme d’un sens commun journalistique et savant condamnant l’émergence récente du « foot business » qui porterait atteinte à « l’esprit du jeu ». Outre leur sous-bassement d’ordre moral, ces lectures posent problème pour au moins trois raisons : elles conduisent, d’abord, à opposer « football » et « économie », comme si ce sport avait pu se développer indépendamment des investissements économiques dont il a été très précocement l’objet et qui ont contribué à lui donner forme. Elles considèrent, ensuite, que l’apport financier serait le déterminant ultime de son fonctionnement actuel et le moteur du changement, omettant ce faisant que l’investissement économique est encastré dans un tissu de relations, qui détermine aussi bien ses conditions de possibilité que son efficacité. Enfin, en se cantonnant aux seuls aspects matériels, elles interdisent de prendre en compte les luttes et transactions symboliques dont le football professionnel européen est l’objet.
42Contre ces lectures, il s’agit de plaider, avec Bourdieu [1980], pour une analyse de l’économie générale des investissements et des profits qui structure cet espace. On s’offre ainsi la possibilité de montrer, d’une part, que ce dernier s’est constitué dans et par des pratiques sociales et avec l’appui des pouvoirs publics européens sous une forme particulière ; et, d’autre part, que cette spécificité objective – cet espace fonctionne effectivement sur un mode particulier, inscrit dans le droit – ne peut persister que parce qu’elle constitue une ressource dotée d’une plasticité suffisante pour que des acteurs très différents puissent s’en saisir et la revendiquer en fonction d’intérêts eux-mêmes différents [36].
Notes
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[1]
Union of European Football Associations, c’est-à-dire la fédération européenne de football.
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[2]
C’est par prudence que le terme d’espace – plutôt que celui de champ – sera utilisé dans cet article. Voir si l’on peut, en toute rigueur, parler de champ du football européen impliquerait en effet des développements qui dépassent de loin le cadre de cet article. Il n’empêche que, même en l’absence du terme (réservé à des espaces suffisamment « intégrés » pour justifier la désignation de champ), nous reprenons la grille de lecture qui lui est associée chez Bourdieu.
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[3]
Dans la mesure où nombre de chercheurs en sciences sociales appuient cette vision, par exemple Piraudeau [2012] qui raisonne en termes de « dérives ». Cela affleure aussi dans un texte pourtant beaucoup plus problématisé [Gasparini, Polo, 2012]. Pour une critique des travaux prétendument critiques, voir Loirand [2006].
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[4]
Par « logique sportive », nous entendons les règles et pratiques qui sont spécifiques au sport et ici au football, à savoir ce qui fait que les critères qui font le « bon footballeur » sont propres à l’espace footballistique et ne peuvent se déduire des autres attributs sociaux dont les joueurs sont porteurs. Ceci dit, il ne s’agit pas de sous-entendre que ces aspects sont indépendants du social. D’une part parce que l’existence d’un espace spécifique qui reconnaît les compétences footballistiques à l’exclusion de toutes autres est bien sûr le produit d’une histoire dont on peut reconstruire la genèse [Elias et Dunning, 1994]. Et d’autre part, parce que la compétence spécifique s’appuie toujours, pour se développer, sur d’autres ressources [Schotté, 2012].
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[5]
Voir les travaux de Bourdieu sur le champ artistique [1992].
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[6]
Le succès est en effet une condition nécessaire (mais non suffisante) à la rentabilité. Ce qui explique pourquoi certains clubs de haut rang peuvent être en déficit.
-
[7]
Par ce nom générique, nous désignons la compétition par clubs, centrale dans le calendrier européen, qui a pris différents noms dans l’histoire, depuis la coupe des clubs champions jusqu’à la Champions League aujourd’hui.
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[8]
Les clubs sont en effet, dans leur très grande majorité, la propriété d’investisseurs nationaux, à l’exception, du as anglais.
-
[9]
La FifPro est le syndicat international des joueurs.
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[10]
Bozonnet J.-J. (1995), « L’exception sportive a disparu », Le Monde, 30 décembre.
-
[11]
Archives privées de Jacques George, Archives nationales du monde du travail (ANMT), voir en particulier le dossier 2004-026-024.
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[12]
Michel Platini, interview au Financial Times, 20 mai 2007, traduite par l’auteur.
-
[13]
« Il faut protéger ce modèle, car le sport n’est pas un secteur d’activité (un “business”) comme un autre et l’UEFA ne permettra jamais qu’il soit traité ainsi. Nous continuerons à défendre la spécificité du sport, et nous sommes convaincus que nos arguments l’emporteront pour le bien du football. » [Les onze valeurs de l’UEFA, http://fr.uefa.com/uefa/elevenvalues/index.html, consulté le 30 janvier 2013.]
-
[14]
Pour une proposition similaire à propos du CIO, voir Waser [2000].
-
[15]
ANMT 2004-026-021, 022, 023.
-
[16]
Comme l’est le Rapport sur l’avenir du football professionnel, rédigé par l’eurodéputé Ivo Belet (13 février 2007) et la résolution du Parlement européen qui en découle. Ce rapport indique que « [l]’essence du jeu en lui-même justifie également sa spécificité. Les lois de la libre concurrence économique ne peuvent pas être appliquées en tant que telles ». Il est aussi précisé que « le défi principal aujourd’hui est de maintenir les prérogatives des fédérations en matière de définition des règles du jeu, notamment pour l’organisation des compétitions sportives ».
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[17]
Note de l’UEFA [2010], Position de l’UEFA sur l’article 165 du Traité de Lisbonne, juin.
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[18]
Platini M. [2011], L’Équipe Magazine, 31 décembre.
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[19]
Voir par exemple la lettre écrite par Platini, en septembre 2007, peu après son élection à la tête de l’UEFA, aux chefs d’États de l’Union européenne pour demander leur aide afin de « protéger le football d’un mercantilisme qui l’assaille de toutes parts […]. Une grave menace plane sur le développement du football européen, l’omniprésence de l’argent. Notre but n’est pas de nous réfugier dans un romantisme suranné et élitiste, mais l’argent n’a jamais été le but ultime du football, gagner des trophées restant l’objectif principal. L’Europe veut-elle vraiment réduire le sport à une simple et triste transaction commerciale ? Laissez la glorieuse incertitude du sport prévaloir sur les certitudes moroses de l’argent ».
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[20]
ANMT, 2004-026-024.
-
[21]
Pour une démarche similaire, voir Fleuriel [2006].
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[22]
Comme l’indique la note 25, le mode de calcul conduit, selon toute vraisemblance, à minimiser la durée de la carrière dans l’institution fédérale.
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[23]
Voir par exemple l’article « la dérégulation du football » dont l’auteur, André Manzella [2002] s’avère être un juriste et… un membre de la fédération italienne du football.
-
[24]
Platini M. [2011], L’Équipe magazine, 31 décembre.
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[25]
Ne sont ici prises en compte que les hautes fonctions occupées à l’échelle nationale (au moins membre du comité exécutif d’une fédération nationale). À ce titre, les chiffres mentionnés – qui découlent des limites afférentes au dispositif d’investigations empiriques – sous-évaluent la durée de l’investissement fédéral.
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[26]
Luzon est devenu président de la fédération israélienne en 2006, après un investissement en son sein qui semble remonter aux années 1990, mais qu’il n’a pas été possible de dater avec précision.
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[27]
Nous avons ici considéré le cas des investisseurs majoritaires et, lorsque les financements des clubs ne sont pas le fait d’un ou deux actionnaires principaux, les présidents.
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[28]
On reprend ici le classement réalisé par l’UEFA en 2012 à partir des résultats obtenus par les clubs européens entre les saisons 2007?2008 et 2011?2012.
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[29]
Un rapport rédigé par l’UEFA en février 2012 indique que 56 % des clubs professionnels européens étaient déficitaires en 2010.
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[30]
On fait ici l’hypothèse que les analyses de Nicolas Guilhot [2006], relatives aux fondations philanthropiques par lesquelles les « barons voleurs » tentent de légitimer leur richesse, sont transposables au football.
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[31]
C’est précisément ce que fut l’argument des présidents de clubs de football français à l’automne 2013. C’est au nom de la spécificité du football que ces derniers ont tenté de s’opposer, en menaçant de lock-out, à une application dans le football professionnel de la taxe à 75 % sur les très hautes rémunérations.
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[32]
Rapport sur l’avenir du football professionnel, op. cit.
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[33]
Il ne s’agit bien sûr pas de faire ici de la « sociologie fiction », mais de mettre au jour la façon dont les dirigeants de clubs perçoivent la situation présente.
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[34]
Par là, on entend les différents cursus comme les IEP en France ou les MBA.
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[35]
Voir, pour le cas français, Chimot et Schotté [2006].
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[36]
Cette description de la structuration globale du football européen appelle deux précisions : il convient de rappeler, d’abord, que l’importance de l’échelon européen dans la structuration du football professionnel ne doit pas faire oublier que les arènes nationales et locales de régulation demeurent des lieux décisifs de la forme variable qu’il prend suivant les contextes ; et qu’ensuite cette caractérisation globale doit être pensée non comme un fin en soi, mais comme une invitation à prolonger les investigations en s’intéressant plus finement aux diverses dimensions (financement des clubs et relations d’emploi notamment) qui traversent cette configuration générale [Smith, 2012].