1Il semblerait que la finance soit devenue dans le discours politique de nos sociétés européennes une sorte de fétiche inversé. Comme les objets ou divinités dotés de pouvoirs magiques et invoqués dans les cultes anciens ou superstitieux en vue de l’obtention de la protection tutélaire ou de bons présages, l’énonciation du seul mot suffit à évoquer les pires catastrophes qui peuvent s’abattre sur les habitants d’un territoire, en vertu d’enchaînements un peu occultes, en tout cas peu accessibles au commun des hommes. Le citoyen comprend bien en revanche que des forces supérieures à lui et à celles, semble-t-il, de son pays, contraignent son gouvernement à des politiques dictées par la fatalité et la nécessité, sans quoi le pays sombrerait et lui avec. Il accepte donc, résigné, mais non sans un certain sens du devoir patriotique, la loi du fétiche. Nos sociétés laïques à fondement démocratique se recréeraient-elles des sorcières ou des diables ? Non pas que la sphère financière et son développement très important sur les trois dernières décennies ne soient la source de nombreux problèmes ; non pas qu’il ne serait pas nécessaire de la diminuer et de la contraindre davantage. Mais on peut se demander si l’emphase mise sur la finance et « son pouvoir » dans les discours politiques, de manière particulièrement vive depuis l’avènement de la crise financière de 2007, ne lui donne pas plus d’importance qu’elle n’en a réellement pour les choix des États et ne conduit pas paradoxalement à mettre en œuvre des politiques qui aggravent le mal. Si l’évocation répétée du thème comme se suffisant à elle-même n’est pas un moyen d’éviter de s’interroger plus rationnellement sur les dispositifs législatifs et institutionnels nationaux qui participent de ce « pouvoir », et ainsi de contourner la mise en œuvre des réformes qui seraient vraiment nécessaires.
1 – Une action peu lisible sur les choix d’endettement public
2De « mon adversaire, c’est le monde de la finance [...] il n’a pas de visage, pas de parti et pourtant il gouverne » [1] du candidat François Hollande aux positions d’Arnaud Montebourg lors de la primaire socialiste lequel, avait axé sa ligne de force sur la critique de la « finance », il n’est pas rare d’entendre évoquer dans le cadre d’une campagne électorale le pouvoir de la sphère financière. L’ennemi apparaît d’autant plus ténébreux qu’il n’est pas clairement désigné. On ne retrouve pas l’image développée dans les années 1930 des 200 familles, qui évoquaient les plus grands actionnaires de la Banque de France (pas encore nationalisée), ce mur de l’argent qui pouvait faire tomber les gouvernements de gauche. On imagine qu’en 2011 et 2012 les candidats visaient, dans leurs attaques contre la « finance », les investisseurs sur les marchés financiers qui arbitrent en permanence entre les placements obligataires, boursiers, du monde entier et dictent leurs conditions (« il gouverne ») aux gouvernements (inflation, déficit public...). Ou bien la finance désignait-elle le pouvoir des actionnaires dans les entreprises qui ferment des usines, restructurent, au gré de la recherche de la rentabilité la plus forte, mettant en péril les emplois nationaux ? Ou bien encore les grandes inégalités de revenu dont est source la finance avec les bonus et primes qui attirent les jeunes les plus brillants sortis des grandes écoles d’État, les détournant d’un avenir d’ingénieurs, de patrons d’industrie, ou d’enseignants... Justement, le sens de la diatribe n’est pas précisé. Certes, un meeting de campagne n’est sans doute pas le lieu pour la faire, mais l’a-t-il été davantage après ?
3Au lendemain de sa prise de fonction, François Hollande invoquait, en justification de la politique budgétaire qu’il entendait mener, une raison apparemment valable pour diminuer la dette publique de la France, à savoir que le pays retrouve de l’autonomie et soit moins sous la dépendance des apporteurs de capitaux [2]. En réfléchissant au sens de la proposition, on s’interroge : moins dépendre des investisseurs, cela veut dire que l’État ne soit plus contraint de courir après eux pour qu’ils achètent les obligations du Trésor, et ne soit pas soumis à leur éventuel refus de prêter si le pays n’inspire pas assez confiance, ou ne doive pas verser des intérêts élevés qui pèseront à terme sur le budget (charge de la dette). Cela paraît en effet un but légitime, mais le moment pour commencer une telle politique est-il bien propice ? Ce fut un choix des gouvernements français dans les années 1980, puis dans le cadre européen, de financer la dette publique sur le marché des capitaux plutôt qu’à travers les circuits du Trésor, comme cela avait été fait après la guerre. La raison était que le placement de la dette serait plus aisé et moins coûteux qu’auprès des seuls secteurs résidents, car on pourrait faire appel à l’épargne mondiale [3]. Mais le nouveau système de financement de la dette a créé d’autres contraintes de financement, surtout lorsque le ratio de la dette publique s’est rapproché de 100 % (du PIB) et que la part détenue par des non-résidents est passée au-dessus de 50 %, ce qui est le cas de la France depuis le milieu des années 2000. Ainsi, chercher une diminution du ratio de la dette publique, ce qui est quasi impossible en période de stagnation du PIB, réduirait la contrainte de financement de l’État, mais pas forcément la dépendance à l’égard des capitaux extérieurs ; ou alors il faudrait une réduction de la dette dans des proportions telles qu’on peut s’interroger sur la durée nécessaire, par une politique d’austérité, pour y parvenir. À défaut, le Trésor a-t-il l’intention de changer sa politique de financement de la dette ? Est-ce souhaitable ? Quant à se soucier de diminuer la charge de la dette, cela signifie qu’on souhaite récupérer des marges de manœuvre budgétaires afin de pouvoir mener une politique idoine le moment venu, une politique expansionniste par exemple (par des investissements publics, notamment pour assurer la transition écologique et le développement humain). En clair, on se serre la ceinture aujourd’hui, pour être plus à l’aise demain. Mais force est de constater que la crise, c’est justement maintenant ! Nombre d’économistes de bords différents [Stiglitz, 2013 ; Krugman, 2013] rappellent l’inadéquation de la politique d’austérité en cette situation de récession prolongée ; du côté des institutions internationales, le FMI a fait son mea culpa en reconnaissant avoir sous-estimé l’effet récessif des politiques de « consolidation budgétaire » [Blanchard et Leigh, 2013].
2 – Le « trauma » de la crise financière et les politiques d’austérité
4Les populations sont d’autant plus enclines à être pessimistes et dociles dans la rigueur que la crise des dettes publiques européennes a mis au jour, semble-t-il, le pouvoir de nuisance de la finance et la fragilité des États, impuissants face à l’engrenage qui met en jeu les agences de notation, la dégradation de la note souveraine, pour entraîner la hausse des taux d’intérêt et les difficultés de paiement des États les moins solides économiquement ou les moins vertueux financièrement. Les discours sur la rigueur jouent ainsi sur du velours. Au plus fort de la tempête, la crainte s’est répandue de voir la France connaître presque le même sort que la Grèce. Avec le recul des mois et l’effet des politiques menées, la question de la « soutenabilité » de la dette n’occupe plus le devant de la scène, mais l’épisode a probablement laissé des traces dans les esprits. Il est ainsi étonnant de constater que lors d’un contrôle de connaissances sur les finances publiques dans une université parisienne en 2013, une majorité de copies d’étudiants expliquent la hausse de la dette publique française depuis 2007 par l’effet boule de neige, dans un enchaînement théoriquement bien décrit reliant la montée soudaine des taux d’intérêt auxquels l’État français est censé emprunter, l’alourdissement de la charge de la dette qui s’ensuit, qui vient creuser le déficit et par là même la dette. Sauf que, depuis le début de la crise des dettes publiques, en vertu du phénomène de « fuite vers la qualité », la France emprunte à des taux plus bas qu’avant 2007. Ce n’est pas l’effet boule de neige qui explique l’accroissement du ratio de dette publique, mais la diminution des recettes publiques, due à la stagnation du PIB et à la hausse du chômage. Cet exemple révèle peut-être que la finance apparaît d’autant plus démiurgique que le politique ne prend pas ses responsabilités. Les crises qu’ont connues la Grèce, l’Irlande et le Portugal auraient pu être grandement minimisées s’il avait existé une réaction politique appropriée. Dans une crise financière, le problème principal réside dans la perte de confiance des investisseurs, qui a des effets autoréalisateurs (personne ne sait quoi penser précisément de la situation à venir de tel pays, alors il se réfère à ce que pensent les autres, et la panique s’amplifie, sans raison valable) ; par divers moyens (garantie des dettes, compensation comptable des dettes entre les pays), le ou les gouvernements de concert peuvent intervenir pour enrayer la spirale spéculative. Finalement, après des hésitations dues aux désaccords entre États européens, c’est ce qui fut fait et cela a stoppé l’emballement.
5Il semble que la finance occupe aujourd’hui pour les gouvernants français un peu la même place qu’ils avaient dévolue un temps à l’Union européenne en lui faisant porter la responsabilité des « réformes » qu’ils n’osaient défendre en propre, dans un jeu de dupes avec les citoyens, feignant d’oublier que la France est pleinement partie prenante des décisions qui sont entérinées à Bruxelles. Alors que de nombreux économistes s’accordent sur l’impérieuse urgence de réguler et mieux contrôler les activités financières, de limiter le risque systémique, il serait de bon augure que nos dirigeants, lorsqu’ils entonnent le thème de la finance, le fassent plus sérieusement, et nous expliquent pourquoi, en apparente contradiction avec certaines déclarations d’intention, la France a freiné des quatre fers pour l’instauration d’une taxe sur les transactions financières au niveau européen [4] et pourquoi le ministre de l’Économie vient de retirer, après une courte figuration de quatre mois, Jersey et les Bermudes de la liste des paradis fiscaux [5].
Notes
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[1]
Discours prononcé lors du premier meeting de campagne de F. Hollande, le 22 janvier 2012, au Bourget.
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[2]
Discours d’ouverture de la conférence sociale entre gouvernement et partenaires sociaux, le 9 juillet 2012. François Hollande y a affirmé que « réduire la dette était le choix non pas de l’austérité, mais de la souveraineté ».
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[3]
Sur l’histoire de ce choix, voir les travaux de Benjamin Lemoine [Lemoine, 2013].
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[4]
Chaperon I., « Taxe sur les transactions financières : le projet européen s’enlise », Le Monde, 3 septembre 2013. Le gouvernement français, comme d’autres pays européens, s’oppose au projet de taxes sur les transactions financières dans sa version actuelle en raison du risque de voir migrer les activités financières vers les places non européennes.
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[5]
Michel A., « Bercy blanchit Les Bermudes et Jersey », Le Monde, 8 janvier 2014.