1 – Du précapitalisme au capitalisme
1Dans son article sur la fabrique de l’habitus économique [Bourdieu, 2003], Pierre Bourdieu rappelait la nécessité d’envisager les relations économiques non seulement comme une forme spécifiée de relation sociale, mais de leur restituer en outre, dans le cadre de l’analyse, toute leur profondeur historique. Bourdieu entendait ainsi « rompre avec le paradigme dominant » et redéfinir « la raison économique, comme rencontre entre des dispositions socialement constituées (dans la relation à un champ) et les structures, elles-mêmes constituées, de ce champ » [Bourdieu, 2000a, p. 235]. Dans cette perspective, le champ économique lui-même doit être reconsidéré dans son historicité, ce qui suppose de rejeter toute forme d’essentialisme à son égard. Ainsi, l’autonomie qui, par définition, caractérise le champ résulte elle-même d’un processus (autonomisation) qu’il convient d’analyser. D’où l’opposition que Bourdieu propose entre capitalisme et précapitalisme – qui n’est pas sans faire écho aux travaux de Karl Polanyi et au concept d’encastrement (embeddedness) qu’ils ont introduit [Polanyi, 1983, p. 103-116], et que Bourdieu lui emprunte [Bourdieu, 1994, p. 190 ; Bourdieu 2012, p. 357 et 387].
2Le sociologue se penche sur le « passage de l’économie précapitaliste à l’économie capitaliste » dès ses travaux sur l’Algérie des années 1960 [Bourdieu, 1977, p. 19-43 ; Bourdieu, 2000b, p. 8]. Pour Pierre Bourdieu, l’émergence du capitalisme s’inscrit dans « une lente évolution, tendant à dépouiller de leur aspect proprement symbolique les actes et les rapports de production » [Bourdieu, 1997, p. 36]. En d’autres termes, la définition d’un cosmos économique (propre aux sociétés capitalistes) repose sur « un processus de différenciation par lequel les différents champs de production symbolique se sont autonomisés et constitués en tant que tels, se distinguant ainsi de l’univers économique » [Bourdieu, 1997, p. 34]. Le champ économique tend donc à se séparer de sa dimension symbolique, et les champs de production symbolique de leur dimension économique. Du point de vue de Pierre Bourdieu, un tel mouvement est étroitement lié à l’affirmation de l’État, en tant que celui-ci accumule « une sorte de méta-capital, donnant pouvoir sur les autres espèces de capital et sur leurs détenteurs » [Bourdieu, 1994, p. 109], et se constitue ainsi « comme instance méta-champ tout en contribuant à la constitution des champs » [Bourdieu, 2012, p. 318]. La construction d’un espace économique spécifique serait donc associée à la genèse de l’État, dans le double sens que Bourdieu confère au terme, comme État-administration et comme État-territoire [Bourdieu, 2012, p. 196]. Au cours de l’époque moderne, les instances étatiques auraient ainsi contribué à bâtir un champ économique universalisé et unifié, « contre la tendance au particularisme local des marchés » [Bourdieu, 2012, p. 357].
3La question est alors de savoir dans quelle mesure ce modèle peut être appliqué à l’étude des sociétés et des économies européennes, entre les xviiie et xixe siècles, c’est-à-dire à une époque qui est considérée comme celle de l’affirmation d’un capitalisme moderne, où l’action économique se délivrerait de tout autre genre de relation sociale. Plutôt que de dresser d’emblée un tableau théorique général, nous nous appuierons sur une étude des pratiques économiques, de manière à comprendre la façon dont a évolué l’habitus des agents. Dans cette perspective, nous concentrerons nos efforts sur l’analyse des milieux d’affaires dauphinois impliqués dans le secteur du textile, qui constituait sans nul doute la branche la plus prospère de la région. Nous essayerons plus exactement de comprendre, à partir de cet exemple, comment les relations entre les agents économiques (commerçants, fabricants) et l’État ont participé à la délimitation du champ économique. Dans cette optique, nous proposons de nous pencher d’abord sur les réformes introduites par l’autorité royale au début du xviiie siècle, de manière à en envisager la logique sous-jacente et les effets sociaux.
2 – Le règlement de 1732
4Le 11 mars 1732, le roi Louis XV promulguait un nouvel arrêt [1], destiné à réglementer la production et la distribution de « draps, serges et autres étoffes » en Dauphiné. Plus exactement, le texte s’attachait d’abord à encadrer les fabriques locales, mais il s’étendait aussi de facto à la circulation marchande des produits. Le document n’a guère retenu l’attention des historiens, si l’on excepte les allusions qu’y fit Pierre Léon dans l’enquête qu’il consacra à l’industrialisation du Dauphiné [Léon, 1954, p. 145-147].
5Le règlement de 1732 ne constitue pourtant pas un exemple isolé [Minard, 1998, p. 267-283]. Il s’inscrit au contraire dans le contexte de la France des années 1730, dominée par des politiques d’inspiration mercantiliste, sous la houlette du contrôleur général Philibert Orry. Rappelons au passage que des réformes semblables furent appliquées dans plusieurs autres provinces du royaume, suivant les mêmes orientations [2]. À chaque fois, l’État s’efforçait de mettre en place un système de contrôle de la qualité des produits, en particulier dans le secteur du textile [Daudin, 2001, p. 39-42]. C’est ainsi que l’arrêt du Conseil royal devait contribuer à porter les étoffes dauphinoises « à toute la perfection dont elles sont susceptibles », afin de contribuer, plus fondamentalement, à « en procurer un débit utile à l’État ».
6Le cas du Dauphiné est d’autant plus intéressant qu’il concerne une province tout entière (et non seulement une région, une ville ou une communauté), traversée par de fortes disparités économiques et géographiques [Favier, 1993, p. 388-392], et incluant à ce titre des agents qui occupaient des positions très inégales dans l’espace social. Il ne s’agit donc pas de se cantonner à la seule analyse des grands négociants du royaume, qui se retrouvaient dans les principaux ports ou les grandes places financières de l’époque. Le développement manufacturier et commercial était davantage marqué dans le Bas-Dauphiné et le long de l’axe rhodanien, que dans les régions alpines du Haut-Dauphiné [Léon, 1954, p. 13-52 ; Rojon, 2007, p. 29-34]. L’arrêt du Conseil royal accordait néanmoins une attention soutenue à l’ensemble de ces espaces, et aux différents types de draps qui y étaient confectionnés.
7Les rédacteurs du règlement connaissaient fort bien la situation sur place. Comme le relevait le préambule de l’arrêt du Conseil royal, deux hommes jouèrent un rôle clef dans la mise en ordre des articles : l’intendant Gaspard Moïse de Fontanieu et son inspecteur des manufactures, François Boutillier. Dès 1728, l’intendance avait en effet diligenté une enquête sur l’état des fabriques de draps. Pendant deux ans, Boutillier arpenta la région, à la rencontre des négociants et des producteurs locaux. Au terme d’un travail méticuleux, il remit à Fontanieu un premier rapport (1730), qui déplorait la piètre qualité des étoffes locales et préconisait l’établissement de nouvelles règles plus strictes. Un projet fut établi en conséquence et envoyé au Conseil du commerce, qui l’approuva en 1731, et qui allait servir de base au règlement de 1732 [Léon, 1954, p. 145] [3]. Celui-ci reprenait en réalité des normes préexistantes, mais qui n’étaient, en pratique, que peu ou pas appliquées.
8L’arrêt finalement rendu par le Conseil en mars 1732 incluait en tout 265 articles différents. Cinq principaux thèmes se distinguent dans cet ensemble foisonnant. Environ 39 % des articles précisaient les conditions de fabrication stricto sensu (dimensions, qualités de la matière première, nature des outils utilisés, etc.). 37 % fixaient les modalités de contrôle administratif, de marquage des marchandises ou de règlement des litiges par les autorités publiques. 14 % établissaient les conditions d’écoulement, de circulation et de vente des stocks. Le règlement revoyait en outre le statut accordé aux fabricants (5 % des articles environ) et aux commerçants en draperie (5 % des articles également).
9Cette typologie, aussi simplifiée soit-elle, permet néanmoins de donner un premier aperçu du texte et d’en préciser les visées. Il s’agissait en priorité de créer les conditions légales nécessaires à l’identification, et par là même à la distinction, des divers produits de la proto-industrie dauphinoise – et, au-delà, des fabriques françaises. Les premiers articles du règlement portaient notamment sur une description minutieuse des caractéristiques de chaque étoffe. Le schéma était à chaque fois identique. Les autorités commençaient par assigner un nom exact au drap en question, identifiaient les principaux lieux (ou régions) de confection, puis précisaient la manière suivant laquelle les pièces devaient être façonnées. Pour terminer, une marque était apposée sur la marchandise, signalant sa nature et son origine (« nom du fabricant et celui de sa demeure »).
10L’intervention des autorités publiques aboutissait donc à un puissant effort de normalisation des catégories marchandes et des pratiques de fabrication. En nommant et en définissant les objets, l’État concourait à établir des rapports d’équivalence entre les objets et à répandre, à travers tout le royaume, des moyens de commensurabilité. Autrement dit, c’est à travers un système de tarification et de classification principalement provincial que se mirent peu à peu en place les conditions d’une circulation nationale et internationale des marchandises. Comme l’a souligné Dominique Margairaz dans un récent article [Margairaz, 2012], il faut donc revenir sur l’idée préconçue en vertu de laquelle ce système tarifaire, fondé sur des particularismes régionaux, se réduirait à une entrave inhibitrice, à un carcan archaïque pesant sur les échanges intérieurs ou extérieurs [4].
3 – Oppositions négociantes
11Cela dit, la portée du règlement de 1732 ne peut être pleinement saisie qu’en examinant sa réception et sa mise en application. Or, pour en mener l’analyse, il faut aussi revenir sur les manifestations de mécontentement qui environnent non seulement cet arrêt, mais plus généralement un grand nombre d’interventions de l’État monarchique, jusqu’au début de la Révolution. La réticence des milieux d’affaires dauphinois vis-à-vis des projets de réforme est bien connue et a été abordée par plusieurs historiens [Léon, 1954, p. 150-153 ; Bouchardeau, 1981, p. 18].
12Dans les faits, l’opposition des agents économiques transparaît avant même 1732 et ne concerne pas exclusivement le commerce ou la fabrication des draps, ni même le seul secteur du textile. En juin 1731, ce furent par exemple les marchands-toiliers de Grenoble qui se soulevèrent contre le règlement que la monarchie avait tenté de leur imposer. À Voiron, haut lieu de la production de toiles et de draps, la résistance s’organisa contre les nouvelles lois, sous l’égide des principaux négociants de la ville (dont plusieurs appartenaient simultanément à la municipalité). Enfin, dans certaines communautés de la Drôme actuelle, les habitants refusèrent catégoriquement de tenir les élections des gardes-jurés, qui étaient censés faire appliquer la loi [Léon, 1954, p. 151].
13Le rejet des réglementations ne s’émoussa pas dans la seconde moitié du xviiie siècle ; tout au contraire, il s’accentua sensiblement à partir des années 1770. Les critiques des commerçants portaient aussi bien sur les taxations des marchandises que sur les structures corporatives que l’État souhaitait favoriser, afin de regrouper les manufacturiers ou les marchands et négociants, dans une province où les corps de métier ne bénéficiaient pas d’une implantation très solide [Favier, 1993, p. 276-277]. L’opposition emprunta des voies de plus en plus directes et quelquefois violentes. À Romans, la protestation finit par se changer en une véritable insurrection, qui vit en 1776 les marchands de drap refuser de respecter les dispositions royales, s’organiser en assemblées, et établir des liens avec les villes voisines de Grenoble ou de Vienne [5].
14Un autre élément est révélateur des échecs du pouvoir monarchique : une vingtaine d’années plus tôt, en 1752, un autre arrêt du Conseil royal apportait de nouveau des précisions sur la fabrication et le commerce des draps. Le préambule délivrait une conclusion sans appel sur la capacité des autorités publiques à faire respecter les dispositions précédentes : les juges qui avaient été nommés afin d’exercer le contrôle des marchandises s’étaient révélés particulièrement peu efficaces, incapables de s’acquitter « de leurs fonctions avec l’exactitude et l’intelligence qu’exigeait le bien du service ». Dès 1748, un second arrêt venait pallier ces déficiences, en précisant leurs fonctions et en réorganisant l’administration. Ce sont ces ajouts ou modifications que le texte de 1752 prenait en compte et adjoignait aux règles de 1732.
15Notons que la réticence des commerçants et la mauvaise volonté dont firent preuve certains administrateurs n’étaient vraisemblablement que les deux faces de la même pièce. Les liens entre l’administration et les milieux d’affaires étaient en effet étroits ; il n’était pas rare que d’anciens négociants ou marchands fussent par exemple appelés pour exercer les contrôles au nom du pouvoir royal [6]. Choix d’autant plus compréhensible que ces individus présentaient une solide expérience des activités économiques, ce qui les désignait aux yeux des autorités comme de parfaits interlocuteurs. Reste alors à sonder les raisons qui motivent ce refus, de telle façon qu’il s’échelonne sur près d’un siècle, avec une constance apparemment à toute épreuve.
16Si l’on se réfère à la littérature, l’hypothèse qui prédomine est celle qui voit dans l’hostilité des milieux d’affaires la conséquence – et en même temps la manifestation visible – d’un « libéralisme » dauphinois, caractérisé par le rejet des interventions étatiques. Cette piste de recherche repose en fait sur un présupposé de taille, qui consiste en définitive à postuler que le refus du règlement de 1732 (et des décisions qui s’en inspirèrent) reposait sur le rejet systématique des interventions étatiques dans la sphère économique. Les recherches de Jean-Pierre Hirsch [Hirsch, 1975 ; 1991] ont néanmoins démontré que le « libéralisme » des négociants lillois (et plus généralement français) ne se réduisait d’aucune manière à une opposition intangible aux interventions étatiques. Le Dauphiné ne fait d’ailleurs nullement exception : alors même qu’une partie des milieux d’affaires refusait les règles adoptées par le pouvoir, d’autres négociants et fabricants réclamaient ardemment l’aide de la monarchie, notamment dans les régions frontalières du Haut-Dauphiné, qui éprouvaient de plein fouet la politique douanière du Piémont voisin [7]. Du point de vue des commerçants et des producteurs, l’État apparaissait alors comme une « dernière instance » [Bourdieu, 1984]. C’étaient les engagements impromptus de la monarchie qui nourrissaient les critiques, non la puissance légitime qu’elle représentait et que les agents souhaitaient pouvoir solliciter en fonction de leurs besoins conjoncturels.
17Dès lors, l’antagonisme supposé entre « protectionnisme » et « libéralisme », compris comme la contradiction entre l’idéologie de l’État monarchique et celle de l’ensemble des négociants ou manufacturiers, se révèle en grande partie illusoire. Il repose implicitement sur une conception finaliste, qui considère, en dernière analyse, que le comportement des agents étudiés ne peut être expliqué que par référence à un objectif conscient – et plus précisément à un ensemble d’objectifs organisés en système (le « libéralisme » ou le « protectionnisme »), que les agents chercheraient à atteindre de façon rationnelle. Or une étude rapide du discours des négociants dauphinois ou des textes normatifs suffit à montrer l’absence complète de tels mécanismes. Si l’on se réfère aux règlements royaux et aux rapports de l’intendance, c’est l’inquiétude pour la qualité des stocks produits qui prévaut, comme nous l’avons déjà vu. Du côté des marchands et fabricants, aucune revendication ouvertement libérale n’apparaît. À la rigueur, la notion de liberté peut servir de mot d’ordre fédérateur [Léon, 1954, p. 150-151] ; de là à évoquer un système idéologique constitué, il y a un pas bien difficile à franchir. La critique des institutions s’appuie avant toute chose sur des considérations liées aux pratiques marchandes : rejets des taxes, difficultés éprouvées pour acheminer la marchandise vers les bureaux de contrôle, refus de laisser les inspecteurs s’immiscer dans l’espace de la fabrique ou du magasin, etc.
4 – Logiques des révoltes marchandes
18Après avoir dépeint les grandes lignes du règlement de 1732 et sa réception très critique, nous pouvons en venir à une réflexion sur les causes de cette mobilisation des milieux d’affaires, et sur ce qu’elles révèlent quant à la constitution du champ économique. Le concept d’habitus, tel qu’il a été forgé par Pierre Bourdieu, nous permet alors de mieux appréhender les ruptures qui interviennent entre l’État royal et les milieux d’affaires dauphinois. Pour ce faire, il s’agit de comprendre ce qui, dans le règlement de 1732 ou dans ses prolongements, heurtait la conception que les négociants ou manufacturiers se faisaient de leur propre activité. Il importe donc d’étudier à la fois l’organisation des milieux d’affaires locaux, les structures dans lesquelles ils se mouvaient, et enfin la représentation qu’ils nourrissaient de ces structures et de leurs positionnements respectifs, ou plus exactement de leurs carrières, de leurs trajectoires. Nous disposons pour y parvenir de plusieurs sources privées, qui émanent des marchands et des fabricants eux-mêmes, et regroupent des matériaux très hétéroclites : correspondance commerciale, comptabilité, livres de raison, papiers familiaux, actes notariés [8]. Cette documentation donne accès à la façon dont les agents pratiquent les affaires, justifient leurs initiatives, et plus généralement leur statut même de commerçant. Ce travail peut ensuite être complété par des sources externes, issues des autorités publiques notamment [9].
19Les pratiques des commerçants et manufacturiers dauphinois se rattachent avant tout à une société de type précapitaliste, où « les conduites que nous considérons comme économiques ne sont pas autonomisées et constituées comme telles, c’est-à-dire comme ressortissant à un ordre spécifique régi par des lois irréductibles à celles qui régissent les relations sociales ordinaires, notamment entre parents » [Bourdieu, 2003, p. 80]. Une analyse des rapports noués entre les agents à la fin du xviiie siècle démontre le redoublement quasi systématique des liens économiques par des liens de parenté : la plupart des familles de négociants en présence s’étaient en effet rapprochées les unes des autres par des unions matrimoniales. À Voiron et Grenoble, c’était par exemple la famille Perier et ses alliés qui tenaient le haut du pavé. De la même manière, la communauté des marchands protestants était soudée par une série de mariages, qui rapprochaient les principales lignées de négociants, comme dans les localités de la Drôme, telles que Crest ou Die. Des configurations très similaires apparaissaient enfin dans les communautés alpines. Dans la région de Briançon (Hautes-Alpes), les principales familles de commerçants qui se distinguaient à l’aube de la Révolution étaient toutes apparentées les unes aux autres [Vivier, 1992, p. 52-53]. La situation n’a rien d’exceptionnel : les études monographiques entreprises dans d’autres espaces abondent dans le même sens.
20Ajoutons que l’imbrication entre les rapports d’affaires et les rapports familiaux (ou communautaires [10]) se superposait à l’influence qu’exerçaient la famille et le modèle familial sur la formation des jeunes commerçants et leur intégration aux milieux d’affaires. Il convient ici de renoncer à la figure mythique du self-made man, qui hante parfois l’historiographie, et tout particulièrement l’histoire des entreprises [11]. Même les carrières les plus fulgurantes, qui se parent de toutes les apparences de l’élévation individuelle, étaient en réalité le fruit d’une orchestration collective où les rapports de parenté et les rapprochements matrimoniaux jouaient un rôle central [12]. À la fin de l’Ancien Régime, la formation des commerçants dauphinois se déroulait schématiquement en deux étapes successives. Dans un premier temps, l’éducation des enfants s’effectuait à l’école ou auprès d’un précepteur, tant dans le but d’assimiler des connaissances élémentaires que pour tenir son rang social par la fréquentation d’établissements locaux prestigieux. Puis, dans un second temps, les apprentis étaient envoyés auprès de négociants confirmés et proches (sinon membres) de la famille, le plus souvent en tant que commis [13]. Il n’existait donc pas d’institutionnalisation autonome des apprentissages commerciaux. La défiance manifeste à l’égard des enseignements « théoriques » trahit au reste le refus d’un système d’enseignement indépendant du monde des affaires et de ses réseaux de parenté ou d’amitié. C’est ainsi que l’apprentissage du jeune marchand dauphinois reposait en priorité sur l’imitation et la répétition d’une praxis qui n’était pas réductible au maniement de techniques (comptables, épistolaires), mais s’étendait aussi aux dispositions relationnelles, morales, voire gestuelles et corporelles de l’individu qui entendait devenir négociant [14]. Pour paraphraser Stendhal, c’est l’expérience qui instruit le négociant [Stendhal, 1937, p. 231]. En somme, les agents développaient, sous le contrôle familial et communautaire, une véritable « connaissance par corps » [Bourdieu, 1997, p. 185] de leur activité.
5 – Habitus et mobilisation des négociants
21Plus généralement enfin, l’organisation des entreprises et des relations marchandes était profondément influencée par le modèle familial. Le fonctionnement des sociétés de commerce reposait dans une large mesure sur des rapports de parenté. Les principales entreprises dauphinoises s’agençaient ainsi autour de la figure du père de famille, des liens établis entre les frères, ou du statut particulier assigné aux veuves. Le cas des Pinet, dans le Haut-Dauphiné, en livre une illustration exemplaire. Leur ascension marchande est en effet indissociable d’une ascension familiale, qui s’étend sur tout le xviiie siècle. La structuration de l’entreprise dans le temps et dans l’espace économique est elle-même le reflet du modèle familial local, reposant notamment sur la prééminence paternelle et des structures successorales fondées, idéalement, sur la désignation d’un héritier unique [Fontaine, 1992, p. 1262-1270]. C’est ainsi que les Pinet se succèdent de père en fils. À chaque génération, le pater familias préside au destin des sociétés de commerce. Dans les années 1770 et 1780, Pierre Daniel Pinet dirigeait les opérations marchandes depuis Gap, tandis que ses fils servaient les intérêts du groupe, entre Gap et Lyon. Les lettres des différents frères Pinet témoignent non seulement de cette domination paternelle, mais aussi des rapports établis entre les membres de la fratrie, et des stratégies adoptées afin de répercuter les relations de parenté – et les relations affectives ou personnelles propres au groupe familial – à l’intérieur de l’entreprise [15].
22La prégnance du cadre familial rejaillissait directement sur les dispositions des agents, qui avaient appris à composer avec les règles de parenté en vigueur, et dont les stratégies propres étaient avant tout des stratégies collectives, où les luttes de positionnements et de classement se donnaient presque toujours pour des combats familiaux, c’est-à-dire menés par et pour la famille tout entière [16]. De ce point de vue, il existait un lien permanent entre la réputation de la maison de commerce et la réputation de la famille – de telle sorte que le crédit dont bénéficiait les entreprises n’était pas clairement dissocié de l’honneur familial [Savary des Brûlons, 1763, p. 20]. En conséquence, le comportement des commerçants en affaires ne pouvait se conformer à des logiques purement économiques : les négociants dauphinois intervenaient à l’intérieur d’un marché « immergé dans les relations familiales » [Bourdieu, 2012, p. 127], caractéristique des sociétés précapitalistes. Dans ce cadre, les commerçants d’Ancien Régime ne cessaient de négocier des marchandises, mais aussi un rang particulier. La manipulation économique des biens était indissociable de considérations statutaires, portant sur la qualité personnelle de l’agent (sa réputation individuelle) et sur celle de sa famille. De ce point de vue, l’habitus des négociants du Dauphiné doit être soigneusement distingué de l’habitus économique, tel que Pierre Bourdieu le définissait. Jamais les considérations économiques n’y apparaissaient comme une fin en soi, ni même comme un moyen légitime en soi. Il est en particulier symptomatique de relever que les aspirations des agents les dirigeaient davantage vers l’acquisition de titres ou de terres (c’est-à-dire de biens de prestige) [17] qu’à un réinvestissement systématique de leurs profits dans le commerce ou la proto-industrie [18]. C’était non seulement le discours qui dominait dans les correspondances marchandes dauphinoises, mais aussi ce que révèle une étude des trajectoires familiales et individuelles des agents [19].
23Dès lors, on peut se demander si ce ne sont pas au fond les contradictions entre l’habitus développé par les membres du négoce dauphinois et le programme défini par la monarchie qui ont constitué les principales causes des tensions décrites précédemment. Il convient à cet égard de revenir brièvement sur la généalogie du concept d’habitus, telle que l’explique Bourdieu lui-même, à partir d’une réflexion à propos de ses travaux sur l’Algérie. Si le concept a été critiqué, c’est avant tout à partir d’une lecture qui tend à assimiler l’habitus à l’intériorisation d’un véritable programme, précipitant de façon quasi automatique l’ajustement entre le comportement d’un individu donné et l’espace social auquel il appartient [Boltanski, 2012, p. 337-339]. Il est remarquable de constater que cette approche, fortement teintée de déterminisme, n’est en rien celle qui a prévalu dans la construction du concept. La coïncidence harmonieuse entre structures et habitus ne constitue au juste, dans la théorie de Bourdieu, qu’un « cas particulier ». La notion a surtout été forgée, au départ, pour rendre compte de situations de discordance, dans lesquelles l’attitude manifestée par les agents entrait en décalage avec le champ au sein duquel ils évoluaient [Bourdieu, 1997, p. 229-234 ; Bourdieu, 2000, p. 262-263].
24Or nous nous trouvons précisément dans une configuration de ce type, lorsque nous observons les milieux d’affaires dauphinois du xviiie siècle. Les négociants examinés se voyaient confrontés à une déstabilisation des structures sociales dans lesquelles ils prenaient position jusqu’alors, et qu’ils avaient incorporées dans leurs schèmes d’action ou de représentation. Le pouvoir monarchique – à travers ses agents provinciaux – s’immisçait en effet dans le déroulement ordinaire des transactions, accomplissant ainsi un effort de standardisation des modes de production et de distribution des marchandises. De fait, l’État affaiblissait l’ancien système de régulation informel, maîtrisé par les groupes familiaux dominants, qui encadrait aussi bien le comportement des différents protagonistes, leurs rapports mutuels, ou bien encore l’accord sur la qualité attribuée à un bien donné [20].
6 – L’État, le négoce et la constitution du champ économique
25Le travail de normalisation assumé par le pouvoir monarchique se heurtait donc à toute une série de résistances, de la part des milieux négociants – résistances qui résultaient, dans une large mesure, de la discordance observée entre l’habitus négociant, tel qu’il apparaissait au début du xviiie siècle, et les dispositions prévues par les règlements monarchiques. Pour réduire ces oppositions, les autorités accomplirent le « double travail » que décrivait Pierre Bourdieu à propos de la question du monopole fiscal, à savoir un effort de justification (notamment par l’intermédiaire du droit commercial), associé à la mise en place d’organes administratifs « efficaces techniquement » et « capables de s’imposer comme légitimes » [Bourdieu, 2012, p. 327]. C’est exactement la logique dont rend compte l’arrêt royal de 1732. Les premiers articles nommaient et définissaient avec une grande méticulosité les diverses sortes d’étoffes, en adoptant un ton très descriptif. À partir de l’article 64, le règlement commençait à préciser la façon dont toutes les dispositions qui précédaient allaient être appliquées. Notons enfin que toutes ces décisions étaient toujours justifiées, implicitement ou explicitement, au nom de l’intérêt général, confondu en l’occurrence avec l’intérêt d’État. Il s’agissait ainsi, pour la monarchie, d’adopter « un point de vue des points de vue » [Bourdieu, 1984, p. 269], c’est-à-dire de construire un point de vue censément désintéressé, capable de transcender les perspectives particulières par l’élaboration d’une perspective générale et officielle, et par là même d’éradiquer les pratiques abusives dont étaient accusés tantôt les manufacturiers, tantôt les négociants.
26La mise en œuvre des résolutions de 1732 impliquait, simultanément, une réorganisation partielle de l’administration provinciale, qui était chargée de contrôler les marchandises, les commerçants eux-mêmes, et de veiller à l’application de la loi. De nombreux articles du règlement fixaient ainsi les attributions assignées aux divers agents du pouvoir monarchique (juges, inspecteurs, gardes-jurés, etc.), ou aux institutions nouvellement créées en Dauphiné (comme les corporations). Le règlement prévoyait notamment de confier aux gardes-jurés la charge de visiter les ateliers et les entrepôts des négociants, pour évaluer la qualité des stocks qui y étaient entreposés. Afin de corriger les accointances entre négociants et administrateurs – dont nous avons précédemment souligné l’existence –, les autorités prirent également le soin d’élaborer des méthodes de contrôle de leurs propres agents. Pour la monarchie, il importait tout spécialement d’abstraire les gardes-jurés des réseaux de relations qui risquaient de perturber leur travail administratif : c’était le sens de l’article 185, qui entendait « empescher à l’avenir que les gardes-jurés n’abusent des coins et marques servant à marquer les étoffes, en marquant pour leurs parens et amis des marchandises défectueuses ». Même si ces mesures ne constituèrent pas une véritable réussite, elles nous renseignent du moins sur l’état d’esprit des autorités. Ce passage du règlement résume en effet un aspect particulièrement important du texte : celui-ci ne tend pas simplement à nommer de nouveaux agents ou à multiplier les contrôles des marchandises. Plus fondamentalement, les mesures prises tendaient à détacher le champ bureaucratique (selon la terminologie utilisée par Pierre Bourdieu) de toute logique extérieure, et notamment des liens de parenté. En d’autres termes, c’est l’imbrication des rapports administratifs et familiaux qui se trouvait remise en cause. Les gardes-jurés étaient certes recrutés parmi les milieux négociants, mais dès lors qu’ils pénétraient dans le bureau de marque, ils devaient – en principe, sinon en fait – adopter un comportement dirigé principalement par des considérations administratives.
27En ce sens, le travail de standardisation reposait implicitement sur une autonomisation du champ juridique et bureaucratique. Un tel processus permettait à l’État monarchique de s’imposer comme une instance universelle et désintéressée, apte à réguler le jeu des intérêts particuliers. La délimitation d’un espace juridique et d’un espace administratif spécifiques était alors indissociable de l’autonomisation progressive du champ économique. Le développement du droit commercial et la mise en place d’un système de contrôle adéquat tendaient officiellement à rééquilibrer les rapports entre les différents agents impliqués dans les échanges, en qualité de vendeurs, revendeurs ou acheteurs. Lorsque le règlement de 1732 entendait par exemple réprimer les abus des fabricants ou des commerçants d’étoffes, il était en réalité question de créer les conditions nécessaires à des transactions « transparentes », recentrées sur une définition universelle du produit (assurée, en dernier ressort, par l’État). De ce point de vue, il s’agissait d’arracher les relations économiques à un ensemble de relations non économiques, qui structuraient jusque-là les marchés précapitalistes, et généraient notamment des rapports asymétriques entre les agents. Les tentatives pour mettre en place de nouvelles structures corporatives illustrent bien le phénomène. L’idée de regrouper les marchands d’étoffes dauphinois « en un seul corps ou communauté » était en effet destinée à résorber les « abus » commis dans la fabrication ou le négoce des toiles et à éviter que « toutes sortes de personnes s’ingèrent d’en faire la vente [21] ». En d’autres termes, la monarchie contribuait à réorganiser l’espace économique, de telle manière qu’il pût apparaître comme un champ spécifique, structuré autour de logiques et de positions communes, de nature exclusivement économique. De ce point de vue, l’opposition classique entre l’État et le marché [François, 2008, p. 73] n’a pas lieu d’être : c’est tout au contraire sous l’impulsion de l’État et de ses réglementations que le marché et le champ économique purent se structurer.
28Ainsi que le soulignait Pierre Bourdieu, « le marché ne s’est pas fait tout seul, motu proprio, mais a été le produit d’un travail, en particulier de l’État » [Bourdieu, 2012, p. 319]. Reste à déterminer dans quelles conditions ce travail s’est effectué et de quelle façon le marché, ainsi institué, a fini par être adopté par les agents économiques dauphinois, comme une réalité absolument naturelle, dotée de ses propres lois et consubstantielle à l’échange commercial. Pour mieux comprendre la question, il faut tout d’abord préciser que l’hostilité des milieux d’affaires dauphinois à l’égard des réglementations ne saurait se réduire à des résistances précapitalistes, face à des politiques assumées par la monarchie, en référence à un modèle capitaliste déjà constitué. Il importe en effet de ne pas surdéterminer la portée des initiatives étatiques. Car même si elles ont effectivement joué un rôle décisif dans le processus d’autonomisation du champ économique, les réformes introduites par le pouvoir royal n’étaient pas dénuées d’ambiguïtés.
29Il convient tout d’abord de ne pas sous-estimer les contradictions internes qui parcouraient l’État ou l’administration provinciale. Il serait ainsi trompeur de considérer que la constitution d’un espace économique spécifique aurait procédé d’un mouvement linéaire, assumé avec constance par le pouvoir central. En réalité, la monarchie était elle-même tiraillée entre des dynamiques opposées. D’un côté, elle tendait effectivement à une séparation progressive des espaces domestiques, économiques ou symboliques ; mais de l’autre, elle restait fortement liée à des structures précapitalistes. Dans le règlement de 1732, le commerce était ainsi appréhendé sous un angle essentiellement fonctionnel – c’est-à-dire à partir du rôle particulier qui lui était assigné dans la sphère économique. Néanmoins, à la même époque, les réflexions théoriques et juridiques sur la définition du « parfait négociant » [Savary, 1763] et sur la distinction entre négociants et marchands, montrent bien que la séparation entre les logiques économiques et symboliques n’était pas toujours très ferme. De fait, les transactions commerciales n’étaient pas complètement réductibles à des rapports purement économiques – y compris du point de vue du droit – et renvoyaient aussi à des enjeux statutaires, comme le prouvent les débats sur l’anoblissement et la dérogeance, qui se maintinrent pendant tout le xviiie siècle [22].
30Ajoutons que, face à l’opposition des milieux d’affaires, le pouvoir royal et ses agents durent à plusieurs reprises admettre des concessions, voire désavouer d’anciennes décisions, comme en 1779. Les lettres-patentes publiées cette année-là assouplissaient considérablement les règles de 1732 – que l’administration ne réussissait d’ailleurs pas à appliquer dans la totalité de la province [23]. L’article 13 avalisait notamment – dans certaines conditions – la prééminence du modèle familial sur les procédures administratives, en matière de contrôle de la qualité des étoffes. Il reconnaissait en effet aux manufacturiers qui s’étaient succédé de père en fils le droit d’être dispensés de présenter leurs toiles devant les bureaux de marque.
31Enfin, les interventions des autorités ne s’appuyaient en aucun cas sur une idéologie achevée, sur un projet explicite de modernisation économique, contrairement à la situation dans laquelle se trouvait, par exemple, l’Algérie des années 1960, telle qu’elle avait été étudiée par Pierre Bourdieu. Le règlement de 1732, ou les lettres-patentes promulguées dans la deuxième moitié du siècle, affichaient en priorité des buts fiscaux : l’État tentait de mieux contrôler la production de biens et les flux marchands afin d’améliorer ses capacités à effectuer des prélèvements sur les opérations réalisées [24]. De ce point de vue, la constitution d’un champ économique particulier n’était que la conséquence des politiques financières soutenues par le pouvoir royal, et ne relevait pas de la mise en œuvre d’un programme politique préétabli et délibéré.
32Il convient en outre de signaler que le problème de l’autonomisation de l’espace économique ne peut simplement être conçu comme une opposition entre l’État et les commerçants. Pendant tout le xviiie siècle, les positions des négociants dauphinois ne cessèrent en effet d’évoluer et ne constituaient pas un ensemble homogène. Les milieux d’affaires passèrent ainsi d’une lutte plutôt « passive » à des formes plus coordonnées et plus organisées de soulèvements ou de désobéissance, dotées de revendications clairement formulées [Léon, 1954, p. 150]. Trois éléments concentraient toutes les critiques : le contrôle administratif des biens (inspecteurs, bureaux de marque) ; le développement de nouvelles organisations corporatives ; enfin, les barrières douanières (intérieures) qui s’avéraient particulièrement pénalisantes pour le Dauphiné, en tant que « province réputée étrangère », à l’instar de la Flandre, du Hainaut ou de l’Alsace [25]. Or, pour défendre publiquement leur point de vue, les commerçants furent conduits à adopter progressivement, dans la deuxième moitié du siècle, des régimes de justification empruntés aux juristes ou aux administrateurs. Le mouvement fut d’autant plus aisé que les négociants les plus influents avaient acquis une excellente maîtrise du droit (du fait de leurs activités) et étaient souvent proches de la noblesse de robe. Non seulement les milieux d’affaires se réapproprièrent ainsi la rhétorique employée par l’État, mais ils retournèrent parfois contre le pouvoir royal les notions d’intérêt public, de nation, d’autonomisation du champ économique. En somme, l’approche de Pierre Bourdieu permet de dépasser une approche trop dualiste de la question, qui distinguerait le « libéralisme » marchand et le « protectionnisme » étatique, alors que l’enjeu des tensions observées se situerait plutôt dans le positionnement des différents agents vis-à-vis du champ économique et de la construction de ce champ.
7 – Autonomie de l’économie et Révolution
33Un texte, publié en 1788, durant la « pré-révolution » dauphinoise, résume bien les évolutions en cours pendant tout le xviiie siècle. Le document fut rédigé par l’avocat Jean-Joseph Mounier (par ailleurs fils d’un marchand de toiles) et signé par les principaux représentants du négoce local. Il s’agissait de répondre à une lettre adressée par d’autres commerçants du royaume, en vue de doter les milieux d’affaires de députés particuliers, lors des états généraux de 1789. Les Grenoblois refusèrent catégoriquement de soutenir une telle proposition, qui leur semblait contrevenir aux intérêts mêmes du commerce. Leur discours fustigeait les « prétentions des corps », les « distinctions » et les « privilèges », en leur opposant l’« esprit public ». Dans cette perspective, la sphère marchande, dominée par la poursuite des « intérêts particuliers », devait être clairement séparée de la sphère politique où toute action était destinée à servir le « bien public du royaume ». Les représentants des marchands dauphinois souhaitaient alors « laisser [le commerce] à ses propres forces, le garantir du fléau de la chicane, ne pas l’accabler de lois et de règlements, détruire tous les liens, toutes les entraves qui s’oppos[aient] à sa circulation ». En d’autres termes, les négociants reconnaissaient la spécificité du champ économique, adoptaient le langage officiel par lequel l’État monarchique avait auparavant légitimé ses propres décisions, mais pour faire valoir leurs revendications, non plus en tant que revendications particulières, mais comme des revendications politiques, conformes à l’intérêt général.
34Les milieux d’affaires – ou plus exactement les agents qui, jusqu’alors, dominaient le champ négociant – vont donc finir par élaborer une critique des réglementations d’État, au nom de la raison d’État. Il faut préciser que les commerçants n’y parviennent que très progressivement, par une succession de tâtonnements et par un jeu de représentation. Ce sont les négociants de Grenoble et du Bas-Dauphiné qui vont surtout s’exprimer au nom du groupe – sans doute parce qu’ils sont les plus proches du pouvoir provincial (notamment du Parlement), mais aussi parce qu’ils étaient mieux intégrés aux circuits marchands et financiers nationaux, et qu’ils exerçaient à ce titre une véritable domination sur les autres agents. Cette prise de parole commence à se préciser dans les années 1770 et 1780. Mais c’est surtout la crise révolutionnaire qui ouvre aux commerçants de nouvelles perspectives. Elle contribue en effet à créer un espace politique, un « lieu de débats réglés » [Bourdieu, 2012, p. 560], dont les règles étaient parfaitement ajustées au discours que tenaient les négociants dauphinois, tant sur la forme que sur le fond. À la fin de l’Ancien Régime, l’autonomisation de l’espace économique se heurtait à des obstacles inhérents aux structures mêmes de l’État monarchique – tout spécialement aux particularismes provinciaux et statutaires, vis-à-vis desquels le pouvoir royal adoptait une attitude ambivalente. Ce sont ces structures que le processus révolutionnaire fit éclater, à travers la mise en place d’un État national, d’un espace politique national, d’un espace économique national. À partir des années 1790, la sphère économique apparaît de plus en plus comme un champ particulier, reconnu en tant que tel par les agents situés à l’intérieur comme à l’extérieur du champ.
35La première moitié du xixe siècle voit ainsi la multiplication d’enquêtes statistiques, qui intègrent presque systématiquement des chapitres entiers consacrés aux activités économiques des départements français. Dans ces ouvrages, rédigés le plus souvent par d’anciens administrateurs [26], le dynamisme économique des territoires finit par devenir une problématique spécifique, dont l’intérêt est posé comme un postulat, sans être subordonné à des considérations extérieures, liées par exemple à la définition (et à la justification) de la place du commerçant dans des hiérarchies statutaires. Les auteurs insistent a contrario sur les fonctions économiques de l’échange et de l’industrie, en mettant de plus en plus l’accent sur la question des bénéfices comptables dégagés par ces activités, ou sur le problème des emplois salariés qu’elles engendrent.
36En parallèle, les conditions d’accès au monde du commerce et de l’industrie évoluent très considérablement. De façon générale, la fréquentation des institutions scolaires tend à s’intensifier au fil du temps, durant les premières décennies du xixe siècle, dans les rangs du négoce dauphinois. C’est ainsi que plusieurs familles puissantes, comme les Perier à Grenoble, les Freycinet à Montélimar, ou les Enfantin à Romans, vont encourager leur progéniture à intégrer l’École polytechnique. En outre, des établissements spécialisés dans l’apprentissage du commerce essaiment dans les villes environnantes, comme à Lyon ou à Turin par exemple. Dans ces conditions, le commerce tend à se présenter comme une activité spécialisée, nécessitant une formation appropriée. De surcroît, l’apprentissage des jeunes commerçants ne se déroulait plus en fonction d’un modèle principalement familial, mais sous l’égide d’institutions extérieures.
37Augustin Perier – le fils d’un des principaux négociants et manufacturiers de la province – a laissé quelques notes, sans doute rédigées au début des années 1830, qui résument fort bien les changements qui étaient intervenus depuis le début du xviiie siècle [27]. Dans ses carnets, Perier ne se prive pas de louer la fonction assumée par le négociant dans la société. Celle-ci n’est plus du tout justifiée par la recherche d’un statut honorable ; c’est alors l’honorabilité (morale) du négociant qui découle de son utilité (sociale). Le rejet des considérations statutaires apparaît clairement, lorsque Augustin Perier s’approprie l’Histoire de l’Angleterre de David Hume, pour imputer la prospérité économique de la Grande-Bretagne – dès le xviiie siècle – aux « progrès des principes démocratiques » et à la propension de l’aristocratie britannique « à ne pas rougir de mettre ses enfants en apprentissage chez des marchands ». À travers l’éloge de l’aristocratie britannique – telle qu’il se la représentait – Perier remettait en cause le modèle nobiliaire d’Ancien Régime, et notamment l’association permanente entre les enjeux symboliques et les interdits économiques. Implicitement, la référence à la société anglaise fonctionnait comme une reconnaissance de la spécificité du champ économique, indépendamment de toute considération statutaire. Les réflexions d’Augustin Perier ne forment qu’un exemple illustratif de mouvements beaucoup plus profonds. À travers la modernisation du système financier, l’industrialisation des régions dauphinoises, ainsi que les transformations institutionnelles consécutives à la chute de la monarchie, le monde des affaires va se constituer petit à petit en un espace social, différencié par une constitution spécifique.
38À partir de là, un nouveau modèle s’affirme de plus en plus clairement, qui s’établit sur le rejet déclaré de la société d’Ancien Régime. Le principe d’égalité occupe une place centrale dans la réflexion révolutionnaire, non seulement pour l’établissement d’un nouveau régime politique, mais aussi social et économique. On assiste en particulier à un glissement graduel de la notion de statut social, jadis conçue en fonction d’une hiérarchie symbolique préétablie, et qui finit par être idéalement rattachée au mérite personnel et familial. C’est du reste la raison qui permet de justifier la généralisation du régime censitaire, sous l’Empire et la Restauration ; peuvent participer légitimement à la vie publique les citoyens qui ont démontré leur valeur par leur travail (valeur mesurée à leur niveau de fortune ou à leur intégration dans l’administration étatique). Mais ce type d’évolution n’est possible qu’à deux conditions : présupposer l’égalité première des individus, dans leur capacité à exprimer socialement leurs mérites propres ; disposer en même temps des catégories nécessaires à l’évaluation de ce mérite, c’est-à-dire de champs autonomes les uns par rapport aux autres, à l’intérieur desquels des évaluations fonctionnelles peuvent être rendues. Ainsi, le champ économique apparaît comme consubstantiel à l’émergence des champs politiques, juridiques et administratifs. Dans tous les cas, ces espaces sociaux gagnent leur autonomie dès lors que l’ancienne conception de la société d’ordre périclite, et avec elle la notion de rang.
Notes
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[1]
Une copie de l’arrêt est conservée à la Bibliothèque nationale de France et a fait l’objet d’une numérisation.
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[2]
Citons par exemple le règlement général de 1731, « pour la fabrique de toiles et étoffes de fil, fils et coton, et tout coton teint », ou encore l’arrêt interdisant l’importation de certaines toiles et étoffes venues de Chine, d’Inde et du Levant (1736). À un échelon local, on pourrait aussi évoquer le règlement sur les étoffes d’Aumale et des localités voisines (1729), sur les étoffes de la généralité d’Alençon (1737), sur les étoffes de soie et d’argent de Lyon (1737), sur les draps de la généralité de Caen (1739), etc.
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[3]
Pour cette raison, on parle quelquefois du règlement de 1731.
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[4]
Cette position a longtemps été dominante, dans la droite ligne des conceptions mercantilistes ou libérales qui s’affirment dès le xviiie siècle [Conchon, 2000, p. 183] et qui furent ensuite reprises par l’historiographie.
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[5]
On se reportera en particulier aux documents conservés aux archives nationales (F12 748 b) et cités par Pierre Léon [Léon, 1954], p. 151.
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[6]
Il en découlait des connivences particulièrement dommageables pour l’État. Ainsi, à Vienne, Pierre Léon rapporte que « les gardes-jurés, les marchands et les fabricants sont de connivence, de sorte que ces derniers, avertis à l’avance, cachent les pièces défectueuses » [Léon, 1954, p. 151].
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[7]
C’était par exemple le cas des marchands-gantiers de Serres, dans l’actuel département des Hautes-Alpes, qui se plaignaient de la concurrence piémontaise pendant une bonne partie du xviiie siècle et souhaitaient que le royaume de France adoptât une politique douanière plus ferme en retour.
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[8]
Nous nous appuyons principalement sur l’étude du fonds Chauvet (archives de la Chambre de commerce et d’industrie de Marseille-Provence, L 19/62), des fonds Dolle et Pinet (archives départementales de l’Isère, 14 J), des fonds Borel, Tanc et Jacques (archives départementales des Hautes-Alpes, F 3484, 77 J, L 1623), et enfin du fonds Cornud (archives départementales de la Drôme, 37 J).
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[9]
On se référera notamment à la documentation très riche accumulée par les préfets sous l’Empire, quant à la composition des familles, à l’opinion politique ou encore aux fonctions assumées par les différents notables. La plupart des fonds sont conservés aux archives nationales (F1cIII Alpes (Hautes-) 1-2 ; F1cIII Drôme 1-4 ; F1cIII Isère 3 et 7) et dans les archives départementales des Hautes-Alpes (1 M 32 ; 3 M 3-5).
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[10]
Nous désignons par là des rapprochements entre les agents déterminés par l’appartenance à une même communauté d’habitants, à un même groupe régional ou à un même groupe confessionnel.
-
[11]
Comme l’a mis en évidence l’article de Ginette Kurgan-Van Hentenryk [Kurgan-Van Hentenryk, 1998, p. 189-191].
-
[12]
Un excellent exemple en est donné par Alexandre Barrillon, qui finira par devenir l’un des plus influents négociants parisiens sous l’Empire, alors qu’il est réputé provenir d’une petite famille de modestes commerçants, installés dans les Alpes dauphinoises. Celui-ci semble, au premier abord, représenter l’archétype d’une élévation sociale brillante et individuelle. Une analyse plus fine montre que son ascension reposait en grande partie sur un solide encadrement familial, une bonne intégration des Barrillon au commerce colonial, un mariage avantageux et la mobilisation opportune de relations dans l’armée, qui favorisèrent l’accès d’Alexandre Barrillon aux marchés militaires [Bergeron, 1978, p. 51].
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[13]
On ne manquera pas de relever que la relation entre le commis et le négociant chez lequel il avait été placé imitait explicitement le modèle des relations entre le père et ses fils – à tel point que les maîtres étaient censés gouverner leurs apprentis « en bons pères de famille », pour reprendre l’expression utilisée par les brevets depuis le xviie siècle [Savary des Brûlons, 1763, p. 36].
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[14]
Sur ce plan, il n’existe pas de formation spécialement dauphinoise : dans ses grandes lignes, le modèle décrit vaut en effet pour l’ensemble de l’Europe moderne [Angiolini, Roche, 1995].
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[15]
Voir en particulier les lettres conservées aux archives départementales de l’Isère (14 J 207).
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[16]
L’étude des litiges entre marchands est à cet égard très instructive, en particulier quand toute la documentation mobilisée a été conservée (et non les seules archives judiciaires). On constate alors que le traitement des conflits par les institutions administratives ne représente que la portion émergée du phénomène. En parallèle, une bonne partie des différends sont réglés par le jeu des relations familiales.
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[17]
Notons par ailleurs que c’est à partir de ces aspirations honorables et donc avouables que l’engagement dans une carrière commerciale puisait le plus fréquemment sa légitimité.
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[18]
Ce qui relève d’un type de comportement généralisé dans la France moderne [Daudin, 2001, p. 294-295].
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[19]
Dans la plupart des cas renseignés, les négociants finissent par s’établir en tant que propriétaires, ou par acquérir des titres nobiliaires prestigieux, à l’instar des Perier à Grenoble, des Pinet à Gap, ou d’Antoine Anthoine, originaire d’Embrun et qui finit par s’installer à Marseille, où il accède au rang de maire sous l’Empire.
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[20]
L’évaluation de la qualité des marchandises dépendait étroitement des rapports de confiance et des jeux de recommandation, à travers lesquels on différenciait les bons commerçants des mauvais.
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[21]
À ce propos, on se reportera à l’article 230 du règlement de 1732.
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[22]
En principe, les nobles qui pratiquaient le négoce ne dérogeaient pas ; quant aux négociants roturiers, ils pouvaient être anoblis par le souverain, en vertu de leurs mérites. Il ne s’agissait pas simplement d’une récompense symbolique qui aurait couronné des activités purement économiques, mais bien de définir la valeur d’activités commerciales en fonction de critères à la fois économiques et symboliques.
-
[23]
C’est ce qu’indique le préambule des lettres-patentes, qui insistait sur l’« incertitude » et le « désordre » qui en découlaient.
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[24]
Comme nous l’avons signalé, l’arrêt de 1732 évoque un « débit [de marchandises] utile à l’État ». Les lettres patentes de 1779, qui modifièrent les résolutions précédentes, se référaient en préambule à la nécessité de « rendre plus fécondes toutes les ressources de l’État ».
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[25]
Une bonne partie des flux marchands devait ainsi transiter par Lyon, y compris lorsque cela impliquait un détour coûteux en temps et en argent.
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[26]
C’est notamment le cas dans l’ancien Dauphiné, où plusieurs fonctionnaires, tels l’archiviste Jean Pilot de Thorey ou le préfet Félix Bonnaire, se lancent ainsi dans de grandes enquêtes, à l’intérieur des trois départements issus du redécoupage administratif de la province d’Ancien Régime (Hautes-Alpes, Drôme, Isère).
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[27]
Archives départementales de l’Isère, 11 J 33.