Sylvain Brunier, Conseillers et conseillères agricoles. L’amour du progrès aux temps de la « révolution silencieuse » (1945-1983). Thèse d’Histoire, sous la direction d’Anne-Marie GRANET-ABISSET, Professeure, Université de Grenoble, soutenue le 4 décembre 2013 à Grenoble. Jury composé d’Anne DALMASSO, Professeure, Université de Grenoble ; Claire LEMERCIER, Directrice de recherche CNRS, CSO/Sciences Po (rapporteur) ; Jean-Luc MAYAUD, Professeur, Université Lyon 2 ; Jacques RÉMY, Directeur de recherche INRA, SAE2 ; Laurent RIEUTORT, Professeur, Université de Clermont-Ferrand (rapporteur)
1Cette recherche porte sur l’histoire d’un groupe professionnel au rôle méconnu : les conseillers agricoles. Elle propose une nouvelle lecture du processus de modernisation de l’agriculture française après-guerre, attentive aux mécanismes institutionnels de conduite du changement économique et social, aux dynamiques professionnelles internes aux secteurs agricole et para-agricole, ainsi qu’aux valeurs et aux émotions des acteurs de ce « grand chambardement ». L’étude des conseillers agricoles ouvre la possibilité de décentrer le regard porté sur le moment modernisateur, de l’après Seconde Guerre mondiale jusqu’au début des années 1980, en distinguant trois périodes autour desquelles sont articulées les trois parties de la thèse.
2De la Libération à la fin des années 1950, un nouveau projet politique se met en place, dont les conseillers agricoles sont les instruments : il s’agit d’augmenter fortement la productivité du travail agricole et d’assurer la promotion des exploitations agricoles familiales en voie de modernisation. Après d’intenses débats, le métier de conseiller obtient une première reconnaissance officielle en 1959, au moment où la politique de vulgarisation du progrès technique en agriculture est progressivement transférée, des services de l’État vers les organisations professionnelles agricoles. L’efficacité du projet modernisateur repose sur la mobilisation d’un groupe d’agriculteurs, issu de la petite et moyenne paysannerie, et capable de tirer parti de la nouvelle politique agricole, et même d’influer sur elle. Les conseillers agricoles ont rapidement eu partie liée avec les membres de ce groupe, avec lesquels ils partageaient des repères, des valeurs, des ambitions.
3Puis, du début des années 1960 au début des années 1970, les conseillers et conseillères tendent à former un groupe professionnel relativement autonome : des cadres de travail homogènes, un système de formation mieux structuré, des syndicats soudés. Mais l’analyse socio-historique des dynamiques professionnelles met en évidence une tension constante entre la fonction d’un côté, et le métier de l’autre, c’est-à-dire entre les rôles qui leur sont impartis, et le sens qu’ils donnent à leur activité. La professionnalisation apparaît ici comme un processus inachevé : si les conseillers parviennent à se constituer comme un groupe distinct à la fois des enseignants agricoles et des agents commerciaux, ils ne sont jamais véritablement autonomes vis-à-vis de leurs employeurs, les dirigeants des organisations professionnelles agricoles. Cette tension permanente n’empêche pas l’institution d’un éthos professionnel spécifique partagé par les conseillers et les conseillères, fondé sur le dévouement à la cause des agriculteurs engagés dans la modernisation et le sens de la débrouillardise.
4Enfin, du début des années 1970 au début des années 1980, la crise de l’appareil de développement légitime l’introduction de nouvelles méthodes de gestion. Ce tournant managérial fragilise la position des conseillers agricoles et aboutit à la remise en question du projet modernisateur. La diversification des politiques agricoles départementales, et notamment la valorisation des produits de qualité, apparaît comme une réponse possible aux impasses économiques de la course au productivisme. La relecture d’une enquête statistique réalisée en 1982 à l’occasion des États généraux du développement agricole, montre que si le métier de conseiller demeure une référence essentielle pour l’ensemble des agents engagés dans le développement, la transmission des valeurs du groupe n’est plus assurée, ce qui contribue à faire disparaître les conseillers agricoles du récit de la modernisation. Le projet modernisateur s’efface progressivement.
5Sylvain BRUNIER, Assistant de recherche, Centre de Sociologie des Organisations, bruniers@gmail.com
Marion Gilles, Compter pour peser ? La quantification de la « santé au travail » en entreprises : entre institutionnalisation et ambiguïtés conceptuelles. Thèse de Sociologie, réalisée sous la direction de Michel GOLLAC, Administrateur INSEE, Directeur de recherches au CREST, soutenue le 18 juin 2013, à l’EHESS. Jury composé de Valérie BOUSSARD, Professeure, Université Paris Ouest-Nanterre / IDHE (rapporteure) ; Isabelle BRUNO, Maîtresse de conférence, Université Lille 2 / CERAPS ; Catherine MARRY, Directrice de recherches au CNRS / CMH ; Serge VOLKOFF, Administrateur INSEE, Directeur de recherches au CEE (rapporteur)
6De nombreux travaux de sociologie de la quantification montrent la manière dont les statistiques publiques, parées de l’autorité de la science et de l’État, contribuent à la production et à l’institutionnalisation de catégories de connaissance et de perception du monde. Ces travaux mettent en lumière la manière dont ces statistiques configurent et transforment les phénomènes qu’elles rapportent. Mais qu’en est-il de productions chiffrées qui ne bénéficieraient pas de cette force d’imposition liée au pouvoir et à l’autorité de l’institution qui les fabrique et les publie ? La « magie du chiffre » peut-elle encore opérer ? De quelles ressources les acteurs producteurs de ces chiffres disposent-ils pour les diffuser ?
7En étudiant des statistiques de santé au travail produites par des médecins du travail au sein des entreprises, la thèse propose de répondre à ces interrogations. Pour ce faire, elle étudie trois dispositifs de quantification en liant l’analyse de la genèse des dispositifs, de leurs usages et effets avec l’étude des logiques des acteurs-concepteurs et des acteurs destinataires et potentiels utilisateurs des chiffres. L’enquête, au plus près de la fabrication des chiffres et de leurs formes d’appropriation, combine entretiens, observations du travail de production des chiffres et de séances de restitution des données chiffrées, analyses de documents et d’archives (« documents d’entreprises » et « littérature grise » des dispositifs).
8En portant l’attention sur les « luttes définitionnelles » autour des catégories proposées par les médecins et les « conflits d’usages » autour des chiffres, la thèse montre la manière dont la production chiffrée s’insère dans des rapports sociaux qui contribuent à redéfinir les finalités initialement attribuées aux dispositifs par leurs concepteurs. Pris dans des rapports de force qui leur sont défavorables, les médecins luttent pour imposer « leur » définition des catégories qu’ils ont fabriquées et diffusées, et pour maîtriser les usages de « leurs » chiffres. Pour une part, la « magie » des chiffres opère : les chiffres circulent, les médecins gagnent en légitimité et leur domaine d’action acquiert une plus forte visibilité au sein des organisations. Les médecins du travail sont bien parvenus à élargir le réseau d’acteurs qui s’intéressent aux enjeux de « santé au travail » et à les intéresser à leurs chiffres. Mais ils ne parviennent pas à étendre le réseau d’acteurs qui utiliseraient « leurs » chiffres pour défendre leurs conceptions de ces enjeux, c’est-à-dire pour remettre au centre des questions de « santé au travail » le travail et son organisation.
9En s’écartant des statistiques publiques habituellement étudiées dans les travaux de sociologie de la quantification, cette thèse éclaire le processus de fabrication, de diffusion et d’appropriation de chiffres dépourvus d’appuis institutionnels légitimes. Elle contribue également aux connaissances sur les enjeux et les luttes qui entourent la façon de définir et de prendre en charge les problèmes de « santé au travail » au sein des entreprises.
10Marion GILLES, chargée de mission à l’ANACT (Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail) et chercheure associée au Centre Max Weber (CMW), marion.gilles@ish-lyon.cnrs.fr
Stéphanie Ginalski, Du capitalisme familial au capitalisme financier ? Le cas de l’industrie suisse des machines, de l’électrotechnique et de la métallurgie au XXe siècle. Thèse d’Histoire et de Science Politique, co-direction de Thomas DAVID, Professeur, Université de Lausanne, et Hervé JOLY, Directeur de recherche, CNRS, soutenue le 21 mai 2012 à Lausanne. Jury composé de Felix BÜHLMANN, Professeur, Université de Lausanne ; Jean-Claude DAUMAS, Professeur, Université de Franche-Comté (rapporteur) ; Claire LEMERCIER, Directrice de recherche, CNRS ; André MACH, Maître d’enseignement et de recherche, Université de Lausanne ; Laurent TISSOT, Professeur, Université de Neuchâtel (rapporteur)
11L’objectif principal de cette recherche consiste à mettre en évidence la persistance du capitalisme familial en Suisse au cours du XXe siècle et, partant, sa résistance aux capitalismes managérial et financier qui sont censés lui avoir succédé. Pour ce faire, nous analysons l’évolution des modes de gouvernance de vingt-deux grandes entreprises du secteur des machines, de l’électrotechnique et de la métallurgie (MEM), principale branche de l’industrie suisse pour la période considérée. Cette approche est complétée par une étude du profil des dirigeants de ces firmes, l’évolution de la gouvernance d’entreprise ne pouvant être comprise sans prendre en compte ceux qui dirigent ces institutions, et réciproquement. Cette recherche s’inscrit ainsi dans une démarche pluridisciplinaire, qui relève à la fois de l’histoire d’entreprise et de la sociologie des dirigeants, et fait appel à différentes méthodes telles que l’analyse de réseau et l’analyse prosopographique.
12L’analyse s’articule plus précisément autour de trois axes principaux : le premier vise à mettre en évidence l’évolution de la position des familles dans le contrôle et la direction des entreprises retenues, le second investit la question de la coordination patronale et le troisième s’intéresse au profil des dirigeants. Nos résultats montrent que les familles ont dans une large mesure résisté à la révolution managériale, en ayant recours à différents instruments leur permettant de garder le contrôle de la firme, en restant souvent également impliquées dans la direction exécutive et en préparant les héritiers à la relève. Durant la majeure partie du siècle, les grandes entreprises fonctionnent par ailleurs sur un mode de coordination hors marché qui repose notamment sur un réseau dense de liens inter-firmes, formés par les membres communs entre les conseils d’administration, au sein duquel les entreprises familiales occupent, avec les banques, une position centrale. Ce système se traduit, au niveau du profil des dirigeants, par une cohésion de classe entre élites bancaires et dynasties familiales qui contribue à un certain statu quo.
13La fin du XXe siècle est cependant marquée par plusieurs transformations profondes. On observe, pour commencer, un déclin du contrôle familial dans les grandes entreprises MEM qui s’explique en partie par l’affirmation des mécanismes de marché dans le système helvétique de gouvernance d’entreprise et la transition partielle vers un capitalisme dit financier ou actionnarial. À cela vient s’ajouter la mise en place de pratiques plus concurrentielles parmi les firmes et les élites industrielles, ainsi qu’un désengagement du secteur bancaire par rapport au secteur industriel. On observe, enfin, certains changements dans le profil des dirigeants resté longtemps stable, en particulier une forte internationalisation et l’importance croissante des études en sciences économiques, qui contribuent à expliquer qu’une part de plus en plus importante des dirigeants MEM se soit montrée réceptive aux principes de la valeur actionnariale. Si la fin du siècle est ainsi marquée par plusieurs changements qui confirment l’avènement d’un capitalisme financier, le maintien du contrôle familial dans plusieurs entreprises et la persistance de certains anciens mécanismes de coopération nous incitent cependant à nuancer ce constat.
14Stéphanie GINALSKI, Maître-assistante, Institut d’histoire économique et sociale de l’Université de Lausanne et chargée de cours à l’École polytechnique de Lausanne, stephanie.ginalski@unil.ch
Emmanuel Laffort, Appropriation croisée : vers une diminution de risque de fraude ? Application à la finance de marché. Thèse de Gestion, réalisée sous la direction d’Emmanuelle CARGNELLO-CHARLES, maître de conférences HDR, CREG, Université de Pau et des Pays de l’Adour soutenue le 3 mai 2013 à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour. Jury composé de Bruno AMANN, Professeur, Université Toulouse 1 (rapporteur) ; Valérie-Inès de La VILLE, Professeur, Université de Poitiers (rapporteur) ; Jacques JAUSSAUD, Professeur, Université de Pau et des Pays de l’Adour
15Les fraudes de la part des opérateurs de marché (gérants ou traders) ont coûté, aux institutions qui les emploient, plus de 40 milliards d’équivalents dollars sur les dix dernières années. Malgré le contexte actuel de crise, la fraude est toujours présente et dénoncée régulièrement par la presse généraliste.
16Il semblerait que certains mécanismes à l’origine de ces fraudes soient d’origine psychosociale. Qu’en est-il vraiment, et disposons-nous des moyens de les combattre ? Les équipes de contrôle des risques ont-elles pour mission de combattre ce risque de fraude et, le cas échéant, sont-elles correctement armées pour la remplir ? Autant de questions que nous approfondissons dans ce travail avant de proposer une démarche adaptée à ce contexte.
17L’objet de ce travail est de chercher comment réduire le risque de fraude dans un contexte de finance de marché. Pour répondre à cette question, nous présentons une démarche basée sur la notion d’appropriation, c’est-à-dire le degré d’intériorisation de son environnement par l’individu, et en particulier sur la notion d’appropriation croisée. Nous appelons appropriation croisée la démarche qui consiste à ce qu’un individu ayant des compétences identifiées (un contrôleur par exemple) investisse le champ de compétences d’individus maîtrisant un autre champ de compétences (par exemple les opérateurs) et inversement (que l’opérateur investisse le domaine de compétences du contrôleur par exemple). Étant donné que le rythme des fraudes ne semble pas ralentir, la solution, si elle existe, doit probablement se trouver hors des contrôles habituellement réalisés. C’est pourquoi nous proposons de rompre avec l’opposition souvent observée entre contrôleurs et contrôlés.
18Il existe un « mur d’incompréhension » entre les contrôleurs et les opérateurs de marché. Cette barrière est érigée et entretenue aussi bien par les acteurs eux-mêmes que par les institutions auxquelles ils sont soumis. L’environnement conditionnant les relations entre contrôleurs et opérateurs ayant peu évolué, les relations entre contrôleurs et opérateurs sont restées fondamentalement les mêmes depuis des décennies : les opérateurs exercent toujours un métier qui relève du mythe et les contrôleurs ont un métier déprécié tant par eux-mêmes que par les opérateurs. Nous proposons de modifier la relation opérateur-contrôleur en mobilisant l’approche sociologique de Margaret Archer afin d’aider à une meilleure compréhension mutuelle, et répondant à l’objectif du travail : proposer une démarche qui permet de limiter le risque de fraude. Nous proposons de sortir de la morphostase, au sens d’Archer, dans laquelle se trouvent l’agence (au sens sociologique) des contrôleurs et celle des opérateurs, pour encourager une morphogénèse en modifiant les structures, et par là, les agences elles-mêmes, les actions et les structures étant engagées dans une relation récursive de modifications réciproques.
19Cette proposition est structurée en trois étapes, la première amenant les parties prenantes à acquérir une connaissance partagée des rôles de chacun ; la deuxième, à déterminer les facteurs devant favoriser l’appropriation croisée puis à mesurer cet équilibre à l’aide d’un outil : la balance appropriative ; tandis que la troisième permet de faire un état des dynamiques d’appropriation pour peser sur celles qui sont les plus en retard afin d’obtenir une balance équilibrée. Ces étapes devraient orienter les individus vers des interactions respectueuses deux à deux et des interrelations attentives entre le groupe des contrôleurs et celui des opérateurs, ce qui permettra aux uns et aux autres de se voir et de concevoir leur activité différemment, dans une relation équilibrée profitable à tous, y compris à l’organisation.
20Emmanuel LAFFORT, Chercheur associé au CREG ; Université de Pau et des Pays de l’Adour, e.laffort@aoris.fr
Max Maurin, Les fondements non néoclassiques du protectionnisme. Thèse d’Économie, réalisée sous la direction de Frédéric POULON, Professeur, Université Montesquieu-Bordeaux IV, soutenue le 11 juin 2013 à l’Université Montesquieu-Bordeaux IV. Jury composé de Henri BOURGUINAT, Professeur émérite, Université Montesquieu-Bordeaux IV ; Ghislain DELEPLACE, Professeur, Université Paris VIII ; Edwin LE HERON, Maître de Conférences, Institut d’Études Politiques de Bordeaux ; Jacques MAZIER, Professeur, Université Paris XIII (rapporteur) ; Jacques SAPIR, Directeur d’Études à l’EHESS (rapporteur)
21La crise économique de 2008 a permis un rappel de la position néoclassique concernant l’organisation des échanges à adopter : le libre-échange, tout en cherchant à réduire ses effets négatifs sur la répartition des revenus, serait préférable au protectionnisme, dans la mesure où, si un pays restreignait l’accès à son marché intérieur pour les producteurs étrangers, l’effet net de cette mesure se révélerait négatif du fait des représailles commerciales et de l’escalade des mesures de protection qui s’ensuivraient.
22Au plus profond, ce résultat s’enracine dans les enseignements de la théorie classique, le modèle de Ricardo étant devenu le socle sur lequel s’est construit l’édifice théorique néoclassique. Dès lors, reconnaître les faiblesses de ce modèle, tant dans sa structure que dans l’utilisation qui en a été faite, constitue le point de départ d’une remise en cause de toute la théorie néoclassique du libre-échange. Se trouve ainsi justifiée la recherche de fondements non néoclassiques du protectionnisme que la thèse propose de mener à travers les travaux de Marx et de Keynes. Un grand mérite que partagent ces deux auteurs est d’avoir donné les éléments théoriques pour répondre à la question suivante : comment éviter la crise économique ? À partir d’analyses néanmoins distinctes, ils aboutissent à une même conclusion qui conserve un sens aujourd’hui : la cause ultime de la crise réside dans l’excès de concurrence. De là suit que le protectionnisme, conçu comme une régulation des effets de la concurrence extérieure sur l’économie nationale, est en fin de compte… une protection contre la crise.
23La première partie de la thèse traite de la période allant de Ricardo à Marx. Dans un premier chapitre, est exposé le modèle de Ricardo, est rappelée l’importance des contributions des nombreux auteurs à son élaboration, et sont discutées les critiques qui l’ont accompagné. Parmi ses détracteurs figure Marx, dont le deuxième chapitre montre que la théorie peut être lue comme appelant au protectionnisme dès lors que son analyse est replacée dans un objectif de survie du capitalisme. Le paradoxe est que Marx se pose en partisan du libre-échange dans son Discours sur le libre-échange (1848). Le choix de Marx ressemble fort à une politique du pire qui consiste à rechercher l’accélération de la destruction du capitalisme. Pour un défenseur de ce système, la même démonstration conduirait à un vote contre le libre-échange. C’est précisément la position de Keynes. Ainsi la seconde partie de la thèse justifie l’existence et démontre le bien-fondé d’un protectionnisme keynésien. Le troisième chapitre établit la découverte, par Keynes, de la nécessité de proposer un protectionnisme de sauvegarde, et montre que cette conclusion a été largement perdue de vue dans les interprétations de sa pensée. Enfin, le quatrième chapitre, par une lecture circuitiste de Keynes, met en garde contre les effets pervers du libre-échange sur les deux composantes essentielles de la demande que sont la consommation et surtout l’investissement. L’idée centrale est qu’un développement accéléré de l’usure du capital fixe, et donc de sa vitesse de rotation, en raison de l’intensification de la concurrence liée à l’ouverture commerciale, affaiblit l’investissement net et donc le profit.
24Max MAURIN, Docteur en Sciences Économiques, max.maurin@u-bordeaux4.fr
Éric Monnet, Politique monétaire et politique du crédit en France pendant les Trente Glorieuses, 1945-1973. Thèse d’Économie, réalisée sous la direction de Pierre-Cyrille HAUTCOEUR, Directeur d’études à l’EHESS, soutenue le 19 septembre 2012 à l’EHESS et l’École d’économie de Paris. Jury composé d’Antoine D’AUTUME, Université Paris 1, École d’économie de Paris ; Michael BORDO, Rutgers University, NBER ; Benoît MOJON, Banque de France ; Mary O’SULLIVAN, Université de Genève, Institut d’histoire économique Paul Bairoch ; Gilles SAINT-PAUL, École d’économie de Toulouse
25À la source de ce travail de doctorat se trouve un double enjeu. Tout d’abord, l’ambition de la thèse était de combler un manque important : il n’y avait pas auparavant de travaux d’histoire économique sur la politique de la Banque de France pendant les Trente Glorieuses. Deuxièmement, une des raisons qui expliquent la méconnaissance de cette politique tient au fait que son fonctionnement et ses principes étaient radicalement différents de ceux des banques centrales au cours des décennies antérieures et ultérieures.
26Deux éléments sont fondamentaux pour comprendre la politique de cette période. Tout d’abord, la politique de la Banque centrale combinait constamment ce que l’on nomme aujourd’hui politique monétaire, politique du crédit et politique de régulation bancaire. Elle était très connectée à la politique budgétaire et à la politique industrielle, sans en être pour autant entièrement dépendante. Ensuite, elle reposait sur des instruments de contrôle quantitatif direct (en particulier « l’encadrement du crédit ») et sur des taux d’intérêt qui n’étaient pas à l’équilibre. Les conséquences de ces deux éléments sont que toute action de la Banque centrale visant à contrôler l’inflation passait par un contrôle direct de la quantité de crédit ou de liquidité bancaire et avait un fort effet distributif sur l’allocation du crédit, la stabilité et la structure du système bancaire.
27Contrairement à l’idée reçue selon laquelle cette politique aurait été peu importante, voire totalement inexistante (du fait de la priorité donnée à la politique budgétaire ou en raison du régime de changes fixes de Bretton Woods), ma thèse montre au contraire comment la politique monétaire de la Banque de France eut un impact très important sur le cycle économique, sur l’allocation du crédit, sur le développement financier et sur la croissance de long terme. La place de la politique monétaire au sein de l’économie et de la politique des Trente Glorieuses françaises doit donc être sérieusement réévaluée. Je montre également comment les objectifs et les instruments de cette politique changent radicalement au début des années 1970. Il est donc faux d’interpréter la politique des années 1950 et 1960 à l’aune des décisions et résultats des années 1970 et il est au contraire nécessaire de comprendre comment la Banque de France a réussi à maintenir l’inflation à un niveau raisonnable pendant la période de plus forte croissance de l’histoire française.
28Un des principaux apports méthodologiques de la thèse est de montrer comment l’impact de cette politique sur l’économie ne pouvait être évalué à l’aide de modèles théoriques et économétriques standards. Les modèles macroéconomiques actuels reposent sur l’hypothèse que la politique monétaire se fait au moyen du maniement des taux d’intérêt, et ils ne permettent donc pas de comprendre le fonctionnement de politiques reposant sur le contrôle direct des quantités. Afin de construire des outils quantitatifs capables d’estimer les effets de la politique des Trente Glorieuses, ma méthode a consisté à toujours prendre en compte l’analyse des décisions des acteurs et à en restituer la logique et les objectifs propres.
29Éric MONNET, Économiste, Banque de France, monnet@pse.ens.fr
Mohamed Oubenal, Le processus social de légitimation des produits financiers : le cas des Exchange Traded Funds (ETF) en France. Thèse de Sociologie, réalisée sous la direction d’Emmanuel LAZEGA, Professeur, Institut d’Études Politiques de Paris, soutenue le 1er juillet 2013 à l’Université Paris-Dauphine. Jury composé de Fabian MUNIESA, Chargé de recherche, École des Mines de Paris (rapporteur) ; Philippe STEINER, Professeur, Université Paris-Sorbonne (rapporteur) ; Olivier GODECHOT, Chargé de recherche, CNRS-CMH ; Isabelle HUAULT, Professeure, Université Paris-Dauphine ; Laurent DEVILLE, Chargé de recherche, CNRS-GREDEG
30L’objectif de cette thèse est d’étudier le processus social de légitimation des produits financiers, en prenant comme exemple le développement des Exchange Traded Funds (ETF) en France. Des produits complexes tels que les ETF sont décrits dans la presse économique, avant la crise financière de 2007, comme étant simples, transparents et liquides sans mention aucune des risques qu’ils comportent. Nous nous sommes donc interrogés sur le travail qui permet aux promoteurs d’ETF de légitimer leurs produits financiers.
31Dans notre réflexion théorique, nous mettons en évidence les limites de la conception cognitiviste de la légitimation. Pour dépasser ces limites, nous nous inscrivons dans l’approche néo-structurale qui prend en compte la dimension relationnelle et structurale. Cette approche nous permet de proposer trois principales modalités du processus social de légitimation des produits financiers. La première est celle de la création de niches sociales où se déploie la coopération entre financiers concurrents. La deuxième, celle du contrôle social qui est exercé sur les récalcitrants qui risquent de délégitimer les produits financiers. La troisième concerne l’apparition d’un ou de plusieurs acteurs disposant d’un statut social suffisant pour mener à bien l’action collective de légitimation.
32Nous étudions la légitimation des ETF en combinant une enquête ethnographique fondée sur une recherche documentaire, des entretiens semi-directifs et des observations non participantes ainsi qu’une analyse du réseau social d’échange d’informations entre les 57 acteurs du milieu : financiers, journalistes, investisseurs, régulateurs et académiques. Cette étude empirique nous permet de rendre compte du déploiement des trois modalités du processus social de légitimation des ETF.
33Nous illustrons la première modalité de coopération entre concurrents grâce à l’analyse du réseau d’échange d’informations entre acteurs du milieu. Nous observons qu’il existe une « niche sociale » où des promoteurs, qui appartiennent à des sociétés concurrentes, coopèrent entre eux. Ils échangent des informations et participent ensemble à des conférences pour légitimer les ETF.
34Nous observons la deuxième modalité lorsque ces promoteurs relaient, auprès des diffuseurs d’information tels que les journalistes, un discours fondé sur les dimensions positives de leurs innovations. Ils s’appuient, pour cela, sur le « contrôle social » qu’ils exercent sur la presse économique. Ce contrôle revêt trois formes : la dépendance d’information à l’égard des sources, le rappel à l’ordre des journalistes et la pression financière des annonceurs grâce à la publicité.
35Enfin, la troisième modalité est mise en évidence lorsque les promoteurs s’associent à l’institut de recherche en finance Edhec-Risk afin de fonder la légitimité de leurs produits financiers sur le statut académique de ce partenaire. Nous montrons ainsi l’existence de trois promoteurs qui s’engagent dans une concurrence de statut afin d’associer leur nom à celui de l’Edhec-Risk.
36Mohamed OUBENAL, Post-doctorant, CERIC Aix-Marseille-Université et CIRAD, ART-Dev Montpellier, oubenal1@gmail.com
Guillaume Pastureau, Le microcrédit social : un « argent secours » en perspective historique – Le cas du prêt sur gages au Crédit municipal de Bordeaux depuis 1801. Thèse d’Économie, réalisée sous la direction de Bertrand BLANCHETON, Professeur, Université Bordeaux IV, soutenue le 8 juillet à Bordeaux IV. Jury composé de Hubert BONIN, Professeur, IEP de Bordeaux ; Pierre-Cyrille HAUTCOEUR, Professeur, Président de l’EHESS ; Pierre-Charles PRADIER, Maître de Conférences HDR, Université Paris I, Directeur de l’ENASS (rapporteur) ; Marc-Alexandre SENEGAS, Professeur, Directeur du GREThA, Université Bordeaux IV ; Nathalie SIGOT, Professeure, Université Paris I (rapporteur)
37Ce travail répond à une préoccupation contemporaine, à savoir la compréhension et l’analyse de la place du prêt sur gages, qui semblait avoir complètement disparu à la fin des années 1970. L’objectif est de souligner la cohérence des évolutions de cette activité avec les mutations socio-économiques et institutionnelles qui fondent les conceptions et l’organisation de l’action sociale. Ainsi, la thèse postule que le prêt sur gages constitue une forme spécifique d’aide sociale, qui s’est développée en réponse aux besoins des populations, en fonction du caractère plus ou moins approprié des politiques sociales adoptées (développement et évolution de la protection sociale) et des conceptions de la responsabilité individuelle. Nous observons que le prêt sur gages est dynamique ; en période de marchandisation de la protection sociale, il devient un outil de protection individuelle.
38Créé dans les villes marchandes d’Italie du Nord au XVe siècle pour lutter contre l’usure, le Mont-de-Piété devint progressivement un acteur fondamental de l’aide sociale d’initiative privée. Promoteur d’une économie sociale de bienfaisance, il fait de l’argent un outil d’intégration économique à la société en voie de modernisation. Il agit comme une institution protectrice de salariés soumis à une condition incertaine à l’orée du paupérisme. En apportant des capacités financières, il permet au salarié de compléter ses revenus précaires et aléatoires. L’émergence de la protection sociale, venant garantir et stabiliser les revenus, aurait concurrencé la finance sociale issue du Mont-de-Piété. Ainsi, l’action sociale institutionnalisée a consacré une nouvelle conception de l’aide par le passage d’une forme d’aide privée, individualisée et marchande du XIXe siècle à une aide publique, collective et fondée sur le principe de solidarité nationale. L’activité du prêt sur gages devenue progressivement insignifiante, le Crédit municipal rentra dans le rang de la logique bancaire. Mais la fin du XXe siècle voit renaître l’institution autour de la notion de microcrédit social. Sous l’effet de l’évolution de l’intensité de la protection sociale, de l’apparition d’une nouvelle pauvreté, et de l’expression d’un nouveau risque lié à l’exclusion bancaire et financière, le prêt sur gages en consacrant un « argent secours » (ré)introduit une forme de protection sociétale spécifique, parfois en complément de la protection sociale, quand celle-ci est défaillante.
39La thèse fait l’objet d’une démonstration mobilisant une analyse historique, statistique et empirique. L’établissement de la preuve repose dans sa première partie sur une histoire des Monts-de-Piété et du Crédit municipal présentés dans leur contexte économique et social évolutif, avec leur modèle économique, en particulier le plus durable, qui instaure une subvention croisée entre les gros et les petits emprunteurs. La deuxième partie est interprétative. Elle propose d’expliquer l’émergence et le développement des activités du prêt de ces institutions en adoptant un cadre théorique spécifique. Elle démontre notamment par une analyse statistique (chapitre III) la relation inverse entre l’émergence de la protection sociale et l’évolution de l’activité du prêt sur gages. Cette relation est fondée sur le concept d’intensité de la marchandisation de la protection sociale. Pour finir, elle cherche à préciser le nouveau modèle économique ou la nouvelle fonction sociale du crédit municipal (chapitre IV) en mettant en avant le rôle intégrateur du microcrédit social à travers l’offre de liquidités immédiates pour une population précaire. Cet élément est vérifié par une analyse empirique, fondée sur une étude de terrain consacrée à la clientèle.
40Guillaume PASTUREAU, chercheur rattaché au GREThA, Université Montesquieu - Bordeaux IV, pastureau.guillaume@gmail.com
Aurélie Pinto, Les salles de cinéma d’Art et essai. Sociologie d’un label culturel entre marché et politique publique. Thèse de Sociologie, réalisée sous la direction de Frédéric LEBARON, Professeur, Université de Versailles-Saint-Quentin, soutenue le 12 décembre 2012 à l’Université Picardie Jules Verne, laboratoire CURAPP-ESS. Jury composé de Laurent CRETON, Professeur, Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle ; Julien DUVAL, Chargé de recherche (HDR), CNRS (rapporteur) ; Emmanuel ETHIS, Professeur, Université d’Avignon et des Pays du Vaucluse ; Laurent JEANPIERRE, Professeur, Université Paris 8 (rapporteur)
41Située au croisement de la sociologie économique, de la sociologie de la culture et de la science politique, cette thèse porte sur le label Art et essai des salles de cinéma. Elle vise à rendre compte de la spécificité d’un marché dans lequel un label de qualité fonctionne à la fois comme une mesure et comme un enjeu. La triple perspective adoptée dans cette thèse, socio-historique, statistique et ethnographique, permet de rendre raison des logiques concrètes de construction d’un marché que l’on peut qualifier de « paradoxal », en ce que les acteurs qui s’y engagent en reconnaissent la nécessité, tout en appelant à des principes alternatifs de qualification. L’Art et essai invente ainsi une position médiane entre le « hors commercial » (incarné par les ciné-clubs) et le « cinéma commercial » (incarné par les multiplexes). Cette position d’équilibre est à notre sens au principe de la compréhension de ce marché de biens culturels et se donne à voir autant dans l’histoire des dispositifs publics, des entreprises et des agents, que dans les pratiques concurrentielles, dans les rapports au(x) public(s) et aux institutions et, bien entendu, jusque dans la définition du « bon » film.
42La première partie, « Socio-histoire et topographie du label Art et essai » met au jour les principes concurrents de qualification sur le marché de l’exploitation cinématographique, entre considérations d’ordre culturel, éducatif, industriel et politique à travers la défense de la diversité cinématographique, le soutien à la petite et moyenne exploitation, la démocratisation culturelle, la « formation des publics » et l’aménagement du territoire. Deux enquêtes statistiques, l’une à partir de données sur les salles classées, l’autre à partir du parcours de films recommandés dans l’ensemble des salles françaises, apportent une confirmation aux enseignements de l’analyse historique, en manifestant clairement le caractère hétérogène des salles subsumées sous ce label et entrées à des « âges » différents de la politique Art et essai. Cette saisie statistique du label permet, en outre, de mettre en évidence des configurations locales de concurrence entre établissements qui dessinent des marchés locaux de l’exploitation extrêmement variés.
43Une seconde partie, « Les marchés locaux de l’Art et essai », montre comment le label Art et essai se définit structuralement sur chacun de ces marchés concrets. À rebours d’une définition essentialiste du label, cette démarche vise à expliciter ses diverses acceptions en fonction de la structuration sociale des publics, de l’histoire de l’exploitation des territoires, et de la trajectoire sociale des exploitants. La salle Art et essai, alternativement salle « pointue », salle « indépendante », salle « de répertoire », salle « de proximité », salle « de prestige », « petite » salle, se définit alors moins par la programmation d’un canon esthétique que par une offre alternative, et toujours localement située, de biens culturels.
44Aurélie PINTO, Chercheuse post-doctorante au Labex ICCA (Industries Culturelles et Création Artistique), aurelie.pinto@free.fr
Delphine Pouchain, Commerce équitable et prix juste. Thèse d’Économie, réalisée sous la direction d’Olivier FAVEREAU, Professeur, Université Paris Ouest - Nanterre La Défense et de Patrick MARDELLAT, Maître de Conférences HDR, IEP de Lille, soutenue le 24 octobre 2013 à l’Université Paris Ouest - Nanterre La Défense. Jury composé de Jérôme BALLET, Maître de Conférences HDR, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines ; Ragip EGE, Professeur, Université de Strasbourg (Rapporteur) ; Nathalie SIGOT Professeur, Université Paris 1 - Panthéon Sorbonne (Rapporteur) ; Ramon TORTAJADA, Professeur émérite, Université Pierre Mendès France – Grenoble 2
45L’économie contient une promesse de bonheur et de justice pour les agents économiques. Cette promesse, le commerce équitable en porte le témoignage, un témoignage fragile et précaire, mais bien réel. Il se définit comme étant un échange marchand, entre pays du Sud et pays du Nord, visant l’amélioration des conditions de vie des producteurs les plus pauvres. Il se base pour cela sur le paiement d’un prix juste. Le commerce équitable demeure sous-tendu par un principe méritant toute notre attention : la croyance en la possibilité d’un échange et d’une économie justes. Il constitue en cela une forme de défi lancé aux pratiques traditionnelles du commerce tout autant qu’à la théorie économique. Il suggère la promesse d’un renouvellement de notre conception de l’échange économique et d’une nouvelle économie.
46Le fondement du commerce équitable est qu’un échange économique juste est possible. Cette idée à la fois forte et simple est pourtant perdue de vue par le commerce équitable, qui mobilise la figure d’un agent économique motivé par la qualité du produit, qui confond la justice avec d’autres notions, et fait finalement de la justice une propriété du champ politique uniquement. La possibilité d’une économie juste, d’un échange économique juste, semble n’être même plus pensable, y compris par ceux-là même qui sont censés en être les promoteurs. La difficulté du commerce équitable à tenir très fermement cette position est sans doute le reflet plus large de la difficulté des économistes à concevoir la possibilité d’une économie juste.
47Le commerce équitable révèle l’intérêt voire la nécessité de l’histoire de la pensée économique pour comprendre et analyser une pratique actuelle, mais plongeant ses racines dans un passé lointain et dans des concepts que l’on croyait disparus tels que celui de prix juste. Repenser la justice dans l’échange sous la perspective du commerce équitable suppose d’exhumer la notion de prix juste et d’en comprendre la généalogie. Cette (re)légitimation de l’histoire de la pensée s’accompagne d’un nouvel examen de la notion de justice dans l’économie.
48L’analyse du commerce équitable révèle trois biais dans les théories traditionnelles de la justice, et une dérive. 1) La réflexion se limite généralement aux questions de distribution, alors que le commerce équitable donne à voir une justice dans l’échange ; 2) Les théories de la justice sont généralement « stato-centrées », alors que le commerce équitable s’inscrit dans une justice par-delà les États ; 3) Elles n’admettent pas de goût pour la justice chez les agents économiques, quand le commerce équitable postule une justice entre agents soucieux de justice. Enfin, la justice relève souvent uniquement d’une préoccupation politique, à rebours de la reconnaissance de la possibilité d’une justice s’exerçant également dans la sphère économique. Le commerce équitable nous invite donc à réhabiliter une notion proprement économique de justice grâce à la notion aristotélicienne de justice particulière.
49Delphine POUCHAIN, PRAG en Économie, IEP de Lille, pouchain.delphine@orange.fr
Scarlett Salman, Une hygiène psychique au travail ? Genèse et usages du coaching en entreprise en France. Thèse de Sociologie, réalisée sous la direction de François VATIN, Professeur, Université Paris Ouest Nanterre, soutenue le 22 octobre 2013 à l’Université Paris Ouest Nanterre. Jury composé d’Ève CHIAPELLO, Directrice d’études, EHESS (rapporteure) ; Didier DEMAZIÈRE, Directeur de recherche CNRS, Sciences Po Paris (rapporteur) ; Nicolas DODIER, Directeur d’études, EHESS ; Catherine PARADEISE, Professeure, Paris-Est Marne-la-Vallée ; Olivier SCHWARTZ, Professeur, Paris Descartes
50La thèse étudie, à travers le coaching en entreprise, l’essor d’une hygiène psychique au travail, entendue comme une norme d’attention accrue à la subjectivité des travailleurs et à leur comportement en public. Elle repose sur une enquête par entretiens approfondis avec des coachs (45), des cadres coachés (18) et des gestionnaires des ressources humaines « prescripteurs » de la prestation (24) et sur deux enquêtes par questionnaire : l’une sur le profil et l’activité des coachs (116 réponses de coachs) ; l’autre sur les usages du coaching dans les entreprises en France à la fin des années 2000 (221 réponses de DRH). Ces données sont complétées par des éléments d’observation comme bénéficiaire d’un coaching, comme stagiaire de formation à cette activité et par la fréquentation prolongée d’une association de coachs.
51Apparu aux États-Unis dans les années 1980, le coaching consiste en des entretiens individuels, confidentiels et réguliers entre un cadre supérieur ou dirigeant et un consultant coach, en général externe à l’entreprise et formé à des techniques psychologiques. La première partie de la thèse dégage les conditions de « l’invention » du coaching comme activité marchande et professionnelle en France dans les années 1990-2000. Elle l’inscrit dans une généalogie des savoirs, des techniques et des pratiques, à la croisée de l’intervention psychosociologique et de la psychothérapie, et discute la notion d’importation culturelle, en montrant l’existence d’un terreau français prêt à développer ce type d’expertise. Conjointement à l’action collective de consultants investis dans la création du nouveau segment, des dispositifs publics comme le bilan de compétences et, plus encore, la formation professionnelle continue – dont les fonds financent en partie cette prestation –, ont favorisé l’institutionnalisation du coaching.
52La deuxième partie s’attache à objectiver et à interroger les contours de ce groupe professionnel. L’analyse des trajectoires biographiques de celles et ceux qui sont devenus coachs révèle deux groupes différenciés : celui des consultants, que nous qualifions d’« opportunistes », et celui des cadres, « (re)convertis ». La thèse s’interroge sur la possible autonomisation professionnelle du coaching, en partant de l’énigme que constitue la pluriactivité observée des coachs, même ceux les plus réputés. Partie de l’étude du marché du travail des coachs, entendu sous le registre de la sociologie des professions, la thèse traite la question sous l’angle du marché du coaching, comme élément d’un portefeuille d’activités de ces professionnels.
53La troisième partie étudie les usages effectifs du coaching dans les grandes entreprises. Sont abordées les questions de temporalités et de relations de travail des cadres avec les subordonnés, la hiérarchie et les pairs. Le recours au coaching concerne aussi la gestion des frustrations entraînées par les transitions de carrière. Les effets de ce dispositif de gestion sont doublement ambivalents. Le coaching exerce une fonction palliative qui permet de garder les cadres mobilisés. Il participe d’une psychologisation des rapports de travail, qui renvoie l’explication des problèmes professionnels rencontrés par les cadres à leur personnalité et non à la nature de leur travail. Mais il aide aussi les cadres à surmonter les tensions, en leur rappelant implicitement et paradoxalement l’importance des règles, de la planification et la permanence d’un ordre hiérarchique et institutionnel d’autant plus insidieux qu’il est nié dans le discours néo-managérial.
54Scarlett SALMAN, Post-doctorante, IFRIS, LATTS, Université Paris-Est Marne-la-Vallée, scarlett. salman@gmail.com