Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Raisons d’Agir/Seuil, coll. « Cours et travaux », 2012, 657 p.
1Dans cet ouvrage, paru en 2012, on ne trouvera pas ce qui figure généralement en bonne place dans les ouvrages les plus sociologiques de Pierre Bourdieu : tableaux croisés, diagrammes en bâtons, nuages de points, plans ou encore photographies. Il s’agit ici de la retranscription des cours donnés oralement par le sociologue au Collège de France, durant trois années universitaires (de 1989 à 1992) et vingt-trois séances. Style oral, formules provocantes, hésitations, excuses, retours en arrière, raccourcis, redites... les défauts n’y manquent pas, et les critiques auront forcément beau jeu de les relever [1]. Cependant, le livre existe, constituant un second ouvrage posthume [2]. Et c’est à deux titres qu’il nous semble intéressant de s’y plonger : premièrement parce qu’il traite d’un objet important et complexe en sociologie, mieux en sciences sociales ; deuxièmement, parce que Sur l’État, n’étant pas vraiment un livre, est plutôt une fenêtre ouverte sur le laboratoire de Pierre Bourdieu, sur sa manière de procéder lorsqu’il s’affronte à une question.
2Certainement, la lecture de l’ouvrage laissera le lecteur sur sa faim. Qu’apprend-on ? Qu’y a-t-il de nouveau ? Est-ce utilisable dans des recherches actuelles ? Toute la littérature sur l’État a-t-elle été bien prise en compte ? Toutes les dimensions pertinentes ont-elles été traitées de façon équilibrée : militaire, économique, juridique, institutionnelle, idéologique, etc. ? Autant d’interrogations qui ne peuvent qu’amener à des débats aussi interminables qu’ils sont féconds, dans la mesure où ils sont appelés à se dérouler dans de véritables arènes interdisciplinaires en sciences sociales [3] tant cette dimension est présente tout au long des vingt-trois leçons. On retiendra notamment le dialogue permanent que Pierre Bourdieu entretient avec les historiens, dont il mobilise abondamment les travaux, tout autant pour les critiquer (parfois violemment) que pour louer leur finesse. Il convient à ce titre, selon nous, de faire la distinction entre les historiens dont les travaux sont directement concurrents de celui qu’est en train d’effectuer Pierre Bourdieu, en ce qu’ils ambitionnent explicitement la réalisation d’une théorie de l’État et de sa genèse, et des historiens spécialistes d’un domaine qu’ils approfondissent de telle sorte qu’ils servent au sociologue à alimenter sa connaissance de l’État, et à formaliser son modèle.
3La démarche que nous avons choisi d’emprunter ici pour présenter cet ouvrage, n’est pas celle de la critique et de la recension des éventuels manques, bien qu’elle nous paraisse évidemment tout à fait utile, légitime et nécessaire, c’est plutôt une démarche compréhensive visant à profiter au mieux de cette possibilité qui nous est offerte, par les éditeurs de ce texte, d’entrer dans une des pièces du laboratoire du sociologue : laboratoire de recherche sur un objet particulièrement complexe à saisir, et laboratoire pédagogique où se mesurent tous les efforts effectués pour se faire comprendre, justifier les limites de son enseignement oral par de longues digressions et parenthèses éclairantes du point de vue de la démarche épistémologique du sociologue. Dans un premier temps, nous replacerons ces cours dans leur contexte de production, examinant les livres et articles de Pierre Bourdieu parus à cette même période. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons plus spécifiquement à la démarche mise en œuvre lors du processus d’élaboration des contenus. Dans un troisième temps, nous nous intéresserons plus spécifiquement au modèle d’analyse de l’État proposé dans l’ouvrage.
Le contexte du cours
4À propos des œuvres artistiques ou intellectuelles, Pierre Bourdieu lui-même ne cesse de le répéter, tout effort de compréhension ne peut se limiter à une introspection de celles-ci, mais doit aussi s’efforcer de les considérer comme des prises de position à un moment donné, dans un espace donné, en interdépendance avec d’autres productions et producteurs. Compte tenu de l’ampleur et de la position occupée par Pierre Bourdieu dans le champ intellectuel national et international, cet exercice d’objectivation nous a paru hors de portée de cette note. Tout en conservant l’esprit de cette approche pour une « science des œuvres », nous avons décidé de nous centrer sur le positionnement de ces cours dans les recherches et publications de l’auteur lui-même durant cette période. Sur ce point, les éditeurs offrent d’ailleurs des renseignements précieux dans une annexe intitulée « Situation du cours Sur l’État dans l’œuvre de Pierre Bourdieu » (p. 594-601). Où l’on apprend notamment que ce livre n’est ni le premier cours publié de Pierre Bourdieu au Collège de France [4], ni le dernier puisque d’autres suivront, prononcés à partir de 1986, sur les champs juridique et bureaucratique.
5Le cours Sur l’État (1989-1992) est dispensé entre deux ouvrages importants, à des titres différents, de l’œuvre du sociologue, à savoir entre La Noblesse d’État (1989) et La misère du monde (1993), c’est-à-dire à un moment où les préoccupations concernant l’État sont déjà constituées et où tout un travail d’ores et déjà accumulé trouve à éclore. Dans le premier des deux ouvrages, ce sont les stratégies de reproduction des classes dominantes au sein de l’État qui sont révélées, à travers l’accumulation de capital culturel qu’ils réalisent par leurs investissements dans les diplômes, notamment ceux des grandes écoles ; dans le second, ce sont les transformations de l’État, sous l’effet de la révolution conservatrice néolibérale, qui sont mises au jour, mettant en exergue leurs effets délétères sur les classes dominées, à travers le développement d’une misère de position [5] corrélative d’un mouvement de recul de la « main gauche » (dépensière) de l’État [6] vis-à-vis de sa « main droite » (financière).
6D’après les éditeurs, la notion d’État n’apparaît dans les écrits de Pierre Bourdieu qu’au début des années 1980 : avant cette période, l’État n’apparaît pas explicitement et Bourdieu ne cherche pas à en élaborer la théorie [7]. Dans ses travaux sur l’école, sur la Kabylie, le Béarn, ou la politique du logement, chaque fois il est amené à retrouver l’État, sous forme de « domination symbolique », de « catégories de pensée » ou de « principes de classement ». Ce thème de l’État apparaît alors de plus en plus comme constituant le dénominateur commun des nombreux terrains qu’il investit, la plupart des recherches précitées étant d’ailleurs convoquées, à un moment ou à un autre, dans le déroulement des cours sur l’État au Collège de France. Cependant, dans cette période qui précède le cours, Pierre Bourdieu ne fait pas que retrouver l’État là où il ne l’attendait pas [8], il l’aborde de plus en plus frontalement sous l’angle de différents objets et concepts, tels la domination (interpersonnelle et impersonnelle), les champs (qu’il distingue subtilement de la notion d’« appareil »), le pouvoir et la violence (non pas seulement physique, mais aussi symbolique), l’intérêt à l’universel (opposé à l’intérêt particulier), autant de notions qu’il s’efforce de fonder sociologiquement.
L’émergence de la problématique
7La lecture de plusieurs articles publiés avant le cours, repérés par les éditeurs comme des textes participant à la gestation de la pensée de l’État chez le sociologue [9], semble indiquer le déclenchement, dès les années 1970, d’une sorte de processus de recherche en forme de spirale, dont l’aboutissement (non nécessairement explicite) aurait été de se donner des outils pour penser l’État. C’est ce cheminement que nous tentons de reconstruire en présentant les choses en trois « étapes », celles-ci ayant moins pour enjeu de retracer le processus intellectuel tel qu’il s’est réellement déroulé, que d’ordonner notre argumentation.
8Dans une première étape, ce sont les « formes élémentaires » de domination qui sont dévoilées : dans les sociétés où l’État au sens moderne est constitué, les dominants s’appuient, pour leur reproduction, sur des mécanismes d’autant plus invisibles qu’ils sont objectifs (notamment le système scolaire et la légitimité que ses titres confèrent à leurs détenteurs) ; dans les sociétés où l’État moderne n’a pas (encore) été constitué, les dominants se doivent de « travailler directement, quotidiennement, personnellement » à produire, notamment, la domination qu’ils exercent en nom propre, par le don (violence symbolique reposant sur l’obligation morale et affective) ou la dette (violence ouverte reposant sur l’obligation physique ou économique). Cette première réflexion porte en elle la problématique de la genèse de l’État moderne qu’il entreprendra plus tard dans le cours.
9Dans une deuxième étape, c’est justement cette notion de genèse qui est interrogée. Pierre Bourdieu réfléchit à la possibilité de construire un modèle sociologiquement fondé pour appréhender l’origine socio-historique d’une institution (où l’État constituerait en ce sens une sorte de méta-institution). Ce modèle générique et génétique, qui sera exposé dès les premières leçons du cours, vise à mettre dos à dos et à réfuter deux conceptions au départ antagonistes de l’État, mais qui se rejoignent par leur caractère fonctionnaliste : d’un côté, un « fonctionnalisme du meilleur » où l’État est considéré comme une institution destinée à servir le bien commun (référence à Parsons et ses successeurs) ; d’un autre côté, un « fonctionnalisme du pire » où l’État est considéré comme un appareil de contrainte, de maintien de l’ordre public au profit des dominants (référence à la tradition allant de Marx à Gramsci, à Althusser et au-delà). Pierre Bourdieu adopte ici un raisonnement typiquement durkheimien, considérant que l’on n’apprend rien sur une institution si l’on ne s’interroge que sur ses fonctions. Selon lui, les énoncés du type « l’État sert le bien commun » ou « l’État sert les dominants », conduisent à un paradoxe : pris isolément, ils sont factuellement faux ; pris ensemble ils ont une certaine véracité… alors même qu’ils sont antagonistes. Cependant, et peut-être surtout, le problème principal que posent ces énoncés est épistémologique puisqu’ils interdisent d’appréhender la contribution propre que les agents (les dominés tout autant que les dominants) apportent, volontairement ou non, consciemment ou non, à l’émergence, à la reproduction et à la transformation d’une institution quelle qu’elle soit.
10Dans une troisième étape, le sociologue se rapproche d’autant plus de la thématique de son cours à venir qu’il s’affronte à des objets ayant plus directement à voir avec l’État. Qu’il évoque la spécificité du champ bureaucratique, qu’il propose une théorie du champ politique, qu’il analyse le champ juridique ou qu’il dévoile l’action du champ administratif, cet ensemble de travaux contribue à préciser, petit à petit, le contenu d’une notion, aussi essentielle que complexe, à savoir celle de champ du pouvoir, qui a été introduite dès 1971 [10] pour rendre compte d’effets structuraux dans les champs littéraires et artistiques. Ces effets, au premier abord inintelligibles, le deviennent dès lors que l’on comprend que ces champs occupent une position dominée dans un champ du pouvoir dont la particularité est de mettre en rapport les différentes espèces de capital ayant une force dans le monde social, au premier rang desquels le capital économique et le capital culturel. L’analyse du champ du pouvoir est redevable de tout le travail effectué dans La Distinction [1979] pour construire l’espace social, et il trouve un premier aboutissement dans La Noblesse d’État, lorsque le sociologue met au jour les stratégies de reproduction à l’œuvre à travers la relation d’homologie structurale entre le champ des écoles du pouvoir et le champ du pouvoir lui-même. Il découle de cette analyse que les luttes au sein du champ du pouvoir ont notamment pour enjeu le pouvoir sur l’État, et qu’il ne faut donc pas confondre État et champ du pouvoir.
Sur quelques champs étatiques
11Ainsi, si les travaux sur le champ du pouvoir contribuent fortement à la réflexion sur l’État, ils ne l’épuisent pas pour autant. Dès lors, Pierre Bourdieu entreprend parallèlement d’autres recherches sur des champs spécifiques. La réflexion sur le champ bureaucratique, qui prendra une forme véritablement aboutie pendant et après le cours [11], est esquissée dès 1980 à partir d’une hypothèse qui fait découler l’émergence de l’organisation bureaucratique de la rencontre, dans l’espace social, entre un système de dispositions, celui de la petite bourgeoisie, et une idéologie, celle du « service public » [12]. La spécificité de ce champ étant qu’il arrive à obtenir de ses membres qu’ils ajustent leurs pratiques au plus près des règlements, directives, circulaires qui caractérisent cet univers, donnant l’impression, mais l’impression seulement, d’un système mécanique, voire « totalitaire » [13].
12La réflexion sur le champ politique est, elle, menée dès le début des années 1980 [14] et tourne autour de deux questions, liées entre elles : celle de la représentation politique et celle de la délégation politique. Si le système politique démocratique parlementaire contemporain, en tant qu’il repose sur une coupure entre des agents politiquement « actifs » (représentants) et des agents politiquement « passifs » (représentés), mérite d’être déconstruit, c’est qu’il tend à naturaliser des mécanismes sociaux historiquement institués, qui ont conduit à autonomiser le champ de production idéologique et à rationaliser les compétences politiques ; le corollaire de cette représentation étant la dépossession du pouvoir sur les pouvoirs publics, se pose alors le problème de la délégation, qui trouve sa solution dans le constat paradoxal que, pour exister politiquement et peser en tant que groupe, les dominés se trouvent dans l’obligation de se déposséder de leur parole au profit d’un porte-parole. Cette dépossession apparaît soumise à un double processus : passer d’une « classe en soi » (existence sérielle d’individus) au statut de « classe pour soi » (dont le Parti constitue une manifestation) est inséparable, dans un premier temps, de la construction d’une organisation bureaucratique (bureau) et, dans un second temps, de la désignation d’un délégué porte-parole (secrétaire).
13Ces analyses des champs bureaucratique et surtout politique forment l’architecture de base d’une réflexion sur la domination symbolique, par laquelle des agents reconnaissent à d’autres la possibilité d’exercer un pouvoir qu’ils subissent pourtant. Cependant, une spécificité de l’État moderne réside dans le fait que les mécanismes de pouvoir y sont institutionnellement garantis, non seulement par la force du système scolaire et les titres qu’il décerne (qui permettent la reproduction de l’ordre social), mais aussi par la force du droit. Pierre Bourdieu attache une grande importance à l’action des juristes dans la construction de l’État, ce qui l’incline à développer une conception sociologique du droit. Dans sa réflexion sur le champ juridique [15], il est amené à prendre conscience du fait que, d’un point de vue institutionnel, le corpus juridique constitutif de l’État est le produit de l’état des rapports de forces dans le champ juridique, qui sont eux-mêmes le produit de l’état des luttes dans l’espace social : c’est ainsi qu’on peut alors comprendre l’émergence de l’État social, comme le produit d’un droit social (droit public, droit du travail, etc.), lui-même produit de luttes (ou conquêtes) sociales. L’ordre juridique, au même titre que l’ordre scolaire, contribue à maintenir l’ordre social, ou nomos, légitime en garantissant (sauf révolution) la continuité entre le passé et l’avenir, nonobstant d’inévitables adaptations.
14Ce qui caractérise le droit, c’est qu’il constitue un mode d’expression et de règlement des conflits qui implique tout à la fois un renoncement à la violence physique et aux « formes élémentaires » de la domination symbolique. Le champ juridique se présente dès lors comme une composante essentielle de l’État moderne. Il suppose la constitution d’un ensemble de compétences juridiques, et donc l’existence d’un corps professionnel voué à en monopoliser les outils et les profits. Cependant, il ne faut pas ignorer, prévient le sociologue, les conséquences liées au fait que ce pouvoir juridique a été historiquement institué, ayant pour effet de consacrer l’ordre établi en consacrant la vision que l’État a de cet ordre. Par exemple, il assigne aux agents une identité garantie (un état civil), ainsi que des pouvoirs et le droit de les utiliser (à travers des titres, certificats, etc.) ou non (à travers des verdicts, sanctions, etc.) dont l’efficacité apparaît quasi magique. Dès lors, on peut donc dire que le droit fait le monde social, à condition de dire en même temps que le monde social fait le droit [16]. Cette manière de penser le droit a des implications importantes dans la façon de concevoir l’État : ce n’est pas celui qui rédige la loi qui est le véritable législateur, mais l’ensemble des agents en lutte, dans le champ juridique et aussi dans tous les autres champs – bureaucratique, politique, voire religieux, économique, etc. – qui organisent des formes d’expression de leurs intérêts et des formes de pression afin de s’imposer (juridiquement).
Dans les rouages de l’État
15Ce programme de recherche sur le travail juridique trouve justement une réalisation concrète au moment même où Pierre Bourdieu démarre ses premières séances sur l’État, en janvier 1989 : il s’agit d’une recherche menée sur le champ administratif (ou bureaucratique) à travers l’exemple de la genèse d’une nouvelle politique, celle du logement [17] dans les années 1970, qui donnera lieu à la publication d’un article en 1990. L’objectif spécifique est de comprendre comment il est décidé d’affaiblir progressivement le dispositif en vigueur d’« aide à la pierre » en faveur d’un dispositif d’« aide à la personne », donc de passer d’une conception « sociale » à une conception « libérale » de la politique du logement. Le cas d’étude met en évidence un principe fondamental du champ bureaucratique, à savoir le fait que le législateur ne peut remplir sa fonction qu’en se confrontant aux autres agents qui, dans l’espace social, se trouvent concernés par ses prises de décisions (autorités publiques locales ou régionales ; représentants d’organisations professionnelles, d’associations, etc.). Cependant, l’analyse montre surtout en quoi, dans cet affrontement, les agents issus du champ bureaucratique disposent d’un double avantage structural : le premier est lié au fait que la confrontation s’organise selon des procédés dont ils détiennent la maîtrise (par exemple, ici, celui de la commission) ; le second repose sur le constat que ces agents dominent, de fait, la situation parce qu’ils donnent l’apparence d’être du côté de l’intérêt public et général, d’être les défenseurs de l’« universel », tandis que leurs interlocuteurs ne seraient là qu’au nom de l’organisation qu’ils représentent, donc de leurs intérêts privés et particuliers.
16À travers cette analyse, (trop) succinctement résumée ici, se dessine la démarche que Pierre Bourdieu va adopter, dès la première leçon de son cours, pour penser, comme il dit, cet « objet impensable » [p. 13] qu’est l’État. Il s’appuie d’emblée sur deux des grands auteurs dont sa sociologie est le produit : fondamentalement durkheimien, lorsqu’il met en garde contre les « prénotions », les « idées reçues », la « sociologie spontanée » [p. 13] à propos de l’État, il se fait aussi profondément wébérien lorsqu’il propose de définir l’État comme ce « secteur du champ du pouvoir » (à savoir le champ bureaucratique) exerçant le « monopole de la violence physique et symbolique légitime » [18]. En posant dès le départ cette définition, le sociologue vise à illustrer le principe selon lequel « on n’apprend rien sur le mécanisme quand on s’interroge seulement sur ses fonctions » [p. 19]. Dire que l’État a pour fonction d’être au service des « dominants » comme dans la conception marxiste, ou au service du « bien commun » comme dans la perspective parsonienne, pose problème puisque, outre le fait que ces deux affirmations apparaissent contradictoires, elles ne permettent pas de comprendre les mécanismes sociaux [19] qui sont à l’œuvre lorsque l’État réalise la première ou la seconde de ces fonctions (ou d’autres encore). La définition wébérienne/bourdieusienne, d’un certain point de vue, n’échappe pas à la définition par la fonction (l’exercice d’un monopole), mais d’un autre point de vue, elle interroge le contenu des mécanismes qui permettent de rendre « légitime » une « violence », qu’elle soit physique ou symbolique [20].
17Plus important que la définition de l’État (qu’il lui faut bien donner à un moment ou à un autre), ce que propose donc Pierre Bourdieu, c’est une démarche permettant d’appréhender sociologiquement un objet particulièrement compliqué à penser puisque, en tant que principe d’orthodoxie, il est le producteur des catégories mêmes à travers lesquelles on s’efforce de le penser. Cependant, la sociologie, par sa démarche empirique et ses méthodes d’enquête, s’efforce de construire des outils d’objectivation propres à interroger les prénotions et donner à voir les mécanismes constitutifs du monde social. L’enquête sur le marché de la maison individuelle est convoquée [p. 30 sqq.]. Un mécanisme est explicité, c’est celui de la « commission », qui dit quelque chose, on l’a vu, du fonctionnement du champ bureaucratique. Au sein d’une commission, des agents défendant des positions antagonistes s’opposent, de sorte que des agents représentant les ministères sociaux sont amenés à y défendre le point de vue des dominés, face à d’autres, représentant les ministères financiers et défendant plutôt le point de vue des dominants [p. 41]. Ce que Pierre Bourdieu cherche à illustrer par cet exemple, c’est le fait que dire « l’État fait ceci ou cela » constitue un énorme abus de langage [21] puisque ce que fait l’État à un moment donné n’est rien d’autre que le fruit des rapports de forces sociaux à ce moment-là, de sorte qu’il n’y a jamais de rupture entre « l’État » et le « peuple ». Dans l’esprit du sociologue, il y a un « continuum » de proximité ou de distance par rapport à l’État (p. 66), qui prend la forme d’une distribution, hiérarchique et linéaire, de positions des agents, des groupes ou des champs les uns par rapport aux autres.
Le structuralisme génétique comme démarche
18La démarche proposée par le sociologue, désignée comme structuraliste génétique [22] et dont l’originalité réside dans la capacité à intégrer des traditions intellectuelles vues habituellement comme incompatibles [23], confère aux travaux des historiens une place prépondérante. Non seulement ces derniers se sont efforcés de penser l’État, mais en plus leurs travaux sont des sources inépuisables de données empiriques permettant d’élaborer et de tester ces théories. Ainsi, la référence aux travaux d’historiens est récurrente dans cet ensemble de cours publiés : une première série d’ouvrages est d’abord présentée [p. 122 sqq.] dans lesquels les auteurs effectuent une histoire comparative de l’évolution de divers États, soit à l’échelle occidentale, soit à l’échelle mondiale (Barrington Moore), soit dans une perspective structuro-fonctionnaliste (Shmuel Noah Eisenstadt), soit dans une perspective marxiste (Perry Anderson). Cette façon de faire de l’histoire, parce qu’elle pose a priori les fonctions de l’État et parce qu’elle réduit la réalité historique à quelques facteurs explicatifs, n’est pas satisfaisante pour le sociologue.
19La démarche structuraliste génétique, par l’exposé de laquelle Pierre Bourdieu clôt la première année de son séminaire, suppose de considérer les études de cas, tels que la genèse de l’État en France, en Angleterre, en Allemagne ou au Japon, non pas comme des idéaux-types (wébériens), construits a priori, mais comme des « cas particuliers du possible » [p. 143 sqq.] relevant d’un même modèle d’analyse [24]. Dans cette épistémologie, il y a l’ambition de retrouver « l’originaire », mais pas pour rechercher « l’élémentaire » [25] : si les commencements sont intéressants à faire ressurgir, c’est qu’ils permettent de reconstituer l’espace des possibles tel qu’il se configurait au départ, donc de redécouvrir les possibles potentiels qui ont finalement été irréversiblement détruits par l’histoire, au profit de ce qui est et qui semble aller de soi aujourd’hui [26]. Cet espace des possibles est le lieu où des voies latérales de développement, susceptibles d’être empruntées par l’État, sont inscrites, en chaque cas, à l’état potentiel. Tout, cependant, ne relève pas du seul cas par cas : au cœur de cette contingence historique qu’est la constitution d’un État, il y a aussi de l’invariant, du générique, de sorte que, à chaque fois, on peut repérer et décrire des processus phylogénétiques (relevant de l’histoire collective) [27] de concentration (de formes multiples de capital), mais aussi de dépossession, d’autonomisation ou d’unification.
Le capital symbolique pour rompre avec l’économisme
20Pierre Bourdieu [p. 203 sqq.] propose une synthèse détaillée de trois tentatives de modélisation théorique de la genèse de l’État : celles de Norbert Élias, de Charles Tilly et de Philip Corrigan et Derek Sayer. Dans le cas des deux premiers auteurs, ils sont notamment précieux parce qu’ils ont bien analysé, dans une perspective sociogénétique, les processus (interdépendants) d’accumulation du capital de force physique (armée, police) et du capital économique (impôt, urbanisation) ; cependant, aux yeux du sociologue, ils n’en restent pas moins enfermés dans une forme d’économisme, qui est à rattacher à la thèse wébérienne de la rationalisation, et qui a pour caractéristique d’ignorer la dimension symbolique et la logique spécifique de son accumulation. Dans le cas des seconds auteurs, l’apport majeur vient de ce que, précisément, prenant le contre-pied de la thèse wébérienne, ils considèrent, à propos du cas de l’Angleterre, qu’il n’existe pas d’antinomie entre, d’un côté, le « miracle économique » de la révolution industrielle au xixe siècle (autrement dit, le capitalisme) et, d’un autre côté, la persistance de « traditions culturelles » archaïques.
21Si Philip Corrigan et Derek Sayer suggèrent qu’il existe un développement autonome des processus culturels vis-à-vis des processus économiques, Pierre Bourdieu va même plus loin en se demandant si un ordre économique pourrait exister sans des formes de « domination douce » [p. 256], domination culturelle que lui nomme symbolique. Ainsi, les fondements de sa pensée de l’État se trouvent-ils dans l’article de 1977 consacré au pouvoir symbolique, où il reprend à son compte l’hypothèse durkheimienne très puissante de l’existence d’un rapport génétique entre les structures mentales (ou subjectives), à partir desquelles les individus construisent le monde physique et social, et les structures sociales (ou objectives), à partir desquelles les groupes se construisent et s’opposent : ce n’est que lorsqu’il y a correspondance entre ces deux types de structures qu’une institution peut fonctionner [p. 263]. L’État est alors cette méta-institution qui permet d’ordonner le monde social sans avoir besoin de donner des ordres, parce qu’elle produit les instruments légitimes de dressage social et d’inculcation des modèles culturels (école, armée, religion, langue, frontières, mythes ou rites nationaux, etc.).
22Le programme de recherche structuraliste génétique qui découle logiquement de cette conception méta de l’État, c’est celui de la mise au jour de la genèse et de l’émergence [28] d’une forme spécifique de capital symbolique [29] (qui tire sa légitimité d’une capacité à se faire reconnaître en tant qu’universel), qui s’effectuent d’après le sociologue selon un processus historique en quatre étapes, dont la description minutieuse fait l’objet de l’ensemble de la seconde moitié de l’ouvrage [p. 304 sqq.] : premièrement, une phase féodale de concentration du capital d’État, d’abord autour du roi, avec une priorité donnée au capital symbolique ; deuxièmement, une phase dynastique où la logique d’État, reposant sur des stratégies de reproduction à base familiale, est porteuse de contradictions ; troisièmement, une phase de transition où s’opposent deux modèles de reproduction : un modèle ancien à base familiale et un nouveau modèle à base bureaucratique et scolaire (le modèle familial continuant à agir à la fois en dehors et à travers le modèle bureaucratique et scolaire) ; quatrièmement, une phase de passage d’un État uniquement bureaucratique à un État toujours bureaucratique, mais social, qui construit et monopolise l’universel tout en « intégrant » les dominés. Ce processus historique, tel qu’il est décrit ici, se démarque explicitement des processus linéaires et cumulatifs de la rationalisation chez Weber [30] ou de la fin de l’Histoire chez Hegel.
Le modèle d’analyse de la genèse de l’État
23S’il peut paraître étonnant qu’un découpage en « étapes » historiques ne s’accompagne ni de repères chronologiques précis ni de frontières géographiques claires (ce qui rend parfois compliquée, voire ambiguë, la compréhension des analyses), cette omission est volontaire de la part de Pierre Bourdieu et constitue une des caractéristiques mêmes de l’histoire, telle que la pratique le sociologue. Ces étapes correspondent, en effet, moins à une échelle graduée et circonscrite qu’à une succession de processus ; elles renvoient ici plutôt à des phases, soit de concentration et d’accumulation (traversées par des conflits et des contradictions), soit de transition et de transformation (caractérisées par des ruptures plus ou moins rapides et brutales) ; elles conduisent à opérer une distinction progressive entre le privé (« la maison du roi », le dominium) et le public (« la raison d’État », l’imperium), au départ indissociablement concentrés en la personne du roi, puis petit à petit séparés sous l’effet d’une division graduelle du travail de domination, au sein d’un champ du pouvoir où l’autorité personnelle du roi (dont la légitimité repose sur des principes dynastiques) est remplacée par l’autorité impersonnelle d’un groupe social (dont la légitimité repose sur des principes bureaucratiques).
24Le récit des étapes qui jalonnent la genèse de l’État moderne est ainsi indissociable du récit de la genèse de ce groupe social spécifique d’oblats de l’État tirant leur légitimité non pas de l’hérédité (du « sang »), mais de la compétence (de type « scolaire »). L’origine de cette division du travail de domination est marquée par une « loi fondamentale » selon laquelle ces oblats se voient déléguer d’autant plus de pouvoir qu’ils ont moins de chance de se reproduire (et de perpétuer ainsi leur dynastie propre) [31]. De sorte que si l’État dynastique reste orienté vers la personne du roi, celui-ci opère une redistribution sélective des différentes espèces de capital qu’il concentre, et entretient ainsi des relations de clientèle formant une sorte de réseau d’intermédiaires, mais qui, eux, tendent toujours à se servir directement au lieu d’attendre la redistribution royale. Ces « fuites » [p. 433] au sein du circuit du capital étatique constituent une première manifestation de l’État bureaucratique naissant, sous la forme d’une corruption structurale [p. 437]. Une autre manifestation étant, à l’inverse, la construction par le groupe des oblats (fonctionnaires, administrateurs, juristes, ministres, militaires), en pleine ascension au sein d’un champ du pouvoir marqué par l’opposition entre les héritiers (noblesse d’épée) et les compétents (noblesse de robe), d’institutions spécifiques (tel le Parlement) et de formes de droit (tel le droit civil), qui vont participer à l’élaboration de cette fictio juris [p. 99] qu’est l’État moderne.
25Un intérêt de ce modèle visant à analyser la transmutation du privé en public [p. 482] réside tout à la fois dans son caractère générique et non linéaire, dans sa capacité à s’adapter au temps historique et aux particularités locales, et dans le fait qu’il supporte tant les différents rythmes (évolutions lentes ou rapides) propres à chaque cas particulier (France, Angleterre, Allemagne, Japon, etc.), que les différentes orientations (avancées ou reculs) et les différentes révolutions (progressistes ou conservatrices) [32]. Un autre intérêt de ce modèle réside dans le fait que, contre toute forme (implicite ou explicite) de « finalisme » historique [p. 394 sqq.], il pose le caractère contingent des États. Si les travaux historiques attestent que les principaux traits distinctifs de l’État moderne sont apparus seulement dans la France et l’Angleterre du xviie siècle, il n’y a pour autant manifestement aucune trace, aucun écrit, attestant qu’il existait, chez les dominants, un projet délibéré de construction de ce type d’État. Par ailleurs, les deux pays ont connu des évolutions différentes. D’un côté, en Angleterre l’État s’unifie vers 1530, c’est-à-dire bien avant les autres royaumes du continent [p. 459]. De l’autre, en France l’État se constitue à partir d’une propension singulière à concevoir sa culture nationale comme universelle [p. 541], et notamment par ceux qui ont un intérêt à cet effet d’universel.
26Finalement, cet ouvrage est à l’image du modèle de l’État qu’il expose : non linéaire, lent ou rapide, foisonnant, hésitant, fait d’avancées, de bifurcations et de retours en arrière. Cependant, il remplit son objectif en ce qu’il tient son « fil » de bout en bout. Même si ce fil n’est pas forcément visible à la première lecture, nous avons cherché à montrer ici qu’il est possible de le faire apparaître, au prix cependant d’un exercice visant à replacer ces cours dans leur contexte, et pour ce qu’ils sont, avant tout, une fenêtre sur le travail de laboratoire de Pierre Bourdieu.
27Fabien ÉLOIRE
28Clersé, Université Lille 1
Guillaume Tiffon, La mise au travail des clients, Paris, Economica, 2013, 195 p.
30À la suite des travaux extrêmement stimulants de Marie-Anne Dujarier sur le travail du consommateur, l’ouvrage de Guillaume Tiffon apporte une contribution tout à fait précieuse à cette question. Si la première se demandait en quoi consiste le travail demandé au consommateur, Guillaume Tiffon se demande, pour sa part, dans quelle mesure ce travail contribue à l’accroissement – problématique – de la productivité des services. Il défend la thèse selon laquelle les services se distinguent de l’industrie dans leur recherche d’efficacité productive. Loin de se limiter à l’industrialisation de leur procès de production, comme le montrent notamment les travaux de Jean Gadrey, les entreprises de service s’appuient sur une contribution toujours plus grande demandée aux clients, que l’ouvrage propose d’analyser. Pour ce faire, il montre que les clients contribuent tout d’abord à accroître la « force productive » des personnels de contact par l’astreinte qui leur est demandée (chapitre 2) ou la contribution managériale qu’ils apportent (chapitre 3). Mais les clients peuvent également, en tant que coproducteurs du service, contribuer à la création de plus-value, ceci par leur contribution informationnelle (chapitre 4) et la « contre-externalisation » pratiquée par les entreprises (chapitre 5). Défendant l’idée d’une spécificité de la « marchandise service » (chapitre 1), il propose de conceptualiser cette contribution des clients à la production de valeur en termes de « néo-surtravail » (chapitre 6).
31L’auteur s’appuie sur un matériau composé d’entretiens et d’observations (participante, « dialoguante » et in situ), collecté sur quatre terrains qui appartiennent, pour trois d’entre eux, à des services « industrialisés » (restauration rapide, grande distribution et centres d’appel) et, pour le quatrième, à des services professionnalisés de kinésithérapie [p. 8-9]. La contribution des clients sert ici à analyser, très judicieusement, les leviers spécifiques de recherche de productivité à l’œuvre dans les services, qu’ils soient de type artisanal ou industriel. Si sa démonstration amène l’auteur à se démarquer, avec bonheur, des analyses gestionnaires, mais aussi à revisiter Marx d’une manière très pertinente, elle s’inscrit dans une approche tout à la fois prometteuse pour les chantiers qu’elle invite à investir, mais limitée en raison de ses propres zones d’ombre. Nous y reviendrons après avoir présenté la richesse des apports de l’ouvrage.
32Nous commencerons par la fin (chapitre 6), car il n’est pas inutile de rappeler, comme le fait l’auteur, que la mise au travail des clients est le fruit de stratégies d’entreprises impulsées par des experts en marketing des services. Ces derniers considèrent les clients comme des « coproducteurs » en mesure de contribuer à accroître la compétitivité des entreprises de service [p. 148] dans le cadre d’un échange « gagnant-gagnant ». Ils invitent les entreprises à les considérer comme des « employés partiels », qu’il s’agit d’encadrer, de former, d’évaluer voire de sélectionner, mais également de « motiver » en leur proposant un « échange équitable » [p. 150], via des « récompenses » sous forme de baisse de prix. Ce faisant, le marketing des services « naturalise l’idée même d’extraction de valeur » en considérant que la création de valeur provient d’actions gestionnaires de toute nature [p. 151]. L’auteur propose en revanche de la rendre visible, ce qui suppose de distinguer la « contribution nécessaire du client », non créatrice de valeur, de sa « contribution productive », génératrice de valeur, et qu’il propose d’appeler « néo-surtravail ».
33La « contribution nécessaire du client » est à la prestation de service ce que le « temps de travail nécessaire » est à la valorisation de la force de travail dans le laboratoire secret de la production : elle correspond au temps au cours duquel client et travailleur travaillent pour eux-mêmes. Cette participation du client est précisément ce qui fait la spécificité de la « marchandise » service (chapitre 1), qui consiste à transformer « la condition d’un individu ou d’un bien » [p. 18-19] sur la base d’un « temps de prestation mis à [sa] disposition ». L’auteur est toutefois amené à se démarquer de la définition proposée par Jean Gadrey [33], qui peut s’appliquer à des opérations de transformation matérielle dans l’industrie. Pour lui, la spécificité des services vient du fait que la valeur du résultat est distincte de celle de la prestation, ce résultat étant tributaire de la « contribution du destinataire [34] » [p. 21]. Il propose alors une « modélisation » des services qui intègre la pluralité des acteurs qu’ils réunissent (clients, salariés-experts et prestataires-employeurs), les relations qui les unissent (relations marchande, salariale ou de service) ainsi que les fonctions qu’ils occupent (front-office et back-office). La schématisation en termes de « pyramide des services » [p. 36] qu’il propose est intéressante, mais d’utilité réduite puisqu’elle ne sera plus mobilisée par la suite. L’auteur n’analyse, de fait, que l’interaction entre le « client au visage de chair » [35] et le personnel de contact. Il reste silencieux sur le rôle du back-office et sur la pluralité des usages de la figure du client dans les entreprises.
34L’auteur montre ensuite (chapitre 2) que les entreprises de services gèrent leurs flux de clientèle à l’aide d’une organisation qui les conduit à structurer l’« astreinte client », autrement dit, le transfert sur le client du « temps d’ajustement de la rencontre » [p. 42]. C’est la raison pour laquelle, dans les services industrialisés, elles planifient un sous-effectif pour densifier le temps de travail du personnel de contact, renforcent la polyvalence des salariés pour résorber les files d’attente en cas de forte affluence (centres d’appel, grande distribution ou restauration rapide), et enfin, jouent sur la parcellisation-déparcellisation des tâches selon l’importance des flux-clients à gérer (forte spécialisation en cas d’affluence, forte polyvalence en période creuse). Dans les services avec rendez-vous, ce temps d’attente est quasi systématisé, tandis qu’il se traduit, dans les services à domicile, par une astreinte client sur des plages de 2 à 3 heures, voire sur la journée. On notera que clients et travailleurs subissent, mais sous deux formes différentes, cette astreinte aux exigences du flux : pour les clients, les temps d’attente socialement acceptables sont déterminés par les temps de la concurrence, qui tendent à s’aligner, ce qui signifie qu’il s’agit de temps d’attente économiquement imposés ; de même que pour les salariés, le recours au temps partiel, systématisé pour les personnels de contact du bas de l’échelle, répond moins à une demande de travail en miettes qu’il n’est imposé dans le cadre d’une logique de baisse des coûts [p. 60].
35La contribution nécessaire du client passe également par le rôle « managérial » qu’il est amené à tenir face aux « experts de front-office ». Cette contribution s’effectue via le « flux client », qui fait plus ou moins pression sur les employés, mais elle est également liée aux asymétries de pouvoir qui se manifestent, en interaction, par le biais du « différentiel de compétence » perçu [p. 69]. Ainsi, pour l’auteur, le client n’est pas uniquement « dominé » [p. 70], il peut également jouer un rôle de supervision des employés, voire se trouver en situation de « délégation de sale boulot » en cas de faible « différentiel de compétence » et de flux pressé – ce qui est le cas avec les caissières dont le travail peut être ostensiblement déconsidéré [p. 72-78]. À l’inverse, il s’en remet aux experts de front-office selon le principe du mandat quand le différentiel de compétence est élevé et le flux faiblement pressé (cas avec les kinésithérapeutes). La contribution managériale des clients est alors double [p. 84] : non seulement ils contribuent à « donner du sens » au travail des salariés, mais, dans la mesure où le travail se réalise sous leurs yeux, ils sont plus ou moins en mesure de contrôler leur activité, se substituant ainsi pour partie à la hiérarchie.
36La contribution des clients devient « productive » quand ils font gagner du temps aux salariés en intensifiant leur « contribution informationnelle » (chapitre 4). Dans les services professionnels, la prestation passe par la réalisation d’un diagnostic et la recherche de solutions d’autant plus rapidement trouvées que le client et l’expert parleront le même langage, ce qui suppose une « rhétorique de la vulgarisation » et des « apprentissages opportunistes » [p. 101]. Dans les services industrialisés, où les échanges sont standardisés et réduits à la « saisie d’une demande », les clients doivent s’autocontrôler pour la formulation de leur demande [p. 108]. Ils s’y soumettent dans le cadre d’un « apprentissage par la gêne », face à « l’agacement contenu » des employés qui les recadrent à l’aide de « suggestions productives » [p. 109] visant à accélérer et orienter leur demande.
37Enfin, l’accroissement de la contribution productive des clients passe par des innovations organisationnelles et technologiques (chapitre 5). Le self-service [p. 126] change la « procédure de consommation » en ce qu’il instaure un accès direct aux marchandises qui permet de se passer de vendeurs et donc de réduire le coût du travail salarié. L’autonomation [p. 138] permet de substituer le travail vivant du client à celui du salarié par la mise en place d’automates en libre-accès (guichets automatiques…) ou accessibles à domicile via internet (prestations en ligne), ce qui suppose également de nouveaux apprentissages ou ressources pour les clients [p. 141]. L’auteur appelle « contre-externalisation » ce mode de substitution du travail du client à celui des « experts » [p. 143], terme discutable pour décrire ce qui s’apparente davantage à une internalisation du travail du client.
38Toutes ces contributions productives des clients alimentent un « néo-surtravail » pour peu que l’on accepte de considérer que le travail dans les services est productif. Cela suppose, dans le sillage des suggestions de Jacques Bidet, d’amender la théorie de la valeur de Marx en y intégrant le temps socialement nécessaire à la vente des marchandises [p. 164-165]. Dès lors, si les clients se substituent à des travailleurs productifs, ils le sont eux-mêmes et permettent aux entreprises de réaliser une « néo-plus-value extra », obtenue par une substitution des clients aux salariés de front-office. Bien que cette néo-plus-value puisse être accaparée entièrement par les entreprises, elle peut, en cas de baisse des prix leur procurant une « néo-plus-value extra », contribuer à abaisser le coût de prestations qui participent à la reproduction de la force de travail et, par là même, susciter une « néo-plus-value relative » [p. 161].
39Cette analyse, tout à fait originale et très pédagogique dans son mode d’exposition, laisse toutefois plusieurs questions en suspens. L’ouvrage décrit, en dernière instance, le travail des clients, tel que le prescrivent les entreprises de service dans le cadre des nouvelles « procédures de consommation » qu’elles mettent en place, et présente les justifications de son acceptation. Il décrit les usages attendus de cette force de travail gratuite qui n’a d’autre choix que d’y consentir dès lors qu’elle sollicite d’elle-même ces services plutôt que d’autres – en cela, elle n’est pas « exploitée » [p. 173]. L’ouvrage porte donc bien son titre. Toutefois, il donne essentiellement à voir une économie de la mise au travail des clients à partir des gains que peuvent en tirer les entreprises engagées dans des processus de rationalisation de leurs prestations. Selon une approche déductive, il propose des « modèles » d’analyse qui font souvent écran à la réalité observée, au risque de durcir des oppositions qui apparaissent, au final, assez discutables.
40À quelle condition le travail des clients devient-il « productif » – et mérite-t-il, par conséquent, l’appellation de travail ? Pour l’auteur, ce sont des rationalisations, de type industriel ou professionnel, de la « procédure de consommation », qui sont propres aux services et permettent d’augmenter la productivité du travail ou d’y substituer un travail gratuit [p. 159-160]. Mais ces rationalisations sont également à l’œuvre dans l’industrie, où le client peut tout aussi bien être mis à contribution pour accéder aux produits de son choix – jusqu’à en concevoir l’assemblage lors de la commande – et où les rationalisations d’ordre professionnel sont également présentes – le développement de la sous-traitance (flexibilité externe) ou de la polyvalence (flexibilité interne) se traduit par la délégation d’opérations techniques à des extérieurs ou à des non-spécialistes qui sont équipés, éduqués et évalués à cette fin. Il est donc difficile de suivre l’auteur lorsqu’il énonce son postulat d’une spécificité des manières d’agir et de travailler dans les services : dès qu’ils entrent dans des processus de rationalisation visant une meilleure « fécondation du capital », les services se réforment selon des logiques qui les placent sur un continuum avec l’industrie.
41La spécificité des services tient davantage à la pluralité des acteurs enrôlés dans leur procès de production. Présents sur le lieu de travail, les clients, qui ne sont pas des travailleurs au sens juridique du terme, peuvent, comme le montre très bien l’ouvrage, se comporter comme tels. Leur statut ne détermine en rien un comportement qui ne saurait, pour autant, se réduire à du consentement, comme le suggère l’auteur. Car s’il montre fort bien les formes d’encadrement mises en place par l’organisation du travail pour canaliser le comportement des clients, l’auteur sous-estime le fait que les clients constituent une source d’incertitude par la « rationalité externe » [36] qu’ils représentent. Il enferme alors les salariés de front-office dans un seul registre d’action, en l’occurrence cognitif : il les présente, alternativement, comme les bras armés de l’organisation dès que le différentiel de compétence est en leur faveur – tantôt « experts », alors même que cette qualification peut leur être déniée (chapitre 2), tantôt « superviseurs », jouant un rôle d’encadrement des clients (chapitre 3) – ou, à l’inverse, comme saisis d’un « sentiment de servitude » dès que leur expertise n’est pas supérieure à celle des clients [37].
42Au-delà de ses indubitables apports et qualités, l’ouvrage apparaît donc prisonnier d’une modélisation qui fragmente la réalité observée et occulte une dynamique d’activité dont la mise en évidence ne pourrait, pourtant, que servir son ambition d’élucidation du travail des clients. Certes, le client n’est plus ici un « intrus », mais il est devenu un acteur « mis au pas » [p. 7]. Or, parce qu’il reste sur le seuil d’une activité davantage déduite qu’analysée, l’auteur n’interroge pas la pluralité des relations à l’œuvre entre clients et salariés, qui sont moins univoques que ce qu’il décrit [38]. De plus, tout au long de l’ouvrage, les groupes sociaux mis en présence dans ces nouvelles procédures de production/consommation sont invisibilisés. La schématisation retenue réduit les acteurs de ce « drame social du travail [39] » à des atomes saisis par une dynamique de stimulus objectif / réponse subjective. Pourtant, parce qu’ils sont un terrain privilégié d’intégration des procédures de consommation aux procédures de production – et cela, l’auteur nous en a convaincus – les services constituent un terrain de premier choix pour observer les conditions de mobilisation de collectifs hybrides, ouverts aux clients, mais aussi aux bénévoles [40]. Cet ouvrage, résolument stimulant, en explore essentiellement le rivage, mais il invite à explorer l’étendue des formes d’activité qui contribuent à la fécondation du capital, ceci quel que soit le statut des « travailleurs » enrôlés à cette fin.
43Sylvie MONCHATRE
44SAGE, Université de Strasbourg
Edwin Le Héron, À quoi sert la Banque centrale européenne ?, Paris, La Documentation française, coll. « Réflexe Europe », 233 p.
46Après Les Banques centrales doivent-elles être indépendantes ? coécrit avec Philippe Moutot en 2008, Edwin Le Héron revient avec un nouvel opus centré sur l’institution qui régit la politique monétaire de la zone euro. Il livre cette fois une analyse détaillée de l’histoire, des principes fondateurs, règles de fonctionnement et mécanismes d’intervention de l’institution de Francfort, présentée comme « l’une des plus grandes aventures et innovations institutionnelles du siècle dernier », et qui, à l’interface de plusieurs niveaux d’intégration économique et politique de l’espace dans lequel elle s’insère (la BCE gère une monnaie unique de 17 États de la zone euro qui appartiennent eux-mêmes à un espace politique plus large de 28 États de l’UE, qu’elle représente néanmoins entièrement pour les questions monétaires au niveau international), se situe au carrefour de quatre enjeux bien ciblés par l’auteur et qui jalonnent la lecture de l’ouvrage : le projet européen, le statut de l’euro, les solutions face à la crise de la zone euro, et le contrôle démocratique de la politique monétaire.
47La première partie de l’ouvrage est consacrée aux origines de la Banque centrale européenne (BCE). L’auteur rappelle tout d’abord que la BCE et la monnaie unique s’interprètent comme un aboutissement de la construction monétaire européenne (chapitre 1), qui, bien qu’apparaissant comme secondaires initialement, voient leur destin s’accélérer au tournant des années 1970 (Serpent monétaire, puis Système monétaire européen) et des années 1990 (crises spéculatives sur les monnaies européennes). La BCE telle qu’elle fut mise en place est cependant et avant tout le produit d’un compromis politique entre trois visions concurrentes du projet européen qui ont dû et doivent continuer de cohabiter : libérale anglo-saxonne basée sur une simple libéralisation des marchés, européiste visant une intégration économique et politique (position attribuée à la France) et ordo-libérale promouvant l’organisation des marchés autour de règles préalablement établies (position attribuée à l’Allemagne). La difficile cohabitation de ces trois visions au sein du projet européen se reflète donc également dans l’historique de la BCE. De plus, la BCE est également le produit d’un contexte idéologique particulier (chapitre 2) : Edwin Le Héron rappelle ainsi de manière éclairante le rôle qu’a joué l’avènement de la nouvelle macroéconomie classique et de son hypothèse d’anticipations rationnelles dans la construction de la BCE. En rejetant tout pouvoir discrétionnaire, cette école de pensée a légitimé l’idée d’une Banque centrale complètement indépendante du pouvoir politique (plus encore que la Bundesbank qui devait rendre des comptes au Parlement allemand) et qui pose donc la question du contrôle démocratique de la politique monétaire mentionné dès le début de l’ouvrage.
48La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée au fonctionnement même de l’institution. L’auteur y expose de manière très pédagogique et détaillée les subtilités de la place qu’occupe la BCE au sein de l’organisation monétaire européenne (chapitre 1), subtilités dont on ne peut faire abstraction pour comprendre son fonctionnement. À cheval entre une zone ayant adopté l’euro (l’Eurosystème) dont les États appartiennent eux-mêmes à un espace politico-économique plus large (le Système européen de banques centrales, SEBC), la BCE doit, dans ce cadre, exercer les fonctions usuelles des Banques centrales contemporaines, notamment définir et mettre en œuvre la politique monétaire de l’Union économique et monétaire, conduire et gérer les opérations de change, assurer le fonctionnement du système des paiements, agir en prêteur en dernier ressort et émettre les billets de banque de la zone euro. L’auteur revient alors plus en détail sur la totale indépendance de la BCE à l’égard du pouvoir politique. Cette indépendance, sans doute l’une des plus poussées de l’Histoire, est à la fois fonctionnelle (elle doit assurer la stabilité des prix, et dispose des moyens nécessaires à cette politique), institutionnelle (ses membres ne peuvent recevoir d’instructions de quelque institution politique que ce soit), personnelle (les membres des organes de décision ont des mandats longs et ne peuvent être démis de leurs fonctions, la BCE n’est responsable devant aucune institution) et financière (elle dispose de son propre capital et propre budget). Elle s’étend même au-delà, car bien qu’attachée à la transparence et la communication, la BCE ne publie pas les votes des membres, et ses « minutes », comptes rendus des réunions du Conseil de politique monétaire, ne le sont que trente ans après.
49L’ouvrage aborde ensuite le régime actuel de politique monétaire de la BCE (chapitre 2). Ce régime, sans être officiellement le célèbre « ciblage d’inflation » suivi désormais par de nombreuses Banques centrales dans le monde, en est cependant assez proche. L’auteur met en perspective ce régime avec celui suivi par la Fed aux États-Unis (qui a un objectif de plein emploi en plus de celui de stabilité des prix, et qui doit rendre des comptes au pouvoir politique), ce qui permet de cerner plus aisément les différences de pratique entre ces deux grandes Banques centrales.
50Le chapitre 3 (« Objectifs, voies et moyens de la politique monétaire de la zone euro »), après avoir rappelé la prédominance de l’objectif de stabilité des prix et l’absence d’objectif de plein emploi et de tout objectif externe de taux de change, présente les différents canaux par lesquels la politique monétaire est censée se transmettre à l’inflation et à l’économie (taux d’intérêt, prix des actifs, crédit, anticipations, etc.). L’auteur conclut le chapitre par une présentation très détaillée des instruments de politique monétaire de la BCE, qui permet au lecteur de cerner très concrètement la manière dont se déroulent les interventions de la BCE. Après un chapitre 4 destiné à mettre en perspective le bilan de l’action de la BCE en en présentant les réussites et les limites, Edwin Le Héron en vient (partie 3), à l’analyse du comportement de la BCE face à la crise de la zone euro.
51C’est dans cette troisième partie qu’est présenté l’ensemble des politiques dites « non conventionnelles » (chapitre 1) qui ont été menées par la BCE depuis le déclenchement de la crise dite des subprimes :
- quantitative easing (création de montants records de monnaie centrale à des fins de refinancement des banques commerciales qui refusaient de se prêter entre elles sur le marché interbancaire, entraînant le doublement de la taille du bilan de la BCE entre 2008 et 2011) ;
- credit easing (abaissement significatif de la qualité des titres exigés en contrepartie du refinancement accordé aux banques commerciales, afin de sortir les actifs douteux du bilan des banques), ce que l’auteur qualifie d’« acheteur en dernier ressort » ;
- modification des procédures de refinancement (notamment un allongement inédit de la durée des opérations de refinancement des banques commerciales) ;
- rachat de dettes souveraines : achat de titres de dette de pays confrontés à la crise des dettes publiques au sein de la zone euro (Espagne, Grèce, Portugal, Irlande et Italie) sur le marché secondaire, dans le but de réduire les écarts de taux d’intérêt sur les dettes publiques entre États de la zone euro, lesquels étaient perçus comme une menace directe pour la survie de la monnaie unique.
52Ces politiques non conventionnelles ont clairement propulsé la BCE dans une ère en claire rupture théorique et pragmatique avec les périodes précédentes. L’intérêt de ce chapitre est crucial pour le lecteur : on y comprend très concrètement que la BCE a tenu un rôle de premier rang dans la lutte contre les différentes vagues de la crise financière et que c’est en sortant de son cadre d’action – rigide – habituel qu’elle y est (pour l’instant) plus ou moins parvenue.
53L’auteur revient ensuite sur les décisions prises au niveau européen face à la crise (chapitre 2) : les différents mécanismes de surveillance et/ou d’intervention financière (Système européen de surveillance financière (SESF), Conseil européen du risque systémique (CERS), Fonds européen de stabilité financière (FESF) et Mécanisme européen de stabilisation financière (MESF), Mécanisme européen de stabilité (MES)), ainsi que les négociations en vue d’une future Union bancaire. Ce chapitre permet de comprendre que certaines réponses adoptées face à la crise, tout en s’appuyant en partie sur le rôle de la BCE, ne peuvent néanmoins pas uniquement relever de la politique monétaire.
54Enfin, dans l’ultime chapitre, l’auteur se pose la question du futur de la BCE et de l’UEM, avec trois scénarios à la clé : une union ordo-libérale centrée sur une réponse à la crise par l’orthodoxie budgétaire, à la recherche d’un équilibre présenté comme clairement impossible, la tentation souverainiste de sortie(s) de la zone euro dans le but de recouvrer l’autonomie monétaire, et une convergence vers un fédéralisme budgétaire et économique, qui représenterait la poursuite vers un niveau encore plus poussé d’intégration européenne (intégration politique avec un budget et des transferts fédéraux). Si, à l’heure actuelle, c’est le premier scénario qui semble s’imposer dans les faits, l’auteur souligne sa préférence pour le troisième, pour sa capacité à sortir la zone euro de la crise au moindre coût économique collectif.
55Edwin Le Héron récidive donc sur le sujet avec un ouvrage clair, très instructif, au fil conducteur bien maîtrisé et qui n’occulte jamais – et c’est sa force – l’articulation entre théorie économique et compromis politique. Sa lecture est agréable, parvenant à un équilibre entre la densité de détails techniques et la clarté de la lecture, qui en fait une référence de sa catégorie. Sa date de publication (2013) lui permet de détailler les événements récents survenus au sein de la BCE, événements indispensables à la compréhension globale du fonctionnement de l’Institution. Il s’adressera à la fois aux étudiants, aux enseignants-chercheurs mais aussi – et surtout – à un public non académique désireux d’accéder à un niveau d’analyse avancée sur la question.
56Jordan MELMIÈS
57GREDEG, Université Nice Sophia Antipolis
Martin Thibault, Ouvriers malgré tout : enquête sur les ateliers de maintenance des trains de la Régie autonome des transports parisiens, Paris, Raisons d’Agir, 2013, 326 p.
59Il y en a 6 millions et pourtant ils existent… Les ouvriers représentent en effet encore un quart des actifs en France, mais semblent pourtant devenus pratiquement invisibles, sinon archaïques. L’évacuation du terme même du lexique au profit d’euphémismes comme « opérateur » ou « agent » est un bon indice de la dévalorisation symbolique de cette catégorie socioprofessionnelle [41]. Une dévalorisation intériorisée par les intéressés eux-mêmes et qui révèle les contradictions de leur socialisation en même temps que les tensions traversant ce groupe social. C’est ce que montre Martin Thibault dans cet ouvrage tiré de sa thèse en sociologie dirigée par Olivier Schwartz – une précision utile pour comprendre l’approche mise en œuvre [42]. Pour étudier la manière dont la condition ouvrière est subjectivement vécue par ceux qui l’endossent, l’auteur s’est cependant intéressé à une frange assez particulière de ce groupe, celle des « jeunes » [43] ouvriers de la maintenance ferroviaire à la RATP. Il a mené sa recherche avec une méthodologie non moins particulière puisque, non seulement, faute d’avoir obtenu les autorisations nécessaires, Martin Thibault n’a pratiquement pas pu pénétrer dans les ateliers où œuvrent ses enquêtés, mais il a privilégié la qualité sur la quantité en n’étudiant qu’une vingtaine de « cas », de manière approfondie, en multipliant les interactions avec ces derniers sur plusieurs années. Il a de cette manière pu effectuer un suivi dynamique de leur évolution au sein de la Régie publique, tandis que la relation d’amitié établie avec ses enquêtés a permis une certaine libération de leur parole.
60L’ouvrage se compose de trois parties correspondant aux trois moments successifs de la socialisation de ces travailleurs. La première correspond en effet aux aspirations et représentations que ceux-ci nourrissent avant leur recrutement par l’entreprise publique. Les récits rétrospectifs recueillis par Martin Thibault viennent ici surtout confirmer ce que d’autres recherches avaient déjà mis en évidence, qu’il s’agisse du rapport profondément ambivalent – et hétérogène – des jeunes des classes populaires vis-à-vis de l’institution scolaire [44], mais aussi et plus encore par rapport à la condition ouvrière telle que l’ont expérimentée leurs parents. Celle-ci agit en effet comme un repoussoir, dont l’effet est encore redoublé lorsque ces derniers sont immigrés. C’est cette volonté d’échapper à une certaine reproduction associée au travail en usine, voire à la chaîne, mais aussi d’accéder à un emploi stable, à un « vrai métier » et un statut synonyme d’un accès au logement, à un certain standard de consommation et à des perspectives de carrière qui conduit ainsi ces jeunes à postuler auprès d’une entreprise publique comme la RATP.
61Reste que cette « désouvriérisation » désirée se heurte à la réalité des conditions d’exercice du métier, comme l’auteur le développe dans la deuxième partie. Par leur entrée au Matériel Roulant Ferroviaire (MRF), véritable entreprise dans l’entreprise, les impétrants découvrent qu’ils rejoignent le « personnel invisible » [45] que représentent bien souvent les ouvriers dans le tertiaire. Ils ont beau travailler pour un service public, leur activité n’a rien d’un service et s’effectue à distance du public. Par ailleurs, les conditions de travail très physiques et l’expérience de la subordination les amènent à reconsidérer leurs constructions symboliques antérieures, où l’emploi public était notamment placé au-dessus des emplois privés, ce qui n’est pas sans susciter des résistances chez certains. Ces dernières sont cependant domestiquées par l’année dite de commissionnement qui précède la titularisation, à laquelle s’ajoutent les effets d’une organisation du travail marquée par l’individualisation et l’intensification des cadences, suivant un mouvement de « modernisation » qui affecte plus généralement les mondes du travail, dans le secteur public autant que dans le privé. Ce processus s’est ici produit en deux temps : d’abord un audit de l’entreprise suivant la méthode des observations instantanées – sorte de chronométrage euphémisé qui consiste à relever la présence d’un ouvrier à son poste, directement interprété comme un indicateur du fait qu’il est en train de travailler –, puis la mise en place d’une « démarche d’efficacité collective », assortie d’une individualisation de l’évaluation et vendue comme un facteur de décentralisation et d’égalisation des rémunérations. Celle-ci vient en réalité surtout alimenter les rivalités et le pouvoir des hiérarchies directes, via l’évaluation individualisée et la promesse de promotion au choix, qui peut se révéler comme un cadeau empoisonné pour ses bénéficiaires. Enfin, le déclin des temps de formation, que ce soit par la fermeture de l’école technique ou la refonte des « mises en double », c’est-à-dire le couplage des nouveaux avec un ouvrier – normalement – plus expérimenté, représente également une occasion perdue de transmission de la culture ouvrière et de construction d’un collectif de travail.
62Ainsi, à l’instar de ce qu’avaient montré Stéphane Beaud et Michel Pialoux [46] sur les chaînes de Peugeot à Montbéliard, ces conditions différentes de socialisation sont à l’origine d’une fracture entre les générations d’ouvriers, que les plus anciens, qui font l’objet de pressions différenciées de la hiérarchie et se retrouvent pratiquement seuls à animer les sections syndicales, interprètent ici aussi à tort d’un point de vue moral, fustigeant la montée de l’individualisme et du carriérisme chez les jeunes.
63À la « désouvriérisation » espérée succède donc une « réouvriérisation », qui s’avère cependant incomplète, faute de reconnaissance suffisante pour ressentir la fierté de sa condition. La troisième partie est ainsi consacrée à la manière dont ils réagissent face à cette blessure identitaire, à l’instar des porteurs de stigmates décrits par Erving Goffman [47]. La fréquentation prolongée de l’école joue ici dans deux sens opposés : elle favorise d’une part l’intériorisation des représentations dominantes qui dévalorisent la condition ouvrière, mais offre en même temps les ressources pour échapper à cet enfermement identitaire. Si certains finissent en effet par accepter une condition similaire à celle de leurs pères, d’autres tentent au contraire de mettre à distance leur situation professionnelle dans le hors-travail en mettant en œuvre diverses stratégies : présentation de soi soignée, cours du soir, pratiques de loisirs et fréquentations correspondant aux classes moyennes, mais aussi entrée en psychanalyse, etc. La « bonne volonté culturelle » mise en évidence par Pierre Bourdieu chez ces dernières semble ainsi remplacer chez ces ouvriers le « choix du nécessaire » [48], dans un souci de ne pas être réduit à son statut d’ouvrier, ce qui ne va pas sans s’accompagner de tensions intérieures, cette « distinction de soi à soi » déjà identifiée par Bernard Lahire [49].
64Au final, l’analyse que propose Martin Thibault s’avère digne d’intérêt, tant le fond que sur le plan épistémologique – l’auteur justifiant soigneusement en fin d’ouvrage le choix de la qualité sur la quantité des cas étudiés, tout en restituant les difficultés qu’apporte le fait de travailler sur des proches. À travers ce cas particulier à plusieurs égards, il livre en effet une série d’éléments éclairants sur les transformations des « modes de génération » d’un groupe socioprofessionnel particulier, qui, pour être comprises, obligent à se pencher autant sur les relations à l’école, à la famille et au hors-travail qu’aux changements intervenus dans l’organisation du travail. Ce faisant, il apporte des éléments utiles à la compréhension de ce paradoxe politiquement crucial de la dissociation entre conditions objectives d’existence et conscience de classe [50], mais aussi aux injonctions contradictoires auxquelles sont soumis les agents du service public, entre demande d’efficacité et réponse aux attentes des citoyen-ne-s. Restent évidemment quelques questions que le lecteur aura beau jeu de soulever, comme la question du genre, pratiquement absente du propos, ou surtout celle de l’écart potentiel entre ce que les enquêtés déclarent au sociologue, surtout lorsque celui-ci est devenu leur ami, et la réalité de leur vécu subjectif qui aurait peut-être justifié de moins fragmenter la présentation des cas étudiés et d’assumer jusqu’au bout les singularités de la trajectoire biographique de chacun.
65Igor MARTINACHE
66Clersé, Université Lille 1
Notes
-
[1]
Par exemple : Jean Ferrette, « Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992) ». Lectures [En ligne], Les notes critiques, 2012, mis en ligne le 12 mars 2012. URL : http://lectures.revues.org/7823 ; Ugo Palheta « Compte rendu de l’ouvrage de Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992) », in Revue des livres, juillet 2012, n° 6 ; Fabien Jobard, « L’État, de l’appareil à l’apparat. Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France. 1989-1992 », Critique, 2012, n° 780, p. 388-400 ; Rémi Lenoir, « L’État selon Pierre Bourdieu », Sociétés contemporaines, 2012, n° 87, p. 123-154.
-
[2]
L’autre est Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004. À propos de ce texte, cf. Stéphanie Roza, « P. Bourdieu. Esquisse pour une auto-analyse », L’orientation scolaire et professionnelle [En ligne], 35/3, 2006, mis en ligne le 28 septembre 2009, consulté le 7 juin 2013. URL : http://osp.revues.org/1030.
-
[3]
Tel le séminaire partenarial interdisciplinaire, co-organisé par Bruno Ambroise, Isabelle Bruno et Fabien Éloire, et qui s’est tenu à la Maison européenne des sciences de l’homme et de la société (MESHS) à Lille, durant huit séances au cours de l’année universitaire 2012-2013. Y sont intervenus : B. Ambroise, F. Éloire, C. Pébarthe, B. Convert, M. Schotté, E. Rochcongar, F. Lebaron, É. Pénissat, R. Sobel, R. Caveng, S. Fleuriel, R. Pudal, J. Finez, C. Husson, N. Kaciaf, F. Andreani, M. Hauchecorne, L. Perreau, A. Spire, R. Cos, B. Geay, M. Pette.
-
[4]
Pierre Bourdieu [2001], Science et science de la réflexivité, Paris, Raisons d’agir.
-
[5]
Spécifique à la société contemporaine, la misère de position concerne les agents qui de par leur métier ou fonction sont structuralement exposés à la misère de condition.
-
[6]
Conçue comme l’ensemble des traces laissées, au sein de l’État, par les luttes sociales du passé.
-
[7]
« Moi-même, dans tous mes travaux antérieurs sur l’école, j’avais complètement oublié que la culture légitime est la culture d’État » (Pierre Bourdieu [2012], Sur l’État, p. 163).
-
[8]
Comme derrière l’interaction entre vendeur et client de maison individuelle [p. 31 sqq.]. Cf. aussi Claire Givry, Salah Bouhedja, Pierre Bourdieu [1990], « Un contrat sous contrainte » Actes de la recherche en sciences sociales, nos 81-82, p. 34-51.
-
[9]
Pierre Bourdieu [1976], « Les modes de domination », Actes de la recherche en sciences sociales, nos 2-3, p. 122-132 ; [1981], « La représentation politique », Actes de la recherche en sciences sociales, nos 36-37, p. 3-24 ; [1984], « La délégation et le fétichisme politique », Actes de la recherche en sciences sociales, nos 52-53, p. 49-55 ; [1986], « La force du droit », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 64, p. 3-19.
-
[10]
Pierre Bourdieu [1971], « Champ du pouvoir, champ intellectuel et habitus de classe », Scolies, Cahiers de recherche de l’École normale supérieure, 1, p. 7-26.
-
[11]
Rosine Christin, Pierre Bourdieu [1990], « La construction du marché », Actes de la recherche en sciences sociales, nos 81-82, p. 65-85 ; Pierre Bourdieu [1993], « Esprits d’État. Genèse et structure du champ bureaucratique », Actes de la recherche en sciences sociales, nos 96-97, p. 49-62.
-
[12]
Pierre Bourdieu [1980], « Le mort saisit le vif. Les relations entre l’histoire réifiée et l’histoire incorporée », Actes de la recherche en sciences sociales, nos 32-33, p. 3-14. Il s’agit ici de dépasser l’opposition fictive entre les visions « structuraliste » et « interactionniste » [p. 10].
-
[13]
En fait, la dégénérescence d’un champ bureaucratique en un appareil totalitaire constitue une évolution vers un état-limite où toute possibilité de lutte de la part des agents se trouve réduite, voire anéantie, soit par la force physique exercée par l’institution, soit par la contrainte symbolique qu’elle fait peser sur ses membres en exigeant d’eux une oblation toujours plus totale (« tout donner à l’institution »), ibid., p. 10-11.
-
[14]
Pierre Bourdieu [1981], « La représentation politique », art. cité ; [1984], « La délégation et le fétichisme politique », art. cité.
-
[15]
Pierre Bourdieu [1986], « La force du droit », art. cité.
-
[16]
Une conséquence du droit est de produire du discontinu (des catégories) là où n’y a, au départ, que du continu ; de produire des règles là où il n’y a que des régularités ; d’imposer des pratiques normales là où il n’y a que des pratiques différentes, celles-ci apparaissant alors comme déviantes, anomiques, anormales, ou même pathologiques, c’est l’effet à long terme produit, sur la famille, par le droit familial [ibid.].
-
[17]
L’article intitulé « La construction du marché » [art. cité], paru en 1990 est aujourd’hui lu comme une étude de sociologie économique.
-
[18]
Il s’agit d’une extension à la dimension symbolique de la définition proposée par Max Weber : « Nous entendons par État, “une entreprise politique de caractère institutionnel” lorsque et tant que sa direction administrative revendique avec succès, dans l’application des règlements, le monopole de la contrainte physique légitime. » (Économies et sociétés, 1, 1971 [1995], p. 97).
-
[19]
« On parle de mécanismes pour [désigner] des processus réguliers, répétitifs, constants. » [Ibid., p. 67]
-
[20]
Ainsi, si l’État permet aux dominants de dominer, ce que Pierre Bourdieu ne conteste évidemment pas, c’est précisément parce qu’« il est un principe d’orthodoxie » et que donc « il peut remplir ses fonctions de conservation sociale » [p. 19].
-
[21]
Auquel il reste néanmoins difficile d’échapper (même pour lui), car il est plus commode de parler de l’« État » que de recourir à une longue périphrase pour désigner celui-ci, notamment à l’oral.
-
[22]
En référence à « l’épistémologie génétique » de Jean Piaget [1972], qui pose la nécessité d’adopter une démarche de remontée à la genèse : il s’agit non seulement de montrer qu’il n’existe jamais de commencements absolus, mais aussi de rappeler que la construction de connaissances (théoriques, scientifiques) est une construction indéfinie dont il convient de connaître toutes les phases, ou au moins le maximum possible.
-
[23]
La sociologie des formes symboliques de la tradition durkheimienne d’un côté, l’analyse structurale de la tradition saussurienne de l’autre. Pierre Bourdieu [1977], « Sur le pouvoir symbolique », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 32, n° 3, p. 405-411.
-
[24]
« J’essaierai de montrer comment une véritable histoire génétique, une sociologie historique, cherche à saisir les processus de création permanente qui visent à transformer les structures à partir de contraintes objectivement inscrites dans l’esprit des gens, processus qui changent la structure et qui sont façonnés en partie par l’état antérieur de la structure. […] Cela ne veut pas dire que l’on soit dans un système fatal, mais que, à chaque moment, l’espace des possibles n’est pas infini. » [p. 135]
-
[25]
Émile Durkheim et Marcel Mauss cherchent « l’élémentaire » dans le « primitif » (cf. « De quelques formes primitives de classification », L’Année sociologique, 6, 1903) ; Pierre Bourdieu aussi [1976].
-
[26]
« L’État et tout ce qui s’ensuit, est une invention historique, un artefact historique. Faire une histoire génétique de l’État […] est le seul antidote véritable à ce que j’appelle l’amnésie de la genèse qui est inhérente à toute institutionnalisation réussie, toute institution qui réussit à s’imposer impliquant l’oubli de la genèse. » [p. 185]
-
[27]
Pierre Bourdieu a recours à la formule « invention sous contrainte structurale » [p. 218] pour signifier que les processus sont bien historiques, qu’ils ne font pas que reproduire à l’identique l’ordre social, mais qu’ils changent avec le temps ; cependant les changements s’effectuent toujours sous la contrainte du passé.
-
[28]
« La notion d’émergence est utile parce qu’elle dit que, à travers une accumulation continue, peuvent se produire des transmutations, des changements d’“ordre”, pour employer une expression pascalienne : on peut passer d’une logique à une autre. » [p. 301]
-
[29]
« Par capital symbolique, j’entends cette forme de capita qui naît de la relation entre une espèce quelconque de capital et des agents socialisés de manière à connaître et à reconnaître cette espèce de capital. » [p. 302]
-
[30]
Pierre Bourdieu, tout en s’excusant d’être trop « simpliste », propose le résumé suivant de la théorie wébérienne : « [U]n processus unifié de rationalisation dans lequel les différents domaines de l’activité humaine accompagnent le processus de rationalisation en se rationalisant » [p. 242], de sorte que « cette théorie suppose […] qu’il y a une unité du processus historique, […] une marche vers une fin qui a une cohérence » [p. 241]. À cet égard, il considère qu’Élias « est très proche de Weber » [p. 243], et reconnaît à Corrigan et Sayer le mérite de rompre avec cette sorte de philosophie doxique que les sociologues ont confusément dans la tête : le monde moderne se rationalise et de manière unitaire. Ils insistent sur le fait qu’il y a des décalages, des discordances, des gaps intelligibles – qui ne sont pas nécessairement des contradictions – entre le développement autonome des processus culturels […] et le développement économique » [p. 242].
-
[31]
Les cas limites sont les eunuques ou les clercs voués au célibat.
-
[32]
Chez Pierre Bourdieu, la Révolution française est « au moins autant un aboutissement qu’un commencement » [p. 544], aboutissement d’un processus de longue durée qui débute au xiie siècle par l’élaboration progressive de tout un ensemble de notions (telle celle de République) qui vont devenir des catégories dominantes.
-
[33]
Pour J. Gadrey, un service correspond à une « opération visant une transformation d’état d’une réalité C, possédée ou utilisée par un destinataire (B), réalisée par un prestataire A, à la demande de B, et souvent en relation avec lui, mais n’aboutissant pas à la production d’un bien susceptible de circuler économiquement indépendamment du support C », définition citée p. 19.
-
[34]
Cf. le temps d’assimilation d’un savoir transmis dans le cadre d’une prestation d’enseignement.
-
[35]
Selon l’expression de Franck Cochoy (2002), « Une petite histoire du client, ou la progressive normalisation du marché et de l’organisation », Sociologie du travail, 44 (3), p. 357-380.
-
[36]
Borzeix A. [2000], « Relation de service et sociologie du travail. L’usager, une figure qui nous dérange ? » Les Cahiers du genre, n° 28, p. 19-48.
-
[37]
Pour le cas des caissières, les travaux de Sophie Bernard sont sur ce point beaucoup plus nuancés. Voir Bernard S. (2013), L’automatisation des services ? Vers la fin des caissières ? Toulouse, Octarès.
-
[38]
Nous en montrons des formes alternatives dans Monchatre S. (201, « Ce que l’évaluation fait au travail. Normalisation du client et mobilisation différentielle des collectifs dans les chaînes hôtelières », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 189, p. 42-57.
-
[39]
Selon l’expression d’E. Hugues (1996), « Le drame social du travail », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 115, p. 94-99.
-
[40]
Nous pensons ici aux travaux de John Krinsky et Maud Simonet (2012), « Aux marges du travail, au cœur de son exécution : les temporalités du travail public néolibéral », in P. Cingolani (dir.), Un travail sans limites ? Subordination, tensions, résistances, Ramonville Saint-Agne, Érès, p. 165-187.
-
[41]
Sur ces enjeux (qui ne sont pas que) linguistiques, voir entre autres Josiane Boutet, Le pouvoir des mots, Paris, La Dispute, 2010.
-
[42]
Auteur d’une remarquable monographie sur le monde ouvrier il y a déjà près d’un quart de siècle, celui-ci avait déjà choisi une entrée par le hors-travail et privilégié l’étude approfondie d’un petit nombre de ménages afin d’accéder à une certaine intimité (voir Le monde privé des ouvriers, Paris, Presses universitaires de France, 1990).
-
[43]
Catégorisation dont l’auteur note évidemment en suivant Pierre Bourdieu combien elle est problématique (voir Pierre Bourdieu, « La jeunesse n’est qu’un mot » (1978), repris dans Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1992 [1984], p. 143-154).
-
[44]
Où les effets de la reproduction sociale par le capital culturel hérité n’a fait que se déplacer vers la fin du lycée et l’Université (voir Stéphane Beaud, 80% au bac et après ?, Paris, La Découverte, 2003).
-
[45]
Expression que l’auteur reprend à Anne-Marie Arborio dans son étude des aides-soignantes en milieu hospitalier : Un personnel invisible, Paris, Anthropos, 2001.
-
[46]
Dans Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999.
-
[47]
Stigmates, Paris, Minuit, 1977 [1963].
-
[48]
Dans La Distinction, Paris, Minuit, 1979.
-
[49]
Voir La culture des individus, La Découverte, Paris, 2004.
-
[50]
Voir par exemple à ce sujet les travaux de Louis Chauvel, comme « Le retour des classes sociales ? », Revue de l’OFCE, n°79, p. 315-359.