1Issu d’un colloque éponyme qui s’est tenu en 2011 à l’École des hautes études en sciences sociales, Une autre histoire des « Trente Glorieuses » souhaite bousculer les récits dominants sur les décennies d’après-guerre. Les auteurs sont historiens pour la plupart, spécialistes reconnus des Sciences Studies, de l’histoire environnementale ou de l’histoire des mouvements sociaux. Ils mettent au cœur de leur investigation les représentations économiques (qualifiées de « productivistes ») que porte leur discipline, peu disposée selon eux à prendre la distance analytique adéquate avec celles véhiculées par les technocrates de l’époque et leurs collègues économistes. La figure de Jean Fourastié, tout à la fois économiste, homme influent au Commissariat au Plan (chapitre de Régis Boulat) et père de l’expression « Trente Glorieuses », sert de point d’appui solide pour déployer d’un même mouvement des critiques qui, bien au-delà de la discipline historique, s’étendent à l’économie-pratique et à l’économie-discipline. La sociologie n’est pas épargnée, les auteurs critiquant à de multiples reprises le regard sociologique posé sur la « modernité » « tardive » ou « réflexive » (Ulrich Beck ; Anthony Giddens) qui aurait occulté, selon eux, les luttes environnementales des décennies 1950-1960 et, par là même, daté de manière erronée la montée de la conscience écologique aux années 1970.
(Ré)évaluer la « geste modernisatrice » des « Trente Glorieuses » à l’aune des premières résistances aux « dégâts du progrès » : un enjeu contemporain
2L’objectif de l’ouvrage est à la fois simple et ambitieux : remettre en cause la dénomination « Trente Glorieuses » et les mythes de prospérité insouciante qui la sous-tendent, en redonnant leur place aux luttes sociales et environnementales qui ont jalonné cette période. Le ton est cinglant, la volonté programmatique et les enjeux autant académiques que politiques : redonner voix aux luttes environnementales des années 1950-1960 est, selon les auteurs, un levier pour mettre au jour les doutes relatifs aux processus de « modernisation » de l’après-guerre et permet, ce faisant, d’interroger à nouveaux frais la crise multidimensionnelle traversée par le capitalisme contemporain.
3Si les différents chapitres répondent inégalement à cette ambition, cet ouvrage collectif n’est pas pour autant une simple compilation des treize chapitres qui le composent. Les coordonnateurs de l’ouvrage, Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil, historiens et sociologues des sciences et des techniques rattachés et/ou formés au centre A. Koyré, ont effectué un sérieux travail d’édition fournissant une véritable cohérence à l’ouvrage. Le programme de recherche que les auteurs souhaitent lancer comporte quatre « chantiers » (p. 11 sqq.) présentés dans une introduction sous forme de manifeste. Dans un souci de simplification, et sans que cela ne remette en cause l’argumentaire général de l’ouvrage, nous présenterons ces chantiers en deux temps, correspondant à deux angles d’approche d’une problématique centrée sur la « vision du progrès » forgée durant cette période.
4Le programme de travail proposé en introduction consiste, premièrement, à internaliser dans la réflexion des historiens et des économistes les externalités négatives inhérentes aux « choix » productifs de la période d’après-guerre. Il s’agit en quelque sorte de produire une histoire concomitante des produits et des pertes en prenant notamment en compte les conséquences environnementales des changements techniques opérés. Cette attention portée à la nature permet aux auteurs de questionner de manière singulière les discours des modernisateurs en place en en soulignant les apories. C’est le cas de la contribution de Régis Boulat sur la trajectoire de Jean Fourastié ; de celle de Loïc Vadelorge sur la planification urbaine ; de celle de Céline Pessis sur l’introduction du machinisme dans les colonies française d’Afrique noire ; ou encore de celle de Gabrielle Hecht sur la nucléarisation de l’économie française. Elle leur permet également de mettre en exergue les récits historiques qui les soutiennent et qui expliquent les angles morts de l’historiographie de cette époque. C’est le cas de la contribution de Jean-Baptiste Fressoz et François Jarrige sur les présupposés « productivistes » des récits historiens de cette période. Elle leur permet enfin de revenir sur les mécomptes de la période, ce que montrent Christophe Bonneuil et Stéphane Frioux dans leur comptabilité des dégâts et pollutions liées à des choix technologiques effectués durant les décennies d’après-guerre [1]. La discipline historique est au centre des critiques pour son incapacité à prendre en compte, selon les auteurs, les soubassements environnementaux du mode de production qui se met en place à l’époque. L’histoire économique quantitative concentre les critiques les plus virulentes en raison de son attention exclusive à répertorier la seule augmentation de la production de biens matériels caractéristiques de la période.
5À cette salve de critiques des impasses des discours « modernisateurs », le sociologue de la postmodernité (Beck ou Giddens) ou encore l’économiste de la Régulation crieraient sans doute à l’anachronisme du fait que les enjeux environnementaux n’appartiennent qu’à la « modernité réflexive » caractéristique de la période postérieure aux « Trente Glorieuses ». L’argumentaire des coordinateurs, repris de manière irrégulière dans chacune des contributions, est novateur et prend appui sur une certaine anthropologie symétrique chère aux Science Studies. Les coordinateurs précisent ainsi : « [L]es “dégâts du progrès”, du modèle de développement d’après-guerre, n’ont pas été le fait d’une société française privée de conscience ou de savoirs pour les penser, dénuée de réflexivité environnementale (cette modernité réflexive dont nous nous targuons volontiers aujourd’hui), ni même aveuglée par la foi dans le progrès. Si une histoire émancipée des décennies d’après-guerre implique d’abandonner les lorgnettes d’une histoire des vainqueurs d’hier naturalisant une voie unique de “progrès”, elle requiert également une distance par rapport aux discours dominants contemporains, qui proclament volontiers l’avènement d’une “société civile” – supposée plus vigilante et critique aujourd’hui qu’il y a soixante ans – et de sciences de l’environnement éclairant enfin aujourd’hui ce dont on n’aurait pas eu conscience auparavant. » (p. 20) Si les sociologues de la postmodernité sont ici au centre des critiques, ce positionnement épistémologique s’adresse d’abord à l’histoire-discipline [2] qui, en adhérant à cette temporalité binaire (première et seconde modernité ; avant et après Mai 68…), écrase les dynamiques antérieures aux événements qui font office de « rupture » (p. 8).
6Refaire ainsi l’histoire des décennies d’après-guerre et des formes de vie qui s’y sont déployées ne demande pas seulement d’introduire la nature dans l’analyse du mode de production. Cette posture a aussi pour corollaire – et c’est le second angle d’approche proposé – l’élargissement de l’investigation historique aux alertes précoces et aux résistances, déjà vivaces dans ces décennies, dans l’objectif de comprendre la relégation, la canalisation et l’invisibilisation (p. 26) dont elles ont pu faire l’objet. La notion de « gouvernement de la critique » [3] vient ici éclairer ce qui rend « impérative, naturelle et désirable une certaine trajectoire de “modernisation”, parmi de multiples autres qui ne furent pas prises » (p. 26). L’ouvrage fourmille d’exemples de contestations qui dépassent largement les bornes souvent attribuées à la prise de conscience écologique – 1968 étant un repère chronologique habituellement peu questionné. Certains chapitres présentent des cas de résistance aujourd’hui totalement ignorés (les luttes de pêcheurs contre la pollution des rivières analysées par Gabrielle Bouleau par exemple) ; d’autres permettent de comprendre, plus précisément, comment les contestations des années 1940 à 1960 ont pu être contenues par les pouvoirs économique et politique en place. C. Pessis montre ainsi comment les dégâts environnementaux qui se multiplient dans l’immédiat après-guerre dans les colonies françaises ont été occultés par le pouvoir métropolitain, grand promoteur d’une mécanisation à outrance des colonies, malgré les alertes précoces venant de scientifiques critiques regroupés autour de R. Heim (Muséum national d’histoire naturelle) et de Théodore Monod (Institut français d’Afrique noire). Dans le cas des luttes antinucléaires, Sezin Topçu, quant à elle, redonne voix aux luttes qui ont accompagné le développement de l’industrie atomique, que ce soit celles de riverains, d’intellectuels divers (1945-1948) ou du Parti communiste (dès 1948) consécutive à la prolifération de la bombe nucléaire, ou aux premières critiques environnementales (dès 1958). L’historienne montre ainsi, de manière convaincante, que la distinction entre un nucléaire civil et un nucléaire militaire est loin d’aller de soi – les résistances correspondantes s’influençant l’une l’autre – et qu’elle est, avant tout, le produit d’une « propagande » d’État. Ces deux chapitres montrent bien comment les projets de « modernisation » se sont parés d’un « discours de l’urgence » pour justifier la rapidité des transformations voulues. Dans le cas de la « mécanisation » des colonies, il s’agissait de répondre aux besoins en matières premières de la métropole. Dans celui du nucléaire civil, l’objectif était de répondre aux besoins d’énergie de la société de consommation naissante dans cette même métropole. Ces processus de « modernisation » ont chacun construit en retour des figures « conservatrices » : celle des paysans africains « arriérés » ou celle des antinucléaires « technophobes », assignations identitaires qui ont participé à inhiber les résistances. D’autres chapitres illustrent de manière efficace la double dynamique au cœur du projet des coordonnateurs : mettre au jour les hésitations quant au sens pris par les mouvements de « modernisation », mais aussi révéler le processus d’occultation de ces aspérités du progrès parcourant la France d’après-guerre.
7Cette mise en dialectique des processus de modernisation – qu’analysent la plupart des chapitres – permet finalement de dénaturaliser la vision du progrès que porte l’expression de « Trente Glorieuses ». En refaisant place aux doutes sur les prétendus bienfaits du « progrès » des années 1950-1960, les auteurs souhaitent ainsi contribuer à rendre les « forces productives davantage conscientes d’elles-mêmes ». Cela demande de questionner les discours épurés sur la période et notamment ceux des économistes, qu’ils soient ingénieurs économistes comme J. Fourastié ou plus académiques comme les théoriciens de la Régulation et leur « compromis fordiste ». La mise au jour des incertitudes de l’histoire fait surgir le politique là on ne l’attendait pas, et permet ainsi de repenser à nouveaux frais le « moteur » de la dynamique historique à l’œuvre. La lecture de l’ensemble convainc de l’importance de la réflexivité environnementale, déjà largement présente à l’époque, mais aussi de l’intérêt du programme de recherche que cet ouvrage souhaite lancer.
8Le traitement d’un tel programme en seulement 300 pages crée inévitablement une certaine frustration, qu’elle soit liée à la rapidité avec laquelle certains sujets sont traités, ou au peu d’attention portée à des travaux qui ont, antérieurement, soulevé des problématiques relativement proches.
9On note ainsi une faible distance analytique lorsqu’il s’agit de « redorer le blason » de certains intellectuels, qu’il s’agisse de Roland Barthes, Jacques Ellul, Bernard Charbonneau ou de la critique de la société de consommation portée par les situationnistes. Le statut donné à la critique de la technique, que l’on retrouve dans l’introduction ou dans la contribution de Christian Roy – centrée sur le rôle de la critique de la technique dans la relation qu’ont entretenue Charbonneau et Ellul avec le courant personnaliste de la revue Esprit –, mériterait d’être précisé. Est-ce ainsi seulement la participation de ces intellectuels à l’alerte environnementale qui compte ici ? Ou est-ce la dimension analytique de leur propos qui mérite de s’y arrêter, parce que les concepts qu’ils développent permettent davantage de comprendre les enjeux des décennies d’après-guerre (et finalement ceux de l’époque contemporaine) ? Si l’introduction générale et certains commentaires tendent à privilégier cette deuxième option, nous pouvons regretter que les textes proposés permettent difficilement de s’approprier les principaux concepts comme celui de « système technicien » de Jacques Ellul [4].
Rendre les forces productives conscientes d’elles-mêmes : quelques propositions pour élargir et compléter le programme de recherche proposé
10Le programme historique proposé pourrait d’abord trouver à s’enrichir des débats sur la technique qui irrigue la sociologie du travail depuis la Seconde Guerre mondiale, dans le sillage de Georges Friedmann [5], et des travaux de sociologie qui ne manquent pas de se positionner vis-à-vis des courants critiques de la technique [6]. Balayer l’apport d’André Leroi-Gourhan en taxant le préhistorien de « fonctionnaliste » (p. 73) participe du brouillage du statut de la « critique de la technique » dans l’argumentaire général de l’ouvrage. Il est possible de parler d’« effets d’entraînement » (p. 73) ou de « tendance technique » (Leroi-Gourhan) sans pour autant adhérer pleinement à une posture faisant du déterminisme technique la clé de voûte de l’analyse. La sociologie du travail, la socio-économie de l’innovation ou l’économie des conventions mettent ainsi en évidence nombre d’exemples de techniques qui « ne prennent pas » en raison des équilibres sociaux en jeu. Ces travaux permettraient – comme y invitent les auteurs – à mettre en doute les postures relevant d’un déterminisme technique trop appuyé, tout en analysant pour elles-mêmes les techniques en question et les formes de vie qu’elles entraînent. « Remettre à bonne distance la geste modernisatrice » (p. 11) demande, dans cette perspective, de se rapprocher au plus près des techniques mises en place pour ainsi pouvoir confronter le discours des modernisateurs aux pratiques de modernisation, ce qui permettrait, finalement, d’analyser finement le caractère performatif des premiers. Dans cette optique, le préhistorien s’avérerait peut-être ici plus utile que les auteurs analystes des « mythes » (tel Roland Barthes), encensés en introduction (p. 6).
11Ce premier détour par la sociologie du travail permet d’ouvrir sur une dimension des « Trente Glorieuses » qui n’est pas esquissée dans l’ouvrage alors qu’elle est au centre du « mythe » qu’elles constituent : le « plein emploi ». Cette expression, largement vulgarisée par l’école de la Régulation – mais aussi par les technocrates en poste à l’époque, fut pourtant l’objet de discussions rigoureuses qui n’ont pas manqué de soulever les angles morts de la notion [7]. Ainsi, durant la période dite des « Trente Glorieuses », l’emploi était avant tout conçu comme masculin, ce qui suffit à illustrer les impensés (l’accès au travail salarié des femmes et à travers lui l’articulation entre le marché du travail et toute l’économie domestique) sous-jacents à l’expression de Jean Fourastié. Un tel détour par la socio-histoire de l’emploi ou des changements sociaux plus globaux [8] aurait permis de préciser l’apport spécifique du livre quant à la critique du progrès (mais lequel ?) qu’il propose. Il suffit de citer Bernard Friot et José Rose pour se convaincre de la proximité de ton, si ce n’est d’analyse quant à la manière de faire l’histoire des décennies d’après-guerre. À la suite d’un détricotage en règle du mythe, analyse ici fondée sur une étude de l’évolution de la structuration de l’emploi en France, les auteurs concluent : « On peut donc voir l’histoire autrement. La voir vivante et non l’honorer. Voir l’emploi comme une construction sociale. Voir les rapports entre crise et emploi de façon contradictoires. Considérer chaque caractéristique du système d’emploi actuel […] comme, à la fois, élément de crise facteur de crise, effet de la crise et issue à la crise… [9]. » Il suffit de remplacer dans ce passage le terme « emploi » par « environnement » ou « vision du progrès » pour se rendre compte de la proximité de pensée des auteurs – mais cela vaudrait sûrement pour l’ensemble de la socio-économie française – avec le programme de recherche proposé dans Une autre histoire des « Trente Glorieuses ».
12Pour prolonger l’ouverture disciplinaire que les coordinateurs appellent de leurs vœux, nous ne pouvons que regretter, prenant une nouvelle fois le point de vue de la sociologie économique ou de la socio-économie, que les auteurs acceptent la représentation de l’économie qu’ils critiquent par ailleurs. Le produit intérieur brut (PIB) comme la notion de « productivité » sont des catégories de l’économie qui ont déjà été largement discutées [10]. S’il est indéniable que le PIB sert de point de fuite des politiques économiques, il n’en reste pas moins une catégorie comptable traversée par de multiples contradictions. Il fait l’objet de luttes internes qui ne sont pas réductibles à des luttes sociales sur le partage de la valeur ajoutée avec, en point de mire, l’augmentation de la « taille du gâteau » – comme le laisserait penser une certaine critique écologiste des luttes sociales [11]. Par exemple, la reconnaissance monétaire du travail de soin, qu’illustre la construction progressive du métier d’infirmier, n’a pas engendré un surplus d’activité (toutes choses égales par ailleurs). Cette activité était auparavant produite essentiellement par des religieuses. Pourtant, le PIB fut directement modifié par cette reconnaissance monétaire du travail infirmier. Cet exemple permet de souligner que toutes les augmentations du PIB ne se valent pas, même du seul point de vue environnemental. Il faut ainsi se déprendre d’une vision réifiée du PIB, cet agrégat comptable trop vite conçu comme monolithique autant par les apôtres de la croissance que par la plupart de ses critiques. Une autre vision des « Trente Glorieuses » passe donc aussi par une mise à nu des contradictions qui se nichent au sein même des agrégats statistiques. Les outils de l’économie des conventions (François Eymard-Duvernay) ou de la sociologie de la quantification ou de la mesure (Alain Desrosières, Ève Chiapello, François Vatin) pourraient ainsi être des appuis intéressants dans la constitution de cette contre-histoire qu’on ne peut qu’appeler de nos vœux tant elle fournit des appuis argumentatifs et analytiques pour analyser le capitalisme contemporain.
13La précédente remarque peut paraître a priori éloignée des questions environnementales au centre de l’ouvrage discuté. Mais peut-on sérieusement accepter les catégories de l’économie dominante pour se centrer sur la dimension environnementale des luttes passées comme semblent y pousser les auteurs [12] ? Christophe Bonneuil et Stéphane Frioux se retrouvent d’ailleurs pris dans la contradiction d’une posture « anti-économique » radicale. En effet, ils ont bien conscience que des enjeux démocratiques que recouvre leur programme de recherche passent par un élargissement des données (par la prise en compte des externalités négatives) à partir duquel il s’agit de repenser l’histoire. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils proposent un premier décompte des dégâts leur permettant de rebaptiser la période de « Trente Calamiteuses ». Mais en procédant de la sorte, ils ne proposent rien d’autre que de faire de l’économie ! Il s’agit effectivement bien de compter – certes autrement –, activité éminemment politique (qu’est-ce que l’on compte et comment compte-t-on ?). Le programme de recherche esquissé demande ainsi, pour être exhaustif et heuristique, de produire une analyse de l’activité des techniciens de l’économie (gestionnaires, économistes…) de la même manière que les Science Studies se sont intéressées, à la suite des travaux de Bruno Latour, aux activités métrologiques au sein même des laboratoires pour comprendre l’évolution des sciences et des techniques. Sans cela, on ne peut saisir qu’il y a de la diversité même chez les économistes, et on ne peut saisir les raisons qui amènent l’histoire économique à avoir autant occulté celles et ceux qui avaient mis sur leur agenda de recherche la question environnementale et l’analyse critique du progrès.
14Finalement, un moyen de fédérer l’ensemble de ces forces ne serait-il pas de s’accorder sur une définition large de l’« économie ». La vision anthropologique du travail et de l’économie développée par Karl Polanyi pourrait de ce point de vue constituer un point de ralliement utile même si elle est justement critiquée par ailleurs [13]. Si le travail n’est, pour l’anthropologue hongrois, que l’autre nom de l’activité humaine, l’économie correspond à l’ensemble des médiations (organisationnelles, marchandes, techniques) par lesquelles l’homme interagit avec son environnement. La définition substantielle de l’économie qu’il propose « vient, en bref, de la dépendance manifeste de l’homme vis-à-vis de la nature et de ses semblables pour obtenir sa subsistance. Il doit sa survie à une interaction institutionnelle avec son environnement naturel. Ce processus, c’est l’économie, qui fournit à l’homme les moyens de pourvoir à ses besoins matériels [14]. » « Il faut interpréter l’économie substantielle comme étant constituée de deux niveaux : le premier est celui de l’interaction entre l’homme et son environnement, le second est l’institutionnalisation de ce processus [15]. »
15L’entreprise de recombinaison des sciences naturelles et sociales que les auteurs d’Une autre histoire des « Trente Glorieuses » souhaitent voir advenir est alors non seulement envisageable, mais souhaitable. Et l’ouvrage pourrait ainsi constituer une pièce maîtresse montrant les rapprochements féconds entre cette histoire des sciences et de l’environnement et la sociologie économique, la sociologie de la quantification et l’économie institutionnaliste, attentives tout autant à la diversité des manières de « faire économie » – et notamment aux enjeux démocratiques que cette diversité recouvre – qu’aux relations entretenues par l’homme avec la nature.
Notes
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[1]
Parmi les différents exemples étayés (problèmes posés par le recyclage des déchets, par la pollution de l’air, par la pollution des rivières…), celui des conséquences des choix productifs agricoles à la suite de Seconde Guerre mondiale est peut-être le plus éloquent. C. Bonneuil rappelle ainsi que l’« efficacité énergétique » du modèle agricole – entendu comme la capacité du modèle productif à convertir une calorie fossile en calorie alimentaire – a largement baissé en raison de la consommation croissante d’intrants (engrais, carburant…) (p. 54).
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[2]
On retrouve une telle posture dans d’autres travaux de contributeurs. Citons seulement ici deux ouvrages récents : J.-B. Fressoz, 2012, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Le Seuil ; C. Bonneuil et J.-B. Fressoz, 2013, L’événement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Le Seuil, coll. « Anthropocène ».
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[3]
Cette notion est issue du travail doctoral de S. Topçu, L’agir contestataire à l’épreuve de l’atome. Critique et gouvernement de la critique dans l’histoire de l’énergie nucléaire en France (1968-2008), Paris, Centre A. Koyré, EHESS, 2010. Voir l’ouvrage issu de ce travail de thèse, S. Topçu, 2013, La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée, Paris, Éd. Le Seuil.
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[4]
Le texte de Kristin Ross sur la « critique de la vie quotidienne » fait toutefois exception.
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[5]
La relation au monde du travail n’est qu’esquissée par le chapitre de Renaud Bécot sur les préoccupations environnementales dans le mouvement syndical dès l’après-guerre.
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[6]
Nicolas Dodier, 1995, Les hommes et les machines, Paris, Métailié ; Ève Chiapello, Patrick Gilbert, 2013, Sociologie des instruments de gestion, Paris, La Découverte.
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[7]
Voir, par exemple, Bernard Friot, José Rose (dir.), 1996, La construction sociale de l’emploi en France, Paris, L’Harmattan ou Salais R., Reynaud B., Baverez N., 1986, L’invention du chômage, Paris, PUF.
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[8]
Pour un rapide aperçu, voir l’article de François de Singly, 2007, « Les trente glorieuses à utiliser avec modération », Alternatives économiques, n° 264.
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[9]
Voir Friot B., Rose J. (dir.), La construction sociale de l’emploi en France, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 18.
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[10]
Par exemple, Gadrey J., Services : la productivité en question, Paris, Desclée de Brouwer, 1996.
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[11]
Si le chapitre de Renaud Bécot prend ses distances avec cette vision simpliste des luttes sociales, les représentations économiques que sous-entend la vision univoque de « l’économie » proposée dans l’ouvrage y renvoient, selon nous, assez inévitablement.
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[12]
Notamment en introduction générale et par la contribution de C. Bonneuil et S. Frioux.
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[13]
Steiner P., Vatin F. (dir.), Traité de sociologie économique, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 7 ; Vatin F., « L’économie comme acte de gestion. Critique de la définition substantive de l’économie », Science de la société, 2008, n° 73, p. 164-184.
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[14]
Polanyi K., La subsistance de l’homme, Paris, Flammarion, 2011, p. 56.
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[15]
Ibid., p. 72.