1Je voudrais tout d’abord remercier Gaël Giraud pour sa lecture attentive de mon livre Le capital au xxie siècle et pour ses commentaires stimulants. Sans chercher à reprendre l’ensemble des sujets évoqués, je souhaiterais préciser ici quelques points et clarifier certains éléments sans doute insuffisamment mis en valeur dans le livre.
2Je voudrais tout d’abord dire ce que j’essaie de faire dans ce travail. Il s’agit avant tout d’un livre sur l’histoire du capital et de la répartition des richesses. Mon principal objectif a été de rassembler, grâce au travail combiné d’une trentaine de chercheurs, des sources historiques portant sur l’évolution des patrimoines et des revenus dans plus de vingt pays depuis le xviiie siècle. La première ambition de ce livre est d’établir un certain nombre de faits et de régularités historiques, afin de dépasser les spéculations purement théoriques qui ont trop souvent tenu lieu de recherche économique sur ces questions.
3La théorie, les modèles et les équations mathématiques, comme par exemple la notion de fonction de production Y = F (K,L), ou encore la loi de long terme selon laquelle le rapport capital/revenu ? = K / Y tend sous certaines hypothèses à s’approcher de ? = s / g, jouent également un certain rôle dans le livre. Mais il ne s’agit que d’un rôle limité, un rôle beaucoup plus limité je crois que ce que la recension de Gaël Giraud pourrait laisser à penser, et un rôle en rapport avec ce que les équations peuvent apporter en général à la recherche en sciences sociales : en simplifiant le réel à l’extrême, on peut parfois espérer isoler ainsi quelques relations logiques intéressantes entre tel et tel concept abstrait. Cela peut être utile, mais uniquement à la condition de ne pas surestimer la portée de ce type d’opération abstraite, et de ne jamais perdre de vue que tous les concepts en question ne sont jamais que des constructions socialement et historiquement déterminées. Comme je l’indique assez clairement je crois dès les premiers chapitres du livre, je n’ai jamais pensé que les notions de stock de capital agrégé K ou de fonction de production Y = F (K,L) permettaient de fournir une description correcte de l’état des rapports de production au sein d’une société donnée.
4Comme je le note dans le chapitre 1 [p. 84], le capital n’est pas un concept immuable : il reflète l’état de développement et des rapports de propriété et de domination entre groupes sociaux qui caractérisent une société. Cela apparaît suffisamment clairement dans le cas du capital négrier dans le Sud des États-Unis avant 1865. Cela est également évident lorsque j’examine la plus faible capitalisation boursière des entreprises allemandes par comparaison à leurs homologues anglo-saxonnes, phénomène qui doit sans doute être mis en relation avec le fait que les actionnaires outre-Rhin sont un peu moins qu’ailleurs les seuls maîtres à bord (ce qui de toute évidence n’empêche pas une certaine efficacité productive). Plus généralement, j’essaie de montrer la multitude des formes prises par le capital et ses valorisations marchandes au cours de l’histoire, des terres agricoles au capital immobilier, professionnel et financier moderne.
5Par ailleurs, Gaël Giraud suggère par moments que les notions de capital naturel et énergétique, de monnaie et de crédit, sont totalement exclues de l’analyse. Je reconnais bien volontiers qu’elles auraient pu être davantage mises en valeur. Mais cela me semble tout de même un peu excessif de les tenir pour exclues. Le capital pétrolier et sa répartition, les rapports de domination et de protection militaire qui vont avec, ainsi que les conséquences sur les stratégies de placements financiers des fonds souverains correspondants, sont largement évoqués dans le livre (notamment dans le chapitre 12). La création monétaire et les opérations de redistribution du capital national opérées par les banques centrales sont analysées dans le chapitre 16. L’hypertrophie des positions financières brutes entre pays, qui est l’une des principales caractéristiques de la mondialisation financière et capitalistique des dernières décennies, est mise en lumière dès le chapitre 1, et revient régulièrement dans l’analyse, notamment dans le chapitre 5, et de nouveau dans les chapitres 12, 15 et 16. Le capital public, tantôt positif et tantôt négatif, suivant notamment les relations tumultueuses de la puissance publique avec le double processus d’endettement et de création monétaire, jouent également un rôle central dans le livre, en particulier dans les chapitres 3 et 4.
6Le capital est toujours profondément multidimensionnel : il prend de multiples formes, historiquement et socialement déterminées, qui dessinent autant de rapports sociaux. Le fait qu’il soit par ailleurs possible d’additionner toutes ces différentes formes de richesse, par exemple en utilisant les prix de marché en vigueur (à supposer que ces prix soient bien définis, ce qui n’est pas toujours clair), pour calculer la valeur monétaire totale du stock de capital, noté K, ne change rien à cette réalité multiple. Le fait qu’en dépit de toutes ces métamorphoses dans les formes du capital, cette valeur totale – exprimée en années de revenu national – semble retrouver en ce début de xxie siècle un niveau proche de celui observé dans les sociétés patrimoniales qui prospéraient aux xviiie-xixe siècles et jusqu’à la Belle Époque ne remet pas davantage en cause cette multi-dimensionnalité du capital. Pas plus que le fait que la dynamique longue du rapport ? = K / Y soit relativement bien décrite par l’accumulation des flux d’épargne et d’investissement (au travers de la formule ? = s / g) : d’une part, cela n’est vrai que dans le très long terme, et de façon tout à fait approximative ; et d’autre part cela n’enlève rien à la diversité du capital et des rapports de domination qui vont avec (cela signifie simplement que sur très longue période les différents mouvements de prix des diverses catégories d’actifs tendent – très approximativement – à se compenser, ce qui dans le fond n’a rien de vraiment bouleversant).
7De même, le fait que le modèle néoclassique standard à un bien et à concurrence pure et parfaite, dans lequel le rendement du capital r est égal à la productivité marginale du capital FK, ne garantisse en rien la stabilité à long terme du rapport ? ou de la part du capital ?, et n’empêche bien sûr nullement que le rendement r soit éternellement supérieur au taux de croissance g (lui-même déterminé par le rythme d’innovation technique et de croissance démographique), générant par là même une concentration extrême des patrimoines, comme cela a presque toujours été le cas dans l’histoire, n’implique évidemment pas que le modèle néoclassique standard fournisse une description correcte de la réalité. En pratique, le rendement du capital n’est pas seulement déterminé par sa rareté relative et sa productivité marginale, notion qui n’est d’ailleurs pas bien définie et varie à l’infini suivant les secteurs ; il dépend également, et peut-être surtout, des rapports de force qui se nouent dans les différents secteurs d’activités, les époques et les lieux. Mais tout cela implique, à tout le moins, que la quête quasi religieuse de marchés toujours plus efficaces, d’une concurrence toujours plus pure et plus parfaite, dans l’espoir de se rapprocher des conditions du modèle néoclassique, et de parvenir ainsi à l’harmonie naturelle, est une quête sans issue – car le modèle néoclassique standard ne garantit nullement l’harmonie. Dans le monde actuel, où l’idéologie de la concurrence pure et parfaite comme remède à tous les maux continue d’imprégner fortement les représentations, ce message n’est pas, me semble-t-il, sans intérêt. Il s’agit là d’une des conclusions importantes de mon livre. Mais cela n’implique pas que je tienne le modèle standard à un bien, fonction de production homogène et concurrence parfaite, pour une description satisfaisante des rapports de production actuels, ou de quelque pays et à quelque époque que ce soit d’ailleurs.
8Je voudrais conclure en soulignant un autre point. Contrairement à ce qu’indique Gaël Giraud, je ne récuse pas totalement les arguments selon lesquels « l’accroissement des inégalités pourrait être (au moins en partie) à l’origine de la crise financière ». Bien au contraire : j’écris explicitement p. 468-470 [chapitre 8] : « [I]l ne fait aucun doute à mes yeux que l’accroissement des inégalités a contribué à fragiliser le système financier américain. » Simplement, j’ajoute immédiatement que la fragilité du système financier international est un phénomène structurel qui va au-delà de l’explosion des très hauts revenus américains, comme l’atteste l’extrême vulnérabilité du système bancaire européen, en dépit du fait que les inégalités de revenus ont beaucoup moins progressé en Europe qu’aux États-Unis. De façon plus générale, l’un des résultats de mon livre est de déplacer l’attention des inégalités de revenus américaines vers la montée d’un capitalisme patrimonial financier et mondialisé, porteur d’instabilités et d’inégalités plus extrêmes encore, et qui concerne au moins autant l’Europe que les États-Unis.
9Au-delà de ces légers désaccords ou incompréhensions, je voudrais de nouveau remercier Gaël Giraud pour sa lecture attentive et ses commentaires stimulants. Les points qu’il soulève sont des points centraux et mériteraient des approfondissements et des recherches ultérieures, que le présent livre ne fait souvent qu’effleurer. Que vive le débat !