1 – Introduction : la nécessité d’une collaboration avec des sociologues
1Je voudrais retracer ici les différentes étapes d’une expérience de recherche commune menée avec des sociologues et ses principaux résultats.
2À la fin des années 1990, j’ai effectué une thèse sur l’économie des logiciels [1] – sujet peu étudié à l’époque – sous la direction de Jean Gadrey dans une équipe de recherche d’économistes qui ne se considéraient pas encore comme des socio-économistes ! Cette équipe (le groupe « services ») faisait partie d’une UMR d’économistes, de sociologues et d’anthropologues, le Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé).
3Mon objectif était d’expliquer les processus apparemment contradictoires à l’œuvre dans l’économie des logiciels, le plus singulier étant la coexistence d’entreprises archétypes du capitalisme, dont la position dominante permettait de bâtir les plus grandes fortunes de l’histoire d’une part, et d’une intense activité matériellement désintéressée pour développer des logiciels libres d’autre part. Les soubassements théoriques de cette thèse étaient divers :
- des réflexions d’économistes – et aussi d’un statisticien (Peter Hill) – sur les biens intangibles différenciés des biens tangibles et des services : les biens intangibles sont des « originaux » résultant d’une activité de création, inscrits sur des supports divers, pouvant être facilement dupliqués à un coût de plus en plus faible et généralement sans commune mesure avec le coût de création de l’original qui, lui, peut être extrêmement élevé [Hill, 1997]. La numérisation de ces biens amplifie leur propriété de non-rivalité, renforçant par là leur caractère « naturellement » collectif.
- des outils théoriques d’économie industrielle dont le pouvoir analytique apparaît particulièrement fécond pour l’étude des biens intangibles numérisés : externalités de réseaux directes et indirectes, rendements croissants d’adoption, processus d’autorenforcement (effets de feed-back), verrouillage technologique, dépendance de sentier…
- Un cadre théorique conventionnaliste, les « mondes de production » de Salais et Storper [1993]. Ce cadre théorique permet d’intégrer à l’analyse de l’économie du logiciel, la pluralité des registres d’action – qui dépassent le recours au seul calcul économique privé –, et la diversité des mécanismes de coordination – qui intègrent l’existence de conventions et d’institutions. Coexistent ainsi durablement dans l’économie du logiciel différents mondes de production – très divers sous l’angle de l’identité du produit, les caractéristiques des producteurs et des utilisateurs, mais également des performances en termes de productivité, de fiabilité et d’adéquation aux besoins.
Pour comprendre les évolutions dynamiques de cette pluralité de mondes, il m’a paru nécessaire et efficace de les intégrer dans une analyse de l’évolution de l’ensemble de l’informatique, analyse dont le cadre interprétatif a été emprunté à l’analyse sociologique de réseau technico-économique, développée notamment par Michel Callon [1991]. Un réseau technico-économique est constitué des relations entre des acteurs humains et non humains dont la convergence des points de vue et des intérêts est rendue possible grâce à l’existence d’intermédiaires ; cette approche permet de prendre en compte simultanément les innovations techniques, les comportements stratégiques des producteurs, mais aussi les changements concernant la nature des principaux utilisateurs, les types de problèmes qu’ils souhaitent résoudre, et les modifications de leurs attentes, liées à des évolutions culturelles et sociales plus générales. L’histoire de l’informatique voit ainsi l’apparition successive de plusieurs réseaux technico-économiques (autour de l’informatique traditionnelle, de la mini-informatique puis de la micro-informatique) une fusion entre ces différents réseaux s’opérant à partir des protocoles de communication de l’Internet.
4Après la thèse, mes recherches se sont centrées sur le phénomène qui me semblait le plus intéressant, le monde de la création des logiciels libres avec ses spécificités : les contributeurs sont disséminés géographiquement, semblent mus par un certain désintéressement, et il n’existe apparemment pas de contraintes institutionnelles ; ils ne sont pas inscrits dans la même organisation, sont dispersés, ont des relations médiatisées par le réseau Internet, ne sont pas reliés par les fils d’un organigramme quelconque.
5Ce monde de production est dépourvu des instruments habituels de gestion des activités et de ceux qui les effectuent, tels que des procédures de prescription des tâches, des systèmes de division du travail, des protocoles de sanctions. Il n’est pas même encadré par un dispositif juridique, relevant du droit du travail ou du droit commercial, si ce n’est une licence d’utilisation spécifique qui permet la libre modification et redistribution du logiciel.
6Deux interrogations majeures structurent cette recherche :
- comment cela peut-il fonctionner, et aboutir dans certains cas à la production de logiciels performants supportant avantageusement la concurrence avec les logiciels « propriétaires » développés par des grandes firmes informatiques ? Quelles sont les règles formelles et informelles qui maintiennent la cohésion et permettent de passer d’engagements individuels volontaires, potentiellement volatils et instables, à la réalisation d’une production collective, impliquant continuité et pérennité ?
- Qu’est-ce qui explique que des individus s’engagent de façon durable dans cette activité apparemment désintéressée ?
7Sur cette dernière question, quelques économistes tentaient de sauver le postulat de l’homo œconomicus. Leur justification est que l’engagement des individus s’appuierait en fait sur des incitations économiques « classiques », par la valorisation pécuniaire ultérieure des compétences des contributeurs à des logiciels libres qui connaissent un certain succès : cette implication permettrait par exemple l’embauche future sur un poste intéressant, ou un accès privilégié à des sources de financement. L’argument qu’avancent des auteurs tels que Lerner et Tirole [2002] est que les dispositifs – qui identifient précisément la contribution de chaque personne à un logiciel libre – permettent que ces individus se constituent un capital de réputation qui agit comme un signal puissant de compétences difficilement évaluables directement.
8Cette vision d’une contribution basée sur un choix calculé, anticipant des effets à long terme sur l’avenir professionnel s’est prolongée par des recherches dont la sophistication croissante de la formalisation mathématique allait de pair avec une pauvreté empirique problématique : quand il existe une base empirique, celle-ci se limite à l’utilisation d’une enquête (l’enquête Floss) qui est un sondage uniquement quantitatif et décontextualisé, adressé en ligne à l’ensemble des développeurs de logiciels libres.
2 – Une première recherche basée sur des entretiens qualitatifs
9Compte tenu de notre insatisfaction intellectuelle et épistémologique vis-à-vis de ces travaux et pour éviter ce travers, nous avons entrepris une recherche avec Nicolas Jullien, économiste à Telecom Brest qui venait d’effectuer une thèse sur le logiciel libre et avec Didier Demazière, sociologue qui étudiait les chômeurs et les groupes professionnels atypiques, spécialiste de l’utilisation des entretiens qualitatifs [2]. Basée sur des entretiens approfondis menés auprès d’une trentaine de développeurs de projets différents – ce qui m’a permis de me former à la pratique des entretiens, leur interprétation, les précautions méthodologiques à prendre et les erreurs à éviter –, cette recherche présente, par-delà l’extrême diversité des contributeurs et des communautés concrètes, deux résultats [Demazière et al., 2005] :
- la caractérisation de ces collectifs comme étant des « communautés distantes » associant deux formes d’action collective habituellement opposées et antagonistes : une forme communautaire fondée sur le sentiment subjectif d’appartenir à une même communauté, et une forme sociétaire fondée sur la coordination d’intérêts et le partage d’objectifs motivés. Cette notion permet d’analyser la tension entre, d’une part, la force du sentiment d’appartenance à un monde spécifique repérable dans le discours des acteurs et, d’autre part, les distances qui séparent les contributeurs d’un point de vue relationnel, statutaire et biographique.
- La mise en évidence des raisons de l’engagement des développeurs qui à l’inverse d’un choix calculé optimisateur apparaît comme un processus d’engagement progressif dont on peut rendre compte en termes de carrière au sens de Becker [1963]. Le travail des développeurs de logiciels libres est ordonné en séquences correspondant à une succession de positions dans le monde social corrélatif ; la mobilité d’une position à l’autre est le produit de la rencontre de motivations personnelles et de milieux sociaux intégrateurs, l’avancée dans la carrière correspond à un comportement qui devient stable et public et à un renforcement des liens de coopération. La progression dans la carrière ne signifie pas seulement l’enrichissement des compétences techniques, mais aussi l’accumulation de compétences sociales impliquant des manières de faire, des façons de voir, des codes de conduite propres à chaque monde social [Hughes, 1958]. Cette mobilisation de travaux inscrits dans une tradition sociologique, nous a donné la possibilité de rendre compte et d’analyser notre objet imbriquant effets de connaissances et effets d’intelligibilité.
3 – Une deuxième recherche basée sur un travail ethnographique de longue durée
10Pour dépasser ces premiers résultats est apparue la nécessité d’étudier de manière approfondie une communauté particulière constituée autour d’un logiciel (Spip). Cette recherche a été engagée avec Didier Demazière et Marc Zune – un sociologue qui avait travaillé sur les carrières nomades des informaticiens. Nous ne voulions pas nous limiter – comme dans beaucoup d’études de communautés sur Internet – à étudier à distance les traces numériques de l’activité. En effet, si ce mode d’investigation est pratique à réaliser, il n’offre qu’un point de vue partiel sur les activités qui y sont réalisées, sur les échanges entre les membres, sur les conduites des participants, sur les régulations soutenant les projets. La démarche ethnographique de terrain, centrée sur le groupe en activité, est alors apparue comme la plus adéquate. Une présence effective dans le groupe maintenue sur une période relativement longue m’a fait découvrir l’heuristique de cette méthode d’enquête, mais aussi ses difficultés. En même temps, les spécificités de cette démarche appliquée à une communauté numérique ont permis d’enrichir la réflexion méthodologique sur ce type d’ethnographie [Demazière et al., 2011]. En effet, au-delà de leur inscription dans l’univers numérique de l’Internet, ces groupes apparaissent insaisissables : leurs participants sont dispersés, l’autorité y est diffuse, leurs frontières sont incertaines, leur organisation est peu formalisée, les affiliations y sont fragiles, ce qui complexifie la construction – plus exactement la co-construction – de la relation ethnographique. Celle-ci suit un processus singulier, découlant des caractéristiques paradoxales du groupe : d’un côté, il a une forte cohésion – une condition pour agencer des contributions dispersées en un logiciel cohérent –, de l’autre, il est marqué par une interconnaissance limitée – une conséquence de la distance relative entre les participants. Dans un tel contexte, l’inscription de l’observateur dans le groupe s’effectue dans des conditions particulières, inattendues et difficilement prévisibles, qui contribuent à sa désorientation, le chercheur étant successivement repéré, accepté, sollicité, enrôlé, discuté, utilisé… par le groupe étudié.
11Les résultats de cette recherche peuvent être synthétisés par la présentation de plusieurs « concepts typologiques » [Passeron, 1991], c’est-à-dire des abstractions imparfaites, flexibles, dont la définition formelle, toujours provisoire et nécessairement incomplète, ne suffira jamais à épuiser le sens [3], un type-idéal dont la signification provient de ce que des situations historiques concrètes peuvent être éclairées par ce concept, et qu’il peut servir de repère robuste dans l’investigation et l’interprétation.
12Premièrement, une typologie des « carrières » des développeurs des logiciels libres a été effectuée en identifiant trois trajectoires différentes qualifiées de « militantisme politico-technologique », de « ludisme technologique », et de « professionnalisme marchand » [Demazière et al., 2009].
13Deuxièmement la définition d’une « socialisation limitée » pour caractériser le processus à l’œuvre dans la communauté, qui permet de tenir un équilibre entre une forte cohésion de l’identité collective du groupe et une forte dispersion des identités individuelles des membres. En effet, dans un contexte de relations entretenues à distance entre contributeurs qui ne partagent pas nécessairement des normes acquises par une communauté d’esprit ou des expériences antérieures communes, la socialisation des membres ne peut être que limitée. Ainsi, nous analysons la manière dont les hétérogénéités individuelles sont agencées, c’est-à-dire mobilisées et contrôlées, en identifiant des processus de socialisation qui articulent une tolérance maximale à l’égard des engagements subjectifs individuels et une reconnaissance différentielle des contributions à l’œuvre commune et de leurs auteurs. Cette socialisation est spécifique, dans le sens où elle régule moins les identités personnelles des participants que l’identité collective du projet, incluant le produit et le groupe de production [Demazière et al., 2007].
14Enfin, aux deux modes classiques de régulation (régulation de contrôle et régulation autonome) liés à des organisations formellement hiérarchisées, s’ajoute un troisième mode que nous appelons « régulation distribuée » : il désigne le fait que la production des règles – formelles ou informelles – organisant l’action collective et structurant les conduites individuelles est assez largement socialisée, chaque participant étant potentiellement producteur de règles et contrôleur de leur application. Cela ne signifie pas que le pouvoir de la règle est également réparti entre les participants, mais qu’il est dispersé au sein du groupe, modulé selon des critères flous qui concernent les formes de présence de chaque participant dans les interactions (quantité, temps, légitimité, notoriété sont constitutifs de la réputation de chacun, de sa position symbolique dans le groupe). La régulation distribuée assure un point d’équilibre entre des dynamiques opposées, voire contradictoires, et permet qu’aucune des deux autres régulations ne l’emporte sur l’autre, ni la logique de formalisation et de rigidification de l’organisation, ni la logique de dispersion et de dilution du collectif. Elle est une forme flexible de production et d’application de règles sociales, qui tendent à borner les attitudes et comportements acceptables pour le groupe. Elle est par conséquent un vecteur de contrôle social diffus, mais pourtant efficace du fait que les échanges et interactions se nouent dans des espaces publics ou quasi publics (les forums virtuels ou non) [Demazière et al., 2007b].
4 – Les apports de l’économie politique
15Ce récit peut donner l’impression d’un simple emprunt par l’économiste des apports (notamment méthodologiques) de la sociologie. Il me semble toutefois – même si je ne suis évidemment pas le mieux placé pour en juger – qu’en sens inverse l’économie politique a apporté une contribution également importante aux recherches menées, permettant une hybridation réciproque féconde entre les deux disciplines sur cet objet de recherche. En plus des concepts de l’économie industrielle au pouvoir heuristique particulièrement important pour analyser des biens intangibles, et du cadre théorique conventionnaliste des mondes de production, l’intégration des modèles économiques des entreprises dans le monde du libre et du rôle des pouvoirs publics a été effectuée dans une recherche financée par le ministère belge de la Recherche (projet OSSPA Open Source Software and Public Authorities, Zune et al., 2011).
16De même, notre analyse des logiciels libres s’est intégrée dans une réflexion plus générale sur la gratuité à l’ère du numérique [Demazière et al., 2008]. Le constat initial qui nous avait servi de point d’appui est que la gratuité a toujours existé sous des formes très diverses : volonté des pouvoirs publics de rendre la diffusion de certains biens et services indépendante des capacités contributives des utilisateurs, multiples actions « désintéressées » effectuées par des individus, mais aussi arme utilisée par des entreprises dans certaines situations où la concurrence est d’autant plus exacerbée que les dominations sont durables et les bénéfices importants. Les innovations que représentent la numérisation et Internet ont favorisé le développement de nouvelles pratiques de gratuité, en particulier au sein de communautés d’expériences associant des individus à distance, ont dégagé de nouvelles opportunités pour le déploiement de stratégies de gratuité marchande et ont ouvert des espaces pour un potentiel de développement de la gratuité étatique. Alors que traditionnellement les trois sphères de la gratuité (de l’État, de l’entreprise et de l’individu) constituaient des mondes séparés et cloisonnés, des interactions entre ces mondes sont apparues. Cette imbrication entre les mondes de la gratuité est particulièrement nette dans le cas des logiciels libres : ceux-ci sont souvent des biens hybrides résultant de l’activité productive gratuite d’individus bénévoles, de firmes marchandes et d’administrations publiques. Cette coopération entre des logiques aussi différentes n’est pas spontanée. Elle se noue progressivement au cours de l’histoire de chaque projet, est supportée par des dispositifs de coordination, et traversée par des conflits de valeurs, bref, elle est une construction sociale.
17Enfin nous nous sommes insérés dans les débats sur les biens communs autour des travaux d’Ostrom, notamment lors de sa venue en France [Demazière et al., 2011b]. E. Ostrom met en évidence les facteurs favorisant l’autogestion des commons. L’apport d’Ostrom est de montrer qu’il peut exister une gestion par des mécanismes institutionnels autres que le marché et la bureaucratie. Ses recherches analysent comment les individus utilisant conjointement des ressources communes peuvent être capables d’instituer une forme efficace de gouvernance et de gestion de ces ressources, en adoptant des stratégies coordonnées afin d’obtenir des bénéfices communs ou de réduire leur préjudice commun. Si nos propres recherches ont en commun avec Ostrom de « contribuer au développement d’une théorie empiriquement valide de l’auto-organisation et de l’autogouvernance » [Ostrom, 2010], les spécificités de notre objet d’étude génèrent deux différences importantes.
18La première concerne les caractéristiques technico-économiques des biens concernés. Ostrom analyse la gestion de « ressources communes produisant des unités rares » telles que des zones de pâturage, des forêts, des sites de pêche littorale, des nappes phréatiques… Ce sont des situations où existent des problèmes de rivalité dans la consommation de ressources rares. Alors que les logiciels libres, biens intangibles numérisés, sont des biens collectifs non rivaux : la question de la rareté n’existe pas une fois le logiciel développé, la croissance du nombre d’utilisateurs étant même un facteur d’amélioration du logiciel grâce aux retours d’expérience d’utilisation. Il ne s’agit donc pas d’un problème de gestion d’une ressource rare naturelle existante – où peut exister une situation de « tragédie des commons » –, mais d’un problème de production (de développement) initiale de l’exemplaire original – où existe uniquement une situation de type « dilemme du prisonnier », chaque utilisateur potentiel du logiciel pouvant bénéficier d’un logiciel libre sans contribuer à son développement.
19La seconde différence concerne les caractéristiques des communautés. Dans les cas étudiés par Ostrom, les personnes qui s’auto-organisent pour gérer des ressources communes sont des acteurs proches, qui exercent leurs activités sur le même territoire, partagent une histoire commune, et sont inscrits dans une interdépendance de situation. Même si ces groupes peuvent être diversifiés, leurs membres partagent des propriétés d’enracinement, de proximité, de cohabitation. À l’inverse, les contributeurs des logiciels libres coopèrent principalement à distance, sont dispersés géographiquement et, surtout, ne partagent pas d’inscription organisationnelle commune. Nous avons qualifié ces communautés de « communautés distantes » avec l’objectif de pointer les enjeux centraux de coopération et de coordination de ces collectifs, et de formuler en termes originaux la conceptualisation des dynamiques d’organisation et de régulation qui soutiennent l’activité productive.
5 – Un aboutissement actuel : la réflexion sur l’articulation problématique entre produit et projet
20Nos réflexions actuelles [Demazière et al., 2013] dépassent la simple convergence méthodologique entre les disciplines pour articuler dans une élaboration conjointe sur un objet précis (les logiciels libres) un thème traditionnellement étudié par la science économique (la réussite économique d’un produit) et un thème familier de la sociologie (l’analyse d’un projet militant).
21L’histoire des projets militants qui associent à leur visée politique et idéologique des objectifs de production de biens ou de services montre les difficultés qu’il y a à concilier fidélité aux valeurs d’origine et réussite économique. Schématiquement le développement de ces projets navigue laborieusement entre deux écueils : rester dans la lignée de l’engagement politique originel, mais demeurer marginal sur le plan économique, voire disparaître ou, au contraire, réussir sur le plan de la production, mais au prix d’un effacement progressif des objectifs politiques initiaux. Cette difficulté à concilier projet politique de transformation sociale et réussite économique fait l’objet de débats récurrents au sein de l’économie sociale et solidaire.
22De manière typique, les « communautés » de logiciels libres sont des actions collectives hybrides : d’un côté ce sont des collectifs militants orientés vers la défense de valeurs contestataires et de l’autre ce sont des groupes de production orientés vers le développement de logiciels efficients. Ces deux versants sont interdépendants et indissociables, car le devenir du projet collectif passe par le succès du produit. Leur articulation est aussi problématique en raison de leur succès qui implique un afflux de participants non militants (mais contributeurs) et d’utilisateurs porteurs de rationalités hétérogènes (des firmes, des institutions publiques…).
23Les collectifs de développement de logiciels libres sont donc intrinsèquement confrontés au problème de l’articulation entre ce qui ressort de l’ordre du projet – les valeurs militantes qui en sont le ressort initial, les normes de fonctionnement du collectif, les références partagées qui soutiennent la coopération, etc. – et ce qui relève de l’ordre du produit – la performance et les attributs techniques, les modes d’organisation du travail qui mènent à son développement, la captation et la stabilisation des compétences, la gestion des utilisateurs et de la concurrence, etc. Au cours du temps, cette articulation se décline de manière différente, car si l’activisme est une ressource majeure pour lancer et concrétiser l’initiative, la longévité et la survie de l’action organisée dépendent fortement du succès du (logiciel) produit, lequel peut attirer de nouveaux contributeurs, renforçant ainsi le produit, mais amenant aussi dans le groupe des participants mobilisés autour de la production plus que du projet. Le succès (du produit) est ainsi le signe de la réussite du projet initial, mais loin de garantir la pérennité de celui-ci, il peut constituer une menace. Aussi la combinaison du projet militant et de la réussite économique du produit ne va-t-elle pas de soi, mais doit faire l’objet d’un travail de conciliation, car le produit et le projet s’inscrivent, à mesure que les contributeurs se diversifient, dans des trajectoires différentes et potentiellement divergentes. C’est au sein du groupe, et non à ses frontières, que s’effectue la conciliation, à travers un ensemble d’activités de socialisation et de régulation, qui prennent pour certaines des formes classiques d’explicitation de règles et qui, pour d’autres, relèvent de modes originaux de socialisation.
Notes
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[1]
Une partie de cette thèse a été publiée dans la collection « Repères » chez La Découverte [Horn, 2004].
-
[2]
Il avait publié avec Claude Dubar en 1997 un livre de référence en méthodologie : Analyser les entretiens biographiques (Nathan).
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[3]
À la différence des « concepts logico-empiriques » que l’on peut définir de façon « pure » avec la rigueur formelle des sciences expérimentales ou logico-mathématiques.