1Une vision convenue des sciences sociales met en garde de manière rituelle contre la confusion entre jugements positif et normatif tout en se cantonnant à une spécialisation disciplinaire encouragée par les modes actuels d’évaluation de la recherche. Il s’agit au contraire ici de plaider la vertu heuristique de l’interdisciplinarité convoquée à partir d’un horizon normatif assumé.
2En effet, il convient de rappeler que la sélection des objets d’étude ne peut s’abstraire du rapport que le chercheur entretient à des jugements de valeur. L’explicitation de ceux-ci s’avère donc préférable pour l’avancement de la recherche à leur dénégation doublée de leur réintroduction subreptice [Ricœur, 1986]. Dans cette perspective, je considère que l’analyse des tensions entre économie et démocratie occupe l’ensemble de ma trajectoire de recherche.
3Celle-ci trouve son origine dans une enquête sur laquelle je reviens succinctement dans la première partie. Les parties suivantes du texte évoquent mon parcours dans son rapport à l’interdisciplinarité. Dans la deuxième partie apparaît la pertinence de compléter la sociologie par une réflexion sur ce qu’est l’économie. La troisième partie aborde l’enrichissement de la socio-économie grâce à la philosophie politique. Comme le récapitule la quatrième partie, c’est l’imbrication des différents apports disciplinaires qui a permis l’élaboration d’une théorie de l’économie solidaire considérée comme une contribution à la réflexion sur socio-économie et démocratie.
1 – Questions à l’autogestion
4Le xxe siècle a été marqué par la tentative de dépasser le capitalisme grâce à une prise du pouvoir d’État rendant possibles des modifications de grande ampleur dans les formes de propriété caractéristiques de la dictature du prolétariat, étape fondamentale dans la construction d’une société communiste. Au cours des années 1970, l’effritement de ce projet, qui va déboucher sur l’écroulement des pays de l’Est, devient manifeste. Toutefois, une expérience semble faire exception, la Yougoslavie est perçue comme un pays dont le non-alignement autorise une voie originale de conciliation du socialisme et de la démocratie, par un système de gouvernement des entreprises qualifié d’autogestion.
5Un séjour de deux ans me donne l’occasion d’en évaluer la teneur. Le dossier [1] qui en résulte conclut que l’autogestion est plus un instrument pour le pouvoir dans sa communication extérieure qu’un vecteur de démocratisation interne. Les penchants autoritaires n’épargnent pas le pays comme en témoigne l’accueil de ce numéro : rétractation d’une personne interviewée sur les grèves ouvrières, dénonciations dans la presse officielle, surveillance policière des auteurs… Le mythe de l’exception yougoslave va d’ailleurs vite s’effondrer, les nationalismes détruisant tragiquement le fédéralisme instauré par Tito, et il ne lui survivra pas.
6Je tire de cette expérience plusieurs leçons. D’abord, elle confirme une appétence pour l’activité de recherche à condition que les observations ne soient pas enfermées dans un cadre conceptuel fermé, que le terrain ne se cantonne pas à vérifier des hypothèses, mais soit plus largement une opportunité pour renseigner la question théorique. Cette orientation induit une méthodologie qualitative sensible au caractère analyseur des périphéries. Se tourner vers des phénomènes dits marginaux (pratiques artistiques, grèves…) permet de découvrir une autre réalité que celle consignée dans les innombrables rapports de l’époque, basés sur des données plus quantitatives. Ainsi, le fait de constater que les permanents du syndicat inféodé au parti cherchent à identifier les meneurs des mouvements ouvriers incontrôlés relativise les propos courants à l’époque sur l’échec de l’autogestion. L’excès de démocratie qui conduirait à l’inefficacité est une explication fausse des limites du système. Le problème n’est pas celui de la paralysie par excès de consultations des travailleurs, ni du temps perdu en d’interminables réunions comme le laissait croire une abondante littérature. Il est plutôt celui d’un déficit démocratique dû au maintien d’une mainmise bureaucratique sur les différentes institutions censées permettre l’expression collective.
7Cet épisode initiatique est intimement lié à l’implication dans le comité de rédaction de la revue Autogestions. Les rencontres qui en résultent rendent aussi possible la création d’une structure indépendante, le Centre de recherche et d’information sur la démocratie et l’autonomie (CRIDA), qui constitue une expérimentation de cette « autogestion goutte-à-goutte » dont parle l’un de ses fondateurs qui en fut longtemps le président [Mothé-Gautrat, 1980]. Pendant des années, les recherches mentionnées ci-dessous sont indissociables de l’engagement dans ce centre qui stimule des transversalités expérientielles entre acteurs et chercheurs : en se confrontant à des problèmes proches de ceux des acteurs, les chercheurs acquièrent une intelligibilité particulière des phénomènes étudiés [Marchat, 2001].
8L’alternance politique en 1981, ouvrant de nouveaux programmes en sciences sociales, procure l’opportunité de m’orienter durablement vers la recherche au sein de ce collectif en formulant une alternative : étant donné l’échec du contrôle politique exercé sur l’économie, dont la Yougoslavie fournit un exemple supplémentaire, soit il devient indispensable de s’adapter aux réalités économiques perçues comme des lois naturelles, soit il est envisageable de concevoir des modalités de démocratisation de l’économie par des voies autres que la prise du pouvoir d’État. C’est cette seconde hypothèse qui va guider les investigations.
2 – Sociologie et économie
9Le projet est d’abord formulé dans les termes de la sociologie du travail et des organisations. La sociologie du travail se consacre alors largement à l’élucidation des modalités de la reproduction, considérant que les rapports sociaux dans l’atelier représentent une déclinaison des relations de domination inhérentes au capitalisme. À l’inverse, la sociologie des organisations envisage ces dernières comme des lieux où se déploient des jeux spécifiques des acteurs concernés, qui dessinent un système d’action concret toujours singulier, à travers les zones d’incertitude que ces acteurs contrôlent. Il s’agit de se demander s’il est concevable de réduire l’écart entre prescription et travail réel, entre organisation formelle et espace informel de l’action collective pour aller vers une entreprise moins hiérarchique et bureaucratique. Ce questionnement est favorisé par la diffusion large de pratiques de participation directe des salariés alors que la démocratie industrielle avait été préalablement abordée en termes de démocratie représentative.
10Les constats effectués amènent à prendre une distance par rapport à ces prismes d’analyse, conçus à partir des grandes entreprises [Saglio, 1991, p. 530]. Les observations conduisent à penser que les formes de participation et leur pérennité dépendent grandement des latitudes laissées par l’organisation du travail, ce que la diversité des petites et moyennes entreprises fait apparaître plus clairement. Ainsi se comprendrait mieux la coexistence d’analyses apparemment contradictoires : les premières insistant sur « l’atomisation des salariés » que provoque le passage « de la participation couverte à la participation ouverte » [Borzeix, Linhart, 2009], les secondes sur le fait que « l’initiative et la créativité deviennent des compétences essentielles d’opérateurs qui se définissent en professionnels et non par leur fonction, en rouage administratif et industriel » [Alter, 1989]. Ces analyses renvoient à des profils contrastés d’entreprises : les unes relevant d’un modèle taylorien, les autres d’un modèle professionnel.
11Dans cette conjoncture, la recrudescence des coopératives revendiquant le fonctionnement démocratique attire l’attention justement parce qu’elles n’ont pas fait le choix d’une spécificité en matière de travail, mais ont plus parié sur un changement par le droit de propriété de l’entreprise. Comme les autres organisations de l’économie sociale (mutuelles, associations), elles garantissent juridiquement une égalité formelle entre les sociétaires (1 personne = 1 voix). À ce sujet, les recherches effectuées soulignent que leur statut ne protège que partiellement les organisations de l’économie sociale. Comme toute autre organisation, elles sont soumises à un isomorphisme institutionnel ; au fil du temps leur ressemblance avec les autres entreprises s’accentue. Passage à un « coopitalisme », concentration, intégration dans des groupes non coopératifs, création de filiales que les membres ne contrôlent plus : toutes ces tendances remettent évidemment en question l’identité des entreprises concernées et invitent à s’interroger sur les possibilités de maintenir l’originalité de l’économie sociale dans un contexte d’intense compétition et de concentration rapide des capitaux.
12Devant l’ampleur de sa banalisation, un constat s’impose : l’économie sociale n’a pas pu peser sur les choix de société et promouvoir de façon large l’émancipation humaine dont elle est porteuse. Cette insuffisance ne peut être ignorée et elle doit faire l’objet d’hypothèses explicatives. En l’occurrence, l’incapacité à engendrer un changement social peut être reliée à la représentation du rapport à l’économie dans la théorie de l’économie sociale. Dans celle-ci, avec Fauquet [1965], prolongé par Vienney [1980 ; 1982], le modèle coopératif est devenu la référence. L’économie sociale est constituée par des entreprises a-capitalistes et l’indicateur de leur réussite est celui de la croissance du volume d’activités marchandes, occultant une interrogation sur le fonctionnement interne et les sphères non marchandes de l’économie. Ce cadre conceptuel confond l’égalité formelle dans les statuts et le fonctionnement démocratique ; il confond de plus succès économique et insertion sur le marché.
13Ces organisations perdent donc leurs marques distinctives par isomorphisme marchand, mais parallèlement surgissent de multiples initiatives refusant la marchandisation des services de la vie quotidienne comme la privatisation des biens communs ou luttant contre les inégalités sociales et pour une transition écologique ; leurs promoteurs considèrent que la démocratisation de l’économie devient indispensable pour qu’un objectif d’émancipation puisse être maintenu. Alors que la rupture avec le déterminisme économique de la vulgate marxiste incite Touraine [1984] à abandonner le vocable de mouvements sociaux pour valoriser un tournant culturel assimilé à un avènement de la figure du sujet, il s’agit pour moi de cerner les métamorphoses de ces mouvements en examinant pourquoi et comment certains engagements s’arriment à une dimension politique et revendiquent une dimension économique qui leur semble indispensable pour agir dans le sens d’une transformation sociale.
14Leur ancrage dans une résistance à la société de marché rend inopérant le cadre conceptuel de l’économie sociale. Pour les analyser, deux apports s’avèrent alors fondamentaux, ceux de Mauss et de Polanyi [2] qui, pour ne pas naturaliser l’économie dominante, mobilisent l’anthropologie. Mauss [2001] insiste sur le don ; ce « roc des sociétés humaines » doit être préservé dans les sociétés contemporaines afin d’éviter que le « tout marché » ne débouche sur une régression autoritaire. L’inspiration est proche chez Polanyi [2011] qui remplace l’approche formelle de l’économie orthodoxe par une approche substantielle qui reconnaît, en sus du marché, des principes d’intégration économique, de redistribution, réciprocité et administration domestique. Les pratiques étudiées dans les services de proximité [3] puis dans d’autres champs [4] selon cette grille d’analyse amènent aux hypothèses d’impulsion réciprocitaire et d’hybridation dans une perspective d’économie solidaire, conçue en prolongement et en critique de l’économie sociale. Dans la lignée des principes méthodologiques évoqués ci-dessus, des études de cas permettent de caractériser des relations conceptualisées grâce à l’ouverture interdisciplinaire ; elles sont ensuite affinées en les confrontant à un nombre accru d’observations par un recours à la mise en perspective historique et internationale. Ainsi, la recomposition des flux de ressources selon la pluralité des principes d’intégration aboutit à une grille d’analyse socio-économique, précisée avec les travaux de Gardin, qui rend visibles des aspects du fonctionnement ignorés dans les documents comptables des associations [5].
15Reprenant les propositions polanyiennes, les relations entre économie et société sont aussi envisagées sous l’angle des liens entre pluralité économique et démocratie [6].
16La distance entre cette problématique et celle du courant dominant de la nouvelle sociologie économique, centré sur les marchés, a toutefois suscité de fortes incompréhensions, comme l’accusation de nier la variété de ces marchés ou même le lien social contenu dans le lien marchand. À l’évidence la problématique de l’économie solidaire n’implique pas une telle naïveté, elle insiste seulement sur l’importance de ne pas réduire l’encastrement à son aspect réticulaire et d’inclure « l’encastrement politique » comme de s’intéresser à la répartition entre « les modes d’allocation marchand, non marchand et non monétaire », ce que souligne Granovetter [2008, p. 39-40]. Elle alerte sur une naturalisation du marché présente dans des travaux sur les services aux personnes qui confondent externalisation de la sphère domestique et marchandisation, elle signale l’existence de nombreuses expériences où le marché ne peut être isolé puisqu’il est articulé à d’autres modalités d’organisation de l’économie [Le Velly, 2012, p. 15-20]. Ainsi, la sociologie des marchés ne peut suffire dans les services aux personnes incluant les activités de care, la sociologie économique doit y être élargie dans un sens pluraliste [7] incluant les autres principes d’intégration (redistribution, réciprocité, administration domestique).
3 – Socio-économie et philosophie politique
17Examiner les relations entre économie et société sous l’angle de l’approfondissement de la démocratie conduit à envisager les interactions entre sphères économique et politique. Les recherches menées avec Ème soulignent qu’il existe une modalité d’invention des services relationnels ne renvoyant pas seulement à des asymétries d’information comme le relève l’économie orthodoxe, mais à une incertitude informationnelle, expliquant que s’opère une construction conjointe de l’offre et de la demande émanant de micro-espaces publics. La discussion sur les problèmes rencontrés dans le monde vécu autorise la création institutionnelle en mobilisant des ressorts de communication que les études habituelles, de marché ou de besoin, négligent. Ces constats incitent à se démarquer de la confusion faite par Gorz [1991] entre société de services et société de serviteurs. Cette assimilation fait l’impasse sur des émergences démocratiques dans la proximité.
18La théorisation consécutive ajoute à la pluralité économique la dimension publique propre à l’économie solidaire [8]. Cette dernière touche au registre participatif et délibératif du politique mis en évidence par Arendt et Habermas, mais en l’amendant dans trois directions : la pluralisation, le lien avec l’associationnisme, l’articulation aux questions socio-économiques.
19« L’activité communicationnelle orientée vers la justice et la sincérité » [Habermas, 1987] ne se réduit pas à l’échange d’arguments rationnels, comme l’ont montré de nombreux auteurs à partir de données historiographiques [Calhoun, 1992], elle passe par des actes qui supposent une conviction et un engagement de ceux qui les accomplissent autant que des efforts de persuasion, voire de séduction. Le concept d’espace public peut être « sociologisé » si l’on s’intéresse plutôt au processus concret par lequel les citoyens, dont les rapports sont régis par les principes d’égalité et de liberté, questionnent l’écart entre l’affirmation démocratique et la réalité. Si l’on infléchit ainsi l’approche, ce sont les dénis de reconnaissance portant atteinte aux principes démocratiques qui sont l’un des ressorts principaux de l’action collective. L’espace public au sens générique constitue symboliquement la matrice de la communauté politique, mais, comme le dit Eley [1992], il est aussi dans les formes d’expression concrètes à travers lesquelles il se manifeste une arène de significations contestées. Différents publics cherchent à s’y faire entendre et s’opposent dans des controverses. L’espace public est en continuelle redéfinition. Une partie de celui-ci se trouve contrainte par la pression des systèmes alors même que des espaces nouveaux de formation de l’opinion et de la volonté politique sont engendrés par de multiples formes de regroupement entre citoyens. Cette reconfiguration permanente amène à parler, comme l’a reconnu Habermas [1992, p. 175] lui-même, d’« espace public polycentrique » plutôt que d’espace public unique.
20On peut alors passer de l’identification d’une pluralité d’espaces publics à l’étude des oppositions au sein de ceux-ci. Nombre d’espaces publics ont été progressivement dominés par les médias de masse et accaparés par les impératifs fonctionnels. La qualité de vie démocratique est donc suspendue à la constitution d’espaces publics autonomes, d’où le lien avec l’associationnisme constitué d’actions collectives mises en œuvre par des citoyens libres et égaux se référant à un bien commun. Pour s’émanciper du paradigme de l’action rationnelle, il est nécessaire de mobiliser ce concept d’associationnisme « qui permet de concevoir des rapports engendrés spontanément et libres de domination de façon non contractualiste » [Habermas, 1989, p. 44]. D’où l’insistance de plusieurs auteurs sur les rapports d’association et la « position éminente dans la société civile » des associations autour desquelles peuvent se cristalliser des espaces publics autonomes qui ont « en commun une attention portée à l’association volontaire et à la vie associative en tant que principal médium pour la définition des engagements publics » [Habermas, 1992, p. 186]. Il existerait d’ailleurs selon Benhabib [1992, p. 73-98] deux acceptions chez Arendt, un espace public agonistique privilégiant l’apparition avec les autres, marqué par la grandeur morale et l’héroïsme, un espace public associationniste repérant une dimension publique chaque fois que des êtres humains agissent de concert ; si l’on retient cette hypothèse, indéniablement l’économie solidaire se rapporte à la version associationniste.
21Enfin, la séparation qu’opèrent Arendt comme Habermas entre espace public et sphère économique n’apparaît pas tenable. Le cloisonnement qu’établit Arendt entre le politique d’une part, l’économie et le social d’autre part, empêche de saisir, comme le note Fraser [1992, p. 109-142], combien l’égalité socio-économique est une précondition de la parité dans la participation publique. Autrement dit, la distinction analytique entre les activités humaines ne peut être convertie en une dissociation empirique [9], sauf à adopter une conception idéologique héritée des institutions grecques [Salmon, 2011, p. 107,118]. Quant à Habermas, s’il suscite l’adhésion quand il écrit que les associations « accueillent, condensent et répercutent en les amplifiant dans l’espace public politique, la résonance que les problèmes sociaux trouvent dans les sphères de la vie privée », il peut être critiqué sur le fait que ce rôle serait l’apanage d’« associations non étatiques et non économiques » [Habermas, 1997, p. 394]. Cette allusion à une catégorie particulière n’est guère compatible avec les constats empiriques, la partition entre associations est plutôt à remplacer par l’étude dans chaque association des tensions entre les contacts horizontaux d’interaction relevant de l’activité communicationnelle et intervenant dans la conception des problèmes publics d’une part, leur dimension organisationnelle et leur intégration dans des relations de pouvoir d’autre part.
4 – Théorie de l’économie solidaire et pluralisme
22Quelques caractéristiques de méthode peuvent être synthétisées à partir des repères qui viennent d’être mentionnés. Orientés vers les formes prises par le travail dans les grandes organisations et les cadres institués, privilégiant la reproduction par rapport aux émergences, négligeant les articulations entre démocraties représentative et participative, la sociologie aborde souvent les associations comme des entreprises en quête de rationalisation ou des services publics au rabais. Face à ces interprétations formatées par le conformisme disciplinaire, le recours à l’interdisciplinarité constitue un détour fécond pour saisir ce qui spécifie la dynamique associationniste. L’anthropologie économique et la philosophie politique ont suggéré des hypothèses, éprouvées lors de monographies puis réélaborées, approfondies lors de débats entre chercheurs et avec les acteurs, sollicitant les dialogues entre savoirs théoriques et pratiques. L’itération entre écritures individuelles et énonciations collectives amorcée grâce au CRIDA, s’est poursuivie au CNRS par des investigations reposant sur des échanges de longue durée avec d’autres équipes européennes et américaines, comme à l’IEP Paris ou au CNAM par des formations incluant des réflexions régulières avec les participants. Elle est devenue avec le temps une option délibérée traduite en particulier dans la coordination de numéros de revues et la direction d’ouvrages collectifs.
23Au total, portée par une conception des acteurs qui ne les assigne pas à l’utilitarisme (ni dans sa version collectivisée de l’habitus ni dans sa version individualisée de l’intérêt), appuyée sur une méthodologie qualitative qui s’ouvre à la perspective internationale, la conceptualisation de l’économie solidaire est indissociable d’une interdisciplinarité qui autorise à penser l’économie au-delà du marché et le politique au-delà de l’État [10].
24L’économie solidaire converge en cela avec la nouvelle sociologie économique inspirée par Granovetter, mettant en évidence la construction institutionnelle des marchés dans des règles, ce qui l’amène à évoquer des marchés pluriels. Toutefois, l’économie solidaire propose d’aller plus loin dans la critique. En effet, si les marchés dans leur multiplicité concrète ne sont pas conformes à la représentation abstraite du marché autorégulateur, il n’empêche que cette dernière possède un caractère performatif. Pour cette raison, le cadrage des marchés ne prémunit pas à lui seul contre « le façonnage politique d’une société économique de marché » [Polanyi, 2007]. Pour contrecarrer ce dernier, au-delà de la distinction entre marchés, une autre distinction est à ajouter, la distinction entre économie et marché. Une économie qui conforte la démocratie au lieu de la menacer ne peut se passer des marchés, mais elle ne peut s’y limiter. La réinscription de l’économie comme moyen au service de finalités humaines suppose un cadre institutionnel faisant place à plusieurs logiques d’action économiques. Ce ne sont pas seulement les marchés qui sont pluriels, mais les mobiles économiques et, en définitive, l’économie elle-même. La préservation des marchés et de leurs arbitrages décentralisés doit s’accompagner d’une protection contre leur hégémonie.
25Le respect des marchés est à équilibrer par le recours aux principes de la redistribution et de la réciprocité. La redistribution est à revaloriser comme système d’allocation de ressources pour tout ce qui relève du bien public. Pour sa part, la réciprocité est à considérer comme prise en compte du bien commun : dans une économie largement immatérielle et relationnelle, la confiance fondée sur l’intercompréhension peut permettre la co-élaboration à visée créative et productive. Il importe à cet égard de réhabiliter pleinement la puissance collective émanant de la réciprocité, qui s’apprend et s’éprouve dans les mobilisations collectives [Cefaï, 2007], mais possède aussi une potentialité économique. L’affirmation d’une réciprocité qui articule « esprit du don » [Godbout, 1992] et souci d’égalité est par ailleurs un antidote à la philanthropie enrôlée comme supplément d’âme du libéralisme en laissant planer la menace du « don sans réciprocité » [Ranci, 1990].
26Mais si l’économie ne peut pas être confondue avec le seul marché, la solidarité sociale ne peut pas l’être avec le seul État. L’association, entendue dans son sens générique, est loin d’avoir toutes les vertus, elle connaît bien des dérives commerciales ou bureaucratiques, mais elle prête forme à des pratiques sociales qui ne peuvent trouver place dans d’autres lieux. Pour cette raison, l’associationnisme peut permettre de redonner au politique une place que lui refuse l’économisme, sans pour autant se focaliser sur l’État. Pour dépasser les expérimentations à échelle réduite, économie et démocratie plurielles se renforcent. Autrement dit, la démocratie représentative peut être désormais confortée par des formes de démocratie directe qui ne soient pas seulement octroyées, mais aussi conquises par le biais d’actions collectives. Cet arrimage entre démocraties participative et représentative n’est toutefois concevable que si les craintes des notables d’une déstabilisation des pouvoirs établis s’effacent derrière la conviction de l’urgence d’une citoyenneté plus active. Le problème n’est pas de choisir entre société civile et État, il est d’envisager une démocratisation réciproque de la société civile et des pouvoirs publics. L’État social a promu une conception de la solidarité axée sur les droits individuels et la redistribution. Sa reconquête de légitimité ne peut réussir que s’il intègre en son sein des possibilités de participation accrue pour les salariés et les usagers, et s’il est relayé par un associationnisme imprégné de solidarité démocratique.
Notes
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[1]
Dans cette note et les suivantes sont indiquées les références de mes publications et quelques repères bibliographiques complémentaires. Autogestions, 1981, « Les habits neufs du président Tito : critique, répression politique et luttes ouvrières en Yougoslavie », Toulouse, Privat, n° 6.
-
[2]
« Avec Polanyi et Mauss. Vers une théorie de la démocratie et de l’économie plurielles », in Socioéconomie et démocratie, Toulouse, Érès, 2013 (avec I. Hillenkamp).
-
[3]
Les services de proximité en Europe, Paris, Syros, 1992.
-
[4]
L’économie solidaire : une perspective internationale, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, 2000 ; Hachette-littérature, 2007 ; Fayard-Pluriel, 2013
-
[5]
L. Gardin, « L’analyse socio-économique des associations », in C. Hoarau, J.-L. Laville, La gouvernance des associations, Toulouse, Érès poche-société, 2013, p. 115-135 ; J.-L. Laville, R. Sainsaulieu, « La dimension économique : une hybridation des ressources », in L’association. Sociologie et économie, Paris, Fayard-Pluriel, 2013, p. 65-94.
-
[6]
Problématique abordée à travers des coordinations de numéros de revues : « Sociologies économiques », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 103, Paris, Presses universitaires de France, 1997 ; « Qu’est-ce que le tiers secteur ? », Sociologie du travail, vol. 42, n° 4, octobre-décembre 2000 [avec M. Lallement] ; voir aussi : Sociologie des services, Toulouse, Érès, 2005 ; Dictionnaire de l’autre économie, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2006 [avec A.D. Cattani].
-
[7]
« Services aux personnes et sociologie économique pluraliste », Revue française de socio-économie, n° 2, Paris, La Découverte, 2nd semestre 2008, p. 43-58.
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[8]
Cf. Cohésion sociale et emploi, Paris, Desclée de Brouwer, 1994 ; « Économie solidaire », in Dictionnaire de l’autre économie, op. cit. [avec B. Ème].
-
[9]
Le travail : une nouvelle question politique, Paris, Desclée de Brouwer, 2011, p. 190.
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[10]
Politique de l’association, Paris, Le Seuil, 2011.