1Dans leur célèbre article sur « Le patronat », Pierre Bourdieu et Monique de Saint Martin [1978] proposaient une analyse du champ du pouvoir économique français qui opposait clairement les « patrons d’État » aux « patrons privés ». Cette opposition reflétait selon eux deux modes de reproduction de la bourgeoisie : l’une à dominante culturelle, l’autre à dominante économique. L’une des conséquences importantes de cette interprétation fut de contester, au moins pour la France, la grille de lecture managérialiste inaugurée par Berle et Means [1932], qui voyait dans l’augmentation des dirigeants non propriétaires à la tête des grandes entreprises un mouvement historique d’éviction des détenteurs du capital économique [Burnham, 1941]. Cette thèse avait notamment été reprise par de nombreux auteurs, tant en France qu’à l’étranger, qui y voyaient le signe d’une ouverture sociale à la tête des grandes entreprises, en particulier par l’historien Maurice Lévy-Leboyer dans une communication présentée en 1977 et publiée ensuite [Lévy-Leboyer, 1979] [2]. Pour Bourdieu et Saint Martin, comme d’ailleurs pour Mills [1956] et Domhoff [1967], la montée en puissance des managers ne signifiait pas nécessairement le déclin de la grande bourgeoisie, car les premiers y étaient bien souvent incorporés par mariage ou d’autres formes de cooptation à défaut d’en être nécessairement issus. Plus fondamentalement, la « compétence » managériale, en partie fondée sur l’apparente neutralité du capital scolaire, était une autre forme d’illusion sociale qui ne faisait que dissimuler l’appropriation des moyens de production et de leurs profits par les détenteurs des capitaux à forte composante culturelle. L’opposition entre managers et propriétaires relevait donc moins d’un processus historique de démocratisation des grandes firmes [Berle, 1960] que de la lutte entre fractions dominantes de la bourgeoisie dotées de capitaux différents (culturels ou économiques). L’analyse factorielle menée par Bourdieu et Saint Martin montrait un champ du pouvoir économique structuré par les luttes de légitimité entre les détenteurs d’un capital culturel, fortement liés à l’État d’un côté, et les détenteurs du capital économique de l’autre. Dans cette compétition, les « patrons d’État » apparaissaient alors nettement dominants.
2Quarante ans après cette étude [3], il paraît opportun de revenir sur le champ du pouvoir économique en France et de tenter d’en dégager les nouvelles lignes de force. Il ne s’agit pas pour autant de reproduire l’ensemble de l’étude, particulièrement dense, mais de manière plus modeste de questionner la structure actuelle du champ du pouvoir économique français, notamment en se demandant quelles positions y occupent encore les « patrons d’État ». De nombreux travaux ont, en effet, montré la formidable résistance de la « noblesse d’État » à la tête des grandes entreprises françaises [Bauer, Bertin-Mourot, 1997 ; Dudouet, Grémont, 2010 ; Dudouet, Joly, 2010], alors même que l’État ne joue plus le rôle économique qu’il jouait dans les années 1970. Il est, en effet, difficile de considérer aujourd’hui l’ensemble des « patrons d’État » comme peu ou prou liés à l’exercice de la puissance publique. Néanmoins, certaines ressources symboliques qui lui sont associées (titres scolaires, appartenance aux grands corps, passage par les directions ou cabinets ministériels) continuent de jouer à plein, assurant l’exploitation d’une rente autant sociale que matérielle. Afin de poursuivre la réflexion, il nous a paru nécessaire de nous appuyer sur l’approche développée par Bourdieu et Saint Martin en l’adaptant cependant au contexte actuel, notamment dans la constitution du corpus et le choix des modalités.
1 – La place des indices boursiers dans le champ du pouvoir économique
3L’un des apports essentiels de Bourdieu et Saint Martin à la sociologie des dirigeants de grandes entreprises est d’avoir proposé une analyse relationnelle [4] des positions et dispositions sociales pour rendre compte de ce qu’ils nomment le champ du pouvoir économique. Cette contribution est indissociable de l’analyse des correspondances multiples (ACM) qui leur permet de dépasser la signification immédiate de la statistique descriptive et d’atteindre les effets de champ [5] que fournit l’analyse géométrique des données. Mais, outre cet intérêt méthodologique, la notion de champ du pouvoir économique offrait, surtout à partir du moment où Bourdieu l’a rattachée au concept plus vaste de champ du pouvoir, un nouveau cadre théorique pour penser la domination et ses agents en opposition avec les approches qu’il qualifiait de substantialistes. L’idée de champ du pouvoir présentée dans La Noblesse d’État se voulait, en effet, autant une rupture avec l’approche marxiste des classes qu’avec la tradition « pluraliste » des élites [Bourdieu 1989, p. 373] [6]. Les capitaux qui fondent la position des dominants ne sont pas un donné in abstracto, mais bien le résultat de rapports de force multilatéraux constamment renégociés : « Il [le champ du pouvoir] est aussi inséparablement un champ de luttes pour le pouvoir entre détenteurs de pouvoirs différents, un espace de jeu où des agents et des institutions, ayant en commun de posséder une quantité de capital spécifique (économique ou culturel notamment) suffisante pour occuper des positions dominantes au sein de leurs champs respectifs, s’affrontent dans des stratégies destinées à conserver ou à modifier ce rapport de force. » [Bourdieu, 1984, p. 375] Au moment où prédomine l’agenda des Social Studies of Finance, qui insistent davantage sur l’innovation à travers les dispositifs, les instruments, l’ingénierie et les formes de connaissance structurant de nouvelles relations financières [Knorr-Cetina, Preda, 2001], il nous paraît intéressant de revenir sur l’originalité de la démarche de Bourdieu et Saint Martin et d’en tirer parti. Cela suppose néanmoins de s’interroger sur l’évolution de la structuration du champ du pouvoir économique, et particulièrement surla place acquise par les indices boursiers comme représentation des institutions économiques dominantes.
4Dans son approche de l’émergence des places boursières, Weber [2000] s’intéressait à ces processus de monopolisation du pouvoir financier à partir de capitaux spécifiques comme la connaissance des techniques financières et le prestige social associé à cette forme de capitalisation conjuguée à la détention d’un capital économique. Mais Bourdieu, contrairement à Weber, s’est peu intéressé à la structuration des places financières en tant que telle. Le poids du capitalisme d’État dans les années 1970 explique certainement cette option. Aujourd’hui, il nous semble qu’il faut y prêter davantage attention. Une question importante quant à la formation de la bourse est son effet de clôture de l’espace social sur un groupe capitaliste en situation de monopole économique, et sa centralité dans les processus de création de la monnaie destinée aux grandes entreprises. Dans le contexte actuel de globalisation financière, cet effet de clôture est moins observable autour des bourses elles-mêmes [Lagneau, Riva, 2012] qu’à partir des grands indices boursiers [Dudouet et al., 2012]. La constitution d’un indice repose sur un mécanisme complexe d’objectivation des capitaux financiers, lui-même objet de luttes [7]. L’appartenance à un indice plutôt qu’à un autre, par son effet d’attraction de l’investissement, est éminemment stratégique [Rao et al., 2000], elle a des effets financiers immédiats [8]. Mais elle a une signification sociale et symbolique au moins aussi importante pour leurs dirigeants ; elle leur confère un prestige social accru, consacrant autant leur statut que leur revendication aux rémunérations les plus élevées ; leur exclusion sonne inversement comme une sanction sociale. Pourtant, malgré cet effet de « club » ou de « monopole de riches » qui était au cœur des préoccupations de Weber [Preda, 2005], assimiler les dirigeants du CAC à un groupe social homogène consisterait à retomber dans les mêmes apories que celles dénoncées par Bourdieu à propos des approches marxistes des classes ou des travaux analysant les élites en simples termes de statuts conférant des ressources.
5L’espace social des dirigeants du CAC 40 ne recouvre certes pas l’ensemble du champ du pouvoir économique tel que Bourdieu et Saint Martin avaient pu le construire. Mais il incarne certainement aujourd’hui une composante essentielle de la domination économique. Pour bien faire ressortir les dynamiques propres à cet espace social, il nous semble qu’il ne faut plus seulement s’intéresser aux PDG [9], mais aussi à l’ensemble des membres des comités exécutifs, qui ont parfois un pouvoir bien plus important que les PDG des sociétés situées à la 100e ou 200e place des classements par chiffre d’affaires habituellement utilisés [10], comme aux membres des conseils d’administration. Les grandes entreprises se sont aussi considérablement internationalisées au point de réaliser de plus en plus souvent l’essentiel de leur chiffre d’affaires hors de France. Les dirigeants étrangers, absents de l’étude de Bourdieu et Saint Martin, sont désormais significativement présents dans les grandes entreprises françaises [Wagner, 1998 ; Dudouet, Joly, 2010]. Quelle influence peut avoir leur présence sur la structuration du champ du pouvoir économique en France ? Mais, surtout, les deux dernières décennies du xxe siècle ont été marquées par un retrait massif de l’État de l’économie française, ce qui s’est traduit pour les grandes entreprises par d’importantes privatisations et leur introduction en bourse. Les dispositions particulières des « patrons d’État » sont-elles toujours aussi structurantes dans la distribution des positions occupées ou tendent-elles à se confondre avec celles des autres types de dirigeants ? Enfin, où en est le capitalisme familial ? Exclu très majoritairement des privatisations au bénéfice des « patrons d’État » [Dudouet, Grémont, 2010], continue-t-il d’occuper une position structurante, comme le suggèrent Comet et Finez [2010] ? Pour répondre à ces questions, il convient de présenter d’abord notre corpus et notre méthode.
2 – Méthode et données
6La méthode choisie pour rendre compte du champ du pouvoir économique en France repose sur l’analyse des correspondances multiples [Lebaron, 2006 ; Leroux, Rouanet, 2010], ainsi que sur une classification hiérarchique ascendante calculée d’après les coordonnées de l’ACM et enrichie d’un marquage symbolique [Gettler-Summa, 2000].
2.1 – Corpus
7Le corpus est constitué de l’ensemble des dirigeants des sociétés composant l’indice CAC 40 au 31 décembre 2009. Par dirigeants, nous désignons l’ensemble des membres des organes de contrôle (conseil d’administration ou de surveillance) et de la direction exécutive. Par direction exécutive, nous entendons les dirigeants qui ont la charge de conduire l’entreprise au quotidien, généralement regroupés dans un organe appelé « comité exécutif ». Contrairement aux organes de contrôle, dont l’existence est rendue obligatoire par la loi avec un effectif compris entre 3 et 18 membres, les directions exécutives restent pour l’essentiel à la discrétion de l’entreprise [11]. C’est pourquoi leur taille et leur appellation peuvent varier significativement d’une société à l’autre.
8Au total, 910 individus ont été recensés, desquels on a retranché les représentants des salariés (en tant qu’actionnaires ou non) dans les conseils – soit 42 individus – dont le recrutement relève d’une autre logique. Sur les 868 individus restants, il n’a pas été possible de retrouver l’âge pour 30 d’entre eux. Ils ont aussi été écartés de l’étude. La population totale étudiée s’élève donc à 838 personnes.
2.2 – Variables
9Les propriétés à partir desquelles nous avons choisi de mener l’analyse sont de deux ordres : les propriétés sociales et les positions institutionnelles. Par propriétés sociales, nous entendons les variables qui portent sur l’âge, le genre, la nationalité, le type de trajectoire [Bauer, Bertin-Mourot, 1997], le grade et le capital scolaire, lui-même subdivisé entre la formation principale, avoir suivi une formation à l’étranger et être titulaire du doctorat. L’autre type de variable porte sur ce que nous avons appelé les positions institutionnelles au sein du CAC 40 : la fonction principale, l’arène d’intervention et le nombre d’affiliations au sein du CAC 40 (voir tableau 1 pour le détail des modalités). Parmi ces variables, nous distinguons certaines modalités que nous qualifions de « positions de pouvoir » : être ou avoir été patron, être affilié à deux entreprises ou plus, être à la fois membre d’un conseil et d’un comité exécutif.
10L’analyse des correspondances multiples repose donc sur 11 variables réparties en 53 modalités actives auxquelles s’ajoutent 40 variables représentant les 40 entreprises de l’indice avec chacune deux modalités (appartient ou non à l’entreprise) qui seront utilisées comme variables illustratives. D’après les résultats de l’analyse des correspondances multiples, il apparaît que l’axe 1 et l’axe 2 présentent un taux cumulé d’explication de la variance satisfaisant (14,90 %, 77,12 % en valeur corrigée de Benzécri). C’est sur le plan formé par ces deux axes que sera menée l’analyse, les autres axes présentant des taux d’explication bien inférieurs [12].
11L’espace des dirigeants du CAC 40 s’organise en 2009 autour d’une double opposition (diagramme 1) : celle (axe 1) qui distingue les dirigeants dont le parcours professionnel est lié à l’État français de l’ensemble des dirigeants étrangers et celle (axe 2) qui sépare les dirigeants exécutifs des dirigeants non exécutifs.
3 – Un champ structuré par la proximité avec l’État français
12L’axe 1 se construit d’après la proximité des propriétés sociales avec l’État français ou tout du moins les capitaux qui lui sont le plus associés. La partie gauche du diagramme rassemble, en effet, les dirigeants dont les origines professionnelles sont fortement liées à l’État français (passage par les cabinets ministériels ou les administrations centrales), presque tous issus des deux grandes écoles du pouvoir que sont l’ENA et Polytechnique et appartenant souvent aux « grands corps », en particulier l’Inspection des finances et les Mines. Outre ces dispositions sociales, ils tendent aussi à cumuler les positions de pouvoir, ils sont plus souvent patrons, plus souvent affiliés à plusieurs entreprises – jouant un rôle central dans la structuration du réseau des administrateurs du CAC 40 –, plus souvent membres à la fois d’un comité exécutif et d’un ou plusieurs conseils. Les individus présents dans cette partie du diagramme sont donc non seulement plus proches, par leurs origines professionnelles, du pouvoir politique, mais aussi, par les positions occupées, du pouvoir économique.
13À l’opposé se trouvent les dirigeants étrangers, dotés d’une formation supérieure suivie hors de France, très majoritairement de type universitaire (88 %), principalement en économie-gestion (35 %), alors que les Français sont issus à 81 % des grandes écoles, en particulier Polytechnique (18 %), l’ENA (17 %) et HEC (10 %) [13]. Enfin, les étrangers demeurent éloignés des positions de pouvoir : 4 % sont patrons contre 9 % pour les Français. Ils ont peu d’affiliations multiples (seulement 10 % des liens) et cumulent rarement conseil et comité exécutif. Le très fort éloignement des propriétés les plus associées à l’État français (titres scolaires, trajectoire professionnelle) tend à exclure les étrangers de la compétition pour le pouvoir au sein du CAC 40. L’axe 1 tend donc à mettre au jour une nette opposition entre Français et étrangers suivant des tropismes nationaux reposant tout particulièrement sur des modes alternatifs de reproduction scolaire. Même si l’internationalisation est bien avancée [David et al., 2012], il ne semble pas exister ce jour de modèle scolaire universel de reproduction des dirigeants de grandes entreprises [MacLean et al., 2006 ; Davoine, Ravasi, 2013].
14La frontière entre dirigeants français et dirigeants étrangers a beau être assez nette, elle n’en est pas moins perméable. Parmi les étrangers les mieux intégrés dans le champ du pouvoir économique français, on trouve en premier lieu des actionnaires de référence importants : les familles Frères (Belgique) et Desmarais (Canada) qui, en association, avec BNP-Paribas, sont parmi les premiers actionnaires du CAC 40 (Total, GDF-Suez, Suez Environnement, Pernod-Ricard). On trouve encore le Belge Yves Boël investi avec la holding familiale Sofina dans Danone, ainsi que la famille Mittal, d’origine indienne, actionnaire majoritaire d’ArcelorMittal. Un deuxième groupe se détache, celui des dirigeants exerçant ou ayant exercé des fonctions de patrons, comme le Britannique Lindsay Owen-Jones (L’Oréal), le Germano-Canadien Chris Viehbacher (Sanofi-Aventis), le Néerlandais Ben Verwaayen (Alcatel-Lucent) ou le Suédois Lars Olofsson (Carrefour). Enfin, une troisième catégorie regroupe quelques dirigeants étrangers qui ont suivi une formation supérieure en France. Si les deux premières catégories de dirigeants étrangers peuvent occuper des positions de pouvoir (multi-affiliations, patrons), celles-ci se cumulent rarement. Seuls 20 % des patrons étrangers ont plus d’une affiliation au sein du CAC 40, contre 65 % des patrons français. Quant aux actionnaires étrangers, ils ne sont jamais désignés directeur exécutif ni même président de conseil, à l’exception notable de Lakshmi Mittal, dans une entreprise qui n’a d’ailleurs pas grand-chose de français. Ainsi la plus ou moins grande proximité avec les propriétés associées à l’État français semble avoir des effets directs sur l’accès aux positions de pouvoir.
4 – Types de fonctions et contrôle des carrières
15L’axe 2 est bâti sur une opposition entre les administrateurs et les managers. Il reflète le modèle organisationnel de division du travail des grandes corporations qui distingue les dirigeants exécutifs des dirigeants non exécutifs.
16La partie supérieure du diagramme rassemble les membres des conseils d’administration ou de surveillance, caractérisés par un âge élevé (plus de 60 ans), plus souvent issus du capitalisme familial (9 % contre moins de 1 % pour les managers), du monde académique, des États qu’ils soient français ou étrangers. Leur capital scolaire est aussi plus hétéroclite, allant de l’absence d’études supérieures aux écoles normales supérieures en passant par Sciences Po et les universités anglo-saxonnes les plus prestigieuses. C’est dans cette partie que se concentrent plus nettement des positions de pouvoir : quatre des cinq modalités les définissant y sont regroupées (ex-patrons, patrons, affiliations [2], affiliations [3-6]).
17À l’opposé, partie basse du diagramme, on trouve les dirigeants membres des comités exécutifs, exerçant principalement une activité de manager. Ils sont plus jeunes (moins de 60 ans), doivent plus souvent leur position à une carrière en entreprise et ont quasiment tous suivi une formation supérieure (98 % contre 91 % pour les administrateurs). Enfin, ils sont assez éloignés de la plupart des positions de pouvoir, à l’exception de la cinquième modalité (Conseil + Comex) qui, en raison de la forme de l’opposition, se trouve proche de l’origine.
18Si on met de côté les dirigeants issus des corps de l’État sur lesquels nous reviendrons, on retrouve une configuration d’opposition assez classique entre, d’une part, les dirigeants exécutifs faiblement dotés en capital économique mais plus fortement en capital scolaire et, d’autre part, les dirigeants non exécutifs plus souvent détenteurs du capital économique, mais plus faiblement dotés en titres scolaires. Toutefois, cette observation en l’absence de données sur les origines sociales ne doit pas conduire à réactiver l’opposition entre managers et propriétaires, ni même entre détenteurs de capitaux culturels et économiques. Certes, les managers sont plus diplômés du supérieur que les administrateurs, mais l’écart est très faible [14].
19Le système d’opposition révélé par l’axe 2 exprime avant tout un modèle de division du travail propre aux grandes sociétés par actions. Il s’agit d’une distinction fonctionnelle entre dirigeants exécutifs et dirigeants non exécutifs qui s’est objectivée et formalisée en France assez tardivement [Joly, 2009]. Contrairement au droit allemand qui sépare, depuis longtemps, les fonctions de surveillance et d’exécution, le droit français est longtemps resté confus en ce domaine : les administrateurs étant responsables de la conduite des affaires, que cette activité soit effectivement exercée ou déléguée. Ce n’est qu’avec la loi de 2001 relative aux nouvelles régulations économiques que ces fonctions ont été formellement distinguées, bien que le cumul soit toujours possible pour les sociétés à conseil d’administration et direction générale.
20Cette opposition souligne aussi la manière dont les modalités pratiques de la reproduction sociale des dirigeants économiques s’opèrent. Il ne suffit pas d’avoir fait une grande école pour atteindre le sommet du CAC 40, il faut suivre tout un cursus honorum, dont les dernières étapes sont formellement aux mains des conseils. Quelle que soit la puissance individuelle ou collective des managers, ces derniers restent dépendants des organes d’administration et de surveillance qui ont directement ou indirectement pouvoir sur leur recrutement, leur cooptation dans les conseils et surtout sur la promotion ultime : celle de devenir patron. Ce sont, en effet, les conseils qui font et défont les patrons, comme ils cooptent leurs propres membres plus que ceux-ci ne sont nommés par l’assemblée générale [15]. Mais ce sont eux aussi qui nomment tout ou partie de la direction exécutive. Ceci est clairement spécifié par la loi pour le directeur général et les directeurs généraux délégués ainsi que pour les membres du directoire ; quant aux autres membres des comités exécutifs, s’ils ne sont pas directement nommés par les conseils, ils relèvent de dirigeants qui le sont. Ainsi, il ne suffit pas de posséder les capitaux adéquats pour devenir dirigeant d’une grande entreprise, encore faut-il survivre aux luttes internes dont les conseils sont les arbitres. Leur autorité en la matière s’exprime d’ailleurs dans toute leur évidence quand les arrangements informels se grippent.
21L’exemple le plus frappant est certainement celui de Jean-Marie Messier qui fut contraint de démissionner de ses fonctions de PDG de Vivendi Universal en juillet 2002 sous la pression non pas des actionnaires (il avait survécu sans dommage à une assemblée générale houleuse quelques mois plus tôt), mais sous l’injonctions de son propre conseil d’administration [Dudouet, Grémont, 2010]. La purge ne s’arrêta pas là et s’étendit à ses anciens lieutenants : sur les huit membres de la direction générale au moment de la démission de Messier, six n’en étaient plus au 31 décembre 2002.
22Même si la plupart du temps les « guerres de succession » ou même les luttes sur la composition du comité exécutif restent dans l’ombre, et ne nécessitent pas de prise de position officielle des conseils, elles n’en sont pas moins régulées par ceux-ci. Les conseils jouent ainsi le rôle d’instance suprême de reproduction qui contribue à structurer profondément le système de rapports de force au sein des entreprises, mais aussi entre elles par l’intermédiaire des réseaux d’administrateurs. En effet, les grandes entreprises ne sont pas des entités parfaitement indépendantes les unes des autres, mais partagent fréquemment des dirigeants entre elles. Ce qui fait que les mécanismes de recrutement et de cooptation en leur sein sont rarement des actes parfaitement autonomes. C’est là l’un des acquis précieux de l’analyse de réseau appliquée aux conseils d’administration qui vient utilement compléter l’analyse des correspondances multiples en montrant que les entreprises françaises sont fortement connectées les unes une aux autres par l’intermédiaire de leurs organes de direction [Dudouet, Grémont, 2010 ; Comet, Finez, 2010]. Ces directions imbriquées que les Anglo-Saxons désignent par l’expression très parlante d’Interlocking Directorate [Mizruchi, 1996 ; Scott, 1997] sont un facteur déterminant du système de rapports de forces, où se jouent, entre autres, les modalités formelles de la reproduction sociale. Le fait que ces mécanismes d’imbrication passent prioritairement par les organes d’administration et de surveillance, plus que par les directions exécutives est un autre élément qui vient renforcer le pouvoir des conseils, car c’est autour de leur composition que se joue l’existence même d’un milieu des affaires cohérent.
23Ainsi, la forte présence, au sein du CAC 40, des dirigeants issus de l’État doit aussi se comprendre à travers le prisme de leur capacité à contrôler ces instances de reproduction que sont les conseils. Si on prend uniquement les dirigeants appartenant ou ayant appartenu à un corps, ils sont 58 % à occuper un siège d’administrateur (de manière exclusive ou en combinaison avec un poste exécutif) contre 48 % pour les autres dirigeants français. Surtout, ils sont plus souvent que les autres affiliés à plus d’une institution (25 % contre 12 %, la proportion s’élevant à 29 % pour les ingénieurs du corps des Mines et à 34 % pour les inspecteurs des Finances). De manière générale, l’impact des dirigeants issus des corps de l’État sur le réseau interentreprises est proportionnellement bien plus important que celui de leurs homologues. Alors qu’ils ne représentent que 29 % des dirigeants français, ils concentrent 52 % des liens, les ingénieurs du corps des Mines (15 %) et les inspecteurs des Finances (20 %) portant l’essentiel de la contribution. La question de savoir si ce sont leurs liens présents ou passés avec l’État qui font que ces dirigeants sont nommés administrateurs, ou si c’est parce qu’ils sont administrateurs qu’ils se cooptent entre eux, est d’autant plus insoluble qu’ils sont en situation de se reproduire indépendamment de celui-ci.
24Le contrôle que ces dirigeants parviennent à exercer sur la direction des sociétés du CAC 40 peut être illustré par la distribution des patrons dans l’espace des relations (diagramme 2). Comme on peut le voir, les patrons sont en grande majorité concentrés dans la partie supérieure gauche, c’est-à-dire à l’intersection du pôle « État français » et du pôle « Conseil ». À l’extrême droite, on retrouve les patrons étrangers généralement à la tête d’entreprises dont le capital est fortement internationalisé (ArcelorMittal, Dexia, EADS, STMicroelectronics, Unibail-Rodamco). La partie inférieure regroupe les patrons qui souvent n’exercent qu’une fonction exécutive (directeur général ou président du directoire) ou, s’ils sont déjà PDG comme Carlos Ghosn (Renault), ne jouent pas de rôle déterminant dans le monde des affaires français. La partie centrale supérieure regroupe différents types de patrons, qui ont pour principaux points communs de ne pas avoir eu une trajectoire professionnelle liée à l’État français et d’être présidents de conseil (parfois en association avec une direction exécutive) ou gérant principal de société en commandite par actions (Arnaud Lagardère, Michel Rollier chez Michelin). C’est dans cette partie que sont rassemblés l’ensemble des patrons issus du capitalisme familial (y compris étrangers : Mittal) ainsi que ceux qui sont fortement liés à lui (comme Philippe Camus pour Lagardère). Enfin, à l’extrême gauche, tous dans la partie supérieure, se trouvent les patrons d’origines étatiques issus de Polytechnique ou de l’ENA, parfois des deux, et appartenant ou ayant appartenu aux grands corps, en particulier les Mines (Raymond H. Lévy, Jean-Louis Beffa, Thierry Desmarest, Patrick Kron, Pierre Pringuet) et l’inspection (Michel Pébereau, Pierre Mariani, Pierre-André de Chalendar, Baudouin Prot, Frédéric Oudéa, Henri de Castries).
25La partie supérieure gauche tend donc à regrouper les positions de pouvoir, celles-ci étant principalement disputées entre les patrons issus de l’État d’un côté et les patrons familiaux ou managériaux, plutôt en fin de carrière, de l’autre. Si l’on ne peut dénier toute influence aux patrons des autres parties du diagramme, force est de constater que ces positions de pouvoir tendent à être concentrées dans cette partie, particulièrement du côté des patrons d’origine étatique, dès que les affiliations multiples dépassent deux entreprises.
5 – La structure du CAC 40 : des ensembles distincts et diversement influents
26Pour ajouter à la compréhension des logiques de structuration du champ, nous nous sommes, d’une part, livrés à une classification hiérarchique ascendante [16] et, d’autre part, nous avons projeté les firmes sur le plan comme modalités illustratives.
5.1 – Cinq classes de dirigeants au sein du CAC
27Nous avons choisi de travailler sur cinq classes qui présentent un taux de recouvrement compris entre 73 % et 99 % (voir tableau 2). La classe 1 est composée à 90 % de managers français non corpsards. La classe 2 regroupe, à 87 %, des membres de conseils, là aussi français non passés par les corps de l’État. La classe 4 est composée à 94 % de polytechniciens ayant eu une trajectoire en lien avec l’État français. La classe 5 est constituée à 99 % d’énarques. La classe 3 est plus difficilement interprétable puisque son score de recouvrement atteint 73 % après six marquages. Toutefois, après analyse, on se rend compte qu’elle est essentiellement composée d’étrangers [17].
28Le premier intérêt de cette classification hiérarchique est qu’elle confirme les analyses précédentes. On retrouve bien un pôle « origines État français » incarné par les deux classes « Polytechnique État français » et « ENA », un pôle « managers français non corps » et son pendant « conseil français non corps », enfin l’ensemble des étrangers et peut-être quelques Français atypiques dans la classe « Étrangers ». Mais cette classification nous permet surtout d’affiner notre analyse du champ du pouvoir économique en France. En premier lieu, les étrangers apparaissent clairement dans une position périphérique (diagramme 3). Quel que soit leur degré de proximité, ils restent à la marge du champ du pouvoir économique qui de ce fait peut être considéré comme encore bien français. L’opposition organisationnelle entre conseil et comité exécutif est à nouveau bien affirmée. Mais pas pour tout le monde. Elle concerne avant tout les Français « non-corps » qui sont très majoritairement distribués d’un côté ou de l’autre de cette opposition. Elle touche aussi les étrangers, comme l’indique au sein de la classe la nette rupture entre les nuages situés dans la partie haute et la partie basse. En revanche, elle ne touche pas les énarques et les polytechniciens entrés au service de l’État. Ceux-ci apparaissent moins sensibles à cette frontière organisationnelle (30 % des dirigeants cumulant conseils et comex sont issus de l’ENA et Polytechnique). Surtout, leurs carrières sont plus précoces. Ils représentent 30 % de la classe d’âge des moins de 50 ans, alors que leur poids sur l’ensemble de la population est de 25 %. Ce type de dirigeants semble immunisé contre les mécanismes formels de reproduction qui s’imposent aux dirigeants non corpsards. Ils sont en mesure de bénéficier de formidables accélérateurs de carrière et de s’implanter dans la plupart des entreprises (seule Danone ne comprend pas de corpsard dans ses organes de direction), y compris à la tête de citadelles du capitalisme familial, comme Pierre Pringuet chez Pernod-Ricard ou Raymond H. Lévy chez Lagardère.
29Cette capacité à rayonner sur l’ensemble des sociétés du CAC 40, quelle que soit la structure du capital, montre que leur influence ne dépend pas exclusivement du pouvoir économique de l’État. Celui-ci est, aujourd’hui, de moins en moins actionnaire, la part des commandes publiques s’est considérablement réduite – sauf pour le BTP – et surtout les entreprises ne sont plus dépendantes de la politique monétaire du Trésor pour leur financement. Si les dirigeants détenteurs des attributs formels de la domination étatique parviennent à s’imposer dans le champ économique, ce ne peut plus être en raison d’un cordon ombilical d’ordre matériel, mais plutôt symbolique.
30Avant même la propriété commune « trajectoire État français », la classification hiérarchique met en avant le titre scolaire, ENA ou Polytechnique, avec pour cette dernière l’adjonction d’une trajectoire étatique. Ce qui signifie, par recoupement, que ces dirigeants ont aussi pour caractéristique d’appartenir ou d’avoir appartenu à la haute fonction publique : c’est le cas de 96 % des énarques et 97 % des polytechniciens connus pour avoir fait une partie de leur carrière au sein de l’État. Le passage par ces deux institutions et l’accès aux grades qui leur sont réservés paraît finalement plus discriminant que d’avoir été simplement liés à la puissance publique en général. C’est ce que semble signifier la position de trois anciens ministres (Edmond Alphandéry, Thierry Breton et Claudie Haigneré) qui occupent tous une position proche de l’axe 2, c’est-à-dire parmi les autres dirigeants français. Finalement, ce qui est déterminant est moins le passage par l’État que le passage par l’ENA et Polytechnique et la détention des titres et ressources spécifiques que ces écoles délivrent. Elles demeurent donc certainement les écoles du pouvoir en France, mais pas seulement du pouvoir d’État, elles sont aussi et sans doute plus que jamais les écoles du pouvoir économique. Le retrait de l’État de la vie économique ne se traduit pas par un retrait équivalent des capitaux symboliques qui lui sont liés, comme en témoigne l’éloignement d’HEC des positions de pouvoir, alors même que l’école présente dans le corpus des effectifs comparables à ceux de l’ENA et de Polytechnique.
31Les biens symboliques attachés à la puissance publique, comme leurs détenteurs, s’émancipent de celle-ci pour prendre une autonomie réelle qui s’accentue à mesure que la fréquence des pantouflages précoces augmente et que la compétition s’oriente de plus en plus vers les grands groupes plutôt qu’au sein de l’État.
5.2 – L’espace social des firmes
32Lorsqu’on projette les firmes comme modalités illustratives (diagramme 4), il est important de garder à l’esprit que la position des différentes sociétés est une fonction des positions et dispositions de leurs dirigeants. De ce point de vue, les sociétés du CAC 40 tendent à présenter des gouvernances assez homogènes (faible dispersion avec concentration au centre du diagramme). Néanmoins, elles ne sont pas toutes identiques et inclinent à s’étirer sur l’axe 1 plus que sur l’axe 2. Ce qui signifie que les différences se jouent principalement sur la proximité sociale avec l’État français, entre les firmes qui en sont socialement proches (à gauche), celles, majoritaires, qui associent de manière équilibrée les différentes propriétés sociales (au centre) et, enfin, celles qui en sont socialement éloignées (à droite).
5.2.1 – Les entreprises socialement proches de l’État français
33Les sociétés situées dans la partie gauche du diagramme sont caractérisées par une proportion très forte de dirigeants appartenant ou ayant appartenu à la haute fonction publique, celle-là pouvant atteindre la majorité dans le cas de Saint-Gobain (57 %) et France Télécom (53 %). Neuf autres firmes présentent un score supérieur à 30 % (Vinci, EDF, Veolia, Vallourec, BNP Paribas, Total, Société générale, Suez-Environnement et Lagardère). Si la présence de ce type de dirigeants peut se comprendre dans les sociétés où l’État est encore premier actionnaire (EDF, France Télécom) ou pour celles dont l’activité est fortement liée à la commande publique (en particulier le BTP et les concessions de services publics), elle s’explique moins facilement pour les autres, d’autant que toutes les sociétés avec une participation publique importante ne présentent pas un tel degré de concentration de corpsards (26 % pour GDF-Suez ou 25 % pour Renault seulement). Née de la volonté de Colbert au xviie siècle de créer une grande manufacture des glaces, Saint-Gobain a toujours maintenu, au gré des changements de statuts, des restructurations, des nationalisations et des privatisations, des liens particuliers avec l’État français. Aujourd’hui, la société est sur des métiers très éloignés de la commande publique [18] et son actionnaire de référence, bien que non sollicité, se trouve être la holding familiale Wendel. Pourtant, elle porte la plus forte proportion de dirigeants issus des grands corps qui représentent 44 % de la direction. À cela, il faut ajouter l’importance de Saint-Gobain au sein du réseau des entreprises du CAC 40. Elle entretient ainsi 14 liens avec ses homologues, arrivant en seconde position derrière BNP-Paribas et à égalité avec AXA. Son rayonnement au sein du capitalisme français se traduit aussi au travers des nombreux dirigeants issus de ses rangs partis prendre la tête d’autres sociétés (Christian Streiff chez PSA, Jacques Aschenbroich chez Valéo, Philippe Crouzet chez Vallourec). Elle est, plus que toute autre société privée, la pépinière de la noblesse d’État reconvertie dans le monde des affaires.
34La plupart des autres sociétés situées à l’extrême gauche (France Télécom, EDF, Veolia, Vinci) ont en partage le privilège initial octroyé à Saint-Gobain des concessions sur le domaine public et l’accès aux marchés publics, particulièrement ceux des travaux publics, si l’on en juge par le positionnement significatif de Bouygues [19] et Vinci. La nature de l’actionnariat semble jouer un rôle secondaire par rapport à celle de métiers s’exerçant traditionnellement à l’ombre de privilèges régaliens. Il faut également relever l’origine hétérogène des sociétés. Si un bon nombre des anciens monopoles doivent bien au moins leur arrivée à maturation à l’État (télécoms, énergie), tel n’est pas le cas des distributeurs d’eau (Veolia et Suez Environnement) comme de Bouygues et Vinci, qui s’intègrent davantage dans ce que Dominique Lorrain nomme le capitalisme urbain [Lorrain, 2005]. De la même façon, BNP-Paribas, le Crédit agricole et la Société générale restent à courte distance. En effet, l’exploitation de licences bancaires ressort, elle aussi, d’un démembrement de la prérogative régalienne en matière d’émission monétaire. Rappelons néanmoins que ce secteur est celui qui a sans doute historiquement le plus fortement résisté à la régulation européenne, et que sa concentration à l’échelle du continent est récente et chaotique. En outre, les banquiers demeurent les principaux consommateurs de dettes publiques et à ce titre premiers financeurs de l’État. Enfin, la finance reste le domaine de prédilection des inspecteurs des Finances : on en compte quatre sur sept parmi les patrons de banque [20].
5.2.2 – L’espace central
35Au centre du diagramme se retrouvent la plupart des firmes du CAC 40 qui présentent des profils d’équipes dirigeantes statistiquement homogènes, c’est-à-dire offrant un savant équilibre des différentes propriétés sociales. Les dirigeants étrangers y sont dans une proportion proche de la moyenne statistique (30 %), de même que les dirigeants issus de la fonction publique (20 %). Cette combinaison des profils semble indiquer que la variété des secteurs d’activité (distribution, ingénierie, agro-alimentaire, industrie) comme la structure du capital pèsent de peu de poids au regard des dynamiques sociales.
36Du strict point de vue économique, ces entreprises s’organisent généralement autour de métiers anciens et de marchés mûrs sur lesquels, à l’image de Lafarge, Air liquide, Alstom ou Vallourec, elles occupent des positions solides. L’absence de dynamisme structurel peut être ainsi perçue, à tort ou à raison, comme un gage de stabilité permettant l’entretien d’un milieu des affaires structuré. Ceci contribue à former un espace social où sont mis en compétition l’ensemble des capitaux disponibles dans le champ (titres scolaires, ressources symboliques liées à l’État, capitaux économiques, carrières en entreprise, connexions internationales), et où sont sans cesse négociés les taux de conversion respectifs. En cela, le centre du diagramme, s’il n’est le centre du pouvoir (plus décalé dans la partie supérieure gauche), est certainement l’espace critique des échanges du champ du pouvoir économique, sa bourse sociale, là où l’ensemble des capitaux peut être négocié par le plus grand nombre. La gouvernance d’AXA en 2009 fait presque figure d’archétype du point de vue des propriétés sociales qui y sont négociées. Son fondateur Claude Bébéar (X non passé par l’État) a choisi pour lui succéder deux représentants de la noblesse française : Jacques Armand de Châteauvieux (PDG héritier de Bourbon), président du conseil de surveillance, et Henri de Castries (ENA, inspecteur des Finances), président du directoire. Mais surtout, la composition des organes de direction est particulièrement proche de la moyenne statistique, avec 20 % de dirigeants issus de l’État (moyenne 20 %), dont 13 % de grands corps (moyenne 14 %). Seuls les étrangers sont mieux représentés (37 %, contre une moyenne de 30 %). Le cas d’AXA souligne la force des critères sociaux dans l’organisation du milieu des affaires et le rôle joué par les instances de direction comme lieux de négociation et de conversion des différents types de capitaux, c’est-à-dire de véritables lieux de pouvoir [Davis, 2007].
5.2.3 – La périphérie
37Les firmes situées à droite peuvent être considérées comme les plus excentrées du cœur du champ du pouvoir économique français. De fait, elles comptent le plus grand nombre de dirigeants étrangers : 77 % pour Arcelor-Mittal, 61 % pour la franco-italienne STMicroelectronics, 60 % pour la franco-américaine Alcatel-Lucent, 50 % pour la franco-néerlandaise Unibail-Rodamco, 44 % pour Danone. On s’étonnera de ne pas trouver parmi elles la franco-allemande EADS et la franco-belge Dexia qui comprennent respectivement 60 % et 52 % d’étrangers. Mais cela s’explique par la proportion de leurs dirigeants corpsards (30 % chacune) qui tire les deux sociétés vers le centre du diagramme. En revanche, Danone qui comporte pourtant moins d’étrangers que ces dernières est déportée vers la droite par l’absence totale de ce type de dirigeants dans son organigramme. Les autres sociétés sont nées de rapprochements transnationaux dans lesquels la recherche d’un équilibre entre les différentes nationalités a joué un rôle crucial au moment de la fusion. Il convient donc de distinguer entre la multinationalisation strictement économique, en termes de capital, d’activités ou de partenariats industriels, et de celle qui vise aussi les équipes dirigeantes. Ces entreprises sont socialement plus rattachées qu’intégrées au milieu des affaires français dont elles peuvent être à tout moment exclues, sauf peut-être Danone dont la « marginalité » semble être une propriété structurelle [21].
6 – Conclusion
38Bien que portant sur un corpus différent et sur une période éloignée de près de quarante ans de l’étude de Bourdieu et Saint Martin, nos résultats montrent, en premier lieu, la résistance des capitaux symboliques liés à l’État, alors que les motifs économiques qui pouvaient expliquer cette présence en 1972 ont disparu. La puissance financière publique a laissé place à la financiarisation et aux marchés de capitaux. « L’oligarchie financière d’État » identifiée par Bourdieu et Saint Martin n’est plus. Elle s’est privatisée dans les années 1980-2000 pour former une nouvelle aristocratie des affaires [Dudouet, Grémont, 2010]. Même si elle continue de jouer à plein de ses titres et trajectoires associés à l’État, son pouvoir ne s’appuie plus sur la puissance financière de celui-ci. L’ancienne noblesse d’État est visiblement parvenue à convertir avec succès ses capitaux distinctifs en les autonomisant des ressources matérielles de la puissance publique. Cette résistance n’est peut-être que transitoire, à moins qu’elle ne soit durablement associée à la croyance en la solidité inter-temporelle de l’État [Lebaron, 2010]. Il n’en demeure pas moins que les « patrons d’État » de 1972 ne sont pas les « dirigeants issus de l’État » de 2009. La similitude des titres et des trajectoires ne doit pas dissimuler le fait que l’État auquel ils sont associés ne joue plus le même rôle dans la vie des entreprises qu’ils dirigent. Ainsi, la structure profonde du champ du pouvoir économique que nous avons dégagée est moins organisée en fonction de la proximité avec l’État français, compris comme puissance politique et économique, mais plutôt en fonction des capitaux symboliques d’une noblesse d’État autonomisée de celui-ci.
39Par ailleurs, l’opposition entre « patrons d’État » et « patrons privés » n’apparaît pas dans notre analyse, tout comme l’importance des dirigeants étrangers était absente de l’étude de Bourdieu et Saint Martin. On peut apporter deux explications non exclusives à ces différences. La première tient en la différence de corpus entre les deux études. En prenant en compte l’ensemble des directions et non seulement les PDG, nous augmentons mécaniquement le poids des dirigeants non issus du capitalisme familial et les étrangers. En effet, les dirigeants liés au capitalisme familial sont bien moins représentés dans les directions que parmi les seuls patrons (3 % contre 19 %) et inversement pour les étrangers (30 % contre 16 %). En même temps, ce constat invite à se prémunir contre les effets de loupe des analyses centrées sur les PDG, car leur entourage immédiat n’est pas nécessairement à leur image. La seconde explication tient à un possible effacement du capitalisme familial dans le champ du pouvoir économique français. À tout le moins, les modes de reproduction fondés principalement sur le capital économique ne suffiraient plus par eux-mêmes pour diriger une grande entreprise. Ainsi, la jeune génération du capitalisme familial a en totalité suivi une formation supérieure, avec une forte majorité passée par les grandes écoles, ce qui n’est pas le cas des générations plus âgées.
40Il ressort de nos analyses que l’on aurait tort d’assimiler les types de dirigeants du CAC 40 à des types de capitalisme : étatique, familial, managérial ou encore transnational. Les dirigeants étrangers ne forment pas par eux-mêmes un groupe social cohérent, pas plus que les dirigeants issus de l’État n’incarnent mécaniquement un capitalisme d’État, d’autant qu’ils rayonnent bien au-delà de leur sphère de prédilection. Enfin, ni les managers ni les grandes fortunes ne constituent par eux-mêmes des pôles distincts. Nous sommes plutôt en présence d’un continuum de valorisation inégale des différentes espèces de capitaux qui vont des ressources symboliques le plus associées à l’État français à celles qui lui sont le plus étrangères, en passant par les attributs classiques de la domination économique que sont la détention du capital économique (en net déclin) et la « compétence managériale » conférée par les titres scolaires et la trajectoire professionnelle. La structure du champ du pouvoir économique français montre ainsi une forte résistance des ressources spécifiquement nationales. Toutefois, la présence très significative des étrangers nous incite aussi à l’envisager dans un espace social plus vaste, transnational cette fois, qu’il conviendra de construire.
Modalités actives (effectifs et contribution sur les axes)*



Modalités actives (effectifs et contribution sur les axes)*
* Positions de pouvoirNombres en gras : contribution supérieure à la moyenne
Certaines modalités rencontrent un effectif très faible (ex. : 1,19 % pour les ENS). C’est un choix que nous avons fait afin de ne pas procéder à des regroupements hasardeux.
Modalités actives dans le plan 1-2

Modalités actives dans le plan 1-2
Modalités actives avec zoom sur les « patrons » dans le plan 1-2

Modalités actives avec zoom sur les « patrons » dans le plan 1-2
Recouvrement par les marquages symboliques des individus actifs

Recouvrement par les marquages symboliques des individus actifs
Lecture : La classe 1 est composée de 261 individus dont 234 soit (89,655 %) répondent aux modalités : managers, Français et pas corps.Partition en classes des individus actifs dans le plan 1-2

Partition en classes des individus actifs dans le plan 1-2
Modalités actives avec projection des modalités illustratives dans le plan 1-2

Modalités actives avec projection des modalités illustratives dans le plan 1-2
Notes
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[1]
Nous souhaitons remercier vivement Bernard Goldfarb, Catherine Pardoux et Mireille Summa (statisticiens au CEREMADE-Université Paris Dauphine) pour l’aide qu’ils ont bien voulu nous apporter, ainsi que les réviseurs pour leur lecture attentive et leurs commentaires avisés. Les conclusions présentées n’engagent cependant que les auteurs.
-
[2]
Bourdieu serait intervenu sur ce point dans la discussion après l’intervention de Lévy-Leboyer lors d’une la table ronde que ce dernier organisait sur « le patronat de la seconde industrialisation » à la Maison des sciences de l’homme en avril 1977 ; Lévy-Leboyer fait allusion à leur position divergente dans l’article issu de cette communication, mais Bourdieu n’y a jamais répondu par écrit [Joly, 2008].
-
[3]
L’étude de Bourdieu et Saint Martin porte sur des données de 1972, avec des comparaisons rétrospectives partielles pour 1952 et 1962.
-
[4]
C’est-à-dire l’analyse des individus et de leurs propriétés sociales d’après le système de relations mis à jour par l’analyse des correspondances multiples [Bourdieu, Saint Martin, 1978, p. 4].
-
[5]
« [… les propriétés sociales] sont liées par des relations qui, constitutives de la structure du champ, contribuent à définir leur efficacité et leur valeur de telle sorte qu’elles peuvent exercer dans le champ qu’elles contribuent à définir des effets différents de ceux qu’elles exerceraient dans un autre champ. » [Bourdieu, Saint Martin, 1978, p. 6]
-
[6]
Voir aussi Denord et al. [2011].
-
[7]
À l’automne 2012, Noël Amenc, professeur de finance dans une école de management et membre du conseil scientifique des indices du NYSE-Euronext, a démissionné avec fracas à la suite de l’entrée de Solvay au CAC 40, contestant les critères employés par le conseil ; Le Monde, 11 décembre 2012.
-
[8]
La valorisation des titres des sociétés composant le CAC 40 représente à elle seule 80 % du marché actions de la Bourse de Paris.
-
[9]
D’autant plus que cette figure omniprésente depuis la loi de 1940 le dispute de plus en plus, depuis les lois de 1966 et surtout 2001, à des formes duales où la présidence du conseil est séparée de la direction exécutive. Plus généralement, le terme « patronat » est devenu d’un emploi plus délicat depuis que les travaux récents ont montré toute l’importance qu’il y avait à ne pas assimiler sociologiquement les organisations patronales aux dirigeants d’entreprises [Fraboulet, 2007 ; Offerlé, 2009 ; Dudouet, Grémont, 2010]. C’est pourquoi nous réserverons le terme de « patronat » aux formes d’action collective des employeurs et utiliserons le terme de « patron » pour désigner les chefs d’entreprise, c’est-à-dire pour le cas qui nous occupe les présidents de conseil d’administration, de surveillance et de directoire, les directeurs généraux et les gérants principaux. Les autres membres des conseils et des directions exécutives seront désignés par le terme de « dirigeants ».
-
[10]
Sur cette discussion, voir Bourdieu et Saint Martin [1978].
-
[11]
La seule prescription légale pour les sociétés anonymes à conseil d’administration et à direction générale est de nommer un directeur général auquel le conseil peut adjoindre jusqu’à cinq directeurs généraux délégués ; pour celles à conseil de surveillance et directoire, ce dernier doit comprendre entre un et sept membres. La loi prévoit simplement l’existence d’un ou plusieurs gérants pour les sociétés en commandite par actions.
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[12]
Par exemple, 7,41 % en valeur corrigée de Benzécri pour l’axe 3.
-
[13]
Même si ce tropisme scolaire n’est pas propre à la France : 43 % des Belges (n = 37) sont diplômés de l’université catholique de Louvain ou de la Solvay Business School, 41 % des Britanniques (n = 34) d’Oxford ou de Cambridge, 38 % des Nord-Américains (n = 39) d’une université de l’Ivy League.
-
[14]
D’ailleurs, ce n’est pas suivant une opposition de ce type que se construit l’axe 2. Les modalités du capital scolaire sont toutes inférieures à la moyenne sur cet axe.
-
[15]
Nous ne connaissons pas de société du CAC 40, qui, depuis 2001, ait élu un administrateur ou un membre de conseil de surveillance qui n’ait été présenté par le conseil.
-
[16]
Regroupement automatique des individus en fonction de la similitude de leur comportement sur l’ensemble des modalités.
-
[17]
Ce sont les modalités les plus liées aux étrangers qui arrivent en tête des marquages, notamment la formation à l’étranger, en outre les quatre autres classes étant composées à 94 % de Français, on peut en déduire que la dernière comporte essentiellement des étrangers.
-
[18]
Son ancien PDG, Jean-Louis Beffa, revendiquait explicitement cette orientation dans « L’Esprit public », France culture, 21 juillet 2013.
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[19]
À noter que Bouygues est d’autant plus attirée de ce côté du diagramme qu’elle est la seule société du CAC 40 à n’accueillir aucun étranger dans ses organes de direction.
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[20]
Chez BNP-Paribas, ils représentent à eux seuls 19 % de l’ensemble de la direction.
-
[21]
Bourdieu et Saint Martin avaient déjà pointé le caractère marginal de Danone (à l’époque BSN), dont le PDG Antoine Riboud, menaçant de faire éclater l’unité de façade du CNPF, fut « désamorcé » par Ambroise Roux. Auparavant, le premier s’était fait une réputation sulfureuse en tentant, sacrilège pour l’époque, un rachat hostile de Saint-Gobain. Danone était jusqu’à une date récente la seule entreprise du CAC 40 qui ne fût pas membre de l’Association française des entreprises privées (AFEP) fondée par Ambroise Roux en 1982 pour représenter les grandes entreprises cotées [Offerlé, 2009].