CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 – Introduction

1N’ayant pas à mon actif, contrairement aux autres contributeurs du dossier, de carrière digne de ce nom, une mise en perspective de mon parcours tournerait court. Aussi développerai-je le point de vue particulier d’une économiste se rattachant à l’institutionnalisme historique qui a eu la chance de fréquenter des sociologues à divers moments de sa brève trajectoire. En voici un aperçu pour situer mon propos. De 1998 à 2003, ma thèse sur les mutations de l’économie est-allemande après la chute du mur [Labrousse, 2003] m’a amenée au Centre Marc Bloch à Berlin, centre de recherche franco-allemand en sciences sociales. J’y ai vécu en situation de minorité heureuse, au beau milieu de sociologues, d’anthropologues, de politistes, d’historiens, de géographes, etc. Minorité, car nous étions, Jean-Daniel Weisz et moi-même, les seuls économistes, tous deux institutionnalistes et travaillant respectivement sous les directions de Robert Delorme et Bernard Chavance ; ce n’est que tardivement qu’Arnaud Lechevalier, spécialiste des systèmes de retraites à Paris 1, est venu représenter l’économie parmi les chercheurs confirmés du Centre. Minorité heureuse, car le commerce intellectuel et « l’échange d’objections réciproques entre disciplines » [Lepetit, 1995] s’y pratiquaient avec bonheur dans les séminaires de méthodes et autres groupes de travail. Minorité néanmoins inquiète quant à la possibilité de trouver des débouchés académiques à une perspective hétérodoxe où l’économie se nourrissait des autres sciences sociales et se doublait d’une association peu usitée entre, d’une part, une analyse économique ancrée dans des terrains empiriques et, de l’autre, des incursions en histoire de la pensée économique de langue allemande (ordo-libéralisme, école historique allemande).

2À la faveur d’un concours de circonstances, cette inquiétude s’est avérée sans objet : la qualification au CNU n’a pas constitué l’obstacle redouté et j’ai pu accéder dès 2004 à un poste de maître de conférences à l’université d’Amiens où de tels travaux étaient à la fois pratiqués et valorisés. En relation avec des sociologues du travail dans le cadre du groupe PraTO (Pratiques du travail et de l’organisation) à l’EHESS, j’ai eu à partir de 2005 la possibilité de participer au projet ANR IPSO portant sur la fabrication et la distribution du médicament. Je m’y suis trouvée une nouvelle fois en situation de minorité heureuse parmi des sociologues et un historien, tous fervents partisans de l’observation directe [Arborio et al., 2008]. J’y ai travaillé avec la sociologue du travail Laure de Verdalle sur la production pharmaceutique en RDA à partir de sources archivistiques [Labrousse, Verdalle, 2010] et, par la suite, sur le rôle des normes dans l’économie politique du secteur aux États-Unis et en Europe [Labrousse, 2012]. La lecture de revues médicales dans le cadre de ce projet, conjuguée à un enseignement sur les théories du développement depuis 2009 à l’EHESS, m’a conduite à m’interroger sur la transposition en économie du développement de la méthodologie des expérimentations randomisées contrôlées [Labrousse, 2010 ; Labrousse, Zamora, 2013]. Objet qui m’a mise en contact avec des sociologues réunis sous l’égide d’Alain Desrosières autour des questions de « politiques des statistiques ».

3Ces « frottements » répétés avec la sociologie m’ont amenée à prendre très au sérieux les perspectives sociologiques sur l’enquête et l’observation directe, les procédures organisant la réflexivité du chercheur et favorisant des usages situés des chiffres comme des documents. Je m’efforcerai de pointer en quoi ces approches sociologiques [2] peuvent irriguer de leurs pratiques méthodologiques l’institutionnalisme historique (cf. encadré ci-dessous) en économie politique et comment l’économie politique peut, ce faisant, réinventer et renouer avec des traditions fécondes, mais délaissées depuis l’entre-deux-guerres.

Encadré 1. Au-delà de la diversité des objets et des accents, un fonds commun à l’institutionnalisme historique

Si l’institutionnalisme historique regroupe en économie des courants diversifiés (école historique allemande, old institutionalism américain, évolutionnisme, théories des organisations à la Simon, Nelson et Winter, approches par les systèmes complexes, théorie de la régulation, économie des conventions, socio-économie, approches institutionnalistes du développement de Hirschman, Myrdal ou Perroux, etc.), il est possible de faire affleurer un ensemble de propositions cohérentes présentes de manière explicite ou implicite dans ces courants [Théret, 2000 ; Labrousse, 2003 ; 2006]. L’institutionnalisme historique trouve son noyau dur dans l’idée que les institutions et les organisations jouent un rôle déterminant dans l’économie et que la discipline économique est une science historique au sens de Passeron [1991] : « Une discipline est historique dès que ses énoncés ne peuvent, lorsqu’il s’agit de les dire vrais ou faux, être désindexés des contextes dans lesquels sont prélevées les données ayant un sens pour ses assertions. » Ce noyau dur a de multiples implications :
Loin de viser des lois universelles, l’économiste dégage des régularités situées dans le temps et dans l’espace. Cela passe par une vision dynamique de l’économie et de la société. L’approche est généalogique, non fonctionnaliste. Le temps historique est tissé de phénomènes d’irréversibilité de degré variable où les conditions initiales, des événements contingents jouent un rôle crucial. Le temps n’est ni homogène, ni continu, ni causalement inerte ; la causalité est cumulative, circulaire et séquentielle. À cette vision historicisée de l’économie correspond une vision de l’espace économique hétérogène, rugueux, où jouent les causalités cumulatives, les polarités, où le territoire fabrique des actifs spécifiques, où les individus sont largement attachés à des lieux.
Les règles, qu’elles émergent de manière bottom-up ou top-down, facilitent la coordination tout en étant traversées de rapports de pouvoir, de coopération et de conflit (dimensions cognitive et conflictuelle [3]). Elles cristallisent des conflits et des visions du monde en tension qui contribuent à les faire évoluer. Elles ne sont pas le résultat de processus d’optimisation, mais de compromis et de bricolages.
Les règles contraignent et libèrent tout à la fois l’action individuelle et collective, qu’elles canalisent sans la déterminer. Elles contribuent ainsi à la formation de régularités économiques. C’est parce que des régularités sont observables et intelligibles que les sciences sociales deviennent possibles et non en raison d’une nature atemporelle des agents.
La rationalité des acteurs est située, limitée, interprétative et procédurale. Elle intègre les représentations, les schèmes de perception. Les individus se construisent en société, ils sont évolutifs, capables d’apprentissages et faillibles. Ils sont équipés de moyens matériels inégaux, mais aussi de visions du monde et de valeurs diverses, potentiellement conflictuelles. Les préférences et les intérêts ne sont pas donnés, mais construits socialement et politiquement. La rationalité des acteurs n’est pas uniquement computationnelle, mais aussi délibérative. Des effets non intentionnels se font jour au côté des effets intentionnels de leur action. Le tout n’est pas égal à la somme des actions individuelles.
Du micro au macro, les systèmes économiques sont des systèmes multiniveaux caractérisés par des phénomènes d’émergence entre niveaux. À la différence de la notion d’agent représentatif, il s’agit donc de dénaturaliser les mécanismes d’agrégation et d’association en insistant sur les médiations, les modalités relationnelles qui les rendent possibles.
Ces approches reposent généralement sur une épistémologie constructiviste, proche du réalisme critique à la Baskhar. Le réel ne se donne pas immédiatement à voir. Pour y accéder, un processus de construction de l’objet est nécessaire. L’observateur, ses instruments et ses catégories ne sont pas neutres. Loin du schéma déductif-nomologique, l’observation joue un rôle fondamental dans la théorisation. Notons que l’observation de dynamiques historiques singulières n’est pas contradictoire avec l’usage de modèles. Il peut s’agir d’un modèle idéal-typique à la Weber comme de modèles formalisés mathématiquement (modèles évolutionnistes, régulationnistes, de jeux, etc.). L’idéal-type wébérien est un outil au service de l’imputation causale singulière, il réduit le réel à quelques caractéristiques cruciales pour expliquer un phénomène historiquement singulier comme l’émergence du capitalisme en Europe. Le modèle de l’État isolé de von Thünen auquel fait référence François Vatin dans ce numéro est une fiction heuristique qui, comme l’a bien montré Mäki [2004], peut s’intégrer à une démarche réaliste et même historique. Ce qui différencie l’institutionnalisme historique de l’économie mainstream, ce n’est donc pas la présence ou non de modèles, mais l’usage de ces modèles et leur inscription dans le processus heuristique. Les modèles y sont des fictions heuristiques, artificielles, qui permettent de réduire la complexité du réel, mais qui ne le reflètent pas. Le modèle n’est pas normatif ou clos sur lui-même, mais un moment particulier dans le processus heuristique dont les conclusions, relatives aux conditions artificielles propres au modèle, doivent être mises en regard de manière itérative avec d’autres modélisations, des enquêtes statistiques et de terrain. C’est par exemple le cas des modèles de jeux chez Ostrom dont l’usage heuristique et institutionnaliste s’oppose à des modélisations mainstream inspirées de la métaphore des communs de Hardin [Chanteau, Labrousse, 2013]. Cela remet d’ailleurs en cause l’opposition commune entre modèle et récit.
Ces caractéristiques différencient l’institutionnalisme historique non seulement de l’économie néoclassique, mais aussi des approches néo-institutionnelles à la Coase ou Williamson. Ces différences paradigmatiques traversent les disciplines, notamment la sociologie et la science politique où l’on trouve des équivalents fonctionnels de l’institutionnalisme historique, de la théorie du choix rationnel ou du néo-institutionnalisme [Thelen, Steinmo, 1992 ; Théret, 2000], même si ces derniers courants sont moins représentés en France qu’aux États-Unis.

2 – S’inspirer de la sociologie : compléter la boîte à outils de l’économiste par des techniques d’observation située

4Sur la liste de discussion « autisme-économie », il arrive régulièrement à Bernard Guerrien, de s’exclamer, « si vous voulez comprendre la formation concrète (et non fictive) des prix, l’entreprise et le travail, ce n’est pas du côté des économistes, mais des sociologues qu’il faut regarder ». Ce constat sévère est empreint de vérité : beaucoup de sociologues, parce qu’ils ont un rapport plus étroit que la plupart des économistes à l’observation directe, ont souvent une connaissance remarquable et de première main de ces sujets. Si, dans les années 1960, la sociologie française a été « influencée par un modèle de recherche qui donnait une place importante au recours aux techniques statistiques comme principale garantie de scientificité […] vers 1980, à l’enquête par questionnaires s’est substituée l’enquête par entretiens avec exploitation qualitative comme démarche de référence en sociologie » [Chapoulie, 2008, p. 267-268]. Plusieurs courants sociologiques, en particulier ceux inspirés de la grounded theory de l’école sociologique de Chicago, pratiquent des études de terrain approfondies apparentées à l’ethnographie. Celle-ci « amène à porter un regard attentif aux rationalités pratiques des acteurs et à la matérialité des objets » [Dufy, Weber, 2007, p. 5]. « La démarche ethnographique désigne la collecte de données par le moyen d’un contact direct du chercheur avec ceux qui sont impliqués avec les phénomènes étudiés [Arborio, Fournier, 1999]. Elle suppose l’observation directe de pratiques, le recueil de paroles en situation et la collecte d’objets produits par le fonctionnement social en dehors de la sollicitation du chercheur. L’entretien s’ajoute à cela, pour recueillir une formulation par les interlocuteurs du sens qu’ils donnent à la situation dans laquelle ils s’inscrivent, mais il ne peut se suffire à lui-même. » [Arborio et al., 2008, p. 13]

5Or, si on trouve bien en économie institutionnaliste quelques pratiques d’entretiens semi-directifs (par exemple des entretiens avec les dirigeants d’entreprises dans le cadre des travaux sur les milieux innovants et les systèmes productifs locaux, de fait éloignés d’une ethnographie de plain-pied), force est de constater que l’observation directe, le travail en archives et sur documents de première main sont des techniques trop peu usitées et rarement enseignées en économie, car dénuées de légitimité face à l’économétrie et à la modélisation. La gestion, par son éclatement en sous-disciplines diversifiées et surtout par son souci prononcé des pratiques, est bien plus perméable que l’économie aux influences de telles méthodologies. Celles-ci ne font donc pas partie de la boîte à outils de l’économiste qui pense qu’il n’y a de rigueur que quantitative et dont le modèle de scientificité est largement tiré de la physique du xixe siècle [Mirowski, 1989]. Or ces techniques plus qualitatives, loin d’être un fatras intuitif et purement subjectif comme l’imagine parfois l’économiste, sont soumises à des règles de scientificité, à des règles du métier à la fois minutieuses et exigeantes. Comme le souligne avec justesse Philippe Couty [1983, p. 44], « le fait de manier beaucoup de chiffres ne situe nullement les chercheurs quantitatifs, en tant que tels, du côté de la précision. De même, l’intérêt de l’anthropologue ou du sociologue pour le registre qualitatif ne les condamne en aucune façon au flou et à l’approximatif ».

6Ces techniques ethnographiques sont en affinité avec l’institutionnalisme historique en économie qui se fonde sur l’historicité des régularités comme des rationalités économiques, en contraste avec l’aspiration de l’économie néoclassique à dégager des lois universelles, valables en tout temps et en tous lieux. Comme j’avais tenté de le montrer ailleurs [Labrousse, 2006], la domination du schéma déductif-nomologique en économie mainstream et les hypothèses posées sur la rationalité des agents dispensent de s’interroger et d’interroger les acteurs sur leurs modes et motifs de comportements [4]. En institutionnalisme historique, il est incohérent d’axiomatiser a priori le comportement situé, évolutif des acteurs. Les connaissances des acteurs économiques [Simon, 1997] comme des chercheurs [Delorme, 2010] sont à la fois limitées et distribuées (ou dispersées pour employer le vocabulaire hayékien). Ces connaissances situées des acteurs, pertinentes pour comprendre leurs actions, font souvent défaut au chercheur. C’est pourquoi il importe de les faire remonter au travers d’une démarche d’enquête ouverte, par observation dense, le questionnaire pouvant intervenir dans une seconde étape de systématisation, à la suite d’un terrain exploratoire. Il existe une affinité épistémologique profonde entre l’économie politique institutionnaliste et ces méthodologies de terrain ; mieux, on peut envisager des apports conséquents de la démarche ethnographique à l’économie politique, que ce soit pour identifier les systèmes de règles en action, les formes de rationalités et le sens investi par les acteurs, les représentations ou les jeux de pouvoir conditionnant l’activité économique.

7Beaucoup d’analyses institutionnalistes contemporaines en économie se contentent de généralités sur le rôle des règles formelles et informelles, sans entrer dans le « cambouis » des règles en action. La sociologie du droit [Serverin, 2000], héritée de Weber, attentive aux pratiques de mise en œuvre du droit et de règlements des conflits d’intérêts, au rapport actif entretenu par les acteurs sociaux avec les dispositions juridiques, est précieuse à cet égard : elle permet de saisir le contenu pratique et les effets économiques du droit. Ce sont les rules in use qui importent : certaines règles formelles tombent en désuétude ou restent lettre morte alors que des règles informelles, non codifiées, peuvent jouer un rôle majeur [Ostrom, Basurto, 2011], mais restent invisibles à l’économiste en chambre. Ces règles et normes informelles qui occupent une place centrale dans les théories institutionnalistes contemporaines n’affleurent bien souvent qu’au travers d’une enquête ethnographique. Les sociologues ethnographes ont donc beaucoup à nous apprendre sur la façon d’observer et d’analyser l’émergence des règles et des routines, les modalités de leur changement. Ce n’est sans doute pas un hasard si un outil d’analyse opérationnel des règles en usage a été développé, à la frontière de l’économie et de la science politique, par des chercheurs pratiquant des terrains ethnographiques : la grammaire institutionnelle d’Elinor Ostrom et de l’école de Bloomington permet en effet d’identifier rigoureusement des combinaisons situées de règles de gouvernement des ressources communes, de repérer leur évolution et de les comparer systématiquement à d’autres systèmes de règles [Chanteau, Labrousse, 2013]. Un tel outil de diagnostic et d’analyse fait défaut à beaucoup de théories institutionnalistes, riches conceptuellement, mais souvent plus pauvres en savoir-faire et guides d’enquête. En outre, l’analyse des controverses [Pestre, 2006 ; Lemieux, 2007], très pratiquée en sociologie des sciences notamment, est un outil heuristique puissant, car elle permet de mettre au jour des systèmes de règles et de croyances au prisme de leur remise en cause, les controverses et les crises amenant les acteurs à formuler au fil des disputes, ce qui relève souvent de l’implicite ou de l’impensé en situation ordinaire.

8Une autre caractéristique centrale de l’institutionnalisme historique en économie est d’accorder une place importante au caractère interprétatif et contextualisé de la rationalité. Parce que l’ethnographie « restitue les façons de faire et de penser dans leur diversité » [Weber, Dufy, 2007, p. 5], elle se prête particulièrement bien à l’identification de ces représentations sociales, et ce d’autant mieux qu’elle croise idéalement les sources de première main (observation in situ, entretiens approfondis, analyse de discours et archives). Elle permet d’identifier ce qu’Hirschman [1988] appelait les « rationalités cachées », de mettre au jour le sens circonstancié que les acteurs donnent à leurs actions. Comme le rappelle Jean-Michel Chapoulie [2008, p. 279], dans la lignée pragmatique d’Herbert Blumer et de George Herbert Mead, « la signification des objets sociaux est le produit des interactions, toujours soumise à des remaniements et des transformations ». Cette dimension cognitive est fondamentale en économie politique, André Orléan [2000] le souligne, « la manière dont les agents économiques interprètent leur environnement est une donnée cruciale des enchaînements économiques. Par exemple, on a souvent observé qu’une même hausse du taux de l’intérêt pouvait conduire à une réaction opposée des marchés boursiers ou des marchés des changes selon que les opérateurs y voient le signe d’une faiblesse ou une promesse de plus grande rentabilité. » La mise en lumière des conventions qui conditionnent les comportements sur les marchés financiers est d’ailleurs l’un des apports majeurs des social studies of finance. La dimension cognitive et discursive de l’agir économique devient alors un objet d’enquête privilégié. L’atelier sur les représentations sociales et la crise de l’euro qui a pris place lors du congrès 2013 de l’AFEP est très prometteur à cet égard (cf. notamment la contribution de Benjamin Lemoine et de Bruno Théret) : s’y dessinent des collaborations interdisciplinaires avec la sociologie et la science politique et la dimension ethnographique de ces travaux s’avère très éclairante pour comprendre la genèse circonstanciée des politiques économiques, les effets non intentionnels de celles-ci et les jeux de pouvoir à l’œuvre.

9Or les rapports de pouvoir sont constitutifs de l’économie politique : leur mise en évidence gagnerait dans bien des cas à être plus précise et rigoureuse. Il est frappant que le corpus de sources ne soit souvent pas même mentionné dans certains travaux d’économie politique, de même que les contours des acteurs individuels ou collectifs agissant dans la définition de telle ou telle politique économique. Ici aussi les pratiques ethnographiques sont donc d’un grand secours. Elles permettent de surcroît de montrer comment les pratiques de pouvoir sont modelées par les savoirs économiques (avec des effets de rétroaction). À ce titre, on peut penser à la thèse de Vincent Gayon [2010] sur l’OCDE au travail : la succession des paradigmes autorisés (le « consensus keynésien » d’après-guerre supplanté au tournant des années 1970-1980 par le « consensus monétariste » qui évolue dans les décennies 1990 et 2000) redéfinit le rôle de l’État dans l’économie, la nature politique du chômage et des solutions à lui apporter, ainsi que les modalités pratiques de la coopération économique internationale.

10Enfin, l’observation directe permet de sortir de la circularité et de l’auto-référentialité de nombreuses théories en économie, en faisant émerger de nouvelles questions et des facteurs explicatifs logés dans des angles morts théoriques [Labrousse, 2006]. « L’ethnographie économique est une méthode, applicable ici et ailleurs, aujourd’hui et autrefois, qui ne tient jamais pour acquises les catégories de pensée des savants et des experts, mais les confronte aux catégories de la pratique. » [Bourdieu, 1972 ; cité in Dufy, Weber, 2007, p. 4-5]. Pratiqué selon les règles de l’art, le terrain interroge voire bouscule les catégories et les impensés du chercheur, lui révèle des éléments nouveaux, non envisagés a priori. Ces surprises du terrain participent d’un processus abductif à la Peirce [1905] qui joue un rôle important en économie institutionnaliste bien que trop peu revendiqué aujourd’hui. L’inférence abductive permet de faire émerger des hypothèses explicatives nouvelles pour penser des phénomènes incorporant eux-mêmes de la nouveauté : elle est donc fondamentale pour saisir des objets historiques en évolution. Symétriquement, le schéma déductif-nomologique de la théorie néoclassique est en adéquation avec un monde fini et stationnaire, dont les états sont supposés immédiatement et intégralement accessibles à l’observateur. La triade récursive de Peirce combinant abduction-déduction-induction est cohérente avec l’institutionnalisme historique et ses mondes mouvants [Labrousse, 2006]. Comme le disait Max Weber [1905, p. 373], « pourquoi en effet s’intéresser à l’“histoire”, si celle-ci se contente de montrer que, au fond, “tout a déjà existé” ? ».

3 – S’inspirer de la sociologie : une méthodologie plus réflexive sur la construction de l’objet et des statistiques

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« Les techniques et les outils mobilisés pour identifier, décrire et expliquer sont historiquement et socialement situés. Lorsque l’on regarde le monde, il arrive un moment où il est utile d’enlever les lunettes et d’en examiner les foyers. »
[Desrosières, 1993, p. 1]

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« Pour l’ethnographe qu’il travaille par observation directe ou à partir d’une documentation historique ou archéologique, la question cruciale est pratique et non théorique : où doit-il se poster pour observer des faits significatifs ? En quoi le choix d’un poste d’observation détermine-t-il la portée et la nature des phénomènes qu’il analyse […] ? »
[Dufy, Weber, 1996, p. 6]

13Les règles du métier ethnographiques vont de pair avec l’exercice routinisé de formes de réflexivité. Comme le note Séverin Muller [2008, p. 299], sociologue du travail au Clersé, « lorsque nous menons des enquêtes ethnographiques, il est volontiers admis que nous entreprenions une démarche réflexive ». Il évoque alors les finalités de cette démarche réflexive (ibid.) : « Les intentions sont multiples et on peut les énumérer sans souci d’exhaustivité : informer les lecteurs sur la genèse d’un intérêt pour le sujet ; objectiver le rapport subjectif entretenu avec celui-ci ; montrer que les résultats sont indissociables des méthodes et des modalités de recueil des données ; attester la rigueur de la démarche. » Cette réflexivité se matérialise dans le journal d’enquête, « carnet de bord de l’observation directe où sont consignés au jour le jour les événements tels que le regard du chercheur les perçoit et les trie » et le journal de recherche « où s’élaborent parallèlement les interprétations successives qui devront converger dans la construction finale » [Weber, 1996], mais aussi dans certains passages obligés de la thèse comme de l’article qui inscrivent un habitus réflexif au cœur des règles d’écriture sociologiques. La genèse institutionnelle, idéologique et personnelle de l’objet y est donnée à voir, de même que l’inventivité du chercheur confronté à des difficultés imprévues et qui va devoir emprunter des chemins de traverse innovants que d’autres pourront éventuellement se réapproprier. Là encore, nous avons beaucoup à apprendre de cette réflexivité plus prononcée des sociologues : ces routines réflexives participent de l’habituation professionnelle du sociologue, là où l’économie dominante fonde son objectivité sur une extériorité fantasmée du chercheur à l’égard de son objet [Labrousse, 2006], laisse dans l’ombre les interactions du chercheur avec ce dernier [5], tait les tâtonnements et les concours de circonstances qui jalonnent la construction de tout objet. La réflexivité comme condition de scientificité en économie politique a certes été solidement établie par Robert Delorme [2010], mais des routines inscrivant cette nécessité dans les pratiques manquent. Or la sociologie, comme d’autres sciences sociales, offre une panoplie d’outils opératoires qu’il serait aisé d’acclimater en économie politique si les conditions institutionnelles s’y prêtaient (création d’une section du CNU Économie et société par exemple). De plus, la sociologie des économistes académiques et experts [Lebaron, 1997 ; Fourcade, 2006], en mettant notamment en avant l’inscription des économistes dans des champs et réseaux, peut contribuer à une prise de conscience réflexive sur les conditions sociales de production des savoirs économiques.

14La réflexivité porte également sur les documents et les indicateurs chiffrés utilisés par les acteurs. Le sociologue Cédric Lomba met ainsi en évidence le double statut des documents et des indicateurs recueillis sur le terrain, à la fois « support de pratique pour les acteurs ce qui ouvre sur l’observation de leurs usages différenciés » et « source dans l’administration de la preuve par le chercheur ce qui autorise une analyse contextualisée des données qui y sont contenues » [Lomba, 2008]. Il l’illustre avec les indicateurs de production dans une grande entreprise sidérurgique.

15Il est d’autres indicateurs qui sont très usités en économie comme en sociologie : les statistiques. Exercer une réflexivité sur la « mise en nombre » en économie politique, c’est sortir les études statistiques du statut de simple « méthodologie subordonnée » [Desrosières, 2003] à la théorie économique pour s’intéresser à la construction sociale et politique du chiffre. L’idée n’est en rien de rejeter le quantitatif, outil central de compréhension du social, mais d’en faire un usage à la fois précautionneux et contextualisé, ne perdant pas de vue son caractère conventionnel et historiquement situé, sur les modèles séminaux des catégories socioprofessionnelles [Desrosières, Thévenot, 1988] et de l’invention du chômage [Salais, Baverez, Reynaud, 1986]. L’économie des conventions – qui est aussi une économie des conventions statistiques ayant partie liée avec la sociologie historique de la quantification de Desrosières [2011] – est fort précieuse à cet égard. Il s’agit de sortir d’un réalisme métrologique naïf pour exhiber les traces des chaînes d’enregistrement et de comptage, les bricolages et les négociations autour du chiffre. Une première vertu heuristique d’une telle démarche est de dénaturaliser le chiffre et les « croyances économiques » [Lebaron, 2010] sous-jacentes pour en exposer les contingences et les jeux d’acteurs. Pensons par exemple aux remarquables travaux de Benjamin Lemoine [2011] sur la genèse du sacro-saint ratio de 3 % de déficit public sur le PIB. La sociologie politique et historique de l’économique, en l’occurrence des statistiques africaines, proposée par Béatrice Hibou et Boris Samuel [2011] dans La macroéconomie par le bas est, elle aussi, riche d’enseignements pour tout chercheur en économie politique. La construction des statistiques macroéconomiques et les usages multiples qui en sont faits sont analysés « comme un matériau pour comprendre les logiques de l’État, les préoccupations politiques, les mécanismes de pouvoir et les techniques de savoir » [Samuel, Hibou, 2011, p. 11]. Pensons également aux travaux de Bonnie Campbell [2011] sur l’économie politique des privatisations et du chiffre dans les industries extractives. Les statistiques comme outils de preuve ne peuvent être utilisées sciemment que si l’on a l’esprit qu’elles sont également des outils de gouvernement, précieux révélateurs des logiques politico-économiques qui sont au cœur de l’économie politique.

16Un usage robuste des statistiques suppose de porter une attention particulière aux métadonnées, garde-fous importants pour éviter des usages malavisés du chiffre. Car l’absence d’attention aux conditions de production du chiffre peut mener tout droit à des conclusions économiques erronées. Dans un ouvrage très informatif sur les statistiques africaines, Morten Jerven [2013] en fournit quelques exemples : des révisions comptables effectuées en Tanzanie en 1997 (changement de l’année de base et application du système de comptabilité de 1993) ont conduit à réviser rétroactivement à la hausse la série du PIB jusqu’en 1987. Les Word Penn Tables qui ont compilé les deux séries font ainsi apparaître une chute de 33 % du PIB pour l’année 1988, chute qui relève d’un pur artefact statistique. Dans leur Handbook of economic growth, Durlauf et al. font pourtant de cet artefact un phénomène typique des « chocs de production » parmi les pays à faible revenu et placent la Tanzanie dans le top ten des effondrements de la production sur la période. Toujours en Tanzanie, une étude visant à comptabiliser de manière plus inclusive le secteur informel a débouché sur une réévaluation à la hausse du PIB. Des économistes ont interprété cet effet d’un changement de méthode d’enregistrement du secteur informel comme une croissance résultant des politiques de libéralisation. On ne saurait séparer l’interprétation des données de leurs conditions de production. Mais les métadonnées ne sont pas toujours accessibles : certaines institutions évitent d’expliciter leur cuisine statistique, car cela délégitime de fait le chiffre [Desrosières, 2008, t. 2, p. 135] et son pouvoir de véridiction. Ainsi, la Banque mondiale met-elle en œuvre des procédures opaques pour combler artificiellement des lacunes statistiques qui couvriraient par exemple la moitié des statistiques de croissance africaines : extrapolations ad hoc faites sur la base des performances passées, de celles d’un pays voisin ou encore de « conjectures d’experts » [Jerven, 2013, p. 22-23].

4 – Retour vers le futur : des traditions économiques à raviver, des enseignements à construire

17À la suite des développements précédents, on pourrait penser que s’inspirer de ces pratiques méthodologiques, c’est, pour l’économiste, s’exposer à un processus d’acculturation ardu, à une greffe sociologique comportant un fort risque de rejet. Or, non seulement il y a une compatibilité épistémologique de fond, mais ces pratiques ne sont en rien étrangères à l’économie politique institutionnaliste : elles font même partie de son ADN. Elles étaient fort bien représentées parmi les écoles pionnières de l’institutionnalisme historique, notamment l’école historique allemande et l’old institutionalism américain. Ce que nous proposons ici est donc une réappropriation et une réinvention de traditions passées en économie institutionnaliste, en s’inspirant des acquis contemporains de la sociologie qui a eu le grand mérite de creuser cette voie.

18Les économistes qui ont joué un rôle pionnier dans le développement et l’usage des statistiques en économie se rattachent pour beaucoup à ces écoles : pensons à Engel, Lexis, Wagner et Schmoller pour l’école historique allemande ou encore à W. C. Mitchell pour l’old institutionalism. Ils accordaient beaucoup d’importance à un usage prudent des statistiques qui devaient toujours être mises en regard avec les structures évolutives (institutions, branches, organisations, etc.) de l’économie étudiée. Loin d’un métrologisme naïf, leur posture à l’égard des statistiques peut être qualifiée de constructiviste et de conventionnaliste, influencée par un constructivisme néo-kantien pour l’école historique allemande et par le pragmatisme de Dewey et de Peirce pour l’institutionnalisme américain. Ainsi, « Schmoller fit, avec ses collègues, du séminaire une nouvelle forme d’enseignement […] Aussitôt que les thèmes des travaux étaient répartis, Schmoller exigeait que leur traitement s’adosse méticuleusement à un matériau statistique. Il exigeait des étudiants qu’ils collectent eux-mêmes ce matériau, en allant dans les archives et en se familiarisant avec les documents anciens ou, en produisant eux-mêmes le chiffre des accidents du travail dans les entreprises par exemple. Ce n’est qu’ensuite que les participants au séminaire avaient l’autorisation de confronter le matériau collecté avec celui déjà disponible dans les revues et ouvrages spécialisés. » [Balabkins, 1993, p. 22, notre traduction]

19De plus, ces écoles fondatrices de l’institutionnalisme historique sont proches sur les plans intellectuel et généalogique de la sociologie du droit. Max Weber, représentant original de la dernière génération de l’école historique allemande, est aussi l’un des pères fondateurs de la sociologie du droit. De même, « l’attachement de Commons au pragmatisme philosophique l’a conduit à considérer que les concepts juridiques n’ont pas de sens préétabli, mais que leur sens varie selon le concept et le but. […] Commons discutait longuement des définitions de la propriété données par la Cour suprême et estimait que seules ces définitions empiriquement établies comptaient pour l’observateur de l’évolution du capitalisme. » [Kirat, 1999, p. 16]

20Ces écoles confèrent une place de choix à l’enquête et à l’observation. Pensons au Verein für Socialpolitik (association pour la politique sociale), dans lequel Schmoller et Weber ont joué un rôle clé, et qui a organisé de grandes enquêtes socio-économiques. Quant aux institutionnalistes américains, ils ont accordé une importance toute particulière à l’enquête, dans la lignée de Dewey, dans le processus de théorisation. Leur démarche abductive offre de nombreux points de rencontre avec la démarche ethnographique qui prend également sa source dans le pragmatisme.

21Ces approches invitent également à la réflexivité sur les catégories et à inscrire le chercheur dans le tableau. Veblen [1899-1900] décortique ainsi les « préconceptions de la science économique » et leur influence sur les « canons de la connaissance ». Hirschman [1983] en met en évidence les cycles idéologiques. Et, comme le rappelle Bruno Théret [2001], Commons en appelle quant à lui à « la nécessité de l’autoréflexivité des [chercheurs en sciences sociales] en tant qu’ils font partie eux-mêmes du monde qu’ils étudient ».

22Pour raviver ces traditions, il faudrait les placer au cœur de l’enseignement et des institutions de recherche, d’évaluation et de validation de la recherche. Une nouvelle section Économie et société du CNU fournirait un cadre institutionnel propice à une telle démarche. Il serait fondamental d’enseigner la réflexivité statistique sur les modèles de Schmoller et de Desrosières. Les étudiants font spontanément dans le réalisme métrologique naïf, mais ils sont également sensibilisés à certains débats sur la mesure du chômage par exemple. Les familiariser avec ces questions pourrait passer par des études de cas : le chômage, son invention, son halo et son « traitement statistique », la généalogie du ratio des 3 % de déficit public sur le PIB [Lemoine, 2011], de la valeur actionnariale [Lordon, 1999] ou encore des normes comptables internationales [Vanel, 2008] et, last but not least, des conventions de richesses associées au PIB [Gadrey, Jany-Catrice, 2005]. Il ne s’agit pas nécessairement d’ajouter des enseignements nouveaux à une liste déjà trop longue, mais d’injecter dans les enseignements existants des débats réflexifs et des études de cas, là où le contenu des enseignements existants repose à l’excès sur des théories dans le vide. Il serait également souhaitable d’enseigner, en parallèle aux techniques quantitatives, l’enquête de terrain dès la licence, comme c’est le cas dans la majorité des facultés de sociologie. Mettre à profit les stages en entreprise pour mettre en pratique ces savoir-faire d’enquête, savoir-faire qui correspondent au demeurant à des compétences valorisables sur le plan professionnel, est également envisageable. Pour ce qui est des économistes universitaires, ces mêmes savoir-faire d’enquête pourraient trouver leur place dans les revues d’économie politique au sein d’une rubrique dédiée par exemple, à l’instar de la rubrique éponyme de la revue Genèses. Dans le même ordre d’idée, les thèses d’économie politique pourraient comporter des « passages obligés » sur les choix méthodologiques en situation et les interactions avec les enquêtés comme c’est largement le cas en sociologie.

5 – Conclusion

23

« Aussi longtemps que les économistes continueront à spéculer principalement sur ce qui pourrait arriver dans un monde simplifié créé pour leurs fins propres et n’existant que dans leur imagination, il est peu probable qu’ils contribuent ou apprennent beaucoup des investigations [des sciences sœurs]. Mais s’ils sortent de leur cabinet pour entrer dans le monde réel, les conditions changeront. Alors, ils auront à étudier les mêmes créatures que les physiologistes, les psychologues, les anthropologues, les politistes, les philosophes, les historiens et les spécialistes d’éthique étudient sous d’autres angles. »
[Wesley Clark Mitchell, 1944, p. 218-219]

24Ce petit texte réitère l’invitation de Mitchell enjoignant les économistes à « sortir de leur cabinet » pour examiner de plus près le « monde réel, effectif » et développer ce faisant des relations de « fertilisations croisées » avec les « sciences sociales sœurs », tout particulièrement la sociologie. Je me suis sciemment concentrée ici sur les bénéfices, pour l’économie politique, à s’inspirer de pratiques sociologiques, présentées ici de manière idéale, voire idéalisées. Comme l’a si bien pointé François Vatin [6], à l’inverse du sociologue l’économiste tend à privilégier la cohérence du modèle sur l’intelligence des faits [7]. S’inspirer de la sociologie, c’est accroître notre capacité d’intelligence des faits économiques, grâce à des techniques d’enquêtes, des réflexions métathéoriques sur la construction de l’objet et des routines d’enquête opératoires et transmissibles qui permettent d’objectiver le rapport entre l’enquêteur et son objet. En revanche, par leur confrontation et leur fréquentation assidues de « théories générales » (walrasiennes, keynésiennes etc.), les économistes développent communément un rapport à la théorie beaucoup plus fort et systématique, quand les sociologues-ethnographes tendent à faire appel des fragments théoriques plus disparates, moins intégrés et parfois contradictoires. Si les sociologues mettent en évidence de manière extrêmement fine la diversité de l’agir microéconomique, ils proposent souvent une vision relativement grossière de l’« environnement » économique d’ensemble, parfois imprégnée de vulgate mainstream sur l’économie de marché. Or les travaux des institutionnalistes sur la diversité des capitalismes, des cadres institutionnels et organisationnels, l’hybridation des modèles productifs comme des capitalismes pourraient être bien plus travaillés par les sociologues. L’ignorance est souvent réciproque et les malentendus nombreux, tant les cultures, les concepts et les styles d’écriture se sont autonomisés dans les deux disciplines ; des ponts institutionnels, des lieux communs doivent être construits dans l’enseignement comme dans la recherche. Des traducteurs et des passeurs comme le fut si remarquablement Alain Desrosières [Chiapello, 2013] sont plus que jamais nécessaires.

Notes

  • [1]
    L’auteure remercie Florence Jany-Catrice et Richard Sobel de l’invitation à la table ronde « Économie et Sociologie » du congrès de l’AFEP 2013 dont est issu ce texte ainsi que les rapporteurs de la revue et Stéphane Longuet pour leurs remarques pertinentes.
  • [2]
    Ces pratiques méthodologiques sont souvent en usage dans d’autres sciences sociales (science politique, anthropologie, géographie ou histoire par exemple) et ne sont donc pas propres à la sociologie. Néanmoins, elles font partie des référents centraux au sein de la sociologie française où elles sont largement pratiquées et enseignées.
  • [3]
    Certains courants comme la théorie de la régulation insistent plus sur la dimension conflictuelle que cognitive, d’autres, comme l’économie des conventions, privilégient la dimension cognitive, mais les deux points de vue peuvent être conciliés, comme le note Bruno Théret [2000].
  • [4]
    Et Wesley Mitchell [1944, p. 215] de remarquer ironiquement à ce propos : « The [neoclassical] theorist does not himself ascertain men’s preferences by empirical inquiry; he merely supposes them to have been ascertained. This practice saves a vast deal of labor. »
  • [5]
    Cette occultation des interactions entre l’économiste et son objet de recherche inclut les interactions relevant du conflit d’intérêts, une situation prégnante par exemple dans les approches de l’efficience des marchés financiers aux États-Unis (cf. le documentaire Inside Job), comme en France [Mauduit, 2012].
  • [6]
    Voir sa contribution dans ce numéro de la Revue française de socio-économie.
  • [7]
    Il convient cependant de ne pas réifier et naturaliser les catégories d’économiste ou de sociologue, en oubliant la diversité intradisciplinaire de la sociologie comme de l’économie. On peut tout au plus parler d’un style de raisonnement scientifique dominant aujourd’hui en France dans chacune des disciplines.

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Agnès Labrousse [1]
CRIISEA, Université de Picardie - Jules Verne
  • [1]
    L’auteure remercie Florence Jany-Catrice et Richard Sobel de l’invitation à la table ronde « Économie et Sociologie » du congrès de l’AFEP 2013 dont est issu ce texte ainsi que les rapporteurs de la revue et Stéphane Longuet pour leurs remarques pertinentes.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/05/2014
https://doi.org/10.3917/rfse.013.0225
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