CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La science économique, en France comme ailleurs, est en proie aujourd’hui à une crise extrêmement forte, à la fois de légitimité externe et de cohérence interne, les deux étant bien sûr liées. Crise externe, d’une part. La crise économique a largement décrédibilisé la pensée économique dominante, affectant même les élites économiques et politiques qui s’appuyaient il y a encore peu de temps sur l’idéologie des bienfaits du marché pour rationaliser leur construction de la mondialisation néolibérale. Crise interne, d’autre part. Sur le plan purement scientifique, le paradigme dominant de la science économique – la théorie néoclassique (et plus précisément le couple équilibre général et microéconomie contractualiste) –, est de plus en plus remis en cause sur le plan intellectuel, alors même que son hégémonie académique n’a jamais été aussi forte (Lee, 2011). La période actuelle est ainsi travaillée par de fortes recompositions. S’agissant de la France, les hétérodoxies économiques (théorie de la Régulation, école des conventions, économie sociale et solidaire, philosophie économique, socio-économie, critique de l’économie politique, théorie néo-marxiste, institutionnaliste, néo-autrichienne, postkeynésienne, etc.), qui, il y a peu, tiraient chacune de leur côté, se sont largement organisées en acteur collectif [1] pour peser sur la construction de règles et d’institutions du champ scientifique de l’économie qui reconnaissent le pluralisme des objets, des concepts et des méthodes.

2Il va sans dire que ces recompositions théoriques affectent les approches hétérodoxes dans leur rapport avec les autres sciences sociales, au premier rang desquelles la sociologie [2]. La RFSE se propose ici de nourrir ce débat en réunissant quelques points de vue différents, lesquels, sans atteindre l’exhaustivité, permettent de donner à voir la complexité des enjeux des collaborations disciplinaires en sciences sociales.

3Il ne s’agit évidemment pas de poser la vaste question des rapports entre économie et sociologie (histoire des idées, objets, méthodologies, concepts), mais plutôt de cerner des questions plus contextualisées à partir d’une ligne directrice qui est au cœur du projet éditorial de la RFSE (Convert et al., 2008). L’hypothèse implicite est que, pour des raisons liées à la place qu’a prise l’économie-chose [3] (economy) dans nos sociétés, ce qui se passe dans l’économie-discipline (economics) a un impact sur l’ensemble des sciences humaines et sociales. Pour poser le problème, partons de la théorie économique dominante. Quelles que soient la sympathie ou la bonne volonté de tel ou tel de ses défenseurs [4], l’orthodoxie néoclassique apparaît comme ayant intrinsèquement une vocation hégémonique sur l’ensemble des sciences sociales (Lazear, 2000). Elle a la prétention de proposer, de fait ou potentiellement, une explication intégrale et sans résidu de tous les phénomènes humains et sociaux, et comme telle, elle ne semble pouvoir tolérer aucune extériorité théorique, ne permettre aucune collaboration théorique avec d’autres disciplines des sciences sociales, et n’autoriser que des collaborations techniques. Pour elle, les autres sciences sociales, en premier lieu la sociologie et l’histoire, ne semblent être que des « pourvoyeurs » de faits bruts – éventuellement de faits stylisés – sur lesquels la science économique vient se pencher après coup pour leur donner une explication véritablement « scientifique », l’histoire et la sociologie pouvant éventuellement alimentant le propos par l’empirie. Cela peut donner parfois l’illusion d’une collaboration disciplinaire – sans compter que l’ésotérisme formalisateur de la théorie néoclassique arrive toujours à fasciner – ; mais dans ce cas, il ne peut jamais y avoir égalité épistémologique et complémentarité théorique. La science économique est une forme qui s’applique à tous les contenus. Et quand la théorie néoclassique noue des alliances authentiques et équilibrées, c’est souvent pour sortir des sciences sociales, et aller voir du côté des sciences de la nature (cognitivisme, neurobiologie, génétique). À terme, le danger d’un tel processus n’est autre que la mise en coupe réglée « naturaliste » de l’ensemble des discours qui auront droit de cité sur un plan scientifique à propos de l’économie-chose, et partant, bien au-delà.

4Face à cette posture hégémonique de l’orthodoxie, celle des hétérodoxies est-elle plus ouverte à une véritable démarche interdisciplinaire ? Avec elles, a-t-on affaire à une véritable forme de collaboration ou d’interaction avec la sociologie en particulier, les autres sciences sociales en général ? Si oui, pour quels résultats ? Avec quelles perspectives ? Pour les éclairer, il convient au préalable de préciser ce que l’on entend par interdisciplinaire. Peut-être conviendrait-il d’employer le terme de « transdisciplinaire » plutôt que celui de pluridisciplinaire ou d’interdisciplinaire. Le terme d’interdisciplinarité est en effet pour le moins ambigu qui peut désigner une sorte de méta discipline… sans objet propre. Ne nous privons pas de rappeler cette boutade de Louis Althusser, qui a au moins le mérite de déblayer le terrain de la problématique : « Le mythe [de l’interdisciplinarité] joue à plein emploi dans les sciences humaines et à ciel ouvert. La sociologie, l’économie politique, la psychologie, la linguistique, l’histoire littéraire, etc., ne cessent d’emprunter des notions, des méthodes, des procédés, et des procédures à des disciplines déjà existantes, qu’elles soient littéraires ou scientifiques. C’est la pratique éclectique des « tables rondes » interdisciplinaires. On invite ses voisins, au petit bonheur la chance, pour n’oublier personne, ne sait-on jamais. Quand on invite tout le monde, pour n’oublier personne, cela signifie qu’on ne sait pas qui inviter au juste, qu’on ne sait pas où on est, qu’on ne sait pas où on va. Cette pratique des « tables rondes » se double nécessairement d’une idéologie des vertus de l’interdisciplinarité, qui est le contrepoint et la messe. Cette idéologie tient dans une formule : quand on ignore quelque chose que tout le monde ignore, il suffit de rassembler tous les ignorants : la science sortira du rassemblement des ignorants » (Althusser, 1967, p. 46).

5Pour être constructifs et proposer tracer les grandes pistes du dossier, il faut distinguer des collaborations disciplinaires de deux types (Favereau, 1995) : celle qui concerne les objets ou plus précisément les domaines de recherche (multidisciplinarité), et celle qui concerne les questions (transdisciplinarité) [5]. Dans le premier cas, l’échange entre les disciplines peut venir du fait que des disciplines peuvent avoir « des airs de famille » (Wittgenstein), comme c’est par exemple le cas des sciences sociales du travail (sociologie du travail, droit social, histoire économique, ergonomie, économie du travail, philosophie du travail, théories des organisations). Il ne s’agit bien évidemment pas de quitter sa propre discipline en procédant à une synthèse composite et éclectique sans critère scientifique. Il s’agit au contraire de compléter les apports de sa discipline par celle d’autres disciplines, et de procéder à la production de connaissances co-construites, à la coproduction de connaissances. Cela permet à la fois de saisir la complexité de l’objet étudié et de suggérer des pistes de recherche. Le second cas (la transdisciplinarité) a sans doute une portée épistémologique et théorique plus grande. Il ne s’agit pas d’aller vers l’autre discipline en partant de la périphérie, mais… en restant au cœur de sa discipline, au plus près du noyau dur de ses questionnements constitutifs. À l’instar d’Olivier Favereau, certains auteurs recommandent cette démarche lorsqu’on se heurte à une impasse théorique profonde, qui mobilise les postulats fondateurs de la discipline et dont on ne peut espérer « par magie » différer le règlement – c’est à tout le moins le cas de l’orthodoxie en science économique. Dans ce cas, la confrontation à d’autres formes de problématisation peut constituer le point d’Archimède nécessaire pour procéder à une reconfiguration interne, plus ou moins forte. On peut prendre l’exemple de la théorisation de l’action, dont la science économique comprend désormais à quel point elle ne peut s’épuiser dans la simple mobilisation de la rationalité instrumentale. C’est sans doute dans cet esprit qu’un pan de l’économie-discipline tente de se rapprocher depuis plusieurs décennies de la psychologie, voire des neurosciences. Sur ce plan, et fondamentalement, les disciplines ne communiqueraient donc pas par leurs frontières, leur marge ou leur périphérie, mais bel et bien par leur centre.

6Les contributions de ce dossier visent à prolonger tels ou tels aspects de ces réflexions. Leurs auteurs s’interrogent sur la manière de reconfigurer, ou pas, une nouvelle articulation des différentes disciplines sous la forme de « sciences sociales de l’économie ». Plutôt que d’approfondir une nième fois la question épistémologique entre nos disciplines, nous avons suggéré à ces collègues (Robert Boyer, Christian Bessy, Charlotte Da Cunha, François Horn, Agnès Labrousse, Jean-Louis Laville, Jean-Paul Vanderlinden, François Vatin) de partir de leur pratique de recherche. En filigrane de cette description, nous leur avons demandé ce qui permettrait à cette nouvelle articulation, à ces nouvelles alliances, de renforcer et d’accroître leur dimension critique et antinaturaliste ? À partir de quels objets privilégiés pourrait se déployer cette articulation ? À partir de quelles méthodologies communes et partagées ? À partir de quels concepts ? Quelle place pourraient, ou devraient, prendre les grands auteurs communs à l’économie et la sociologie (Marx, Weber, Durkheim, Polanyi, pour ne citer que les plus célèbres), dans cette reconfiguration actuelle ? Est-ce que ces reconfigurations, si elles étaient pertinentes et dynamiques, devraient conduire à des transformations institutionnelles profondes dans le champ des sciences sociales ? Bien que l’exercice ne soit pas aisé, la plupart des chercheurs contactés se sont pliés, de bonne grâce, au jeu de la réflexivité. Remercions-les pour cette in-discipline !

Notes

  • [1]
    Voir l’Association française d’économie politique, créée en 2009.
  • [2]
    De ce point de vue, les réflexions sont proches du colloque Cerisy de juin 2014, invitant à la recherche du politique dans la confrontation entre économistes hétérodoxes et sociologie économique.
  • [3]
    Cette distinction venant de K. Polanyi a été récemment reprise par Latour et Lépinay dans leur ouvrage sur Gabriel Tarde (Latour, Lépinay, 2008).
  • [4]
    Afin de lever tout malentendu et de sortir d’une problématique individuelle, rappelons qu’il existe encore des économistes néoclassiques cultivés, curieux, éclectiques et ouverts.
  • [5]
    Nous verrons que les différents auteurs fournissent parfois des interprétations sensiblement différentes à la nôtre.

Bibliographie

  • Althusser L. (1967), Philosophie et philosophie spontanée des savants, Maspero, Paris.
  • En ligneConvert B., Jany-Catrice F., Sobel R. (2008), « Prouver le mouvement en marchant. Contexte, enjeux et ambitions de la RFSE », Revue française de socio-économie, n° 1, p. 3-7.
  • Favereau O. (1995), « Quels enjeux pour la socio-économie ? Table ronde », in L’inscription sociale du marché, sous la direction de A. Jacob et de H. Vérin, L’Harmattan.
  • Latour B., V. Lépinay, 2008, L’économie, science des intérêts passion. Introduction à l’anthropologie économique de Gabriel Tarde, La Découverte, hors coll. Sciences humaines.
  • En ligneLazear E. (2000), « Economic Imperialism », Quarterly Journal of Economics, vol. 115, n° 1, p. 99-146.
  • En ligneLee F. (2011), « Être ou ne pas être hétérodoxe : réponse argumentée aux détracteurs de l’hétérodoxie », Revue française de socio-économie, 2011/2, n° 8, p. 123-144.
  • En ligneOrléan A. (2005), « La sociologie économique et l’unité des sciences sociales », L’Année sociologique, 55, 2, p. 279-306.
Florence Jany-Catrice
CLERSÉ, Université Lille 1
florence.jany-catrice@univ-lille1.fr
Richard Sobel
CLERSÉ, Université Lille 1
Richard.Sobel@univ-lille1.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/05/2014
https://doi.org/10.3917/rfse.013.0203
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