1Monique de Saint Martin est sociologue, directrice d’études à l’EHESS à Paris, et chercheur à l’IRIS. Elle a mené de nombreuses recherches sur l’éducation et sur les élites. Elle a notamment publié L’espace de la noblesse [1].
2Pourriez-vous nous parler de votre rencontre avec Pierre Bourdieu ?
3J’ai rencontré à peu près en même temps Jean-Claude Passeron et Pierre Bourdieu. J’étais à l’époque, en 1963, étudiante de Passeron à la Sorbonne. Bourdieu et Passeron préparaient alors Les héritiers [2]. J’avais fait d’autres études avant la sociologie, une licence d’espagnol et des études de documentaliste, et j’avais une expérience professionnelle dans ce domaine. Je suis arrivée au Centre de sociologie européenne (CSE), où des vacations m’ont été proposées ; en même temps que je faisais des études de sociologie, je devais gagner ma vie. J’ai eu beaucoup de chance ! Après avoir fait durant quelques mois des vacations, j’ai rapidement obtenu un poste et suis devenue ce qui s’appelait « collaboratrice technique », puis « chef de travaux » à l’École pratique des hautes études (EPHE). Les premiers travaux que j’ai faits, c’était plus en lien avec Passeron qu’avec Bourdieu ; il y a eu des recherches de données statistiques sur les étudiants pour Les héritiers, des recherches bibliographiques sur les systèmes d’enseignement dans les pays méditerranéens pour le Cahier du CSE, « Education, développement et démocratie », qui a été édité par Robert Castel et Jean-Claude Passeron [3].
4La première fois que j’ai été amenée à collaborer directement avec Pierre Bourdieu, et avec Passeron en même temps, cela a été à l’occasion de la préparation du Cahier Rapport pédagogique et communication [4]. Là, on était dans la sociologie de l’éducation. Passeron, qui enseignait à la Sorbonne et Bourdieu, qui était à Lille, avaient créé un réseau avec d’autres collègues, enseignants de sociologie ou de philosophie, et faisaient des enquêtes avec leur aide pour une part pour pallier le manque de moyens. À l’époque, il y avait peu d’argent pour les enquêtes, et puis il n’y avait pas tout à fait encore la pratique des grandes enquêtes statistiques… cela viendra très vite. Les enquêtes se faisaient beaucoup au CSE grâce à ce réseau de professeurs, qui eux-mêmes faisaient remplir les questionnaires aux étudiants pendant les cours. La chance que l’on a eue, c’est que, à peine arrivés au CSE, que ce soit Luc Boltanski, Yvette Delsaut ou moi, nous avons obtenu des postes qui n’existent plus aujourd’hui de « chef de travaux » à l’EPHE, qui seraient l’équivalent de postes d’assistant des universités. Pour des jeunes qui n’avaient pas fini leur thèse, c’était un emploi de fonctionnaire, avec un vrai pied dans la recherche. Voilà pour ce qui est de ma rencontre avec Pierre Bourdieu. Sur le plan intellectuel, c’est une expérience qui m’a beaucoup marquée, de travailler sur le rapport pédagogique : que se passait-il entre un enseignant de licence de sociologie ou de philosophie et ses étudiants ? Et qu’est-ce que les étudiants comprenaient exactement lorsqu’ils assistaient à un cours ? Quelle était l’ampleur des malentendus ? Quels rapports les étudiants entretenaient-ils avec la langue d’enseignement ?
5À la même époque, j’ai aussi travaillé avec Bourdieu sur une autre enquête, sur la bibliothèque universitaire de Lille [5]. Ce sont mes premières expériences de travail, dont je garde un excellent souvenir. On me confiait surtout les questions d’exploitation et d’analyse de données statistiques. Et une chose importante dans ce collectif qui était constitué autour de Bourdieu, ou plutôt de Bourdieu et de Passeron, c’était qu’il y avait une division du travail en fonction des connaissances et des savoirs des uns et des autres. J’étais surtout du côté du traitement des enquêtes et du quantitatif ; j’avais la grande chance de travailler avec Bourdieu et Passeron, de participer à des séances de travail avec eux.
6À l’époque, vous prépariez une thèse sur quel sujet ?
7Sur l’enseignement scientifique supérieur, dans les facultés et les grandes écoles. Bourdieu et Passeron avaient écrit Les héritiers, à partir d’enquêtes auprès des étudiants en lettres et j’ai commencé en 1965 à réaliser et exploiter de grandes enquêtes sur les étudiants en sciences avec Luc Boltanski, Robert Castel, Madeleine Lemaire. J’ai aussi travaillé avec Passeron sur les étudiants en médecine, Yvette Delsaut faisait une enquête sur les étudiants en lettres et la politique, Claude Grignon est venu rapidement et s’est intéressé à l’enseignement technique, Jean-Claude Combessie aux parents d’élèves… Mais au Centre de sociologie européenne, il existait d’autres centres d’intérêt, par exemple, la sociologie de la culture. Je pense aux enquêtes sur les musées, avec Dominique Schnapper, Francine Muel-Dreyfus, et aussi aux enquêtes sur la photographie, qui ont conduit à Un art moyen [6] et auxquelles collaboraient Luc Boltanski et Jean-Claude Chamboredon. Bourdieu venait de travailler avec eux deux sur La banque et sa clientèle [7]. Quand j’arrive au CSE, Luc Boltanski exploite et analyse aussi l’enquête qui lui permet d’écrire Le bonheur suisse [8].
8Dans les recherches en cours, les contrats, les projets, les équipes, on est donc assez loin d’une sociologie des faits économiques…
9Dans plusieurs des travaux de Bourdieu auxquels je n’ai pas contribué, on peut en fait trouver un intérêt fort pour les faits économiques. Il y a eu dès la fin des années 1950 et le début des années 1960 les travaux sur l’Algérie qui nous donnent en effet les indices d’une sociologie économique. Avec Abdelmalek Sayad pour Le déracinement, avec des collègues de l’Insee pour Travail et travailleurs en Algérie… et dans le livre fameux Algérie 60, il y a toutes les prémices d’un intérêt pour les questions et les conduites économiques, leur rationalisation, les questions du chômage, de la représentation de l’avenir qui est liée à la conception de l’économie que porte cette société, de la crise de la société traditionnelle [9]. Le questionnement concernant l’activité économique y occupe une place de choix.
10Au milieu des années 1960, il faut évoquer aussi le livre auquel je ne participe pas, mais dont j’entends beaucoup parler, dont l’auteur collectif a été appelé « Darras ». Dans ce gros livre, Le partage des bénéfices, on trouve des contributions de sociologues, d’économistes et de statisticiens. Il y a entre autres un article de Bourdieu et Darbel, « La fin d’un malthusianisme ? », dans lequel ils s’interrogent sur les liens entre régulation des naissances et calcul économique [10]. Dans ce livre, se dégage l’intérêt de Bourdieu pour les faits économiques qui apparaissait clairement dans La banque et sa clientèle.
11Et puis, il y avait les recherches de Bourdieu sur les paysans et le célibat au Béarn, je pense qu’il y a là aussi l’embryon d’une sociologie économique, dans ces travaux qui commencent dès le début des années 1960 et seront repris à la fin de sa vie, avec notamment Le bal des célibataires [11]. Cependant, je n’ai pour ma part pas entendu Bourdieu utiliser le terme de « sociologie économique ». Je rappelle que je n’ai pas participé à tous ces chantiers que je viens d’évoquer. Je remarque aussi que lorsque Bourdieu s’est séparé de Raymond Aron, c’est le nom de Centre de sociologie de l’éducation et de la culture (CSEC) qu’il a donné au centre qu’il a fondé en 1970.
12À propos de La banque et sa clientèle, en aviez-vous entendu parler à l’époque ?
13Oui, j’en ai entendu parler et j’étais impressionnée par ce gros rapport de recherche. La recherche s’achevait lorsque je suis arrivée au CSE. Il me semble intéressant de préciser qu’à différentes époques de la carrière de Bourdieu, il y a eu des rencontres avec des personnes liées à l’industrie, à la banque ou à l’entreprise qui sont venues le chercher et qui lui ont proposé des contrats de recherche. Comment s’est passé le contact pour la recherche sur les clients de la Compagnie bancaire et le crédit ? Je ne sais pas. Mais La banque et sa clientèle, c’est une recherche effectuée justement à la suite d’un contrat avec la Compagnie bancaire. Il y a eu aussi le contrat avec Kodak qui a débouché sur Un art moyen. Et, si on avance dans le temps, pour La maison individuelle [12], il y a des gens d’un petit bureau d’études qui sont venus demander à Bourdieu de faire des recherches sur la maison individuelle et qui lui ont proposé un contrat de recherche. Quoi qu’il en soit, même si on avait besoin d’argent au CSE dans les années 1960, notamment pour rémunérer les vacataires qui faisaient le codage des questionnaires des enquêtes, je ne peux pas imaginer que Bourdieu ait accepté d’entreprendre une recherche si cela ne l’intéressait pas.
14Chronologiquement, c’est plutôt la recherche sur La Noblesse d’État [13] ou celle sur La maison individuelle qui vient avant ? Ou bien est-ce que les deux projets se chevauchent ?
15Les recherches sur les grandes écoles avaient commencé dès les années 1966-1967, longtemps avant la recherche sur la maison individuelle qui est réalisée à la fin des années 1980. Dans les années 1960-1970, on ne parlait pas de noblesse d’État. Et le livre La Noblesse d’État sera publié en 1989. Il faut bien avoir en tête que ce qui a abouti à ce livre, c’est plus de vingt ans de recherche ! Je pense qu’on a du mal à réaliser aujourd’hui ce que c’est de travailler vingt ans sur un objet.
16On est bien dans la sociologie de l’éducation…
17Effectivement, au départ le projet est plutôt du côté de la sociologie de l’éducation. À l’époque, on avait un intérêt pour l’ensemble du système d’enseignement supérieur, je vous en ai déjà parlé… Des enquêtes sont menées auprès des étudiants en sciences, en lettres, en médecine, en droit aussi, on travaille sur toutes les questions des inégalités produites au travers du système d’enseignement. À l’origine du projet sur les grandes écoles, on trouve un groupe d’élèves de l’École normale supérieure qui vient voir Bourdieu parce qu’ils ont lu Les héritiers. Émerge alors l’idée d’étudier les élèves des ENS. Au début des années 1970, il y a environ trente à quarante « grandes et moins grandes » écoles qui ont été enquêtées ! Il me semble que l’idée de « noblesse d’État » est venue tardivement. Je peux me tromper, mais il y a des signes de cela, par exemple, prenons l’article sur le patronat [14], nous parlons d’une « oligarchie financière d’État », et la notion de « noblesse d’État » n’apparaît pas. Si on voulait faire l’histoire de cette recherche aujourd’hui, il faudrait interroger un grand nombre d’acteurs, car pratiquement personne n’y a participé du début à la fin.
18Ensuite, par rapport à ce qui vous intéresse, je pense que c’est au début des années 1970 que l’idée émerge de ne plus seulement s’intéresser à l’éducation et à la formation des élèves des grandes écoles, leur mode de sélection, la constitution d’un esprit de corps… Mais aussi à ce qu’ils deviennent, aux positions qu’ils occupent. Bourdieu parle à cette époque, dans les années 1970, de constitution ou formation de « la classe dominante », il n’a pas utilisé le terme d’« élite ». C’est plutôt orienté vers une sociologie de la classe dominante et du pouvoir. Et là, on va commencer toute une série de recherches qui n’ont pas toutes abouti. On va s’intéresser aux PDG des grandes entreprises, aux hommes politiques, aux hauts fonctionnaires. Bourdieu avait eu l’occasion de travailler avec Alain Darbel et Dominique Schnapper sur les hauts fonctionnaires [15]. Dans les années 1970, l’intention est d’essayer d’étudier les grands corps de l’État, la Cour des comptes, le Conseil d’État, l’Inspection des finances, mais aussi les directeurs d’administration, les membres des cabinets ministériels, les généraux, etc. En somme, ce qu’on appelait alors les « différentes fractions de la classe dominante ». On étudie aussi les évêques [16] et les universitaires. Ces derniers forment plutôt une fraction dominée de la classe dominante, et cette recherche donnera Homo academicus [17]. J’ai pour ma part suivi cette recherche, mais je n’y ai pas collaboré directement. Ce que je connais le plus, c’est tout le travail autour du patronat publié en 1978 ou celui autour de l’épiscopat. Lorsque nous nous intéressons au patronat, ce n’est pas pour autant, me semble-t-il, de la sociologie économique, c’est plutôt avec l’idée d’étudier le champ du pouvoir et plus précisément le champ du pouvoir économique, les modes de domination et de légitimation et avec une démarche historique. Nous ne voulons pas faire une coupe, que ce soit des patrons ou des évêques, en disant : « On étudie le patronat des années 1970. » En fait, nous avons tenté une sociologie historique du patronat, en nous intéressant notamment aux PDG en fonction à différents moments : 1952, 1962 et 1972, et il en a été de même pour les évêques. Je n’ai pas eu alors le sentiment qu’on était en train de construire une sociologie économique, j’ai vécu cette période comme participant à la construction d’une sociologie de la classe dominante ou du champ du pouvoir.
19Comment est-ce qu’on s’y prend pour étudier le patronat ? La question se pose à l’époque, il faut chercher qui sont les grands patrons, les PDG, on cherche les classements existants dans les revues économiques, les classements des entreprises, on cherche aussi à qui sont les plus grandes entreprises. Et très vite, l’idée est apparue de mettre en relation les caractéristiques des PDG et celles des entreprises. Nous sommes partis en fait de la liste des plus grandes sociétés publiée par le magazine mensuel L’Entreprise en novembre 1972. Bien entendu, tout cela pose de nombreuses questions : qu’est-ce qu’une entreprise, une grande société, un groupe ? Quand peut-on considérer qu’une entreprise cesse ? Retenons-nous les filiales dans l’étude ? Qu’est-ce qu’un patron ? On a rassemblé des données éparses et beaucoup travaillé avec des documents de seconde main, notamment des données d’annuaires – le Who’s Who in France, les annuaires de la Société générale de presse –, mais aussi d’autres dictionnaires biographiques et toute la presse quotidienne, économique ; des dossiers individuels par PDG ont été constitués, les entretiens réalisés auprès des PDG par des journalistes de la presse économique ou par des auteurs d’ouvrages ont été analysés de même que les notices nécrologiques, les données du Who’s Who in France ont été vérifiées de façon systématique.
20Est-ce que vous aviez des exemples d’autres travaux effectués sur la base d’annuaires ?
21Olgierd Lewandowski avait beaucoup exploré et analysé le Who’s Who in France [18]. La recherche sur le patronat s’appuie sur des sources diverses, pas seulement sur des annuaires. Et Bourdieu avait une culture de sciences sociales très large, y compris internationale. Il connaissait bien les travaux américains sur les élites, le pouvoir, les PDG des grandes entreprises. Il avait lu aussi les travaux des historiens, je pense à Louis Bergeron par exemple ; il lisait beaucoup, et c’était une caractéristique importante de sa façon de travailler. Il cherchait les travaux existants réalisés par des historiens, des anthropologues, des chercheurs en sciences politiques en France et à l’étranger et, sur ce domaine-là, aux États-Unis et en Angleterre notamment, mais aussi dans beaucoup d’autres pays, en Italie ou ailleurs.
22Pour compléter cette histoire, cela me fait penser qu’il y avait un groupe à l’université de Columbia qui voulait faire un projet comparatif sur les élites, il s’agissait de The International Study of Opinion Makers. L’un des initiateurs s’appelait Bogdan Denitch qui travaillait avec Charles Kadushin et Allen Barton. L’idée était de faire la même recherche, en France, en Italie, en ex-Yougoslavie, et dans d’autres pays ; il y avait six ou sept pays concernés et l’idée était de répéter la même enquête dans chaque pays. Là encore, il y a eu une sollicitation de l’extérieur, et Bourdieu s’est intéressé au projet, car cela rencontrait ses préoccupations de l’époque. Je me souviens que nous étions allés Bourdieu, Boltanski, moi et d’autres à un colloque autour de ce projet en 1969 dans l’île de Brac, il y a eu tout un début de collaboration avec eux, et en même temps, cela ne pouvait pas marcher, car il était évident pour Bourdieu qu’on ne pouvait pas travailler sur ces groupes d’élites avec un questionnaire qui devait être le même dans tous les pays et avec une problématique imposée à tous !
23J’ai l’impression de vous dire plus de choses sur les manières de travailler que sur la sociologie de l’économie… En parlant des patrons, on approchait un peu le sujet. Pour résumer, nous nous sommes d’abord appuyés sur des recherches existantes, et je pense qu’on a un peu bricolé, au sens noble du terme, j’ai bien aimé ce côté bricolage où à la fois on prend appui sur de nombreux travaux et on croise des données venant d’horizons différents – entretiens avec des journalistes économiques, dépouillement de la presse, analyse du Who’s Who. Il y a quelque chose que j’ai souvent raconté, au début des années 1970, nous n’utilisions pas encore l’analyse des correspondances, et du point de vue des méthodes de recherche, cela donnait un « esprit aux aguets ». Je me souviens par exemple que nous étions allés voir Jacques Bertin qui dirigeait le Laboratoire de cartographie de la VIe section de l’EPHE pour voir ce que l’on pouvait faire en termes de représentation cartographique, de diagrammes, et nous avons largement fait appel à ses méthodes et enseignements. Ensuite, lorsque l’analyse des correspondances est devenue possible, Bourdieu a été parmi les premiers en France à faire appel à cette méthode statistique, car elle lui permettait d’obtenir des représentations graphiques, des sortes de « cartes », des espaces sociaux ou des champs en lien avec les caractéristiques sociales des individus et des groupes.
24Il y a tout de suite l’idée de penser relationnellement… [19]
25Tout à fait ! Il y a l’idée de penser les relations objectives et subjectives entre les différents acteurs ou les différents groupes sociaux, mais aussi les relations entre différents espaces et les différents types de relations, de domination, de concurrence, de solidarité. Le concept de « champ » rend compte de façon systématique du caractère relationnel de la réalité sociale. Il me semble intéressant de souligner aussi que Bourdieu nous encourageait à ne pas nous enfermer ou nous spécialiser dans un seul domaine et à penser une recherche à partir d’une autre. C’est ainsi que, ayant beaucoup travaillé sur l’éducation et la culture, le goût dans les différentes classes sociales, il s’intéressait à l’étude du champ du pouvoir, mais en même temps à la production de l’idéologie dominante ou à la sociolinguistique. Et dans ses séminaires auxquels j’ai assisté, il y avait cette incitation forte à croiser des champs de recherche, à ne pas rester enfermé dans la sociologie de l’éducation ou la sociologie du travail par exemple.
26Participiez-vous à l’organisation du séminaire ?
27J’ai plus participé à l’encadrement de doctorants inscrits avec Bourdieu qu’à l’organisation de son séminaire dont j’ai assuré le suivi un moment. Pour le séminaire, dans les années 1970, 1980, il y avait des séances tout à fait passionnantes où on voyait peu à peu se construire un objet de recherches nouveau qui pouvait être éloigné de son propre champ de recherches et qui faisait se poser des questions et porter un regard nouveau sur son propre objet. Je me souviens par exemple de Marie-France Garcia-Parpet, lorsqu’elle a exposé sa recherche sur le marché au cadran en Sologne et la vente des fraises [20] et Bourdieu s’est passionné pour cet objet, apparemment petit, qui était infiniment intéressant.
28Revenons à la genèse de La Noblesse d’État, comment avez-vous fait le lien entre patronat et grandes écoles ?
29Tout ce chantier a duré un peu plus de vingt ans, je pense que cela s’est un peu enchevêtré. Il n’y a pas eu une période « grandes écoles » puis une période « classe dominante - patronat ». Parfois, « les grandes écoles » étaient placées un peu en veilleuse, et on travaillait sur le patronat ou sur les différentes fractions de la classe dominante ; tout cela était lié aussi à la préparation de numéros d’Actes de la recherche, car cela donnait des deadlines ; il a fallu selon les impératifs de la revue mettre à un moment donné le paquet plutôt sur les grandes écoles ou plutôt sur le patronat. Le lien entre les deux recherches est quasi évident. Parmi les PDG des plus grandes entreprises, il y a de très nombreux anciens élèves des grandes écoles et ceux-ci sont plus nombreux à la tête des entreprises liées d’une façon ou d’une autre à l’État qu’à la tête des très grandes entreprises privées. Si on s’interrogeait sur le devenir des anciens élèves des grandes écoles, on était de fait conduits à s’intéresser au patronat.
30Quelle a été la réception de cet article sur le patronat ? Avez-vous eu des retours sur les gens nommés dans l’analyse par exemple ?
31Les patrons eux-mêmes, je ne pense pas qu’ils aient réagi. Actes de la recherche devait tirer à environ 2 000 exemplaires, et n’était pas vraiment la revue la plus lue par les patrons ! Il n’y avait d’ailleurs pas eu d’entretiens approfondis avec les patrons eux-mêmes, alors qu’il y en a eu avec les évêques.
32Et vous personnellement, cela vous intéressait de passer de l’éducation au patronat ?
33Oui ! Je commençais, à tort ou à raison, à avoir un peu le sentiment de répétition, avec toute la série de travaux sur les étudiants et les élèves des grandes écoles. L’enquête sur les grandes écoles, cela devenait une sorte de serpent de mer, dont on ne voyait pas la fin ! Et chaque question appelait de nouvelles questions… Comment faire, quand vous travaillez sur un univers aussi vaste, pour respecter la spécificité de chaque école ou groupe d’écoles et généraliser sur l’ensemble ? Cela devenait difficile et par moments Bourdieu laissait dormir la recherche ; et puis il n’y avait pas de vraies contraintes dictées par un commanditaire, comme on peut en avoir maintenant. Et travailler sur le patronat, les PDG des grandes entreprises ou ensuite sur l’épiscopat, cela m’intéressait beaucoup.
34Je me souviens aussi de la préparation de l’article Anatomie du goût [21] auquel j’étais heureuse de participer, car cela me faisait entrer dans un autre univers, c’était au milieu des années 1970. Dans les enquêtes et les questionnaires qui étaient à la base d’Anatomie du goût, puis de La distinction [22] et qui avaient été exploités en partie pour Un art moyen, l’idée était de tester si dans les différents groupes sociaux, existe ou non une communauté de goûts, que ce soit en matière de peinture, de chanson, pour le choix d’un ami, mais aussi pour celui de la maison. On cherchait à connaître les qualités de l’intérieur préférées, on s’intéressait aussi aux œuvres de musique, aux films vus, bref, à un univers aussi large que possible. L’idée était d’appréhender la constitution de dispositions esthétiques, etc., dans les différents groupes sociaux, les classes sociales, leurs différentes fractions, et de mettre en évidence tout ce système de distinction. On était là dans la préparation lointaine de la recherche sur La maison individuelle, même si on n’avait pas encore en tête ce futur travail qui commence plus de dix ans plus tard.
35La recherche proprement dite sur La maison individuelle a commencé par un petit rapport sur Maison et maisonnée que j’avais coécrit et qui portait sur les maisons Phénix, ces maisons toutes faites, avec des charpentes métalliques, qui se distinguaient des maisons Bouygues, des « maisons de maçons ». Ce rapport avait été commandité par Pierre-Jean Gré et le Groupe 7. À l’époque, il y avait peu de recherches sur la maison individuelle, et sur les propriétaires de maisons individuelles. J’étais contente de travailler sur un domaine nouveau. On fréquentait des salons d’exposition de maisons, des nouveaux « villages » dans les banlieues, où étaient construites des maisons individuelles, des entrepreneurs, des constructeurs, etc. Par la suite, pour La maison individuelle, nous avons eu un financement de la Caisse nationale des allocations familiales [23]. Pour cette recherche comme pour d’autres, on peut dire qu’on a travaillé à la fois à partir de possibilités ouvertes par des contrats apportant des financements, mais aussi dans l’esprit de poursuivre des intérêts scientifiques anciens et réels. Les nouvelles recherches s’inscrivaient souvent pour une part dans le prolongement de ce qui était ou avait été mené.
36On a évoqué La maison individuelle sous son versant « goût », mais on peut le lire aussi comme une sociologie de l’État et du marché.
37En fait, pour cette recherche, il y a eu une division du travail. Bourdieu travaillait avec Rosine Christin sur le versant de l’étude de la production de la politique du logement [24]. J’ai travaillé plutôt sur le versant de l’étude de la demande : qui sont les acheteurs, qui sont les propriétaires, les locataires, quelle est la genèse des systèmes de préférences et des choix d’une maison ou d’un appartement, quel est le mode d’accession à la propriété, qui recourt au crédit ? Cette étude de la demande était réalisée principalement à partir des enquêtes de l’Insee, mais aussi à partir d’entretiens auprès d’acheteurs ou de propriétaires de maisons [25]. Il fallait comprendre les investissements financiers et affectifs des différentes catégories sociales en matière de logement. La maison individuelle est un produit dans lequel la dimension symbolique est particulièrement forte. L’État est bien sûr présent, notamment à travers les demandes de crédit ou de prêt qui sont conditionnées par la politique de financement. Les systèmes de dispositions individuelles ne peuvent devenir efficaces qu’en relation avec un état du marché et aussi en fonction des conditions institutionnelles de l’accès à ce marché, parmi lesquelles les formes que revêtent à tel ou tel moment les aides publiques (à la personne, à la pierre, etc.). Ce que l’on découvrait en effet, lorsque l’on s’intéressait aux conditions réelles du fonctionnement des échanges économiques, entre vendeurs et acheteurs de maisons, c’est que la demande comme l’offre, telles que nous pouvions les appréhender à un moment donné, sont des constructions sociales ; la négociation interindividuelle ne se réduit jamais au face-à-face entre deux acteurs sociaux.
38Pierre Bourdieu faisait-il du traitement de données ?
39En ce qui concerne toutes les enquêtes statistiques, que ce soient les grandes écoles, le patronat, ou la maison individuelle, c’est Salah Bouhedja qui réalisait le travail informatique de traitement de données et les analyses de correspondances. Avec lui, j’ai beaucoup appris. Bourdieu ne faisait pas lui-même du traitement de données. Cependant, il était très attentif, il regardait tous les tableaux, toutes les analyses de correspondances, il annotait tout au crayon, il posait beaucoup de questions, demandait souvent de faire un nouvel essai par exemple en prenant en compte de nouvelles variables ou en plaçant certaines variables en données supplémentaires. En fait, mais c’est connu, cela a déjà été raconté par d’autres, on formait de véritables collectifs de recherche dans lesquels chacun avait des compétences ou des savoirs connus de tous. Par exemple, Claire Givry était venue pour travailler sur les observations et les entretiens. Elle avait une formation en psychologie, et faisait des entretiens de façon remarquable, que ce soit sur le goût dans les différentes classes sociales, sur les évêques et autres responsables de l’Église catholique, ou sur la maison individuelle.
40Pendant la recherche sur La maison individuelle, la dimension économique du sujet était-elle considérée comme importante ? Et du coup, quand le livre Les structures sociales de l’économie est sorti, que vous avez vu que c’était cet aspect-là qui avait été mis en avant, comment l’avez-vous perçu ?
41Bien entendu, on travaillait sur des faits économiques, on étudiait des pratiques économiques, des transactions économiques, mais je ne me suis jamais pensée comme faisant de la sociologie économique et Bourdieu, à cette époque, ne me laissait pas penser qu’il avait en tête de faire de la sociologie économique. Il était cependant évident que Bourdieu avait des intérêts et des champs d’études très différents. Qu’il ait souhaité s’attaquer aux structures sociales de l’économie n’avait rien d’étonnant. Il était en effet très intéressé par l’étude des champs de production économiques autour de faits économiques et dans différents pays. J’avais travaillé avec une collègue russe, Natacha Chmatko, sur la genèse des nouveaux entrepreneurs dans l’ex-Union soviétique peu après 1989. Il a fallu ensuite rendre compte de ce que nous avions fait dans un rapport de recherche et nous avons aussi publié un article [26]. Et voilà que dans le rapport d’activité du CSEC pour le CNRS, préparé par les différents membres du Centre pour lequel nous avions rédigé un court texte sur cette recherche, que Bourdieu a ensuite revu et corrigé, je découvre dès la table des matières que nous avions travaillé sur la constitution d’un champ économique en Russie ! Alors que nous n’avions pas utilisé la notion de champ économique parce que cela ne nous paraissait pas du tout évident qu’il y ait constitution d’un champ économique en Russie au début des années 1990, dans cette situation de transformations et de bouleversements incessants. Mais Pierre Bourdieu tenait alors à constituer et affirmer son école autour notamment de la notion de champ.
42Aujourd’hui, avec le recul, que pensez-vous de cette notion de champ économique ? Et quel est selon vous l’apport de Pierre Bourdieu à ce domaine de la sociologie économique ?
43Le concept de champ, élaboré à partir de recherches sur les intellectuels, les écrivains ou le monde scientifique, grâce aussi à la relecture de Max Weber, a permis à Bourdieu d’appréhender de façon souvent nouvelle et éclairante les relations ou plutôt les rapports de force et de domination entre intellectuels, entre écrivains ou encore entre chercheurs, ainsi que la solidarité entre concurrents et les enjeux spécifiques à chacun des champs étudiés. Bourdieu a étendu peu à peu le concept à toutes les sphères et à tous les lieux et se proposait d’ailleurs d’écrire un ouvrage de synthèse. À trop rechercher les homologies entre les différents champs : le champ intellectuel, le champ religieux, le champ économique, le champ politique, le champ des grandes écoles, le champ du pouvoir, le champ universitaire, dans un même pays, ou le champ économique dans tous les pays du monde, je me demande parfois s’il est resté assez d’espace pour l’étude des spécificités, pour celle des bouleversements de tel ou tel champ, ou encore pour la prise en compte de situations qui ne soient pas des luttes entre dominants et dominés. Et la question de l’autonomie de chaque champ se pose à chaque moment.
44C’est à propos du champ économique que je suis pour ma part le plus réservée. Penser en termes de champ invite sans aucun doute à se poser des questions différemment sur le monde économique. Bourdieu affirme clairement l’existence de ce champ qui est un champ de luttes dans son article de 1997 dans Actes de la recherche en sciences sociales. Cependant, qu’est-ce que le recours à cette notion nous permet de comprendre et expliquer sur le monde économique que nous ne comprendrions pas autrement ? De quoi parle-t-on ? S’agit-il du champ économique, du champ de production économique, du champ des entreprises ? Je me demande si l’apport de Bourdieu n’est pas plus important lorsqu’il traite de l’étude des pratiques et des conduites économiques ou encore du champ du pouvoir économique en lien avec le processus de financiarisation de l’économie.
45Entretien réalisé à Paris, le 11 décembre 2012
Notes
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[1]
Paris, Éditions Métailié, 1993.
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[2]
Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les Héritiers : les étudiants et la culture, Paris, Minuit, coll. « Grands documents », 1964.
-
[3]
Robert Castel, Jean-Claude Passeron, Éducation, Développement, et Démocratie, Paris-La Haye, Mouton, coll. « Cahiers du Centre de sociologie européenne », 1967.
-
[4]
Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Monique de Saint Martin, Rapport pédagogique et communication, Paris, Mouton, 1965.
-
[5]
Pierre Bourdieu, Monique de Saint-Martin, « Les utilisateurs de la bibliothèque universitaire de Lille », in P. Bourdieu, J.-C. Passeron, M. de Saint-Martin (dir.) Rapport pédagogique et communication (Cahiers du Centre de sociologie européenne, 2), Paris, 1965, p. 9-36.
-
[6]
Pierre Bourdieu, Robert Castel, Luc Boltanski, Jean-Claude Chamboredon (Préface de Philippe de Vendeuvre), Un Art moyen : essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1965.
-
[7]
Pierre Bourdieu, Luc Boltanski, Jean-Claude Chamboredon, La Banque et sa clientèle, Rapport du Centre de sociologie européenne.
-
[8]
Luc Boltanski, Le Bonheur suisse, d’après une enquête réalisée par Isac Chiva, Ariane Deluz, Nathalie Stern, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1966.
-
[9]
Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1958 ; Pierre Bourdieu, Abdelmalek Sayad, Le Déracinement : la crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Minuit, coll. « Grands documents », 1964 ; Pierre Bourdieu, Algérie 60 : structures économiques et structures temporelles, Paris, Minuit, coll. « Grands documents », 1977 ; Pierre Bourdieu, Alain Darbel, Jean-Paul Rivet, Claude Seibel, Travail et travailleurs en Algérie, Paris-La Haye, Mouton, 1963.
-
[10]
Pierre Bourdieu et Alain Darbel, « La fin d’un malthusianisme ? », in Darras, Le Partage des bénéfices : expansion et inégalités en France, Paris, Minuit, 1966, coll. « Le sens commun ».
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[11]
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[12]
« L’économie de la maison », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 81-82, mars 1990 ; Pierre Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, Paris, Le Seuil, coll. « Liber », 2000.
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[13]
Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État : grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1989.
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[14]
Pierre Bourdieu, Monique de Saint-Martin, « Le patronat », Actes de la recherche en sciences sociales, nos 20-21, mars-avril, 1978, p. 3-82.
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[15]
Alain Darbel, Dominique Schnapper, Les Agents du système administratif, Paris-La Haye, Mouton, 1969.
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[16]
Pierre Bourdieu, Monique de Saint Martin, « La sainte famille : l’épiscopat français dans le champ du pouvoir », Actes de la recherche en sciences sociales, nos 44-45, novembre 1982, p. 2-54.
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[17]
Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1984.
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[18]
Olgierd Lewandowski, « Différenciation et mécanismes d’intégration de la classe dirigeante. L’image sociale de l’élite d’après le Who’s who in France », Revue française de sociologie, XV, 1974, p. 43-73.
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[19]
Pierre Bourdieu, Loïc Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, coll. « Libre examen », 1992.
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[20]
Marie-France Garcia-Parpet, « La construction sociale d’un marché parfait. Le marché au cadran de Fontaines-en-Sologne », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 65, novembre 1986, p. 2-13.
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[21]
Pierre Bourdieu, Monique de Saint Martin, « Anatomie du goût », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 2, n° 5, octobre 1976, p. 4-112.
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[22]
Pierre Bourdieu, La Distinction : critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
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[23]
Pierre Bourdieu, Rosine Christin, Claire Givry, Monique de Saint Martin, Éléments d’une analyse du marché de la maison individuelle, Paris, Centre de sociologie européenne du Collège de France et de l’École des hautes études en sciences sociales, 1988.
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[24]
Pierre Bourdieu avec Rosine Christin, Salah Bouhedja et Claire Givry, « Un placement de père de famille », Actes de la recherche en sciences sociales, 1990, n° 81-82, p. 6-33 ; et Pierre Bourdieu, Rosine Christin, « La construction du marché : le champ administratif et la production de la “politique du logement” », Actes de la recherche en sciences sociales, 1990, n° 81-82, p. 65-85.
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[25]
Pierre Bourdieu, Monique de Saint Martin, « Le sens de la propriété, la genèse sociale des systèmes de préférence », Actes de la recherche en sciences sociales, L’économie de la maison, nos 81-82, mars 1990, p. 52-64.
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[26]
Natalia Chmatko, Monique de Saint Martin, « Les anciens bureaucrates dans l’économie de marché en Russie », Genèses, 27, 1997, Outils du droit, p. 88-108.