CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Comment avez-vous rencontré Pierre Bourdieu intellectuellement ?

2Au départ, j’ai une formation d’économiste, mais je ne m’y retrouvais pas vraiment. J’avais, depuis longtemps, cette envie de faire de la sociologie. Dans les débuts des années 1970, j’ai eu la possibilité de partir au Brésil pour faire un master, suivi d’un doctorat en anthropologie sociale au sein du Museu Nacional de Rio de Janeiro, institution ancienne qui avait accueilli l’expédition de Claude Lévi-Strauss en 1938, mais où s’implantait depuis 1968 une formation doctorale nouvelle destinée à provoquer le renouveau de cette discipline au Brésil.

3J’ai commencé à y travailler sur les marchés paysans dans le cadre d’un projet collectif sur les transformations sociales du Nord-Est du Brésil [1] avec une douzaine de collègues. Le coordinateur de ce projet de recherches, Moacir Palmeira, s’est inspiré des travaux des anthropologues nord-américains Eric Wolf et Sidney Mintz sur les plantations anciennes et modernes, pour examiner comment l’expansion des marchés d’une région de plantations sucrières contribuait à l’érosion de la domination personnalisée sur les descendants d’esclaves vivant sur les domaines agricoles. Ces marchés urbains concurrençaient les magasins installés sur les domaines et contrôlés par les planteurs. Les dettes matérielles des ouvriers agricoles se transformaient en dettes morales envers les familles de maîtres, fondant par là les liens de dépendance personnalisée. Moacir Palmeira avait suivi des séminaires de Pierre Bourdieu à Paris à l’occasion de son doctorat et a fait lire à toute son équipe les travaux portant sur l’Algérie et les réflexions du Métier de sociologue. Chaque membre de son équipe a constitué un objet d’enquête personnelle, comme Lygia Sigaud cherchant à expliquer le système de représentation des ouvriers agricoles, ou encore Beatriz Heredia et Afrânio Garcia, étudiant le calcul économique et la division familiale du travail chez les paysans précaires, mais autonomes vis-à-vis des planteurs, et José Sérgio Leite Lopes, étudiant les ouvriers industriels de cette agro – industrie installée en milieu rural [2], et ainsi de suite. Les enquêtes étaient individualisées, mais elles étaient complémentaires. Les rapports marchands servaient de révélateurs de l’évolution des rapports de pouvoir.

4Mon premier objet de recherche a porté sur la création d’un marché dans une grande plantation sucrière, qui était perçu jusqu’alors comme un élément de désagrégation des relations personnalisées. L’ethnographie réalisée à cette occasion a permis de démontrer comment la création de ce marché atypique, à l’instar de l’installation des écoles primaires, du cinéma ou des services religieux au sein d’une très grande agro-industrie sucrière, s’inscrivait plutôt comme une stratégie patronale pour récupérer des formes d’autorité personnalisées menacées d’effritement par la fréquentation régulière des places de marché urbaines.

5J’ai ensuite étudié des cycles de marchés fréquentés par différentes catégories de paysans du Nordeste et montré leur efficacité dans la reproduction économique et sociale de cette paysannerie menacée par l’extension des grandes fermes d’élevage. Grâce à un échelonnement des jours de marché, ceux-ci pouvaient combiner l’activité foraine et l’activité agricole, et les paysans pouvaient ainsi échapper à la prolétarisation. La distribution spatiale des différents genres de négoces et activités marchandes a signifié un puissant moyen de dévoilement de la hiérarchie des valeurs attribuées à chaque genre de marchandise par les différentes couches de cette paysannerie [3].

6Les travaux de Pierre Bourdieu sur l’Algérie et le monde rural faisaient partie de la littérature que je lisais avec mes collègues du Museu Nacional, car, comme le montre José Sérgio Leite Lopes [4], ils ont connu au Brésil une large réception, notamment dans cette institution de formation doctorale. Je m’efforçais de comprendre ce que représentait ce marché pour ses ressortissants et les textes de Pierre Bourdieu me servaient de source d’inspiration particulièrement féconde. Je me rappelle également d’une étude par questionnaire, à laquelle j’ai participé dans le cadre d’une recherche sur la relation entre formation professionnelle et emploi, réalisée au Centro Brasileiro de Pesquisas Educacionais (CBPE). Ce questionnaire était fermé et mal ficelé : aux questions du type « vous travaillez combien de temps ? », nombreux étaient les enquêtés qui me répondaient « mais je n’ai jamais travaillé ! ». En fait, ils vendaient tous les jours des produits sur les marchés, mais, pour eux, cette activité, si elle était plus ou moins lucrative, n’était pas du « travail » ; « avoir un travail » dans ce cas précis, c’était bénéficier de droits sociaux et avoir un contrat de travail. Tout cela renvoyait bien aux travaux de Pierre Bourdieu, sa critique historique des concepts et plus particulièrement, du travail et du chômage vu par les économistes ; ses travaux étaient très utiles pour forcer à objectiver les enjeux des changements cognitifs entraînés par l’apparition du travail salarié.

7D’une façon générale, son rapport à l’anthropologie sociale a été capital en ce qui concerne l’explicitation des catégories de pensée dans les économies précapitalistes et des conditions sociales du passage à des catégories de calcul propres au capitalisme. Pierre Bourdieu n’a jamais accepté le caractère universel des catégories de pensée et de calcul correspondant au fonctionnement du système de marchés interdépendants ; encore moins leur inscription dans la libre manifestation de la nature humaine. Pour tout anthropologue étudiant des univers sociaux en transition, ses remarques sont précieuses. D’autre part, il associait des méthodes d’analyse statistique aux observations et usages de techniques ethnographiques, ce qui dotait ses travaux de puissants moyens d’objectivation des relations sociales et des catégories de pensée correspondantes. Au lieu de durcir les frontières entre sociologie et anthropologie, entre analyse quantitative et qualitative, on le voyait utiliser une méthode pour mieux préciser les acquis et les limites de la perspective informée par d’autres. Comme les places de marché aux commerces bien diversifiés, les objets étudiés par Pierre Bourdieu n’étaient jamais prisonniers d’un seul discours disciplinaire. Pour des économistes en reconversion, plus attachés à la compréhension des pratiques observables des agents qu’à la quête de l’élégance formelle des modèles abstraits, ses travaux théoriques fondés sur des démonstrations empiriques rigoureuses paraissaient très stimulants.

8Pouvez-vous nous raconter la genèse de votre article de 1986 sur le marché au cadran[5] ?

9Dans les années 1980, le thème des marchés ruraux n’intéressait pas grand monde au Brésil, à part l’équipe mentionnée, et n’était pas vraiment légitime. La question de l’accès à la terre et d’une éventuelle réforme agraire était largement dominante. Faire une ethnographie des marchés, c’était concentrer son regard sur un aspect relativement secondaire des rapports sociaux, au moins vis-à-vis de toutes les enquêtes portant sur le monde du travail et de la production matérielle des biens. Lors d’un séjour de postdoctorat en France, Isac Chiva, dont je suivais le séminaire sur le conseil de Pierre Bourdieu et qui était, à l’époque, directeur du Patrimoine ethnologique, m’a proposé de financer une recherche ethnographique sur un marché en France pour, selon ses dires, redynamiser un champ de recherches qui, de la façon dont il était traité, ne s’était pas imposé dans le champ scientifique. Lors de mon expérience de recherche brésilienne, j’avais compris que les marchés paysans me situaient d’emblée dans un espace périphérique au système capitaliste, un résidu du monde traditionnel au sein des circuits commerciaux en voie de modernisation en quelque sorte. Un objet qui pouvait avoir son intérêt pour l’anthropologie sociale, mais qui était marginal dans les autres sciences sociales. Je n’avais, par conséquent, aucune envie d’étudier un marché rural en France par le simple fait que ceux-ci existaient de longue date. Je pensais également que l’étude d’un marché urbain aurait le même travers, mettant l’accent sur les aspects sociaux « traditionnels » survivant dans cet espace, et que, pour relever le défi qui m’était proposé, il me fallait traiter de relations marchandes situées au cœur de même de l’économie dite moderne.

10Je cherchai donc pendant longtemps un objet de recherche qui me satisfasse. C’est alors que Monique de Saint Martin, qui connaissait bien le fonctionnement des jurys du Patrimoine ethnologique, m’a mise en garde sur le fait que celui-ci était disposé à l’époque à financer des travaux sur un espace urbain, et je me suis plongée dans la littérature existante sur les places marchandes rurales. En lisant un numéro spécial d’Études rurales dédié aux places marchandes édité par Isac Chiva, j’ai découvert un article de Jean Vaudois qui traitait du développement des marchés au cadran dans la région du Nord, affirmant leur supériorité technique et économique et montrant que, contre toute attente, les places marchandes avaient encore leur place dans l’économie [6]. J’avais là un marché moderne où les transactions se faisaient à l’aide d’enchères informatisées et ouvraient la voie au dialogue avec le cœur de l’économie la plus « pure », soit un domaine où l’on pouvait dissocier une catégorie particulière de pratiques. J’ai eu l’impression que les hommes en chair et en os avaient été exclus de l’analyse économique, que les processus sociaux n’étaient qu’un enchevêtrement de mécanismes connus d’avance. C’est ce qui m’a incitée à étudier ce type de marché, convaincue que bien des surprises attendaient celle ou celui qui examinerait concrètement comment de tels échanges marchands – le modèle de « concurrence pure et parfaite » mis en avant par les théoriciens – s’étaient réalisés concrètement.

11J’avais la forte conviction qu’il fallait aller au cœur des activités les plus économiques, les décrire avec tous les outils ethnographiques et sociologiques, dans le but de les relier au monde social. Étant originaire de Sologne, j’avais entendu parler, dans mon univers familial, de la création de ce « marché au cadran », et des changements, voire des conflits, qu’il avait provoqués. J’ai commencé à faire des entretiens au sein de cet univers qui m’était plus ou moins familier. Quelques informateurs faisaient partie de ma famille ou des cercles d’amis de mes proches. Lorsque, sur les conseils de Monique de Saint Martin, j’ai présenté le résultat de mes enquêtes au séminaire de Pierre Bourdieu à l’École des hautes études, celui-ci qui, jusqu’alors, n’avait pas démontré un intérêt particulier pour les travaux que j’avais réalisés au Brésil, s’est montré très intéressé par ce nouvel objet. Défendre l’idée que l’économie n’est pas séparée du monde social, que les agents sociaux y agissent à une époque déterminée soumis à des contraintes historiques précises, avec certains atouts et certaines institutions pour les encadrer, elles-mêmes en compétition, faisait partie des problématiques de Pierre Bourdieu qui, à cette occasion, a exprimé son désir d’étudier la bourse.

12À la suite du séminaire, j’ai continué ma recherche avec son appui financier (entre-temps le financement du Patrimoine a mis relativement longtemps à se concrétiser et paraissait fortement compromis) et en dialogue permanent avec ses observations et pistes de recherche. Mon travail s’inscrivait bien dans une perspective qui visait à resituer les agents dans un espace social, et qui m’a amenée à essayer de démontrer que les « facteurs sociaux » n’étaient pas des variables introduites après l’étude du modèle explicatif, pour le doter de plus de réalisme, mais des dimensions des pratiques et des ressources matérielles et intellectuelles de tout individu inscrit dans un réseau d’échanges marchands interdépendants. C’est ce travail de construction, ou de recomposition de réseaux marchands – accompli par des individus bien différenciés et dotés de ressources inégales –, qui a occupé mon attention. Je ne pouvais pas négliger les différences entre les agents économiques, comme y invite à le faire la théorie néoclassique en parlant du caractère atomistique des acteurs ; j’étais sommée d’objectiver les différences et de montrer en quoi elles étaient pertinentes pour la mise en place du nouveau dispositif de régulation par des enchères dégressives. Pierre Bourdieu avait conçu un numéro d’Actes consacré à l’économie, où figurent plusieurs articles portant sur les transformations du monde rural, y compris l’étude de Max Weber sur les ouvriers agricoles à l’Est de l’Elbe, et cela m’a stimulée pour conclure la rédaction de l’article avant la fin de mon séjour postdoctoral marqué par le retour au Brésil.

13Après la parution de votre article de 1986 dans Actes, avez-vous eu des retours ?

14À l’époque, je me souviens que j’ai été un peu déroutée par les retours que j’ai eus. Je suis repartie au Brésil au moment de la parution et j’ai voulu y publier l’article dans une revue d’anthropologie assez prestigieuse. Il a été refusé, perçu comme un article « sans théorie aucune », « au ras des pâquerettes », n’ayant aucun intérêt pour le public brésilien d’après les experts. J’avais très peu d’échos de sa réception en France. Je l’ai également présenté dans un colloque axé sur les questions de paysannerie et de différenciation sociale, à São Paulo, bref, dans un lieu tout à fait approprié : une fois mon exposé terminé, alors que toutes les interventions étaient discutées, la présidente de séance a abrégé la séance et invité les participants à prendre un café… Je pense qu’il y avait, à ce moment-là, une incapacité des personnes qui m’ont lue, ou qui m’ont écoutée, à faire le pont entre ce que j’avais publié précédemment, sur la réalité sociale des paysans brésiliens, et la recomposition des circuits de commercialisation grâce à l’initiative d’une paysannerie beaucoup plus stable et aisée comme la paysannerie française, initiative soutenue matériellement et intellectuellement par un agronome.

15À l’époque du régime militaire au Brésil, la sociologie et l’anthropologie étaient assez militantes, les questions scientifiques et politiques se mélangeaient beaucoup. Cela a changé aujourd’hui, mais, à l’époque, comme je ne parlais pas des « dominés », et que je n’adoptais pas une perspective marxiste, je n’étais pas « du bon côté ». En plus, j’étudiais des producteurs à l’origine de la modernisation d’un marché, si j’avais étudié des coopératives, je pense que cela serait mieux passé ! Pourtant, je suis convaincue que, pour comprendre comment les gens sont dominés, il faut comprendre comment ils s’inscrivent dans les rapports de domination et quelles idées leur font accepter ces nouveaux réseaux.

16C’était une situation quand même assez déroutante, j’étais un peu désarçonnée par cette réception. Du coup, je me suis même mise à faire complètement autre chose : des travaux sur le positivisme. Ce qui m’avait frappée en arrivant au Brésil, c’est que l’on parlait toujours des positivistes comme d’un courant très important, alors qu’en France c’était complètement dépassé. Donc j’avais travaillé sur les idées de Comte à propos de l’esclavage au Brésil, et je voulais montrer qu’aussi bien les anti-abolitionnistes que les abolitionnistes se revendiquaient de Comte, et que l’on pouvait donc en faire ce qu’on voulait selon la façon dont on l’interprétait. Vous voyez, cette réception de l’article ne m’avait vraiment pas encouragée à poursuivre les questionnements qui y sont à l’œuvre ! J’ai continué à donner des cours d’anthropologie sociale, voire d’anthropologie de l’économie, mais je n’ai pas réussi à mettre en place un programme de recherches donnant suite aux questionnements de cet article.

17À votre retour en France, qu’avez-vous découvert concernant la façon dont avait été reçu votre article ?

18C’est lors de mon retour en France, lorsque j’ai passé des concours pour y avoir un poste, en 1994, que j’ai découvert que l’article était connu et avait été lu et c’est un peu grâce à cet article que je suis entrée à l’INRA. J’en étais contente parce que j’avais pas mal patiné, non avec ce texte (cette recherche a été réalisée en quelques mois et publiée dans l’année), mais avec les questions et pistes qu’il soulevait. Au final, j’avais l’impression d’être arrivée à ce que je voulais, à savoir, mettre la sociologie au cœur de l’économie pour renverser la manière dont est communément pensée l’articulation entre ces deux disciplines.

19C’est d’ailleurs à cette même époque que j’ai eu le projet de travailler sur la qualité des produits, notamment sur les vins, parce que je pensais que c’était une bonne manière de dialoguer avec les économistes, surtout parce que c’est un bien qui entre dans toutes les catégories : autant dans les biens de consommation courante que dans les biens de luxe ou d’investissement. Par contre, à ce moment-là, ce sujet n’intéressait pas beaucoup de monde. L’économie des vins français était florissante, il ne semblait pas nécessaire de s’en soucier. J’avais même des collègues proches qui me disaient : « Arrête de travailler sur un sujet pareil ! » Travailler sur les espaces naturels protégés ou sur l’art, oui c’était légitime, mais travailler sur les vins, ça ne l’était pas. En fait, j’ai compris cela plus tard ; Frédéric Lebaron me l’avait d’ailleurs dit un jour, le vin c’est un sujet très sensible. D’autant plus que mes travaux semblaient mettre en cause le système des AOC [7], par le simple fait que ces classements n’étaient pas repris comme allant de soi. En fait, en examinant la mondialisation du marché des vins, je continuais à m’interroger sur la construction sociale des marchés, tout en changeant de registre, car mon enquête ne visait plus l’ethnographie d’une place de marché précise, comme le cadran de Sologne, mais un réseau d’échanges interdépendants à une échelle très vaste, essayant d’objectiver l’interdépendance d’actes et de calculs marchands non territorialisés, une approche qui me semblait encore plus près de la notion que les économistes se font du « marché ». Le défi dans le cas du cadran, comme dans celui du marché international des vins, était de vérifier si les questions et les outils issus des sciences sociales sont ou non plus pertinents que ceux utilisés habituellement par les économistes, notamment ceux se réclamant de l’obéissance aux principes néoclassiques.

20Est-ce qu’on parle encore de cet article ?

21Oui, il vient d’être traduit pour un ouvrage allemand qui paraîtra au début de l’année prochaine [8]. Il a été publié au Brésil en 2003 [9]. Il n’y a pas très longtemps il a été publié en anglais dans un ouvrage qui porte sur l’aspect performatif de la théorie économique. En mettant l’accent sur cette question, il a en quelque sorte gagné une seconde vie. À l’occasion de la publication concernant le marché au cadran de Sologne, j’étais passée un peu vite sur ce que Pierre Bourdieu avait nommé l’« effet théorie » (qui ne s’applique pas seulement à l’économie) et qui étudie la contribution des scientifiques à la légitimation, ou à délégitimer, des échanges économiques à travers les controverses et les modèles explicatifs voulant en rendre raison. C’est cette question qui a guidé les auteurs de l’ouvrage collectif.

22Si cet article suscite encore l’intérêt de nouveaux lecteurs, cela tient, selon moi, à cette inversion du rapport entre le modèl théorique de concurrence pure et parfaite et les échanges qu’il explique : il ne s’agit pas d’un constat d’une réalité donnée d’avance, mais d’un élément essentiel pour penser et mettre en place les dispositifs donnant lieu à des échanges marchands au jour le jour. Comme le prônait Karl Polanyi, les marchés interdépendants ne sont pas le fruit de l’abolition de toute contrainte institutionnelle aux échanges entre individus, mais d’un type particulier d’institutionnalisation des échanges. Avec Julien Duval, nous avons exploité la portée de cette piste dans un dossier récent édité par la RFSE [10].

23Vos travaux ont aussi une dimension critique de l’économie néoclassique en général…

24C’est vrai. Ma principale critique est que la théorie économique a la capacité de favoriser certaines formes de commercialisation au détriment d’autres, tout en diffusant l’idée que des formes d’échanges arbitraires seraient fondées en nature. Comme si l’absence de toute contrainte institutionnelle était une condition suffisante pour assurer leur hégémonie. Par exemple, à une époque, le discours économique dominant prescrivait qu’il ne fallait plus de places de marché, puisque le marché s’impose d’une manière déterritorialisée. On voit bien aujourd’hui, avec les salons qui se multiplient, à Paris et ailleurs, que c’était vraiment une idée reçue !

25Par ailleurs, il y a, actuellement, un concept qui se développe et qui a pour objectif de penser en sociologue le marché : celui de « dispositif ». L’article sur les fraises est souvent cité comme la démonstration de l’efficacité des dispositifs pour engendrer des comportements, puisque les agriculteurs sont placés dans une salle au rez-de-chaussée, qui ne leur permet pas de voir les commerçants situés au premier étage, et vice-versa, leur seul lien étant leur vision commune du cadran fixant le prix de chaque lot soumis à la considération de tous. Grâce à cet agencement des salles des acheteurs et des vendeurs, tout individu est forcément contraint d’être soit du côté de l’« offre » soit de la « demande ». Aujourd’hui, on a tendance à voir des dispositifs partout. Personnellement, cette notion me pose problème, car, à trop focaliser sur les dispositifs, on ne voit guère les individus et les groupes sociaux qui sont derrière leur mise en place, ou qui assurent leur fonctionnement continu. L’inertie inhérente aux dispositifs fait oublier les individus et les groupes responsables pour la continuité de leurs effets. Pour moi, l’important ce ne sont pas les dispositifs eux-mêmes, mais les rapports de force qui se jouent grâce à eux, selon l’histoire, selon les champs, selon les rapports entre différents champs, et qui favorisent certains individus ou groupes sociaux par rapport à d’autres.

26Il me semble qu’aujourd’hui, tout ce qu’a dit Pierre Bourdieu sur la nécessité d’objectiver les propriétés sociales et intellectuelles des individus a tendance à s’effacer. Mais attention, l’adversaire principal reste bien la nature humaine réifiée de l’homo œconomicus prêchée par l’économie néoclassique. À ce propos, j’ai l’impression que les choses n’avancent pas beaucoup : les économistes ne nous prennent pas au sérieux ; ils persistent à considérer les questions et le traitement des variables sociologiques comme des aspects secondaires dans l’étude des marchés connectés, et, à leurs yeux, les descriptions ethnographiques continuent à être plutôt anecdotiques face aux modèles mathématiques et aux validations statistiques. Si nos travaux ne sont pas confrontés à leurs démonstrations mathématiques, on ne les dérange pas vraiment. Un jeune économiste réputé, formé aux États-Unis, bon connaisseur de la théorie de la concurrence pure et parfaite, après avoir lu ce texte, m’a exprimé qu’il n’arrivait pas à saisir la portée de ma démonstration. C’est comme si tout dialogue scientifique devait commencer par reconnaître comme supérieure la rhétorique de validation des arguments employés en économie, à savoir les modèles mathématiques sophistiqués. Le pouvoir explicatif de chaque méthode d’investigation et d’exposition des résultats n’est pas confronté avec des armes égales.

27Dans vos travaux, comment mobilisez-vous la sociologie économique de Pierre Bourdieu ?

28D’abord, je dirais que Pierre Bourdieu faisait une sociologie des faits économiques, et je ne suis pas certaine qu’il verrait d’un très bon œil ce label « sociologie économique ». Quand une spécialisation se crée, comme la sociologie de la religion ou de l’éducation, il y a toujours un risque, celui de s’y enfermer. Personnellement, j’ai toujours considéré que ce que je fais, c’est avant tout de la sociologie. Il s’est trouvé que j’ai commencé à travailler sur la question du marché, mais je ne revendique pas l’étiquette « sociologie économique ». Avec Johan Heilbron, on s’était posé la question de l’intérêt de créer une revue dans ce domaine, mais on était arrivé à la conclusion qu’en créant les institutions de légitimation des étiquettes, on courait le risque d’empêcher que se développent les véritables critiques et polémiques autour de la légitimité même de ces étiquettes. Je ne suis notamment pas convaincue par l’étiquette « nouvelle sociologie économique ». Johan Heilbron et Bernard Convert [11] ont bien montré que sa genèse n’a pas eu lieu aux États-Unis dans les années 1980, et les travaux de Pierre Bourdieu sur la constitution du marché du travail en Algérie datent des années 1960. Par contre, je trouve que l’article de Pierre Bourdieu de 1997, sur le « champ économique », apporte beaucoup par sa dimension programmatique [12]. Il y insiste largement sur des questions primordiales, tel le rapport que les marchés entretiennent avec l’État, et par extension avec toutes les institutions internationales qui établissent des « barrières à l’entrée ». Cette idée de barrière à l’entrée apparaît essentielle dans tous les domaines de l’économie. Le classement des AOC, par exemple, institue un numerus clausus de viticulteurs habilités à exploiter un territoire bien délimité ; grâce à son existence, tout terroir à l’intérieur d’un certain périmètre engendre forcément une rente. Au cas où le classement par cépage viendrait à acquérir l’hégémonie, cette rente de situation disparaîtrait.

29Dans vos écrits, vous citez peu Pierre Bourdieu et vous mobilisez peu ses concepts. Est-ce conscient ?

30Oui, c’est conscient, et il y a plein de raisons à cela. D’abord, cela permet de réduire ou alléger mes textes, mais pas seulement. J’ai l’impression que Pierre Bourdieu n’aimait pas trop qu’on le cite, et à une époque, il savait que les citations fréquentes donnaient prise à des accusations de sectarisme, c’était peut-être mal vu d’être identifié comme bourdieusien. Je pense qu’il valait mieux faire fonctionner sa manière de travailler plutôt que de le citer, puisque la science vit surtout de démonstrations et non des arguments d’autorité ! Je me méfie également d’un travers assez répandu, qui consiste à utiliser les concepts, comme celui de « champ », de manière un peu trop mécanique ; et de passer, du coup, à côté de l’essentiel. Le concept de champ, c’est très utile pour comprendre des situations de concurrence et d’alliance. Je le dis d’autant plus que j’ai moi-même eu du mal à me l’approprier. Maintenant, je suis convaincue de son utilité. Cependant, l’appliquer trop mécaniquement, ça fait jargonnant et ça aveugle beaucoup. Du coup, j’élague le plus possible et j’essaie au maximum de coller à la démonstration empirique. Je crois que l’emprunt le plus réussi à l’œuvre de Pierre Bourdieu, c’est de faire fonctionner les instruments de pensée qu’il a créés et d’arriver à des modèles explicatifs convaincants. Il suffit de considérer les articles publiés dans Actes de la recherche et leur contribution à l’universalisation des problématiques traitées par Bourdieu.

31Quel rapport entretenait Pierre Bourdieu avec l’économie comme discipline ?

32Même s’il n’a jamais explicitement écrit sur cette question, il avait bien pris conscience, dès ses travaux sur l’Algérie, de la place croissante occupée par la science économique et de son caractère qu’aujourd’hui on qualifierait de performatif. En fait, il a eu une démarche d’anthropologue. Il a pris très au sérieux l’économie, aussi bien les logiques qui informaient le comportement des agents en situation, que l’interdépendance des pratiques économiques à l’intérieur d’un espace social précis. Peut-être n’est-ce pas le fruit du hasard qu’à une certaine époque on peut constater que « marché » et « champ » sont utilisés comme synonymes, à l’exemple de l’article des années 1970 sur le « marché des biens symboliques ». En Algérie, il a travaillé avec des économistes, des polytechniciens qui se consacraient aux questions statistiques, et cette collaboration s’est poursuivie après son arrivée en France, comme le livre Le partage des bénéfices[13] le montre bien. Il a constaté qu’il y avait un fossé entre les comportements ordinaires de ses enquêtés et les actes économiques attendus par la théorie. En fait, quand on fait des expériences où on rassemble des gens dans une salle pour tester la théorie des jeux, etc., on effectue une drôle de coupure. C’est ce fossé qui est au cœur de conception sociologique de l’action de Pierre Bourdieu. Sa théorie de l’habitus vise à situer les agents dans une structure, dans des jeux sociaux, mais elle s’applique aussi aux activités économiques qu’elle conçoit comme un domaine parmi d’autres de l’activité sociale. Il me semble donc que la sociologie serait en mesure de rendre d’importants services aux économistes néoclassiques, si ces derniers s’obligeaient à mettre à l’épreuve nos questions, de la même façon que Pierre Bourdieu a accepté de procéder avec les leurs : ils pourraient d’abord se demander si les acteurs agissent vraiment toujours consciemment, opérant des choix toujours guidés par des calculs explicites.

33Quel bilan faire aujourd’hui de la sociologie de l’économie de Pierre Bourdieu ?

34Il est impossible de répondre à cette question dans le cadre de cet entretien. J’ai essayé d’y répondre dans un texte que j’ai soumis à la RFSE [14]. Après la mort de Pierre Bourdieu s’est créé un groupe consacré à la sociologie des faits économiques qui montre l’intérêt de ses questionnements : les travaux de Julien Duval sur l’économie du cinéma, d’Odile Henri et de Sylvain Thisse sur le marché de l’expertise, de Fabienne Pavis sur les écoles de gestion, de François Denord sur les élites économiques, Paul Lagneau sur la bourse, Fanny Darbus sur l’économie solidaire, Jean-Pierre Faguer sur les nouvelles formes de domination personnelle, Michel Pialoux sur les transformations de la condition ouvrière, Fréderic Lebaron sur les croyances économiques et bien d’autres encore, qui montrent les vertus heuristiques de ses questions et de ses méthodes. Moi-même, je donne suite à l’itinéraire explicité précédemment par des enquêtes sur les recompositions des styles de production et de consommation imprégnés de militantisme, comme on peut l’observer, par exemple, à propos de Slow Food. Et je ne fais référence qu’à des sociologues qui exercent leur métier en France ; la liste serait bien plus longue si je faisais référence aux usages aux États-Unis, en Allemagne, en Argentine ou au Brésil pour ne citer que ces pays. Je pense également que les travaux de Pierre Bourdieu sur le champ économique ont permis d’esquisser toute une problématique permettant d’affronter les défis actuels comme la mise en place de nouveaux marchés financiers ou ayant trait par exemple à la marchandisation d’une série de produits liés au souci de l’environnement (marché du carbone) et à l’élargissement des pratiques médicales comme la procréation (mères porteuses). Les travaux de Pierre Bourdieu ont souligné, entre autres, le caractère réducteur de tout travail portant sur la dynamique des marchés, qui n’examine pas en même temps les enjeux symboliques de tout acte d’échange.

35Entretien réalisé à Paris, le 11 décembre 2012

Notes

  • [1]
    Palmeira Moacir et al., « Emprego e mudança socio-econômica no Nordeste : Projeto de pesquisa », Anuario antropologico, Rio de Janeiro, Tempo brasileiro, 1977. Sigaud, Lygia, « A collective ethnographer: fieldwork experience in the Brazilian Northeast », Information sur les sciences sociales, vol. 47, 2008, p. 71-97.
  • [2]
    Alvim, Rosilène, Leite Lopes, Sergio, « Familles ouvrières, familles d’ouvrières », Actes de la recherche en sciences sociales, 84, 1990, p. 78-84. Garcia Jr Afrânio, Libres et assujettis, Paris, Éditions de la MSH, 1989.En ligne
  • [3]
    Une partie des résultats de recherche a été publiée en français. « Marché et mode domination », Études rurales, nos 131-132, 1994, p. 57-72.
    « Espace public et participation féminine : paysannes et commerce dans le Nord-Est du Brésil », Information sur les sciences sociales, 30, 1991.
  • [4]
    Garcia Jr., Afrânio. « Le déracinement brésilien », in P. Encrevé et R. Lagrave (dir.), Travailler avec Bourdieu. Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2004, p. 305-309. Lopes, José Sergio Leite. « Pierre Bourdieu et le renouveau des enquêtes sur les classes populaires brésiliennes », Awal, 27-28, 2003, p. 169-178.
  • [5]
    « La construction sociale d’un marché parfait : le marché au cadran de Fontaines en Sologne », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 65, 1986, p. 2-13.
  • [6]
    Vaudois, Jean, « Le développement des marchés au cadran dans la région du Nord », Études rurales, nos 78-79-80, 1980, p. 113-134.
  • [7]
    Appellations d’origine contrôlée.
  • [8]
    À paraître : Rainer Diaz-Bone, Ronald Hart (dir.), Dispositiv und Ökonomie. Diskurs- und dispositivanalytische Perspektiven auf Organisationen und Märkte, Wiesbaden, VS-Verlag.
  • [9]
    « A construçao social de um mercado perfeito : o caso de Fontaines en Sologne », Estudos Sociedade e Agricultura, n° 20, 2003, p. 5-44.
  • [10]
    Marie-France Garcia-Parpet, Julien Duval, « Les enjeux symboliques des échanges économiques, Introduction au dossier Sociologie et économie des bien symboliques », RFSE, n° 10, 2012.
  • [11]
    J. Heilbron, B. Convert, « Where Did the New Economic Sociology Come From? » Theory and Society, 36 (1), 2007, p. 31-54.
  • [12]
    « Le champ économique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 119, 1997, pp. 48-66.
  • [13]
    Darras, Le partage des bénéfices. Expansion et inégalité en France, Minuit, Paris, 1966, coll. « Le sens commun ».
  • [14]
    Marie-France Garcia-Parpet, « Marché, rationalité et faits sociaux totaux : Pierre Bourdieu et l’économie » est publié dans la rubrique Note et synthèse de recherche de ce numéro.
Entretien réalisé par 
Hélène Ducourant
Entretien réalisé par 
Fabien Éloire
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/05/2014
https://doi.org/10.3917/rfse.013.0181
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