1 – Introduction
1La loi sur le RSA [1] « généralisant le revenu de solidarité active et réformant les politiques d’insertion » a été votée le 1er décembre 2008. Elle institue un revenu de solidarité active ayant « pour objet d’assurer à ses bénéficiaires des moyens convenables d’existence, afin de lutter contre la pauvreté, encourager l’exercice ou le retour à une activité professionnelle et aider à l’insertion sociale des bénéficiaires ». Le revenu de solidarité active remplace le revenu minimum d’insertion (RMI), l’allocation de parent isolé (API) et les différents mécanismes d’intéressement à la reprise d’activité. Cette loi se veut porteuse d’une innovation sur le fond (une nouvelle prestation plus efficace que le RMI auquel elle se substitue), mais aussi sur la forme (un nouveau mode de gouvernance, une nouvelle coordination entre les acteurs, un nouveau rôle pour Pôle emploi). Elle a entraîné, de fait, une série de refontes, sinon des politiques et des schémas d’intervention des différents acteurs impliqués au moins des dispositifs administratifs et de gestion, qui se sont étendues parfois tout au long des années 2009 et 2010.
2À quelle aune juger de la réussite ou de l’échec de cette réforme quelques années après sa mise en œuvre ? Faut-il mobiliser comme critère d’évaluation l’objectif prioritaire fixé au RSA durant la période d’expérimentation : un retour plus rapide à l’emploi ? C’est ce qui avait conduit le comité d’évaluation des expérimentations du RSA à se focaliser, dans son premier rapport d’étape de septembre 2008 [2], sur le seul taux de retour à l’emploi des allocataires des zones « traitées » et sur l’« écart » observé avec celui des allocataires des zones témoins [Gomel, Serverin, 2009]. Faut-il plus largement vérifier que chacun des objectifs énumérés dans l’article 1 de la loi (assurer des moyens convenables d’existence ; lutter contre la pauvreté ; encourager l’exercice ou le retour à une activité professionnelle ; aider à l’insertion sociale) a été atteint ? Cette « innovation » de politique publique a-t-elle correspondu à un changement de paradigme (selon les termes de Muller [2000], pour lequel « l’objet des politiques publiques n’est plus seulement de « résoudre des problèmes », mais de construire des cadres d’interprétation du monde ») ou n’a-t-elle été que le produit de la « domination exercée par la communauté des politiques économiques sur l’ensemble des autres réseaux de politiques publiques » [Jobert, Muller, 1987] ?
3Nous voudrions montrer, dans un premier moment (partie 2), combien les textes et actions qui se sont succédé entre 2005 et 2008 (rapport de la commission Hirsch, expérimentations, commentaires des évaluations, loi instituant le RSA) ont consacré non seulement un nouveau cadre interprétatif, mais aussi un nouveau modèle normatif d’action visant à ramener la plus grande partie des allocataires de minima sociaux vers l’emploi en les incitant financièrement – ils conservent une part importante du gain financier apporté par leur activité – et en les orientant prioritairement vers Pôle emploi. Nous nous interrogeons dans un deuxième moment, à partir de l’analyse de la mise en œuvre concrète de cette politique dans un département, sur le caractère adapté ou non de celle-ci à la réalité des problèmes rencontrés par la population concernée par ce dispositif (partie 3). Nos investigations se sont déroulées dans un département, Paris, qui a mis en œuvre très rapidement le RSA et a organisé l’orientation prioritaire des allocataires vers Pôle emploi, tout en conservant – sans y être obligé par la loi – un suivi socioprofessionnel, avec la contribution de professionnels de Pôle emploi rémunérés par le département.
4Ayant interrogé un très grand nombre de professionnels, mais aussi d’allocataires, pour certains d’entre eux avec la collaboration d’une équipe d’agents de Pôle emploi, et observé le fonctionnement des institutions et organisations impliquées dans cette politique, nous concluons sur l’efficacité d’une telle innovation [3].
2 – La construction d’un nouvel objectif de politique sociale : (r)amener la majorité des ex-allocataires du RMI vers l’emploi
5La remise en cause du caractère légitime et adapté du revenu minimum d’insertion (RMI) n’a jamais vraiment cessé en France depuis l’entrée en vigueur de la loi qui a institué celui-ci en 1988. Alors que le gouvernement Rocard et les parlementaires avaient tout mis en œuvre, au moment des débats entourant la création de la mesure, pour ne pas donner l’impression d’encourager l’assistance, notamment en exigeant que le versement du revenu minimum soit accompagné de la signature d’un contrat d’insertion [4], les gouvernements de droite n’ont cessé de faire le procès d’une mesure qui constituerait une « trappe à inactivité » [5], enfermant les allocataires du RMI dans une dépendance aux allocations et les incitant à rester aux marges du marché du travail. L’année 2005 a constitué à la fois une sorte d’acmé et un tournant radical dans l’expression publique des critiques vis-à-vis de cette politique. Le président d’Emmaüs, Martin Hirsch, s’étant fait confier par le ministre des Affaires sociales de l’époque, Philippe Douste-Blazy, la mission de réunir une commission (dite Familles, vulnérabilité, pauvreté), celle-ci va publier un rapport très médiatisé sous le titre : La Nouvelle équation sociale. Au possible nous sommes tenus [2005]. Ce rapport constitue certes un condensé des reproches qui peuvent être adressés au RMI, mais surtout le nouveau point de vue à partir duquel la critique de celui-ci va être complètement renouvelée.
2.1 – Le RSA : une innovation radicale qui doit se substituer à un RMI inadapté
6Les critiques adressées au RMI au cours des années 1990 sont bien connues : le RMI constituerait une trappe à inactivité, car il serait plus intéressant pour les individus de continuer à obtenir une allocation plutôt que de travailler. Ces critiques ont été développées d’abord aux États-Unis et au Royaume-Uni, dans le cadre d’un paradigme de dénonciation des lourdeurs des dépenses de l’État-providence et de promotion de la responsabilité individuelle, mettant en cause la dépendance des individus à l’égard des allocations, le caractère anesthésiant de celles-ci, la désincitation au travail provoquée par les dispositifs d’assistance et la perte d’efficacité en résultant pour la collectivité [Murray, 1984 ; Giddens, 1998 ; Vielle, Cassiers, Pochet, 2005 ; Merrien, Parchet, Kernen, 2005]. Cette remise en cause a gagné en crédibilité au cours des années 2000, notamment à mesure que se serait développé ce que certains auteurs ont intitulé « la lassitude de la solidarité [6] » [Damon, Hatchuel, 2002 ; Duvoux, Paugam, 2008 ; Duvoux, 2009 ; Schwarz, 2009].
7Les Français semblent avoir été particulièrement sollicités pour donner libre cours à leur méfiance : en 1996, le Crédoc utilise le terme de « contrepartie » pour présenter les actions d’insertion et rappelle que son institut a posé la question suivante : « Aujourd’hui, le RMI est versé à condition que des efforts soient faits par le bénéficiaire pour s’insérer professionnellement et socialement. Trouvez-vous cela normal ? », alors même que, comme l’ont rappelé de nombreux chercheurs, mais aussi les responsables politiques ayant participé au débat entourant la mise en place du RMI, le contrat d’insertion n’était pas la contrepartie du versement de l’allocation, mais signalait l’obligation faite à la société de tout mettre en œuvre pour insérer l’allocataire [Barbier, 1996 ; Hatchuel, 1996 ; Outin, 1996 ; Morel, 1996 ; 2000]. Au cours des entretiens menés au sujet du RSA avec différents interlocuteurs, nous avons pu constater combien ce principe avait été oublié. L’histoire est aujourd’hui largement réécrite et beaucoup des gestionnaires actuels du RSA assurent que, depuis le début, le versement du RMI était conditionné par la contrepartie que constitue la signature du contrat d’insertion…
8Ce retournement serait advenu autour des années 2000, au moment où il a été clair que la reprise économique n’entraînait pas une résorption du nombre des allocataires du RMI : « Le retournement de conjoncture du début des années 2000 n’a pas conduit à une remontée des explications sociales de la pauvreté, mais voit le maintien à un taux très haut de la mise en cause de facteurs personnels dans l’explication de celle-ci. » [Duvoux, 2006] À la critique de la bureaucratie et des effets coûteux et démobilisateurs de l’assistance s’est donc ajoutée l’idée que les salariés au SMIC se verraient bien peu pris en compte par un État-providence qui redistribuerait trop à ceux qui ne travaillent pas.
9C’est au cours des années 2000 que s’affine le diagnostic selon lequel le problème principal posé par le RMI n’est plus de constituer pour les allocataires une trappe à inactivité, mais bien une trappe à pauvreté : le personnage central n’est désormais plus l’assisté qui ne veut pas travailler, mais le travailleur pauvre, l’allocataire du RMI, qui, luttant contre les sirènes de l’assistance, décide de retourner malgré tout sur le marché du travail et qui, au terme de son effort, n’est pas payé de retour. Est posée à cette occasion la question de l’articulation avec les droits connexes, nationaux et locaux, qui viennent souvent amplifier les pertes financières liées à la reprise d’activité. D. Anne et Y. L’Horty [2008 ; 2009 ; 2010] considèrent d’ailleurs, à partir de leurs simulations, que « la valorisation du travail d’un côté, et la protection du pouvoir d’achat des ménages pauvres, de l’autre côté, sont en conflit d’objectifs ».
10Rétrospectivement, le rapport Au possible nous sommes tenus [2005] reste dans le cadre interprétatif de la désincitation tout en marquant très clairement la mise en veilleuse du thème de la trappe à inactivité, fortement teinté de moralisme (les allocataires ne veulent pas travailler), auquel se substitue le thème de la trappe à pauvreté : le « bon » allocataire du RMI qui revient à l’emploi ou augmente sa quantité de travail n’est pas récompensé de ses efforts, car le surplus fait l’objet d’un prélèvement « confiscatoire » ; l’appartenance des travailleurs pauvres au même monde que les plus aisés est signalée par l’usage de ce terme en général réservé à ceux qui payent beaucoup d’impôts…
11La deuxième résolution du rapport propose de combiner les revenus du travail et les revenus de la solidarité avec l’innovation radicale du revenu de solidarité active (RSA). Au « vieux » RMI succède une prestation d’un genre nouveau, moderne, permettant de rompre avec l’injustice que constitue la non-rémunération du travail à sa juste valeur et constituant une incitation au retour à l’emploi, un tremplin pour l’emploi, comme le recommandent les récents rapports européens (par exemple, Ferrera et Rhodes [2000] ou Esping Andersen et al. [2002]) dans la suite des recommandations de l’OCDE sur la nécessité de mettre en place des systèmes de sécurité sociale « modernes », susceptibles de constituer une incitation au retour à l’emploi. La figure du travailleur pauvre joue le même rôle que celle du vieux travailleur au moment des débats sur l’assistance sociale à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle : rendre visible le caractère scandaleux et incohérent d’un système de protection qui laisse dans la misère, dans un cas, le vieux travailleur qui a pourtant peiné toute sa vie, dans l’autre, le travailleur pauvre qui a tout fait pour s’en sortir [Dubet, Veretout, 2001]. Dans les deux cas, c’est l’idée même de mérite qui est mise à mal. Dans les deux cas, la pensée libérale est confrontée à ses limites [Hatzfeld, 1989 ; Join-Lambert et al., 1997].
12La figure du travailleur pauvre va occuper une part de plus en plus grande de la critique sociale, permettant d’organiser un continuum dans l’espace des représentations entre deux sortes de travailleurs pauvres : celui qui ne travaille pas assez pour obtenir un salaire décent et l’allocataire du RMI qui vient de reprendre un morceau d’emploi. La solution est la même pour les deux : les inciter à continuer à travailler plus, en faisant en sorte que la collectivité ajoute quelque chose aux revenus du travail. Le changement de politique nécessite, comme l’a explicité Peter Hall [1989], non seulement un dysfonctionnement du système en vigueur, mais également une élaboration collective délégitimant la politique existante. C’est ce que fait le rapport de la commission Hirsch : il rassemble un ensemble d’éléments censés rendre manifeste l’échec du RMI et construit une autre branche de l’alternative, qui apparaît dès lors sous des dehors radicalement modernes. Le RMI enfermait les personnes dans l’inactivité et la pauvreté. Le RSA va les aider à retrouver le chemin de l’emploi et constituer à la fois une incitation permanente à l’emploi et une récompense de l’effort.
2.2 – La réhabilitation des allocataires du RMI qui travaillent et l’acceptation de la nouvelle norme d’emploi
13La nouvelle manière de considérer le RMI permet d’abord de réhabiliter les allocataires du RMI, qui deviennent des travailleurs sinon comme les autres, du moins présentant de nombreux points communs avec beaucoup d’autres travailleurs, notamment celui de continuer à être pauvres alors qu’ils travaillent. Un espace commun est organisé entre les différentes sortes de travailleurs et l’allocataire du RMI qui appartient désormais à une catégorie plus large : celle des travailleurs pauvres. Cette reconstruction n’est pas anodine : elle permet de segmenter le bloc des « allocataires du RMI » et en quelque sorte de séparer au sein de celui-ci le bon grain (ceux qui retournent à l’emploi) de l’ivraie (ceux qui restent dans l’inactivité). Elle constitue une réhabilitation d’une partie de la population des allocataires du RMI, ce qui explique très certainement pourquoi une partie de l’opinion et des chercheurs traditionnellement réticents à l’idée de trappe à pauvreté a pu être séduite par ce discours.
14D’autre part, cette reconceptualisation permet d’imputer la cause de cette injustice insupportable non pas aux entreprises (qui rémunéreraient trop peu les travailleurs ou leur offriraient des durées du travail trop courtes), mais bien à un défaut du système : dans le cas des allocataires du RMI qui reprennent le travail, la faute est très clairement imputable au système de protection sociale, qui apparaît radicalement inadapté. Dans le cas des autres travailleurs pauvres, c’est également la faute d’un système qui n’est pas capable de corriger les nouvelles formes que revêt le marché du travail ni de s’adapter aux nouvelles réalités du marché du travail, notamment le fait que, pour des travailleurs peu qualifiés, l’emploi à mi-temps pourrait devenir une nouvelle norme. Les problèmes des deux catégories de travailleurs pauvres, ceux qui ne travaillent pas assez et ceux qui, allocataires du RMI, ont repris un emploi, sont donc redevables de la même solution : une réforme du système de protection sociale et plus généralement du lien entre marché du travail et protection sociale [Dang et al., 2006]. Il ne s’agit ni plus ni moins que de prendre en compte la nouvelle réalité du marché du travail, où la norme n’est plus l’emploi à temps plein, mais où quelques heures d’emploi sont bien préférables à l’absence d’emploi, et d’adapter à cette nouvelle réalité le système de protection sociale.
15On peut réinterpréter l’ensemble de la réforme proposée comme l’acceptation de la nouvelle réalité de l’emploi et du fait qu’une heure d’emploi vaut mieux que rien. Les allocataires du RMI ne sont en effet enfermés dans une trappe à inactivité que pour autant qu’ils refusent de prendre un emploi d’une durée moindre qu’un temps plein. Le problème de la trappe à pauvreté lui-même n’existe en effet qu’à partir du moment où il est exigé que les allocataires du RMI acceptent des emplois à mi-temps ou à quart temps [7].
16C’est d’ailleurs tout à fait ce qu’illustrent les cas types développés par la direction de la Sécurité sociale dans le rapport. Le RMI y apparaît comme une prestation de l’ancien temps, de l’époque où l’emploi signifiait « emploi à plein-temps susceptible de donner un salaire permettant de sortir de la précarité ». Le travailleur pauvre, c’est désormais celui qui travaille moins d’un mi-temps. Dans cette mesure, le travailleur qui voudrait bien travailler plus et l’allocataire du RMI qui voudrait travailler un peu sont redevables du même traitement : l’addition aux revenus issus de leur travail de revenus issus de la solidarité permettant de les maintenir au-dessus du seuil de pauvreté. Les deux sont donc redevables d’une innovation de politique sociale pour les temps nouveaux où il faut accepter, d’une part, la nouvelle réalité du marché du travail (un emploi à quart temps est acceptable) et, d’autre part, l’idée qu’une heure d’emploi vaut toujours mieux que l’assistance, qu’il s’agisse des finances de l’État ou des individus eux-mêmes. L’activité, quelle qu’elle soit, vaut mieux que l’inactivité, tel est le message véhiculé par l’exigence d’activation des politiques sociales depuis la fin des années 1990.
17Comme la flexicurité, mot-valise investi de sens radicalement différents par des acteurs dont les attentes étaient souvent contradictoires [Barbier, 2007 ; Ires, 2009 ; Serrano, 2009], le RSA semble avoir exercé une séduction tous azimuts en raison du flou de ses objectifs. Il est apparu tantôt comme destiné principalement à résoudre la question des travailleurs pauvres [commission Familles, vulnérabilité, pauvreté, 2005], tantôt à inciter les allocataires du RMI à retourner à l’emploi [Comité d’évaluation des expérimentations, 2009]. La crise a ajouté un flou supplémentaire en changeant la fonction dévolue au RSA : alors qu’en 2008, la prestation s’inscrivait naturellement dans le paradigme du « travailler plus pour gagner plus » et de la remise en cause de l’assistance, la crise a transformé le RSA en amortisseur et en stabilisateur automatique, lui faisant principalement jouer le rôle d’une politique des revenus.
3 – La mise en œuvre de la réforme : les enseignements d’une monographie départementale
18Les dispositions de la loi sur le RSA se sont appliquées à partir du 1er juin 2009. La loi fixait notamment au nouveau dispositif l’objectif de « rendre les revenus plus prévisibles pour les familles, le système plus lisible pour les bénéficiaires, plus facile à gérer et à adapter aux besoins des personnes pour les organismes publics ». Elle était porteuse d’une double promesse : l’une consistait à garantir que toute heure de travail supplémentaire augmenterait les revenus du bénéficiaire, l’autre que la plus grande partie des allocataires du RMI seraient dirigés vers le service public de l’emploi et donc accompagnés dans leur retour vers l’emploi.
19Théoriquement, le nouveau dispositif était donc censé organiser un double soutien – monétaire et non monétaire – au retour à l’emploi. Dans l’idéal, la personne sans activité, touchant le RSA socle, reprend progressivement une activité, en étant encouragée à s’engager dans des durées d’emploi de plus en plus longues, grâce à la conservation des gains supplémentaires et à l’accompagnement des bénéficiaires par le service public de l’emploi et les services départementaux tout au long de cette reprise. Dans les faits, les choses ne se sont pas passées ainsi, pour des raisons qu’une observation sur un terrain circonscrit permet de comprendre.
20Nous avons observé la mise en œuvre de la réforme sur un territoire qui consacrait traditionnellement d’importants moyens à l’accompagnement des allocataires du RMI et qui avait décidé de s’engager pleinement et rapidement dans celle-ci : le département de Paris. Durant 15 mois, et avec l’accord des autorités départementales, nous avons, d’une part, observé le fonctionnement du dispositif parisien dans chaque type de structure impliquée (Espaces insertion, agences de Pôle emploi, cellule de pilotage départementale, prestataires de services…), et d’autre part, analysé les textes, règles et tableaux de bord organisant cette mise en œuvre ainsi que les produits statistiques permettant son pilotage et son évaluation.
Encadré 1. Périmètre des investigations
21Sur ce territoire particulier, nous avons pu confronter nos observations des différentes « scènes » où les acteurs du dispositif sont en relation directe avec les allocataires (instructeurs, travailleurs sociaux, conseillers emploi des structures d’accueil et des prestataires, conseillers des agences de pôle emploi…) avec les comptes rendus et interprétations que font les acteurs de leur travail en situation et avec les données produites par le système de gestion du RSA à Paris. Les analyses tirées de ce matériau composite ont été systématiquement discutées avec les responsables de différentes structures du dispositif parisien (Espace insertion, mission insertion de Pôle emploi, partenaires et prestataires) et les élus en charge.
22Les données issues du système d’information, mises à notre disposition donnent à voir des trajectoires des bénéficiaires du RSA différentes de la trajectoire idéale, beaucoup plus marquées par la stagnation des situations (absence de progression), la récurrence des retours, la discontinuité des revenus. Alors que Paris est l’exemple d’une mise en œuvre ayant bénéficié de toutes les garanties de réussite : équipes rodées, département disposant d’importants moyens humains et matériels, volonté politique de déployer rapidement les éléments de la réforme traduisant au mieux la rupture avec le dispositif antérieur (contrat d’engagement réciproque ; référent unique ; équipe pluridisciplinaire…).
23Aussi les observations réalisées sur ce territoire, qui donnent à voir les difficultés à tenir les promesses de la loi, sont-elles particulièrement riches d’enseignement. Il y est impossible de garantir à un bénéficiaire du RSA que le fait de travailler plus améliorera systématiquement ses revenus, en raison de l’articulation complexe entre le système social parisien et le nouveau dispositif – ce qui donne un rôle particulièrement stratégique aux acteurs chargés de sa mise en œuvre avec les bénéficiaires. Par ailleurs, l’orientation prioritaire des allocataires vers Pôle emploi n’est ni effective, ni souhaitée par les structures d’insertion chargées de l’accompagnement.
3.1 – Le RSA et le retour à l’emploi
24Notre enquête s’est notamment déroulée dans les structures qui, à Paris, accueillent les bénéficiaires du RSA et les personnes qui souhaitent l’obtenir : les « espaces insertion » (EI). Dans la majorité des arrondissements parisiens, l’EI coordonne le dispositif RSA en assurant trois missions : l’accueil et l’inscription sans rendez-vous des demandeurs et bénéficiaires du RSA ; le diagnostic-orientation de tous ceux qui ne bénéficient pas d’une prise en charge en cours par les services sociaux du département et qui ne sont orientés automatiquement vers Pôle emploi à la suite de leur déclaration de données socioprofessionnelles (DSP) ; le secrétariat de l’équipe pluridisciplinaire qui propose des sanctions pour les bénéficiaires du RSA manquant à leurs devoirs et réoriente les bénéficiaires dont la situation change.
3.1.1 – L’échec de l’incitation et l’impossible adaptation aux changements de situation des allocataires
25La question de l’incitation est au cœur de la critique du RMI et de la réforme instituant le RSA. Alors que, dans le dispositif précédent, le montant du RMI était diminué de la totalité du revenu d’activité après une période d’intéressement (ce qui constituait aux yeux de certains analystes un risque de désincitation au retour à l’emploi), le bénéficiaire du RSA est censé conserver 62 % de ses nouvelles ressources jusqu’au moment où son revenu égale le revenu garanti [9].
26Dans l’esprit des réformateurs [10], pour que le mécanisme d’incitation fonctionne parfaitement, il était indispensable que le bénéfice des aides sociales extra-légales (les « droits connexes ») soit supprimé aux allocataires du RSA. En effet, ces aides complémentaires auxquelles des familles accèdent dans certaines conditions, différentes selon les départements ou les municipalités, peuvent augmenter sensiblement les ressources de celles-ci. La reprise d’une activité peut entraîner la perte de ces droits et de ce fait contrecarrer l’amélioration progressive de la situation des ménages par le travail.
27La mise en œuvre du RSA ne s’est pas accompagnée de la suppression de ces aides qui ont perduré et interagi avec la nouvelle réforme. Ainsi, à Paris au moment de notre enquête, la sortie du RSA socle ou du RSA socle majoré ou la suspension de leur versement faisait perdre automatiquement et immédiatement le bénéfice de l’allocation de logement complémentaire (ALCVP), soit 122 euros pour une personne isolée, et 183 pour deux personnes ou plus. En effet, le versement de l’ALCVP par la caisse d’Allocations familiales (CAF) était conditionné chaque mois par le versement du RSA socle. Il en allait de même pour la gratuité des transports (solidarité transport). Ainsi, pour une personne célibataire sans enfants, le revenu minimum garanti était de 467 euros en 2011 et de 411 lorsque la personne touchait l’allocation-logement CAF. C’est ce dernier cas qui est pris ici comme référence. Pour ne plus toucher le RSA socle uniquement avec des revenus d’activité, cette personne doit gagner 411 euros de revenus nets, l’équivalent de deux cinquièmes de temps au SMIC. Elle touchera alors du RSA activité pour un montant de 255 euros, mais perdra les 123 euros d’ALCVP (personne seule) et la gratuité des transports. Elle perdra aussi une partie de son allocation-logement, soit au total pratiquement l’équivalent du montant de son RSA activité.
28Dans ces conditions, la réalisation de la promesse de la réforme devenait particulièrement difficile à assurer. De plus, dans la mesure où le résultat sur le montant final des revenus de la prise en compte des différentes opportunités d’activité n’est pas systématiquement favorable aux bénéficiaires, il devient nécessaire de calculer dans chaque cas si le choix conduit à une amélioration effective de la situation. Dans les faits, c’est la CAF qui calcule le montant de l’allocation, sur la base de la déclaration trimestrielle de ressources (DTR) envoyée par l’allocataire. Ce calcul tient compte de la composition de la famille et de l’ensemble des ressources obtenues par ses membres (y compris les pensions alimentaires, les loyers perçus…), dans lesquels les revenus du travail font l’objet d’un traitement particulier. Il est aussi dépendant des aides qui peuvent leur être apportées par la puissance publique. Ce calcul n’est effectué que tous les trois mois sur la base de la réception des DTR et entraîne une révision a posteriori du montant de l’allocation conduisant souvent à des indus et à des rappels [11].
29Seule la CAF dispose de l’algorithme qui permet, après actualisation de la situation de l’allocataire, de calculer le nouveau montant de RSA. Mais la CAF n’est pas l’organisme qui reçoit l’allocataire [12]. À Paris, ce sont les travailleurs sociaux des espaces insertion qui sont chargés de cette mission et qui sont donc confrontés, au quotidien, aux demandes des allocataires. Ceux-ci souhaitent savoir comment leurs revenus évolueront s’ils reprennent à un moment donné une activité. Les travailleurs sociaux ne sont pas toujours en mesure de répondre à leurs questions : cela supposerait notamment que quelqu’un (ou un système d’information) soit capable d’enregistrer puis de rendre compte en permanence et de manière quasi instantanée de l’ensemble des changements de situation familiale ou professionnelle des allocataires et de leurs interactions avec les systèmes d’aide existant dans chaque département et chaque commune. Les concepteurs du RSA avaient d’ailleurs anticipé la nécessité d’un système de suivi spécial et d’une interconnexion de fichiers jusque-là non mis en relation, allant jusqu’à évoquer l’idée d’une « déclaration automatisée de données mensuelles », seule à même selon eux de suivre de manière fine les trajectoires des allocataires et de permettre à l’allocation de s’adapter aux vicissitudes de celles-ci [13].
30Un tel système d’information, quoique régulièrement évoqué [14], n’existe pas. Même s’il existait – ce qui risquerait d’entraîner une activité gestionnaire intense –, il ne permettrait de toute façon pas de mettre fin aux défauts de conception du modèle d’incitation que nous avons rappelés ci-dessus. Cette double limite conduit à ce que les agents des espaces insertion en contact avec les allocataires sont particulièrement sollicités et se retrouvent dans des positions parfois inconfortables. Lorsqu’ils sont interrogés par les allocataires, ils font preuve d’une grande prudence. Ne disposant pas du logiciel et ne connaissant ni les modalités précises de l’activité reprise ni les détails des ressources du ménage, ils sont conduits à privilégier la régularité et la prévisibilité du montant final des revenus du bénéficiaire pour ne pas déstabiliser les allocataires.
3.1.2 – Une prestation inadaptée à la nouvelle réalité du marché du travail
31La réalisation de la promesse se heurte à un deuxième obstacle : le RSA a été conçu sur un modèle du marché du travail et du retour à l’emploi qui est désormais minoritaire. Les cas types calculés et publiés au moment de l’instauration du dispositif mettent en général en évidence, selon des configurations familiales variées, la manière dont les revenus d’activité et le RSA s’additionnent. Comme si l’allocataire, reprenant un emploi, accédait progressivement au temps plein en augmentant régulièrement son temps de travail, voyant ainsi son revenu augmenter tout aussi régulièrement. Ces cas types ne présentent jamais de situations d’interruption d’activité, donnant ainsi l’impression que s’organise un continuum entre les moments où les allocataires du RSA socle reprennent un bout d’activité et cumulent socle et activité puis augmentent leur activité pour finalement ne plus toucher que du RSA activité.
32Dans la réalité, une partie importante des retours à l’emploi passe par des emplois de très courte durée (en nombre d’heures de travail) et pour des périodes souvent courtes qui sont entrecoupées de périodes plus ou moins longues d’interruption d’activité. Nous avons vu beaucoup de cas de personnes reprenant des CDD à temps plein pour trois mois ou des missions d’intérim pour quelques semaines puis qui revenaient durablement au chômage. Ce type de trajectoire génère des « pics » de revenus qui font sortir la personne du RSA et déclenchent, après enregistrement par la CAF de la DTR précisant ces quantités de travail et de revenus, des interruptions d’allocation et souvent des indus.
33Ceci explique également la prudence redoublée des travailleurs sociaux qui, plus que tout, redoutent l’effet des indus sur le moral des allocataires. La crainte d’une période d’instabilité des revenus du ménage, aggravée par ce qui est considéré comme des modalités de calcul particulièrement complexes, conduit les travailleurs sociaux à n’encourager que les changements suffisamment importants pour apporter des revenus d’activité supplémentaires qui assurent la sortie du RSA socle (des revenus du ménage supérieurs au revenu minimum garanti) et donc des droits et devoirs du RSA [15].
34La principale promesse n’est donc pas tenue : l’allocataire du RSA n’obtient pas systématiquement des revenus plus élevés lorsque sa quotité de travail augmente et les évolutions des revenus supplémentaires n’épousent pas parfaitement et immédiatement les changements intervenant dans sa situation familiale et professionnelle. Y parvenir supposerait, outre la suppression des droits connexes, le déploiement d’un système d’information susceptible de prendre en compte, en temps réel, l’ensemble des changements intervenant dans la situation de l’allocataire.
3.2 – Le modèle du parcours unique et de l’orientation majoritaire vers Pôle emploi est-il efficace ?
35La seconde promesse concernait l’accompagnement des allocataires : ces derniers devaient désormais être accompagnés dans leur retour à l’emploi (et non plus laissés à eux-mêmes ou aux seules mains des travailleurs sociaux) et donc prioritairement dirigés vers le service public de l’emploi [Garda, 2012]. La remise en cause du RMI s’était en effet appuyée sur la critique de l’insertion, dénoncée régulièrement comme l’échec principal de la réforme de 1988. Aussi, une partie importante de la réforme avait-elle consisté à impliquer beaucoup plus fortement que par le passé les services de Pôle emploi dans l’accompagnement des allocataires. Les textes recommandaient que l’orientation de ces derniers soit assurée prioritairement vers Pôle emploi dans un parcours dit « professionnel », et que l’orientation vers le parcours social soit à la fois exceptionnelle [16] et temporaire.
36L’implication de Pôle emploi dans le dispositif a été d’autant plus forte que la loi organisant la fusion des Assedic et de l’ANPE et créant Pôle emploi avait précisé que ce dernier était chargé de l’ensemble des personnes « disponibles pour l’emploi ». Saisissant cette occasion, plusieurs départements ont, au moment de l’entrée en vigueur de la loi sur le RSA, dénoncé la convention qui les liait à Pôle emploi pour la gestion des actions professionnelles en faveur des allocataires du RMI et considéré que la prise en charge des allocataires disponibles pour l’emploi incombait entièrement à Pôle emploi sans aucun financement complémentaire de la part du conseil général. Dans ces départements, les allocataires sont majoritairement orientés vers Pôle emploi.
37Si l’allocataire du RSA doit donc être orienté prioritairement vers Pôle emploi, dans un parcours qualifié de professionnel [17] et exceptionnellement vers un parcours dit social à la charge du conseil général, les deux parcours étant exclusifs l’un de l’autre [18], le département de Paris a continué, pour sa part, à financer Pôle emploi de manière à ce que les allocataires du RSA socle aient accès à une offre plus conséquente que l’offre commune de services. Mais, comme nous l’avons vu précédemment, un accompagnement optimal des allocataires exigerait non seulement une connaissance précise de leurs compétences et trajectoires antérieures, mais également un suivi exhaustif et instantané de ceux-ci : en l’absence d’un tel suivi, l’orientation vers les institutions responsables de l’accompagnement reste tâtonnante et régulée par le comportement prudent des travailleurs sociaux.
3.2.1 – L’orientation prioritaire vers Pôle emploi est-elle raisonnable ?
38L’analyse des pratiques d’orientation et d’accompagnement des allocataires du RSA conduit rapidement à la question de savoir qui est le mieux placé, des services du département ou de Pôle emploi, pour accompagner les allocataires du RSA, du moins cette partie des allocataires qui ne sont ni totalement autonomes et disponibles pour l’emploi ni radicalement éloignés de celui-ci [Eydoux, Tuchszirer, 2010]. Ce qui recouvre plusieurs questions : Pôle emploi, désigné par la loi comme le référent principal est-il en mesure d’accompagner efficacement l’ensemble des allocataires du RSA ? Est-il la structure la plus appropriée pour le faire ? Affirmer son rôle prioritaire, n’est-ce pas faire fi de la radicale hétérogénéité du public ?
39À Paris, une préorientation est assurée de manière automatique par un système que les acteurs en charge du dispositif appellent « la moulinette ». Dans ce logiciel ont été intégrés des paramètres de sélection qui permettent d’opérer un tri parmi les personnes selon leur trajectoire antérieure : il organise l’affectation automatique des allocataires à partir d’un certain nombre de critères d’orientation déterminés et inscrits dans la convention d’orientation qui lie le conseil général, l’État, la CAF, Pôle emploi et le centre d’action sociale de la Ville de Paris. Si la personne est inscrite à Pôle emploi et que le recueil des données socioprofessionnelles (DSP) réalisé au moment de l’instruction grâce à l’applicatif @RSA ne met en évidence aucun frein à l’emploi, elle est orientée, après l’ouverture de ses droits au RSA, vers Pôle emploi pour y être suivie dans le cadre d’un parcours professionnel (Pôle emploi devient le référent unique). Sinon, que la personne soit ou non inscrite à Pôle emploi, si elle se trouve dans l’un des cas limitativement énumérés par la convention (critères d’âge ou difficultés sociales ou de santé) ou si elle présente au moins deux éléments également énumérés par la convention, elle doit être adressée, après l’ouverture de ses droits à l’allocation, à l’espace insertion ou la structure équivalente pour une évaluation approfondie de sa situation au terme de laquelle elle sera orientée vers le service d’accompagnement approprié. Dans ces deux derniers cas, la personne est préorientée vers un parcours social.
40À la suite de l’évaluation, réalisée à Paris par les travailleurs sociaux et les conseillers emploi de l’espace insertion, l’allocataire est finalement orienté pour être accompagné, soit vers Pôle emploi, si sa situation sociale ne le rend pas indisponible pour ses recherches d’emploi, soit il reste à l’espace insertion, si ses freins sociaux n’empêchent pas la recherche d’emploi et si un suivi conjoint peut accélérer le retour à l’emploi ; enfin, il peut être orienté vers une autre structure dans le cadre d’un parcours social.
41Les travailleurs sociaux sont critiques à l’égard de ce processus qui est désormais complètement informatisé, mais qui a été longtemps réglé et contrôlé manuellement. Ils considèrent en effet que les critères présidant à l’orientation sont beaucoup trop lâches et organisent l’envoi d’un trop grand nombre d’allocataires vers Pôle emploi [19]. Ils remettent en cause la capacité des critères et des questions à repérer les personnes en difficulté qui auraient besoin d’un accès à des droits sociaux que seuls les travailleurs sociaux peuvent proposer et d’un accompagnement spécifique [20]. Ils soutiennent – notamment parce que certains allocataires reviennent vers eux après quelques mois pour leur raconter leur expérience – que Pôle emploi ne dispose pas – surtout en pleine période de fusion et de crise – des moyens d’accorder l’attention qu’ils méritent aux bénéficiaires du RSA [21], qu’eux-mêmes trouvent, au moins pour une partie d’entre eux, plus fragiles que les autres demandeurs d’emploi. Or Pôle emploi revendique le fait de s’occuper de la même manière de tous les demandeurs d’emploi inscrits sans distinguer entre les différentes catégories, donc sans accorder une importance particulière aux allocataires du RSA [22].
42Les nouveaux bénéficiaires du RSA qui ne sont pas orientés vers le parcours professionnel et qui ne sont pas déjà en cours de prise en charge sociale sont évalués par les services de l’EI. C’est à ce moment que les travailleurs sociaux – et les conseillers emploi de Pôle Emploi affectés à l’EI – peuvent exercer tout leur rôle. Pendant la période de diagnostic, les capacités et les besoins de l’allocataire sont précisément identifiés, selon une procédure bien définie au cours de laquelle les interventions successives du travailleur social et du conseiller emploi sont prévues. Cette séquence de quelques mois se termine par la décision soit de conserver l’allocataire au sein de la structure – il bénéficiera alors d’un suivi conjoint pendant une année – soit de l’envoyer vers Pôle Emploi, soit encore de le diriger vers l’une des institutions participant au service social. Pour les 2 500 allocataires qui accèdent au suivi conjoint, s’ouvre une période de temps pendant laquelle diverses actions seront proposées pour amener la personne à retrouver suffisamment de confiance en elle pour un jour revenir à l’emploi.
43Le fait d’être accompagné ou suivi par Pôle emploi (Pôle emploi est le référent unique) n’implique pour l’allocataire du RSA aucune intervention particulière, supplémentaire, dérogatoire au droit commun. L’offre de service complémentaire de Pôle emploi ne vise pas à organiser un accompagnement renforcé des allocataires dont il est le référent unique, mais consiste principalement à mettre à la disposition des espaces insertion ainsi que des autres structures départementales et des agences Pôle emploi du département, des conseillers de Pôle emploi dédiés au RSA, qui participent à l’évaluation-diagnostic des nouveaux allocataires [23] et au suivi conjoint des nouveaux bénéficiaires du RSA. Le département de Paris finance ainsi cinquante-deux postes d’agents de Pôle emploi à temps plein. La mission insertion de Pôle emploi est chargée d’assurer l’interface entre la direction régionale déléguée de Pôle emploi Paris, le réseau parisien des agences Pôle emploi, la DASES et les différentes structures du département intervenant sur le dispositif RSA ; elle est cofinancée par Pôle emploi et le conseil général.
44Les travailleurs sociaux et les conseillers emploi de l’EI considèrent que l’idéal serait que tout nouveau bénéficiaire du RSA puisse bénéficier de la séquence diagnostic-orientation, infiniment plus appropriée que la moulinette pour décider du type d’accompagnement nécessaire. Le dispositif automatique alimenté par des données déclaratives est en effet jugé incapable de détecter les problèmes des allocataires.
3.2.2 – Contrôler les ratés de l’orientation : un idéal coûteux à mettre en place
45Le très grand nombre d’allocataires fait obstacle à ce qu’un traitement personnalisé soit proposé à chacun et à ce que chaque allocataire bénéficie d’un entretien-diagnostic. Les travailleurs sociaux souhaitent que le mécanisme de préorientation automatique (la moulinette) réalisée à partir des déclarations des nouveaux bénéficiaires, soit réglé pour n’envoyer vers Pôle emploi que les seules personnes capables de rechercher activement un emploi. Cet objectif peut être atteint uniquement si les agents chargés de recevoir les allocataires pour la première inscription consacrent un soin extrême au remplissage du questionnaire avec l’allocataire et sont capables de déceler, derrière leurs réponses, d’éventuelles difficultés non exprimées, puis de l’indiquer dans les cases du questionnaire (éventuellement en « mentant », c’est-à-dire en ne donnant pas exactement la « bonne réponse » à certaines questions). Cela suppose de mettre aux postes chargés de l’instruction des agents capables de déceler les éventuelles difficultés, sociales et professionnelles. Telle était, à l’époque de nos observations, l’ambition de la responsable de l’EI de l’un des arrondissements visités. Transformer la première inscription en quasi-entretien avec un travailleur social permettrait selon elle de déceler les difficultés, d’ouvrir des droits et de n’orienter vers Pôle emploi que des personnes véritablement prêtes à reprendre un emploi.
46La question du réglage de l’orientation initiale (automatique) rencontre également l’intérêt des agents de Pôle emploi qui constatent que la procédure leur envoie des personnes qui sont incapables de se maintenir à Pôle emploi parce que les prescriptions disponibles ne sont pas adaptées [24]. L’exemple de Paris permet de comprendre en creux comment, dans d’autres départements moins riches, l’orientation systématique vers Pôle emploi peut engendrer des effets contraires à ceux qui étaient attendus du dispositif : les allocataires découragés ou incapables de reprendre immédiatement un emploi, de se présenter à un rendez-vous ou une formation, de se rendre aux ateliers organisés par les conseillers, peuvent cesser d’actualiser leur situation et ne plus être accompagnés du tout, voire se faire radier.
47Pour éviter de « perdre » ces personnes, pour savoir à tout instant qui est le référent unique de chaque allocataire, pour retrouver des allocataires du RSA que l’on pensait suivis par Pôle emploi, mais qui ont cessé d’actualiser leur situation, c’est un véritable circuit parallèle permettant de suivre en temps quasi réel les allocataires qui est nécessaire. Et c’est ce qui explique le développement spectaculaire de nouveaux fichiers, l’intense échange de données informatisées, comportant – en attendant le grand soir de l’interconnexion généralisée des fichiers – l’envoi de disquettes ou de CD entre Pôle emploi et la DASES, la DASES et la CNAF, la CNAF et Pôle emploi, disquettes et CD qui à l’époque de notre étude étaient souvent incompatibles et qui, dans l’idéal, devraient permettre qu’aucun allocataire ne soit « perdu ».
48Un des objectifs de la DASES est de veiller, en croisant ses données avec celles de la CAF, de Pôle emploi et des structures participant au Plan départemental d’insertion (PDI), à « rattraper » le bénéficiaire du RSA qui se serait trouvé désinscrit de Pôle emploi. Le risque principal, perdre des allocataires en chemin, est ainsi évité, ce qui n’est pas le cas de certains départements [25]. À Paris, les allocataires désinscrits reviennent automatiquement dans le circuit dans la mesure où la convention prévoit que « Pôle emploi fournit dans les deux mois la liste des bénéficiaires RSA ayant fait l’objet d’une cessation d’inscription. À partir de cette liste, du dossier unique du demandeur d’emploi (DUDE) et des informations transmises par la CAF, les services du Département convoquent le cas échéant les personnes relevant encore du champ droits et obligations. » Les informations venant de Pôle emploi sont rentrées dans le fichier général de gestion des allocataires, intitulé Coordin [26].
49Le département de Paris réussit donc à éviter la perte des allocataires, mais au prix d’une intense bureaucratisation et d’une interconnexion des fichiers issus des différentes institutions de plus en plus problématique, et sans parvenir, malgré tous les efforts déployés, à permettre aux allocataires mal orientés de retrouver dans des délais raisonnables un accompagnement approprié. Les données de gestion qui permettent de reconstituer les trajectoires des bénéficiaires mettent en évidence que, lorsque les allocataires n’actualisent plus leur situation ou sont radiés de Pôle emploi, il faut 9 ou 10 mois pour qu’ils soient à nouveau convoqués pour un nouvel entretien. Par ailleurs, les allocataires qui ont été orientés directement vers le service social départemental et des structures qui n’assurent qu’un suivi strictement social, alors même qu’ils auraient été capables d’être suivis par Pôle emploi et auraient tiré profit des actions proposées par celui-ci perdent également un temps précieux.
50Au terme de cette observation, deux enseignements peuvent être tirés. D’une part, la stricte séparation du parcours professionnel et du parcours social est remise en cause par l’ensemble des travailleurs sociaux et des conseillers emploi que nous avons rencontrés [27] (qu’ils exercent leur mission au sein des agences Pôle emploi ou au sein des espaces insertion). Par ailleurs, l’orientation prioritaire vers Pôle emploi organisée de manière automatique par un logiciel est considérée comme peu satisfaisante. Les orientations inadéquates sont lourdes de conséquences pour les allocataires. Elles ne pourraient être évitées que si le tout premier entretien était réalisé par un binôme travailleur social-conseiller emploi ou par un agent très qualifié disposant vis-à-vis du questionnaire d’une importante marge de manœuvre. Un tel système serait coûteux. Il ne rendrait pas inutile la mise en œuvre d’un suivi informatique rigoureux et l’interconnexion de nombreux fichiers. Mais il garantirait une orientation plus réaliste vers la structure d’accompagnement la plus adaptée. Il remet au premier plan la « prudence » des travailleurs sociaux et des conseillers (au sens aristotélicien du terme, cette prudence qui permet de peser et de réaliser finalement les bons choix) qui ne pourraient se faire remplacer par une machine qu’au prix d’une bureaucratisation de plus en plus intense du dispositif.
4 – Conclusion
51Au terme de l’enquête dans plusieurs espaces insertion de Paris, il apparaît que peu d’objectifs visés par la loi instaurant le RSA ont été atteints. Les deux principales promesses évoquées par la loi (l’augmentation systématique du revenu lors de la reprise d’emploi, l’accompagnement privilégié vers l’emploi) n’ont pas été tenues. Quasiment tous les acteurs interviewés ont par ailleurs mentionné l’aggravation avérée de la bureaucratie lors de la mise en œuvre de cette politique alors que la simplification et la lisibilité étaient les clefs de voûte du nouveau dispositif.
52Nous avons tenté de montrer que cette inflation bureaucratique n’était pas seulement due à la période de montée en charge du dispositif, mais qu’elle s’expliquait par la volonté de ses concepteurs de suivre au plus près les changements de situation des allocataires (qu’il s’agisse des revenus ou de l’activité) de manière, d’une part, à ce que le lien entre la reprise d’emploi et le gain financier soit évident, d’autre part, à organiser l’orientation des allocataires par un référent unique. La réalisation d’une telle ambition, légitime, aurait nécessité la mobilisation de moyens informatiques et l’interconnexion de fichiers d’une manière encore plus intense que ce qui a pu être constaté pour opérer un suivi en temps réel des trajectoires des bénéficiaires du RSA. Mais, parce que cette ambition technocratique n’a pas été menée à son terme, le système, instable, est resté au milieu du gué : en matière financière, le suivi décalé des reprises d’emploi crée des indus ; en matière d’accompagnement, les erreurs d’orientation se payent de rattrapages tardifs. Face à l’automatisation des procédures, les travailleurs sociaux et les conseillers présents dans les espaces insertion tentent de développer des comportements « prudents », qui cherchent à remettre une certaine dose de personnalisation dans la gestion du processus. Parce qu’il dispose d’importants moyens financiers, le département de Paris a pu développer à la fois des moyens de traitement de masse et soutenir une approche à la fois personnalisée et globale des allocataires, qui s’oppose au choix souvent trop exclusif entre parcours professionnel et parcours social.
Notes
-
[1]
Une première version de cette analyse a été présentée au Congrès de l’Association française de Sociologie, RT6, les 5, 6 et 7 juillet 2011 à Grenoble. Nous remercions Jean-Claude Barbier, Anne Eydoux et Laurent Cordonnier pour leurs remarques sur des versions antérieures de ce texte, de même que Florence Jany-Catrice et Richard Sobel qui nous ont permis de le présenter au séminaire du Clersé. Nous remercions enfin deux rapporteurs anonymes pour leur lecture critique et leurs propositions de modification. Nous restons seuls responsables des insuffisances.
-
[2]
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/084000607/index.shtml Le rapport final n’a été disponible qu’en mai 2009, bien après le vote de la loi (décembre 2008) :
-
[3]
Nos plus vifs remerciements vont aux équipes de la DASES, aux responsables des espaces insertion et à leurs collaborateurs, aux responsables des SSDP (services sociaux départementaux polyvalents), associations, agences de Pôle Emploi que nous avons rencontrés.
-
[4]
Comme l’écrit J.-C. Barbier, « la circulaire d’application des dispositions d’insertion précise que “l’engagement du bénéficiaire dans les actions d’insertion n’est pas la contrepartie de l’allocation ; il en est seulement une condition que le législateur a entourée de réelles garanties pour les personnes concernées”. Le caractère contractuel du contrat d’insertion ne repose donc que sur les engagements mutuels relatifs aux actions d’insertion ». Barbier rappelle que Belorgey a toujours souligné « l’ambiguïté congénitale du droit à l’insertion issu de la loi de 1988 » [Barbier, 1996].
-
[5]
Le terme de « trappe » a été utilisé en France pour traduire le terme de « trap » qui signifie en anglais « piège ». Cette traduction malencontreuse est malheureusement entrée dans l’usage.
-
[6]
Les enquêtes annuelles du Crédoc sur lesquelles s’appuient ces appréciations sur la « lassitude de la solidarité » autorisent des interprétations différentes. Elles montrent en particulier que la crise commencée en 2008 a relégitimé le RMI et le RSA.
-
[7]
On se situe ici dans le cas d’une personne seule sans enfant.
-
[8]
Voir Samia Benabdelmoumen, Bernard Gomel, Abdelwahed Mabrouki, Dominique Méda, Virginie Thévenot, Le RSA : une monographie parisienne, Rapport de recherche du CEE, janvier 2012
-
[9]
Le montant du revenu garanti d’un ménage est calculé en fonction de sa composition, c’est le revenu minimum garanti comme au temps du RMI, auquel s’ajoute 62 % du montant mensuel de ses revenus d’activité. L’allocation RSA permet au ménage d’atteindre son revenu garanti en s’ajoutant à l’ensemble de ses ressources. Le montant de l’allocation qui permet aux ménages d’atteindre le Revenu minimum garanti, le RSA socle, est à la charge des départements.
-
[10]
Le site officiel service-public.fr, dans sa rubrique Actualités en date du 3 décembre 2008 rappelle que « c’est pour inciter au retour à l’emploi que le RSA prévoit de garantir une augmentation de revenu lors de la reprise d’un emploi », http://service-public.fr/actualites/00975.html.
-
[11]
Le récent rapport de la commission Sirugue a confirmé l’ampleur de ceux-ci.
-
[12]
Seules les ex-API sont suivies par la CAF.
-
[13]
En 2013, un projet qui s’inscrit dans cette perspective, la déclaration sociale nominative (DSN), est testé auprès d’entreprises volontaires. La DSN remplace alors la déclaration mensuelle des mouvements de main-d’œuvre (DMMO) ou l’Enquête sur les mouvements de main-d’œuvre (EMMO) pour les entreprises de moins de 50 salariés.
-
[14]
Y compris dans le rapport de la commission Sirugue de juillet 2013.
-
[15]
Ou alors les quelques reprises ponctuelles dont on sait qu’elles ne vont avoir aucune incidence financière sensible, mais qui sont appréciées sur d’autres registres du travail social.
-
[16]
« Lorsqu’il apparaît que des difficultés tenant notamment aux conditions de logement, à l’absence de logement ou à son état de santé font temporairement obstacle à son engagement dans une démarche de recherche d’emploi, vers les autorités ou organismes compétents en matière d’insertion sociale. »
-
[17]
Les termes ne sont pas stabilisés : nos interlocuteurs nous ont parlé parfois de parcours emploi ou de parcours professionnel lorsque les allocataires sont suivis et accompagnés par Pôle emploi ou une institution ayant pour vocation de leur faire retrouver de l’emploi ; la notion de « parcours social » est plus largement utilisée. En revanche, l’appellation du type de suivi qui se fait à l’espace insertion est plus diversifiée : certains parlent d’un troisième parcours (socioprofessionnel), d’autres considèrent qu’il s’agit d’un suivi socioprofessionnel au sein d’un parcours social. Nous avons choisi ici de reprendre les formules utilisées par nos interlocuteurs.
-
[18]
Ce que les travailleurs sociaux considèrent comme une erreur, un véritable retour en arrière par rapport au RMI.
-
[19]
« Ce qui veut dire que la moulinette n’est pas forcément efficace. C’est très compliqué cette histoire-là […] Là c’est la traduction des difficultés par critères. Alors il faut bien se rendre compte qu’on voit un tas de personnes “vous avez une difficulté sociale, c’est déjà assez compliqué, répondez par oui, ou par non.” Qu’est-ce qu’ils répondent ? Non. Et puis quand on les voit après, pff ! Après, on est sur le fil… e-RSA se veut être une fonction automatisée de la souffrance. » [Agent EI]
-
[20]
« Par exemple une des questions est ainsi libellée : “Êtes-vous autonome en termes de logement ?” Cette question ne veut rien dire. La personne peut répondre oui si elle est hébergée par un parent ou un ami, mais on passe ainsi à côté d’une information très importante. » [Agent EI] Ce qui fait dire aux travailleurs sociaux que l’application met fin à la personnalisation du traitement alors même que les agents des EI se considèrent avant tout en charge d’une mission sociale d’aide aux personnes en difficulté : « D’une manière générale on peut dire qu’avant, l’EI développait une approche liée à la personne : approche sociale, individualisation de la prise en charge. Désormais, c’est complètement standardisé : la personne doit rentrer dans une case. C’est l’application qui décide de tout. Imaginons que la personne soit locataire et soit orientée vers Pôle emploi. Pôle emploi est censé informer sur l’allocation logement complémentaire de la Ville de Paris, un droit connexe du PDI qui peut représenter avec l’allocation logement 85 % du montant du loyer. Avant c’était l’EI qui ouvrait ces droits, maintenant c’est Pôle emploi qui devra ouvrir ces droits, mais ce n’est pas le boulot de Pôle emploi donc… » [Agent EI]
-
[21]
Les conseillers en agence ont parfois à gérer des portefeuilles de demandeurs d’emploi très importants (300 dans l’agence B) et n’ont de ce fait pas suffisamment de temps – selon les agents des EI – à consacrer aux allocataires du RSA.
-
[22]
Tous nos entretiens avec les conseillers de Pôle emploi et avec le responsable de la mission Insertion de Pôle emploi ont confirmé ce point.
-
[23]
Complication supplémentaire, la première convocation s’adresse au ménage. Chaque conjoint est ensuite convoqué séparément.
-
[24]
Le rapport Iborra [2013] en tire la conclusion que Pôle emploi devrait se coordonner avec les services sociaux du conseil général pour développer une offre de services pour les personnes les plus en difficulté, qu’elles soient bénéficiaires ou non du RSA.
-
[25]
Le département du Nord, qui avait au départ orienté prioritairement vers Pôle Emploi la majorité des allocataires du RSA a pour cette raison été conduit à renoncer à cette organisation :
-
[26]
Fichier qui recense les personnes connues des services sociaux de Paris (interventions datant de moins de six mois) et qui coordonne les interventions de ces derniers [Benabdelmoumen et al., 2012].
-
[27]
Ce défaut a d’ailleurs été très vite repéré puis traité, notamment à la suite du plan de simplification du RSA publié en juillet 2010 par le ministre Daubresse dans le rapport Le RSA, un an après, dans lequel la mesure n° 9 proposait d’« expérimenter avec Pôle emploi et des conseils généraux volontaires des dispositifs d’accompagnement global des bénéficiaires et un traitement simultané des champs professionnel et social ». Les études réalisées pour alimenter le rapport du comité national d’évaluation ont d’ailleurs mis en évidence que 20 % des allocataires bénéficiaient d’un accompagnement « socioprofessionnel. » Près de la moitié des départements signalaient des difficultés à avoir une visibilité sur l’accompagnement réalisé par Pôle emploi en l’absence de retour sur leur devenir (voir les annexes 10, 16 et 17 du Rapport).