« Les sciences de l’Homme, lorsqu’elles singent les sciences dures et s’efforcent de réduire l’humain à un objet explicable et programmable, ne sont plus elles-mêmes que des résidus de la dogmatique occidentale, des traces pitoyables d’une pensée scientifique en voie de décomposition, qui s’emploie à faire disparaître les questions qu’elle devrait éclairer. Car c’est en vain qu’elles s’acharnent à faire rentrer les sociétés humaines dans des modèles empruntés à la mécanique ou à la biologie. Tandis que l’organisme biologique trouve en lui-même sa propre norme, c’est à l’extérieur de la société humaine que doit être découverte la norme qui la fonde et qui nous assure d’y avoir une place. Cela veut dire que le sens de la vie ne gît pas dans nos organes, mais procède d’une Référence qui nous est extérieure. »
1 – Introduction
1Conformément à la citation mise ci-dessus en exergue, nous considérons dans cet article que les modèles institutionnels anglo-américains promus par la science économique mainstream devenue techno-science [2] ne fournissent pas un cadre intellectuel satisfaisant que ce soit pour comprendre ce qui se joue actuellement dans le développement des institutions européennes ou pour entrevoir comment celles-ci sont susceptibles de se projeter dans le futur. À rebours de la dérive actuelle des sciences sociales dominées, voire colonisées par la techno-science économique, on cherche à tracer ici quelques linéaments d’un nécessaire changement de paradigme et de ses implications quant à la compréhension de la crise actuelle de l’euro et de l’Europe.
2Le cadre épistémologique qui nous sert de référentiel est celui de l’anthropologie dogmatique de Pierre Legendre, une anthropologie qui s’oppose explicitement au modèle de l’homo œconomicus. L’anthropologie dogmatique considère en effet que ce qui donne sens et raison à l’homme et à la société sont des montages dogmatiques, c’est-à-dire des normes et croyances instituées en « Référence » à une époque et dans une société données, et auxquelles les sciences doivent rester soumises pour ne pas délirer et participer à un déchaînement de violence [3]. Cette anthropologie, bien que développée par des juristes et des philosophes, fait bon ménage avec l’économie institutionnelle et l’institutionnalisme historique en science politique dans la mesure où elle donne un rôle central dans la dynamique historique des institutions au « principe généalogique ». Ce principe stipule que le présent ne peut être réduit à l’actualisation d’un futur anticipé, car il s’ancre aussi profondément dans le passé, c’est-à-dire dans des strates d’institutions transmises et héritées et dans des « discours accumulés » et constitutifs de cultures diversifiées ; d’où à la fois des invariants de long terme et des dynamiques propres de changement.
3Conformément à ce principe, notre hypothèse est que l’origine de la crise actuelle de l’Union européenne et de la zone euro n’est pas, comme cela est de plus en plus souvent repris en France, à imputer à l’ordo-libéralisme allemand, mais bien plutôt au néolibéralisme Chicago Style étatsunien et à sa diffusion à l’échelle mondiale sous-tendue par la globalisation financière. Ce néolibéralisme, porté par la révolution « nouvelle classique » en économie et la théorie financière fondée sur l’hypothèse d’efficience des marchés qui se développent dans les années 1970, a, à partir des années 1980, introduit dans le processus de fédéralisation de l’Europe amorcé dans les années 1950 et 1960 des principes normatifs et des valeurs qui le font dévier de sa trajectoire, en changent la finalité et sont difficilement assimilables par les cultures européennes continentales.
4Une première partie de l’article explicite cette hypothèse. Une deuxième partie, en conformité nous semble-t-il avec les réquisits épistémologiques de l’anthropologie dogmatique, définit les catégories de monnaie, de dette, de souveraineté et de confiance à partir desquelles nous interprétons, dans la troisième partie, la crise de l’euro. Dans la quatrième et dernière partie, on tire les conséquences en termes de refondation du pacte fédéral européen de cette interprétation, en proposant quelques pistes de réflexion pour une sortie par le haut de la crise, soit une sortie qui ne conduise ni au maintien du statu quo ante, ni à la disparition de toute monnaie européenne commune.
2 – Deux hiérarchies de valeurs
5La crise des dettes publiques dans la zone euro a rendu évident le manque criant de solidarité entre ses États membres. La tendance s’est alors répandue notamment en France d’en imputer la cause exclusivement à l’Allemagne et au modèle ordo-libéral qui est supposé conformer sa stratégie de politique économique. L’ordo-libéralisme, en tant que version allemande du néolibéralisme qui a eu ses jours de gloire dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale – on le crédite volontiers, au-delà du Rhin, d’être à l’origine du « miracle économique » allemand – tend désormais à être vu, en deçà du Rhin, non seulement comme le modèle qui a conformé l’Union et la Banque centrale européennes, mais aussi comme le fondement intellectuel de la stratégie de rigueur budgétaire et des politiques d’austérité actuellement adoptées dans l’Union européenne.
2.1 – Ordo-libéralisme ou néolibéralisme libertarien Chicago Style
6On ne peut dans le cadre limité de cet article démontrer pleinement que cette interprétation repose sur un abus de langage concernant le terme d’ordo-libéralime, abus qui lui fait perdre finalement toute spécificité vis-à-vis d’autres formes du néolibéralisme. C’est pourquoi nous nous bornerons à noter qu’il est bien documenté que ne peuvent être imputées à l’action des ordo-libéraux ni l’actuelle politique européenne de la concurrence (cf. encadré 1), ni la forme d’indépendance de la banque centrale acquise dans les années 1950 en Allemagne et actualisée à l’échelle de la zone euro à la fin des années 1990 (cf. encadré 2).
Encadré 1. Ordo-libéralisme et politique de la concurrence
Ces auteurs montrent ensuite que les politiques de la concurrence n’ont pu être pleinement institutionnalisées en 1992, à l’encontre de ce qu’ils appellent les intérêts néomercantilistes, que grâce à une alliance entre politiques et hauts fonctionnaires ordo-libéraux et néolibéraux doctrinaires de la Chicago School, les premiers étant dans la période suivante subjugués par les seconds. Le contrôle serré et préventif des cartels et des monopoles voulu par les ordo-libéraux a été édulcoré et rendu plus permissif et favorable aux grandes entreprises, conformément à l’idéologie néolibérale-libertarienne d’obédience hayékienne : « Amongst the makers of neoliberal economic doctrine, proponents of Chicago or “post-Chicago” economics have gained the upper-hand over ordo-liberal rivals. Nevertheless, as evidenced by its continuing differences from US practice, traces of ordo-liberalism remain in the way inter-firm competition is governed at the scale of the EU. » [Ibid., p. 37] Ils concluent que « although taking the doctrine of ordo-liberals highly seriously, we see little evidence to support the idea that their approach to competition policy has had hegemonic influence over the EU’s government of inter-firm competition. Instead over the course of the last sixty years this governement has been dominated by doctrines – notably but not exclusively ordo-liberalism- and their supporters that have differed considerably » [ibid., p. 38]. Sur les oppositions fondamentales entre les conceptions des politiques de la concurrence des ordo-libéraux et des libéraux de la Chicago School of Law and Economics, cf. entre autres Schnyder & Siems [2013].
7Que l’ordo-libéralisme soit au principe du « miracle économique » allemand est également discutable (cf. encadré 3).
Encadré 2. Ordo-libéralisme et indépendance de la banque centrale
L’ordo-libéralisme veut un État fort capable de s’opposer aux intérêts particuliers pour ordonner et régler le libre jeu des marchés de façon à y empêcher toute pratique anticoncurrentielle. Le cadre étatique de mise en ordre des pratiques marchandes comprend bien la stabilisation monétaire, mais comme l’État ne doit en rien interférer avec les mécanismes de formation des prix, toute politique monétaire consistant à fixer des taux d’intérêt y est strictement prohibée. De plus, la banque centrale doit être « autonome et disposer de privilèges monopolistiques » d’émission monétaire, mais comme il est également considéré qu’il doit y avoir unité de la politique économique (monétaire et budgétaire), la banque centrale doit être « soumise à un contrôle précisément spécifié de l’État qui la rend incapable de mener sa propre politique économique contre l’État » [ibid., p. 171]. L’ordo-libéralisme implique ainsi le jeu « d’un stabilisateur monétaire travaillant automatiquement » et donc récuse toute pure fiat monnaie et opte pour un régime de commodity-reserve-currency ancrée dans un panier de biens ou sur l’or [ibid.]. En cela le statut bancal de la BCE, qui n’a pas en face d’elle d’État fort qui puisse la contrôler, et le caractère nouveau-keynésien de la politique monétaire de manipulation du taux d’intérêt qu’elle privilégie sont tout sauf ordo-libéraux. De même, il est difficile de considérer que le type d’indépendance qu’a conquis politiquement la banque centrale allemande dès le début des années 1950 vis-à-vis du gouvernement fédéral – on peut parler d’émancipation [Berger, 2003, p. 650] – corresponde à l’idéal d’unité de la politique économique – monétaire et budgétaire – prônée par l’ordo-libéralisme.
8Aussi considérons-nous que pour comprendre la crise actuelle de la zone euro, le recours à une analyse de l’impact des forces ordo-libérales en Allemagne ou ailleurs n’est pas l’approche la plus pertinente, même si en tant qu’arrière-plan philosophique et politique de la construction de l’Union européenne, l’influence de l’ordo-libéralisme et du modèle d’économie sociale de marché qui en a été une forme hybride de concrétisation ne sont nullement à négliger. La crise actuelle ne manifeste pas l’échec de ce type de néolibéralisme qui a cessé depuis plusieurs décennies d’être un référentiel autorisé de pensée économique. En effet, faire de la monnaie un « domaine de l’État » qui doit « être protégé de tout intérêt particulier privé ou public » [Dehay, 1995, p. 8 et 48], ne pas avoir confiance dans la capacité « naturelle » des marchés à être efficients et autorégulateurs, et corrélativement accorder une place majeure dans le dispositif institutionnel qu’on promeut au contrôle du marché par un État fort sont des idées passées de mode.
Encadré 3. Le « miracle économique » allemand : ordo-libéralisme ou euthanasie des créanciers ?
Le miracle économique allemand pourrait donc bien trouver sa source non pas dans la libération encadrée des forces de marché promue par l’ordo-libéralisme (les prix sont libérés progressivement, et la politique de la concurrence – lutte contre les cartels et les monopoles – est mise en place en fait assez tardivement), mais plus fondamentalement dans la libération du pays, pour des raisons évidemment géopolitiques, de la quasi-totalité de la charge de ses dettes accumulées, tant publiques que privées, soit dans une euthanasie radicale de ses créanciers.
9Les approches qui mettent l’ordo-libéralisme au cœur de la crise de l’Union européenne et de l’euro négligent par ailleurs complètement l’influence anglo-américaine sur la construction européenne [4] et oublient que l’ordo-libéralisme, bien que se voulant un constitutionnalisme économique, n’a rien à dire quant à l’organisation fédérale de l’ordre politique européen dont pourtant l’importance est cruciale dans la crise actuelle (encadré 4).
Encadré 4. La science politique étatsunienne au secours de l’ordo-libéralisme allemand
10Plus fondamentalement, on oublie qu’en accordant la primauté à l’État sur le marché, en voulant enchâsser celui-ci dans un ordre concurrentiel maintenu par l’État, l’ordo-libéralisme suppose nécessairement hors modèle un État préconstitué [5]. C’est pourquoi il n’est pas en position de penser ni de servir un ordre dynamique dans lequel a contrario l’enjeu est de construire un marché à une échelle territoriale où il n’y a pas encore d’État fort qui soit constitué. En revanche, le néolibéralisme libertarien étatsunien mâtiné de hayékisme et de néo-institutionnalisme, en faisant du marché l’ordre déterminant auquel le politique doit être soumis, en proposant plus précisément de construire un État fédéral préservateur du marché, est fonctionnellement parfaitement apte à servir de référentiel aux élites politiques et à la technocratie européenne. Comme par ailleurs, tant dans sa version macroéconomique (« nouvelle classique ») que dans sa version d’économie financière qui l’une comme l’autre dénient la nécessité d’un encadrement étatique des marchés et de la monnaie [Théret, 2011], ce néolibéralisme né à Chicago s’est, par le biais de la professionnalisation des économistes et des ingénieurs financiers, diffusé de par le monde [Fourcade, 2006] – c’est-à-dire y compris en Allemagne même [Dullien et Guérot, 2012], il n’y a pas à s’étonner que ce soit ce néolibéralisme-là et non celui de Fribourg qui règne en maître dans les cerveaux des ingénieurs de l’Union économique et monétaire (UEM) qui se sont donné pour tâche de construire l’ordre politique européen [6].
2.2 – Un océan, deux mondes
11Nous partons donc de l’hypothèse que ce n’est pas l’ordo-libéralisme allemand qui règne en Europe, mais le néolibéralisme Chicago Style étatsunien dans sa version globalisée. Ce qui conduit à voir dans la crise européenne actuelle la manifestation d’une contradiction entre deux visions du monde dont les différences se sont accentuées jusqu’à ne plus pouvoir se compromettre ensemble comme cela avait été le cas tout particulièrement en Allemagne à la sortie de la Seconde Guerre mondiale : la vision ultralibérale des élites politiques et technocratiques qui ont progressivement adopté comme référentiel de pensée et d’action les principes normatifs et les valeurs néolibérales hégémoniques dans le monde anglo-saxon et tout particulièrement aux États-Unis ; et la vision correspondant à la « dogmaticité » des imaginaires institués des populations européennes continentales, dans le cadre desquels celles-ci se sont formé une représentation de ce qu’est une bonne vie, tant au plan individuel que collectif, dans un univers peu imprégné de puritanisme.
12Cette hypothèse peut être étayée dans plusieurs registres : ceux du droit, de la conception philosophique de ce qu’est un peuple souverain, de la monnaie, de la protection sociale, des formes prises par l’économie politique. Examinons-les brièvement et successivement.
13À l’opposé du monde anglo-américain où règne une tradition de Common Law, la plupart des pays européens continentaux, dont la France et l’Allemagne, sont ancrés dans le droit romain. Cette différence des traditions et cultures juridiques est allée de pair avec l’émergence aux siècles des Lumières (xviie et xviiie siècles) de conceptions philosophiques aux antipodes l’une de l’autre de ce qu’est un « peuple » et de la souveraineté dont celui-ci doit être crédité [7].
14Pour le dire en peu de mots au risque d’être caricatural [8], aux États-Unis d’Amérique règne la conception libérale puritaine d’origine lockéenne d’un peuple composé de propriétaires individuels s’obligeant à travailler pour se racheter du péché originel et dont le principal intérêt dans la vie est d’accumuler de la richesse pour la transmettre ; cette richesse transmise est le signe de l’immortalité terrestre de l’individu et c’est pour la protéger contre les méfaits des non-propriétaires que les propriétaires se donnent un gouvernement civil et un État en assurant la pérennité. Chez Locke donc, le politique émerge de l’économique, ce qui correspond dans une large mesure à l’expérience vécue par les colons puritains britanniques et autres calvinistes fuyant l’oppression anglicane de la royauté anglaise. Dans cette représentation, l’être humain est donc d’abord, avant que d’être citoyen, un homo œconomicus et la société une simple collection d’individus propriétaires d’eux-mêmes et de tout ce qu’ils peuvent accaparer grâce à la médiation de la monnaie. Depuis Locke, cet homo œconomicus a évolué de telle sorte que la société ne requière plus qu’un ordre politique minimum qu’il serait possible de restreindre toujours plus ; ainsi, dans le cours du développement de l’économie classique, néoclassique et nouvelle classique, l’individu est devenu une simple monade calculatrice et utilitariste, cherchant à maximiser ses gains et assouvir ses désirs sur des marchés efficients et autorégulateurs où il est censé exercer sa souveraineté de consommateur.
15En Europe continentale et tout particulièrement en Allemagne et en France qui sont les deux pays clefs de l’Union européenne [9], c’est une conception d’origine rousseauiste qui au contraire prévaut : « Le peuple est un moi moral collectif. » « C’est le corps moral – l’unité morale – qui veut et déclare ce qu’il veut », et « la nation comme unité, territoire et origine de la loi est […] à l’horizon de la souveraineté et de son principe » [Mairet, 1997, p. 112]. Ce peuple rousseauiste, qui est aussi clairement celui de Fichte [10] et de la tradition idéaliste-romantique allemande, n’est donc pas une collection d’individus libres et identiques s’auto-assujettissant rationnellement à un pouvoir supérieur protecteur de leur liberté. Il est fondé sur une croyance, un sentiment d’appartenance à un tout ancré dans une histoire, une culture et une langue, le tout de la nation qui n’est autre qu’une représentation de l’autorité divine souveraine (car immortelle) rapatriée sur terre. En Europe continentale donc, le politique est la matrice de l’économique, ce dernier émergeant, comme la sociologie en rend généralement compte, en se différenciant progressivement du premier dès lors ou en même temps que celui-ci se différencie du religieux. Dans cette vision du monde, l’être humain est d’abord un homo juridicus, un porteur de droits civils et civiques, droits objectifs sur la base desquels il peut déployer une activité économique.
16Cette différence radicale dans les conceptions du droit et de ce qui constitue un peuple souverain se traduit également, et c’est ce qui nous intéresse plus particulièrement dans cet article, dans des perceptions opposées de la monnaie [11]. Dans le monde lockéen, l’argent est une autorité souveraine qui en impose à l’État. Celui-ci est réduit à un pouvoir d’exécution qui doit être soumis à son autorité, c’est-à-dire au respect de sa valeur essentielle, gage de son usage en réserve de valeur. L’argent est avant tout en effet, dans la représentation libérale lockéenne, réserve de valeur et richesse absolue, car il est à la fois un moyen de transmission du moi de l’individu sur terre et un bien de salut dont la possession est le signe d’une destinée favorable dans l’au-delà.
17Dans le monde rousseauiste fichtéen, l’argent thésaurisable reste au contraire marqué d’une connotation négative, car il est associé à la mauvaise chrématistique d’Aristote : médium de la sphère marchande de « l’avoir » et de l’accumulation capitaliste de richesses, il ne saurait servir à définir la valeur ultime de « l’être » humain. Cette valeur relève non de l’ordre économique et monétaire, mais d’un ordre politico-juridique dans lequel l’homo juridicus n’est pas défini sur la seule base de contrats marchands et ne saurait donc être réduit à un simple avatar de l’homo œconomicus [Supiot, 2005] [12].
18Cette opposition entre univers de sens peut également être déclinée au niveau des droits sociaux. Elle renvoie en ce cas au fait que la distinction entre « pauvres méritants » et « non méritants », qui structure les systèmes libéraux anglo-saxons de protection sociale, est inconnue dans les systèmes solidaristes continentaux dans lesquels tout pauvre est, en tant que citoyen, titulaire d’un droit à une aide sociale sans contrepartie. Dans les systèmes corporatistes-mutualistes continentaux de protection sociale dits à tort « bismarckiens », la protection sociale n’est pas une prérogative exclusive de l’État s’exerçant dans un rapport vertical de l’individu à l’État comme dans les États providence béveridgiens ; elle reste largement connectée au contrat de travail dans le cadre d’un ordre social qui est fondé sur un compromis entre acteurs collectifs corporatifs patronaux et syndicaux, et constitué d’un système coordonné de caisses mutuelles professionnelles ou régionales de sécurité sociale [13].
19Enfin, les formes historiques prises par les discours d’économie politique et les organisations des producteurs de ces discours témoignent une nouvelle fois de ces oppositions redondantes entre deux mondes où les hiérarchies de valeurs sont différentes. Dans ce cas, « même si les approches économiques peuvent être hétérogènes, y compris dans chaque pays, il y a toujours un courant dominant qui caractérise chaque champ national » [Fourcade, 2001, p. 434], et l’opposition la plus fondamentalement structurante entre ces courants nationaux dominants est celle qui apparaît au xixe siècle entre l’école anglaise manchestérienne des Free-Traders et le Verein für Sozialpolitik des « socialistes de la chaire » allemands [Cohn, 1905]. En effet dès cette époque « les mandarins allemands plaçaient l’essentiel de l’autorité économique dans l’État en tant que source ultime de l’ordre économique, alors que les économistes anglais la voyaient dans le marché » [Fourcade, 2001, p. 434].
20Mais le constat peut être élargi à des mondes plus vastes comme y convie Marion Fourcade avec sa comparaison des formes différenciées du développement de l’économie politique en Angleterre et aux États-Unis d’un côté, en France et en Allemagne de l’autre. Ainsi au xixe siècle, « en Europe continentale, l’économie politique est institutionnellement liée au droit […], et non à la philosophie morale (ou à l’histoire) comme au Royaume-Uni et aux États-Unis » [ibid., p. 433] [14]. « L’élitisme administratif en Allemagne et en France par exemple a conduit les économistes et le savoir économique à être en contact étroit avec l’État, par association de la discipline avec la formation générale des hauts fonctionnaires, schème qui était virtuellement absent dans les cas anglo-saxons. » [Ibid., p. 435]
21Plus précisément à cette époque
« les économistes universitaires allemands sont fortement liés aux institutions étatiques, même s’ils maintiennent une certaine distance à leur égard, de même qu’en France, le modèle étatique affirme sa proéminence avec les économistes ingénieurs d’État. A contrario dans le monde anglo-saxon, le développement de la science économique se fait à travers l’effort privé de groupes d’individus au sein de la société civile et des institutions éducatives […] Dans les deux pays européens continentaux, l’État non seulement a fourni le cadre institutionnel au sein duquel une science économique devait se développer plus tard – et ce faisant restreignait l’échelle des formes intellectuelles susceptibles de se développer –, mais il manipulait aussi consciemment les postes d’économistes en fonction d’objectifs politiques. Ainsi, le succès de l’école historique en Allemagne et l’émergence de la tradition des ingénieurs économistes en France ont été partiellement le produit de politiques éducatives centralisées. Aux États-Unis et en Grande-Bretagne, en revanche, l’objet de la science économique était formaté plus significativement par l’influence des élites non étatiques sur les politiques et les desseins des universités […] » [ibid., p. 434 et 435].
23Pour Fourcade, « ces processus d’institutionnalisation précoce sont particulièrement intéressants parce qu’ils suggèrent que les champs du savoir économique […] se développent suivant des trajectoires nationales cohérentes qui ne sont pas faciles à inverser » [ibid., p. 436]. Et elle considère que « si nous faisons confiance aux études d’opinion qui ont été faites dans les années récentes, ces schèmes tiennent encore largement aujourd’hui » [ibid., p. 434] [15]. « En dépit d’importantes transformations, la plupart des caractéristiques organisationnelles et intellectuelles précédemment soulignées font toujours sens » [ibid., p. 436] [16].
2.3 – Linéaments pour un changement de paradigme
24Compte tenu de ces clivages redondants et vu les conséquences pour l’Union européenne (UE) et ses sociétés membres de la crise actuelle de la financiarisation néolibérale du monde, toutes deux nées aux États-Unis, une prise de distance radicale vis-à-vis du discours de la techno-science économique étatsunienne actuellement dominante à l’échelle mondiale et européenne s’avère nécessaire et urgente. Ce bréviaire de la soumission des sociétés aux seules exigences de la capitalisation financière constitue, en effet, le cadre conceptuel non seulement de la globalisation financière, ce qui est « naturel » puisque l’une comme l’autre sont des créations made in USA, mais aussi de l’armature institutionnelle de l’UEM, ce qui l’est beaucoup moins puisque c’est là une institution qui s’inscrit dans un univers de sens bien différent, celui de l’Europe continentale. Une prise de distance à son égard est d’autant plus urgente que, bien que la crise en cours en sanctionne la faillite en tant que répertoire pertinent d’action, le discours néolibéral actuellement hégémonique, lequel est plus libertarien que néolibéral au sens strict [Théret, 2011], continue, par effets d’inertie dans les représentations symboliques et les rapports de forces politiques, de dicter leur conduite aux gouvernements européens. Ceux-ci méconnaissent de ce fait les leçons de l’histoire des crises monétaires et répètent les erreurs passées.
3 – Les sociétés modernes : des tissus hétérogènes de dettes-créances à régler en monnaie [17]
25Toute société dotée de monnaie peut être regardée comme un tissu social hétérogène de droits et obligations réciproques mesurées et honorées par la médiation de cette monnaie. Ces créances et dettes – droits et obligations exprimés en monnaie – sont les produits de transactions de natures diverses : des échanges marchands certes ouvrant simultanément des dettes de paiement et des obligations de performance, mais aussi des prélèvements centralisés – obligations fiscales – et redistribués par des organisations collectives (les trésors publics entre autres) – droits à des prestations sociales –, et enfin des dons entre humains et à des puissances morales supérieures telles que Dieu et/ou la Nation – obligations réciproques de donner, recevoir et rendre. En étant à la fois une monnaie abstraite de compte et un ensemble concret de monnaies de paiement, la monnaie est une des chaînes qui permet de tisser le social à partir de cette trame transactionnelle différenciée de dettes-créances. Elle socialise les individus et totalise la société qui les rassemble en constituant une communauté de compte et de paiements territorialement et/ou socialement délimitée. Bref, une société monétarisée est un espace homogénéisé par une monnaie qui y est acceptée comme unité de compte commune et qui assigne une valeur d’un côté aux diverses dettes-créances liant les sociétaires entre eux ou à leurs organisations collectives, de l’autre aux objets-monnaies permettant de régler ces dettes.
3.1 – Des dettes contractuelles, mais aussi des dettes tutélaires
26Dans l’ensemble des dettes-créances créées dans les transactions entre humains, deux grands types doivent être distingués : des dettes libérables – les dettes contractuelles de type marchand – et des dettes non libérables – des dettes (de vie) tutélaires à l’égard des puissances souveraines et des groupements d’appartenance [18]. De ces dernières, on ne peut jamais se défaire, se libérer, car les paiements monétaires ne font qu’honorer les échéances d’une dette viagère ou perpétuelle qui a son origine dans la forme spécifique de don qu’est le don de vie (les humains reçoivent – naissent, donnent – procréent, et rendent la vie – meurent). Cet endettement originel, qui fonde entre autres l’autorité tutélaire et protectrice du pouvoir souverain qu’on imagine éternel et source ultime de la vie, est au cœur de la reproduction des sociétés [Théret, 1995b, p. 570-571]. Car toute société doit assurer sa pérennité par-delà la mortalité de ses membres, ce qui passe par l’entretien de son « capital-vie » global et la transmission de celui-ci entre générations. Plus généralement, les dettes tutélaires, contractées dès la naissance par tout individu et accumulées dans le processus de sa socialisation tout au long de sa vie, sont l’expression de ses liens d’appartenance viagère à des collectifs institués et protecteurs (famille, clan, communauté, nation) vis-à-vis desquels il est considéré et se vit comme débiteur et/ou créancier. On ne peut se libérer de ce type de dette-créance que par la mort ou l’exil.
27Dans l’État démocratique référé à l’autorité souveraine du peuple, cette dette tutélaire prend pour une grande part la forme de la « dette sociale », dette publique de protection de la population qui est honorée via la centralisation de paiements récurrents d’impôts et leur redistribution sous forme de dépenses sociales. Cette forme démocratique de dette tutélaire a ceci de particulier que la communauté de ses débiteurs se confond avec celle de ses créanciers puisque c’est une dette mutuelle ; la dette sociale est aussi créance sociale, chacun étant à la fois créancier et débiteur, et le bilan global en est à tout moment égal à zéro, même si le montant total des actifs et donc aussi des passifs augmente quant à lui avec la population et la qualité de sa protection collective. Les bilans individuels, en revanche, qui sont variables dans le temps en fonction de la phase de la vie de chacun et des principes de justice distributive qui régulent la société et légitiment l’existence de pouvoirs chargés de tenir les comptes, peuvent être positifs, négatifs ou nuls et ne doivent jamais être soldés pour que la société continue son cours [19]. La reproduction au jour le jour comme à long terme du « capital-vie » d’une population formant une société souveraine passe ici notamment par le bouclage du circuit économique de ses finances publiques. L’émission par l’État ou d’autres pouvoirs publics de monnaies de paiement gagées sur des anticipations d’impôts, et dont le reflux dans les caisses du Trésor public passe par le paiement effectif de ceux-ci, trouve dans ce bouclage sa rationalité et sa légitimité.
28Le paiement en monnaie des « dettes libérables » créées par les échanges marchands est vécu en revanche comme la coupure définitive du lien d’endettement. Dans le monde capitaliste marchand, l’homme est pensé non pas comme endetté à la naissance à l’égard d’une autorité souveraine, mais libre de tout lien et sans considération relative à sa mortalité et à la reproduction biologique de l’espèce : l’économie de marché suppose l’immortalité de l’être humain et sa non-sexuation, qui en est à la fois le présupposé et la conséquence logique ; elle postule également que tous les hommes parlent une même et unique langue [20]. L’homme « économique » peut aussi négocier ses créances et ses dettes et même, à l’occasion, les utiliser comme de la monnaie. C’est ainsi que le marchand-banquier fait de sa propre dette une monnaie de crédit permettant à ses clients de se libérer d’autres dettes marchandes.
29Les sociétés où les marchés et les banques sont des institutions essentielles ne sauraient pour autant être réduites à un système de réseaux bancaires, et le banquier, sauf à se transformer en despote illégitime, ne saurait occuper la place du souverain sur la base de son pouvoir monétaire. Car, pour rester une dette libérable et négociable, une monnaie bancaire doit être convertible non seulement en toute autre monnaie bancaire, mais aussi dans la monnaie fiscale de cours légal pour le paiement des impôts, monnaie « supérieure » que son extériorité au système bancaire rend à même d’en solder véritablement les comptes. Dit autrement, le détenteur d’avoirs en monnaie bancaire doit pouvoir se libérer de l’emprise de son banquier comme de celle de l’ensemble du système bancaire, sauf à se retrouver, comme dans les crises bancaires de liquidité et a fortiori de solvabilité, en situation de détenir des créances non libérables sur le monde bancaire privé, celui-ci se posant alors en position de souveraineté [21].
30Cela dit, distinguer les dettes libérables des non libérables et les monnaies bancaires des monnaies fiscales ne doit pas conduire à les isoler les unes des autres, mais au contraire à les penser dans leurs interdépendances et articulations d’un point de vue institutionnel. La Banque centrale est une forme typique d’une telle articulation en tant qu’elle institutionnalise une alliance entre le Trésor public (pour le compte duquel elle émet la monnaie supérieure « de dernier ressort ») et les banques commerciales privées (pour lesquelles elle est chambre de compensation). La Banque centrale émet en effet une monnaie commune qui peut circuler à la fois dans les réseaux bancaires et dans les circuits du Trésor : en permettant la conversion réciproque des monnaies de paiement des dettes commerciales et des dettes publiques et sociales, elle homogénéise l’hétérogène et totalise la société.
3.2 – La monnaie comme confiance
31Dans un tel monde de monnaies bancaires privées faisant système grâce à une monnaie publique ultime de règlement, laquelle a pour caractéristique d’être à la fois la monnaie de compte utilisée par tous les émetteurs de monnaie et une monnaie de paiement particulière dont la valeur ne repose que sur une représentation purement conventionnelle de son pouvoir d’achat, la pérennité du système monétaire ne tient en dernier ressort que par la confiance qu’inspire cette monnaie ultime. Au plan analytique, il est utile de distinguer trois formes de cette confiance : méthodique, hiérarchique et éthique [Aglietta et Orléan, 1998].
32La confiance méthodique relève du comportement mimétique – économiquement rationnel à court terme – selon lequel un individu accepte de façon routinière la monnaie parce que les autres font de même. La forme hiérarchique de la confiance renvoie, quant à elle, au fait que la monnaie est garantie par un pouvoir collectif qui lui-même inspire confiance en tant qu’il est partie prenante d’une souveraineté protectrice. La confiance éthique enfin renvoie à l’autorité symbolique du système des valeurs et normes collectives, traditionnellement et/ou consensuellement acceptées, qui fonde l’appartenance sociale ; une monnaie dispose d’une confiance éthique dès lors que ses modes d’émission, de distribution et de circulation paraissent assurer la reproduction de la société dans le respect de ses valeurs et normes.
33La confiance dans la monnaie ne peut en effet relever seulement de son acceptation au quotidien facilement réversible ; elle réside également de manière plus assurée dans l’ordre institutionnel produit par la régulation des conflits relatifs à l’émission et à la distribution inégalitaire de l’accès aux monnaies de paiement. La confiance hiérarchique exprime le compromis social institutionnalisé produit par cette régulation. Elle traduit le fait que l’acceptation de la monnaie repose aussi sur le sentiment de protection apporté par le contrôle juridique et politique des pouvoirs monétaires privés et publics. Mais, à son tour, cette confiance hiérarchique ne s’impose que si les règles de l’ordre monétaire institué sont légitimes. La confiance éthique est à la confiance hiérarchique ce que la légitimité est à la légalité. Elle exprime la qualité de l’inscription de la monnaie dans le système des valeurs collectives et normes de justice qui fonde l’appartenance à une société, tout social qui se veut pérenne et réunit tout un chacun sous une même figure de souveraineté. La confiance éthique impose une contrainte d’essence culturelle et généalogique sur l’ordre monétaire. Elle exprime la nécessité de la reconnaissance de dettes tutélaires vis-à-vis d’une autorité souveraine au sein du système monétaire.
34Comment pouvons-nous alors, à l’aide de ces prémisses théoriques, interpréter la crise actuelle de l’euro ?
4 – Pourquoi les peuples et les marchés financiers ont-ils du mal à croire en l’euro ?
35Cette crise a une double origine : elle est le résultat combiné d’un déficit de cohérence institutionnelle de l’Union économique et monétaire (UEM) depuis son entrée en vigueur en 1999-2002 et de la crise de la globalisation financière néolibérale ouverte en 2007-2008. Les institutions de l’UEM sont productrices de profondes asymétries et inégalités économiques entre États membres, qui ont été génératrices de conflits du fait qu’elles n’ont été ni compensées par des mouvements de main-d’œuvre et/ou des transferts budgétaires de la part de l’Union, ni prises sérieusement en considération par les gouvernements. La crise financière globale a mis en évidence ces déséquilibres en les aggravant. Et ce qui n’était qu’un problème interne au régime d’émission de l’euro, se traduisant par un faible dynamisme économique et un haut niveau de chômage structurel mais n’appelant qu’un ajustement institutionnel d’ordre monétaire (du type restauration des circuits monétaires des trésors publics nationaux), s’est alors transformé en une grande crise menant à la dépression économique et à une perte de confiance dans l’avenir de l’UEM, laquelle exige une réforme beaucoup plus large des institutions de l’UE.
4.1 – Un déficit structurel de confiance dans l’euro depuis sa création
36Malgré plus de dix ans d’existence, l’euro ne paraît disposer à ce jour d’aucune forme bien établie de confiance. Ainsi, une défiance « méthodique » à son égard des classes populaires, voire des classes moyennes, n’a jamais cessé de se manifester, notamment en France. Considéré comme le suppôt d’une inflation non reflétée dans les indices officiels de prix et donc comme la cause de pertes importantes de pouvoir d’achat, l’euro, en dépit de l’engouement de départ dont il a bénéficié, est rentré dans l’usage courant plus par nécessité fonctionnelle que par franche adhésion. Ainsi, en France, il n’est toujours pas monnaie de compte exclusive et ultime, les relevés de comptes bancaires étant encore aujourd’hui libellés à la fois en euros et en francs. Créé concomitamment à un durcissement des politiques de privatisation des services publics, de restriction de la protection sociale et de rigueur salariale, l’euro n’a pratiquement pas cessé d’être assimilé à ces politiques et ressenti comme antisocial et profitant essentiellement aux forces économiques et aux puissances politiques dominantes au sein de l’Union. L’usage routinier de l’euro, malgré les campagnes médiatiques présentant comme une évidence indiscutable son institution pour toujours, ne s’est donc pas ancré en profondeur dans les habitus, au moins dans certains pays et certaines couches de la population. Et ce n’est pas parce qu’il est utilisé au quotidien par nécessité dans les achats et ventes de biens et services qu’il repose pour autant sur une confiance aveugle des usagers.
37En matière de confiance hiérarchique, le doute règne également. Il est doublement alimenté par la faible légitimité de la Banque centrale européenne (BCE) en tant que pouvoir souverain et par le caractère étroitement monétariste de sa politique, qu’il s’agisse pour parler comme James Tobin d’un monétarisme mark I (friedmanien) comme entre 1998 et 2003 ou mark III (« nouveau keynésien ») comme après 2003 [Théret, 2011]. Sa politique monétaire consiste pour l’essentiel à régler, par le jeu d’une palette de taux d’intérêt, d’opérations d’open market, de « facilités permanentes » et de réserves obligatoires, un volume global d’émission de monnaie privée de crédit bancaire conforme à son objectif de croissance du taux d’inflation de 2 % (assimilé à la stabilité monétaire) [22].
38Étroitement limitée dans ses mandats et chargée pour l’essentiel de faire de l’euro une monnaie politiquement forte au niveau international, la BCE apparaît comme une institution purement technocratique qui ne se préoccupe pas du bien-être des populations – sauf à admettre que la stabilité monétaire est un bien public – ni du faible dynamisme économique que sa politique implique. C’est une autorité administrative supranationale qui bénéficie dans l’exercice de sa mission exclusive de maintien de la stabilité monétaire d’une indépendance juridique totale à l’égard des gouvernements des pays membres de la zone comme de l’Union. C’est la banque centrale la plus indépendante du monde à l’égard des pouvoirs exécutifs et législatifs et celle qui est liée le plus exclusivement aux banques commerciales. Elle bénéficie en outre du fait que le gouvernement politique de l’Union ne dispose pas d’un pouvoir fiscal pouvant garantir en dernier ressort sa propre monnaie.
39Qui plus est, le pouvoir monétaire légal dans la zone euro est constitué d’un Système européen de Banques centrales (SEBC) structuré sur un mode fédéral intra-gouvernemental avec une banque fédérale coiffant les banques nationales, la BCE. Ce système dispose d’un gouvernement unifié – le conseil des gouverneurs comprenant les membres du directoire, dont le président de la BCE et l’ensemble des gouverneurs des BCN. Cette centralisation du pouvoir monétaire légal au niveau européen combinée à son indépendance quasi absolue crée un déséquilibre de capacité décisionnelle entre le gouvernement monétaire (le conseil des gouverneurs et le directoire de la BCE) et le gouvernement politique de l’UE qui est, quant à lui, de nature intergouvernementale et divisé fonctionnellement entre Commission, Conseil et Parlement européens.
40L’euro apparaît ainsi comme l’expression d’un pouvoir technocratique placé en position hiérarchiquement supérieure par rapport aux pouvoirs politiques de l’Union et a fortiori des États membres. Cette prétention du pouvoir monétaire à la souveraineté, même si ce pouvoir est apparemment limité (en fait il est exorbitant), ne peut être qu’illégitime d’un point de vue démocratique ; elle nourrit une méfiance populaire à son égard qui est propice, du moins dans de nombreux États membres, à des mobilisations politiques hostiles, à droite comme à gauche, susceptibles d’en miner la pérennité.
41Enfin, l’incertitude règne aussi et surtout au niveau de la confiance éthique. Car même une monnaie soutenue par une Banque centrale et un gouvernement de même échelle territoriale n’est pas ipso facto légitime aux yeux de la grande masse de ses usagers. Dès lors que l’essentiel de l’émission monétaire est laissé à l’initiative de banques privées et que la valeur de la monnaie n’est plus référée à un étalon matériel, celle-ci a besoin d’un ancrage symbolique qui excède la déclaration officielle de sa légalité. C’est pourquoi la légitimité des monnaies sans valeur intrinsèque réside dans leur capacité à symboliser des communautés territorialisées d’appartenance politique, transcendant les conflits sociaux et territoriaux qui les divisent par ailleurs. Dès lors que les pouvoirs publics n’ont pas la capacité ou la volonté de maîtriser les conflits que la politique monétaire entretient ou suscite, la monnaie de cours légal peut être rejetée.
42Or l’euro administré par le SEBC est une monnaie légale, mais non publique, le Traité de Maastricht ayant annulé le pouvoir monétaire des États membres, faisant par là même de la monnaie européenne une pure monnaie de crédit privée émise à l’initiative exclusive des banques commerciales. Ainsi l’euro, monnaie de caractère essentiellement privé et exclusivement bancaire [23], ne symbolise pas une communauté préexistante marquant sa souveraineté en établissant sa propre unité de compte, ce qui entretient un doute sur sa capacité à faire advenir une telle communauté politique de valeurs. L’euro, monnaie d’origine privée administrée au niveau européen par un pouvoir technocratique concentré et supérieur aux gouvernements représentatifs des populations rassemblées dans l’Union, ne peut que souffrir de cet état de fait et reste une institution extrêmement fragile.
43Mais là ne s’arrête pas le tragique de la situation, car plusieurs autres éléments doivent être également pris en considération.
- L’euro actuel est entaché d’un péché originel : il a été légitimé vis-à-vis de l’opinion publique par la dirigeance européenne sur la base de sa capacité à produire plus de croissance économique et moins de chômage [24], or c’est tout le contraire qui est advenu. Il en découle une perte de confiance éthique dans le discours officiel sur la monnaie qui est pourtant un élément fondamental de sa pérennisation s’agissant d’une pure monnaie fiat telle que l’euro.
- L’architecture institutionnelle d’ensemble de l’UEM est également menacée par le fait que la politique monétaire est unique et se révèle donc être une source de déséquilibres économiques entre des États membres caractérisés par des économies hétérogènes et des systèmes financiers de types différents et d’inégal niveau de développement. Non seulement la règle monétaire n’est pas différenciée en fonction de ces disparités et inégalités, mais ses effets ne sont pas non plus compensés par un fédéralisme budgétaire (fiscal federalism) adéquat, c’est-à-dire par des politiques économiques et fiscales organisant une redistribution de ressources corrigeant les déséquilibres d’origine monétaire. Ce défaut de fédéralisme fiscal qui résulte de la fragmentation fonctionnelle et territoriale du gouvernement politique de l’Union témoigne d’un manque de valeurs de solidarité minant la fondation d’une appartenance politique commune.
- Enfin la toute-puissance du référentiel économique et financier néolibéral libertarien Chicago Style exporté par les États-Unis est une source majeure de fragilité de l’euro ; c’est conformément à ce référentiel que l’euro a été exclusivement adossé aux marchés financiers et non pas aux États ou à l’Union européenne, ce qui s’est traduit par une dérégulation financière et une répression monétaire poussées à l’extrême. Dans la vision néolibérale-libertarienne, en effet, la monnaie est un actif financier comme les autres et le fait que la monnaie fiscale ou d’État ne soit pas rémunérée (porteuse d’un intérêt) est une anomalie due à des « restrictions légales » (l’obligation faite aux banques de détenir ce type de monnaie) ; ces restrictions perturbent l’allocation optimale des ressources par les marchés et doivent donc être supprimées. C’est dans cette vision tronquée de la monnaie comme étant par essence du capital que trouve son origine le développement des dettes publiques dites « souveraines ». Mais c’est aussi ce qui explique le déficit latent de confiance dans l’avenir de l’euro et de l’Union européenne que la crise de ces dettes révèle.
44La comparaison iconographique euro/dollar US rend patent le déficit éthique du projet monétaire européen représenté par une monnaie qui se dit « unique » et non pas « commune » – faisant ainsi fi de toute symbolique de l’appartenance –, projet qui réduit en outre le bien commun au maintien à 2 % d’un indice officiel d’inflation dont la fiabilité a été mise en doute d’emblée dans toute la zone euro (cf. graphique ci-dessous) [26], et qui ne se préoccupe pas du coût social et de l’inéquité des effets distributifs de la politique monétaire qu’il prescrit.
45Cela dit, les inconsistances institutionnelles qu’on a relevées peuvent être vues comme une manifestation supplémentaire de la « méthode Monnet » d’élargissement des compétences du niveau européen de gouvernement, méthode qui consiste à créer de tels déséquilibres pour susciter un nouveau changement institutionnel appelé par la nécessité fonctionnelle de leur réduction. Les discussions intergouvernementales actuelles sur le renforcement de la coordination des politiques budgétaires ne sont pas sans donner sens à cette interprétation. Néanmoins le déficit démocratique de l’euro ne saurait être vu comme le résultat d’une stratégie à la Monnet.

46Les temps ont changé en effet. L’Europe du « marché commun » et du Traité de Rome était soucieuse, pour progresser vers l’union politique, de construire un modèle social européen de niveau élevé dont l’exemple emblématique fut la politique agricole commune (PAC), avec le FEOGA [27]. Or celle-ci a fait place, dans un contexte d’élargissement permanent de ses frontières, à une Europe du « marché unique » et du Traité de Lisbonne [2005], Europe occupée a contrario à réduire, voire à faire défaut sur la dette sociale des États et à faire de la concurrence une valeur supérieure – sans mesures d’égalisation des forces en présence. Il s’agit désormais de donner corps à un market-preserving federalism, c’est-à-dire à un fédéralisme de facture étatsunienne, conçu comme la forme politique idéale pour limiter la capacité de l’État à entraver le libre jeu de marchés censés s’autoréguler. En fait l’élargissement des compétences de l’UE à la politique monétaire a changé la donne du processus politique. Ainsi, l’institution du SEBC et de la BCE et la stabilisation monétaire par la « monnaie unique » n’ont pas favorisé le développement et la stabilisation politiques de l’Union, mais se sont faites au contraire à leurs dépens.
4.2 – L’euro pris dans la logique de la globalisation financière
47L’UEM a cherché à mener deux projets simultanément : elle a cherché à inscrire l’UE dans la globalisation financière tout en continuant à viser, à long terme, le renforcement de l’union politique. Or, on l’a vu, les systèmes de valeurs et de normes ainsi que les imaginaires et les univers de sens qui fondent ces deux projets sont hétérogènes. D’un côté, il y a le projet radicalement individualiste et se voulant apolitique de la grande société commerciale où l’Argent prime sur le Droit, de l’autre celui d’une société politique démocratique et sociale dans laquelle les corps intermédiaires sont valorisés et où le Droit prime sur l’Argent.
48La financiarisation néolibérale implique en effet que les gouvernements ne se sentent plus tenus de respecter les principes de justice fondateurs des sociétés démocratiques et qu’ils se déprennent de leurs obligations de protection des conditions de vie des populations qu’ils administrent en considérant celles-ci comme des « charges » improductives qu’il convient de diminuer « structurellement ». Le libertarianisme de la techno-science économique qui a suscité et justifie encore la globalisation financière [Théret, 2011a ; 2011b] est fondé sur une amnésie volontaire totale des dettes tutélaires liant les individus à leurs groupes d’appartenance, alors que la construction d’une communauté politique fédérale pérenne suppose a contrario une fondation dans ce type de dette. La globalisation de l’Europe veut une monnaie « unique » émise uniquement pour couvrir des dettes commerciales privées alors que sa fédéralisation requiert une monnaie de compte « commune », unifiant une pluralité de monnaies de paiement, finançant non seulement des dettes commerciales, mais aussi les dettes publiques et sociales. La première ne peut pas inspirer confiance au sein d’un espace culturellement et linguistiquement divers où l’idéal négationniste des dettes tutélaires de la grande société commerciale ne fait pas l’unanimité. La seconde permet d’homogénéiser l’hétérogène sans réduire la diversité des modalités d’interdépendance sociale qui fait la richesse des sociétés démocratiques.
49Un des impacts les plus significatifs de l’inscription de l’UEM dans le cadre de la globalisation financière a été l’interdiction faite aux États membres de l’eurozone comme à l’UE elle-même d’émettre leurs propres monnaies [28]. Cette répression du pouvoir monétaire des États a eu deux conséquences principales.
50En premier lieu, tout comme les politiques de restriction salariale ont obligé les ménages à recourir à un endettement croissant pour financer leur consommation, avec les effets délétères que l’on a pu observer depuis 2007 aux États-Unis sur leur solvabilité et celle du système bancaire, la répression monétaire des États a obligé ces derniers, d’une part, à honorer de plus en plus parcimonieusement leurs dettes sociales, d’autre part, à s’endetter de façon cumulative sur les marchés financiers y compris pour financer au jour le jour leur dette flottante [29], avec les mêmes effets délétères sur leur solvabilité devenus évidents en 2010 dans l’UE.
51En second lieu, le régime de « monnaie unique » au sein de l’UEM a été l’équivalent d’un régime de currency board [30] pour les États de la périphérie sud de l’Union, ceux-ci ayant perdu toute possibilité d’ajuster leur taux de change pour rééquilibrer leurs balances extérieures, structurellement déficitaires, avec les États économiquement dominants du Nord (notamment l’Allemagne). Ces pays déficitaires ont « bénéficié », avant la crise de 2008, de la convergence à la baisse de leurs taux d’intérêt nominaux avec les taux allemands ; connaissant également une inflation plus forte qu’en Allemagne, ces pays ont pu alors financer leur déficit par des entrées massives de capitaux rémunérés à bas coût. Mais en l’absence de toute force de rappel sur leurs déficits extérieurs, leur endettement externe a crû de manière cumulative jusqu’au point où, combiné à la hausse également cumulative de leur dette publique, les opérateurs sur les marchés financiers, déjà fragilisés par la crise de 2008, ont perdu à juste titre confiance en la solvabilité de ces pays et en leur capacité à se maintenir dans l’euro.
52De là la deuxième phase de la crise financière mondiale touchant cette fois les dettes publiques européennes. De là aussi la mise en évidence de l’ampleur du manque de confiance éthique dans l’euro et de l’incapacité de l’UE à penser la nécessité de se fonder sur une dette tutélaire vis-à-vis des peuples européens. Le manque de solidarité dont ont fait preuve à cette occasion les États membres les uns vis-à-vis des autres n’a laissé aucun doute sur ce point. A contrario, la manifestation par les États de leur volonté d’honorer intégralement leurs dettes dites souveraines quelle que soit la légitimité de celles-ci et quel qu’en soit le coût, a aggravé leur situation économique et budgétaire et donc leur endettement, enclenchant ainsi le cercle vicieux de politiques de rigueur sans cesse renouvelées et approfondies les entraînant dans un puits sans fond, ce qui ne peut qu’achever de miner la confiance éthique dans l’euro.
5 – Refonder l’union politique sur « l’assomption » de dettes tutélaires
53Plusieurs possibilités sont pourtant ouvertes à l’UE pour entraîner l’adhésion des peuples européens et susciter leur soutien au projet politique pacificateur qu’elle représente. Le modèle général en est donné par l’histoire de la construction des États fédéraux dans les fédérations en gestation : il s’agit de mobiliser des procédures « d’assomption », c’est-à-dire de prise en charge par l’Union de certaines des dettes tutélaires qui lient les États membres à leurs populations, cela afin d’ancrer le gouvernement fédéral dans une dette pérenne le liant directement à ces populations et assurant par là même les bases de la confiance éthique dans la monnaie publique commune. Cela dit, un tel transfert n’implique pas nécessairement une monopolisation par le niveau fédéral des dettes transférées et des créances qui en sont la contrepartie, mais seulement un partage des responsabilités entre les deux ordres de gouvernement concernant ces dettes. Cet aspect est important pour le cas de l’UE où le principe de subsidiarité est un élément important de sa « dogmaticité ».
54Trois sortes de dettes sont susceptibles d’être transférées à l’UE tout en respectant ce principe de subsidiarité. Nous allons les examiner successivement, mais cela ne signifie pas qu’elles s’excluent nécessairement l’une l’autre ni qu’elles ne soient pas combinables en pratique.
5.1 – Fonder l’union politique dans une monnaie commune et un fédéralisme monétaire ?
55La première dette tutélaire à laquelle on doit penser est évidemment la monnaie « souveraine », moyen de paiement ultime qui est une créance non remboursable sur la communauté de compte et de paiement qu’est la société qui lui a donné son nom [31]. En élargissant l’échelle de la société, on transfère la responsabilité de cette dette aux institutions représentatives de la société élargie. La création de l’euro correspond à un tel transfert. Il faut donc se demander pourquoi cette « assomption » de la monnaie au niveau européen n’a pas produit les effets politiques de légitimation des institutions européennes et de construction de la confiance éthique dans la monnaie qu’on pouvait en attendre. La réponse est simple : parce que, dans le même mouvement, la nouvelle monnaie a été dépouillée de ses attributs de dette tutélaire. En effet, la répression monétaire a privé l’euro de son caractère authentiquement public en en faisant pour l’essentiel une monnaie bancaire privée, et la globalisation des marchés financiers l’a rendu aussi négociable que n’importe quelle dette contractuelle [32]. Enfin, le fait que le périmètre de la zone euro ne soit pas identique à celui de l’UE joue également en ce sens.
56Redonner à l’euro son caractère de dette tutélaire du gouvernement européen et de créance sur la société européenne impliquerait de rompre avec le monopole bancaire privé de son émission et d’avoir une politique de change et de taux d’intérêt qui vise moins à satisfaire les marchés financiers globalisés que le bien-être des peuples rassemblés dans l’Union. En outre, pour que le transfert opéré devienne pleinement légitime, il devrait s’accompagner de mesures empêchant qu’on en arrive à la situation non soutenable actuellement observable d’asymétries structurelles cumulatives dans les balances extérieures entre les États membres du Sud et du Nord, lesquelles traduisent un accès très inégal à la monnaie selon les pays. À cette fin, un principe de subsidiarité monétaire devrait être reconnu, qui combine centralisation de la monnaie de compte à l’échelle de l’UE et décentralisation des monnaies de paiement au niveau des États membres, ceux-ci retrouvant leur compétence en matière d’émission de monnaie fiscale de paiement. En effet, tabler simplement sur un fédéralisme fiscal assez significatif pour corriger les asymétries structurelles révélées et accentuées par le régime de monnaie unique serait, vu l’extrême faiblesse actuelle du budget européen, remettre aux calendes grecques toute solution à ces asymétries alors que celles-ci sont menaçantes dès aujourd’hui pour la pérennité de l’eurozone, voire de l’Union européenne.
57Il semble beaucoup plus simple d’un point de vue politique, en tenant compte d’expériences historiques concluantes, de transformer l’euro actuel – monnaie unique – en une euro-monnaie commune – relevant toujours du gouvernement européen, mais circulant désormais conjointement à des monnaies de paiement complémentaires nationales ; ces dernières, émises par les trésors publics des États membres sur la base d’anticipations de leurs recettes fiscales et ayant vocation à ne circuler que localement, devraient être libellées en euro et maintenues à la parité avec la monnaie commune dans le cadre d’une régulation fédérale [Théret et Kalinowsky, 2012 ; Théret, 2013b] [33].
58Un tel fédéralisme monétaire a en fait trouvé une de ses formes les plus récentes d’expression en Argentine, et cela non seulement comme dispositif de secours dans la crise de 2001-2002 où il a atteint son maximum d’extension (les monnaies provinciales représentant alors 40 % de la base monétaire), mais aussi comme dispositif permanent dans certaines provinces entre 1984 et 2003 [Théret et Zanabria, 2007 ; Théret, 2013a]. Les monnaies des États confédérés nord-américains d’avant la Constitution de 1787 [Grubb, 2003] et les tax anticipations scrips émis par un grand nombre de municipalités étatsuniennes dans les années 1930 [Gatch, 2011] en sont également des exemples marquants. Les critiques de non-viabilité et d’inefficacité économique qui sont parfois adressées à ces innovations monétaires ne résistent pas à l’analyse des cas concrets. Même si certaines expériences mal menées ont conduit à des échecs vécus comme tels, celles-ci ne représentent pas les cas les plus importants.
59En fait, la fragilité intrinsèque de ces types de dispositif réside moins dans leurs caractéristiques économiques et institutionnelles que dans leur hétérodoxie par rapport aux normes de la pensée autorisée que ce soit dans le domaine monétaire ou dans ceux du fédéralisme fiscal et du fédéralisme politique [34]. Tout comme le papier-monnaie non convertible l’avait été à l’époque où régnait la monnaie métallique, les monnaies publiques complémentaires qui émergent dans les fédérations sont systématiquement déplorées ou ignorées pour des raisons dogmatiques et de rapports de pouvoir ; leur étude est rejetée à la marge de la connaissance « normale ». Les savoirs historiques les concernant font partie de ces « savoirs assujettis » avant d’être « ensevelis » que Michel Foucault n’a eu de cesse de faire ressurgir pour mettre au jour leur grand potentiel critique du sens commun des pouvoirs établis et des idées reçues (y compris celles réputées scientifiques) [« Cours du 7 janvier 1976 », in Foucault, 1997].
5.2 – Fonder l’union politique par un transfert des dettes souveraines des États membres ?
60La pensée économique libérale classique et néoclassique soutient tant la répression monétaire des pouvoirs publics que l’idée de monnaie unique, même si elle défend par ailleurs la concurrence et la pluralité des monnaies bancaires. La conception de la monnaie comme dette tutélaire participant de la légitimation de l’ordre politique d’une société lui est totalement étrangère. En revanche, l’idée d’une dette financière publique pérenne et de son assomption à l’échelon territorial supérieur d’une fédération fait partie de son répertoire symbolique. Pour les libéraux, en effet, une idée fondamentale, dont la généalogie inclut les deux grandes révolutions anglaise et américaine de la fin des xviie et xviiie siècles respectivement, est que la puissance et le crédit des États libéraux doivent être fondés sur une dette publique contractée auprès des moneyed interests, c’est-à-dire des rentiers et des gens de finance – banquiers et autres intermédiaires des marchés financiers. Cette dette publique est ce qu’on appelle aujourd’hui la « dette souveraine ».
61Ainsi, pour fonder en crédibilité et ressourcer en puissance l’État fédéral étatsunien naissant, Alexander Hamilton, secrétaire au Trésor du premier président des États-Unis, tout en concédant au système bancaire le monopole de l’émission monétaire, mais sans pour autant interdire aux États de posséder une banque, s’est empressé d’organiser le transfert à l’État fédéral des dettes qu’avaient contractées les États fédérés pour financer la guerre d’Indépendance [Perkins, 1994 ; Macdonald, 2006]. Corrélativement, un impôt fédéral sur le commerce extérieur était levé pour en assurer le paiement des intérêts. Enfin, conformément à la tradition anglaise, ces dettes étaient principalement des dettes perpétuelles et leur centralisation est allée de pair avec l’institution de marchés financiers assurant leur négociabilité et donc leur liquidité, ce qui a permis à l’État fédéral d’étendre son crédit. Par là, les financiers et les rentiers de la dette publique, en tant que groupes sociaux, se liaient donc à vie à l’État fédéral par une dette certes négociable, mais néanmoins non libérable (si ce n’est par la volonté exclusive de ce dernier de les éteindre). Le gouvernement dépendait réciproquement de ces groupes qui, en contrepartie du contrôle parlementaire et extra-parlementaire qu’ils exerçaient sur lui, le soutenaient et assuraient sa perpétuation [35].
62Dans les discussions intergouvernementales actuelles pour sortir de la crise des dettes publiques dans la zone euro et refonder l’euro en crédibilité, ce modèle a refait surface. On reparle en effet beaucoup aujourd’hui de la création d’euro-obligations pour financer de grands projets d’infrastructures publiques, et corrélativement l’idée fait son chemin de lever une taxe européenne sur les transactions financières (sorte de droit de douane sur les mouvements de capitaux aux frontières de l’UE) pour financer le coût de ces emprunts. Dans quelle mesure un tel projet, s’il aboutissait, serait-il susceptible de fonder une nouvelle confiance dans l’Union ?
63Le problème principal, à cet égard, est que les dettes financières publiques ne sont plus désormais constituées de rentes viagères et perpétuelles. Ce sont des dettes libérables et non des dettes tutélaires, sacralisées, liant en confiance les détenteurs des titres de la dette publique à l’État. Ce lien s’est totalement distendu, dépersonnalisé, rationalisé et routinisé. On peut même considérer qu’il a été renversé et transformé en une tutelle sur des États ravalés au rang de petits débiteurs individuels mis en compétition entre eux ; tutelle exercée par un pouvoir global et diffus, mais néanmoins concentré dans les mains d’opérateurs financiers organisés en réseaux maillant le monde. Les États nationaux européens se sont en effet placés sous la tutelle d’une finance cosmopolite (mais sous hégémonie étatsunienne) qu’ils ont eux-mêmes enfantée et dont les motivations sont strictement économiques et les intérêts totalement déliés de ceux des populations ainsi endettées par leurs gouvernements.
64Il y a là un problème flagrant de déficit démocratique qui, vu celui qui caractérise déjà l’UE, ne pourrait qu’être amplifié par le transfert des dettes souveraines à son niveau. En termes de regain de puissance et de légitimation de l’Union vis-à-vis de ses mandants s’accompagnant de la construction d’une confiance éthique dans l’euro, le risque est donc grand d’arriver par la voie de la mutualisation des dettes (les euro-obligations telles qu’elles sont conçues actuellement) au résultat inverse de celui recherché [36]. Les euro-obligations, non adossées à une fiscalité de l’Union, ne sont en fait que la continuation par d’autres moyens d’une Europe « du contrôle et de la surveillance des passifs » budgétaires des États membres sans constitution d’un Trésor « actif » au niveau européen [Lemoine, 2011].
65En fait, pour faire d’une dette publique européenne un lien pérenne entre les pouvoirs politiques fédérateurs et les populations fédérées, il faudrait au minimum réserver le statut de créancier de cette « dette souveraine » aux seuls citoyens de l’Union et lui donner le caractère d’un instrument d’épargne populaire [37]. Toutefois, comme le montre le cas du Japon où on est dans ce type de configuration, l’effet d’attachement politique de ce type d’endettement public est désormais faible, voire contre-productif. Le lien politique sacralisé d’endettement monétaire de l’État est une relique historique et, dans les conditions actuelles, y compris à l’échelle nationale, il a vocation à rester un lien faible, de type économique et fonctionnel et n’engageant que peu d’affects d’appartenance politique alors qu’il s’agit de les susciter.
5.3 – Fonder l’union politique dans une dette sociale ?
66Reste une troisième possibilité d’ancrage du politique dans une dette tutélaire, celle qui mobilise la dette sociale. Celle-ci émerge et se développe là où l’État libéral oligarchique, prévalant jusqu’au premier tiers du xxe siècle, cède la place à l’État social se réclamant de la démocratie ; elle accompagne la généralisation du salariat comme mode dominant d’intégration sociale et statut social valorisé en tant que tel et ouvrant des droits sociaux. Les citoyens couverts par un système national de protection sociale sont ainsi devenus les nouveaux créanciers perpétuels de la dette publique. Mais ils se distinguent des créanciers de la dette publique de type libéral par deux traits majeurs.
67D’une part, leurs créances sont une dette tutélaire que l’État démocratique n’est pas en mesure d’éteindre et dont il n’a qu’une maîtrise partielle, car elle n’émane pas de lui, mais du corps social et il n’en a pas le monopole. Les créanciers de la dette sociale sont leurs propres débiteurs, ils la financent eux-mêmes par l’impôt et les cotisations sociales, tandis que la dette « souveraine » est l’expression d’un financement par l’emprunt et d’un refus de l’impôt de la part des classes rentières. La dette sociale est l’expression d’une pacification du corps social alors que la dette publique libérale a le plus souvent tiré sa justification du fait qu’elle était le seul moyen efficace pour financer la guerre [Macdonald, 2006].
68D’autre part la dette sociale implique non pas un groupe social privilégié tirant ses revenus de l’exploitation de la puissance publique, mais elle concerne l’ensemble de la population dès lors que la couverture sociale est généralisée. Elle est donc la dette tutélaire la plus apte à fonder en légitimité et en crédibilité financière un ordre politique démocratique, et a fortiori un ordre politique fédéral.
69Le transfert au niveau européen des dettes sociales des États membres est donc susceptible de fournir à l’UE un ancrage à long terme de ses relations avec les populations rassemblées sous son nom. Par ailleurs l’institution d’une citoyenneté sociale à l’échelle européenne est sans doute le processus de fondation politique de l’Union qui ferait le moins violence au génie européen et à la variété de ses imaginaires institués. Avec l’euro, elle est en effet au cœur d’une possible définition d’un lien d’appartenance à la société politique européenne qui ne soit pas de type national, mais au contraire référé à des droits sociaux transnationaux. Elle permettrait ainsi de transcender les obstacles créés par l’hétérogénéité linguistique et culturelle de l’UE [Barbier, 2008]. Une citoyenneté sociale européenne résoudrait en outre une partie du déficit démocratique de l’UE en ouvrant l’accès aux processus de décision dans les instances européennes à des intérêts sociaux qui en ont jusqu’à maintenant été exclus.
70Enfin, s’il est placé sous l’autorité du principe de subsidiarité, le transfert au niveau fédéral de la dette sociale n’implique nullement la centralisation des compétences en matière sociale au niveau européen. Il ne requiert que la constitution d’un pouvoir fédéral édictant droits, normes et objectifs de couverture communs et vérifiant leur respect, à charge pour les États membres de se placer dans ce cadre pour mener leurs politiques sociales selon leurs propres manières de faire [38].
71Un exemple de fédéralisme ancré dans le social, notamment dans le domaine de la santé, nous est donné par le Canada. Le fait que le système de santé canadien soit administré par les provinces ne l’a pas empêché de devenir un des principaux supports de la citoyenneté canadienne, en permettant de dépasser les divisions entre provinces de l’Ouest, du centre et de l’Est, et surtout les fortes tensions entre le Québec francophone et le Rest of Canada anglophone [39]. Dans cette fédération, l’État fédéral se borne pour l’essentiel à unifier le système par l’édiction de grandes normes fédérales contraignantes – celle par exemple de portabilité des droits d’une province à l’autre, le respect de ces normes étant sanctionné par des transferts fiscaux qui, en outre, visent à égaliser les conditions d’accès aux soins ainsi que leur qualité sur l’ensemble du territoire de la fédération. Le Canada a par ailleurs une constitution politique de type intergouvernemental et parlementaire, qui est proche de celle de l’UE, et sa manière de faire tenir ensemble ses provinces apparaît, après enquête, beaucoup plus porteuse d’enseignements pour unir les États membres de l’UE que le type intragouvernemental et présidentiel étatsunien dans lequel, désormais, le fédéralisme a pour mission essentielle la préservation du marché de toute interférence politique.
72Mais si l’exemple du Canada peut servir de référence à l’Union européenne, c’est surtout parce qu’il s’agit d’une fédération où les univers juridiques, éthiques et mentaux anglo-américain (au Canada anglophone) et romano-européen (au Québec principalement) se sont mêlés, hybridés, dans le cadre de compromis institutionnalisés idiosyncrasiques dotés d’une stabilité ex post étonnante [40]. Cette hybridation réussie nous apprend que, dans les conditions contemporaines, un pacte fédéral unissant des démocraties nationales hétérogènes au plan linguistique et culturel doit mobiliser la dette sociale pour s’inscrire dans la durée et construire une confiance éthique en son futur qui est seule à même de maintenir son unité politique et monétaire.
6 – En guise de conclusion
73Dans cet article, on a d’abord rappelé en suivant Alain Supiot que c’est à l’extérieur de la société des individus « que doit être découverte la norme qui la fonde » et qui assure à tout un chacun « d’y avoir une place », la vie en société ne faisant sens que si elle « procède d’une Référence qui nous est extérieure ». Puis, en mobilisant l’héritage intellectuel de l’économie institutionnelle, nous avons réinterprété cette « Référence » en termes de dettes tutélaires fondant l’appartenance sociale et inscrites dans des généalogies spécifiques. On ne peut pas se libérer définitivement de ces dettes comme on le fait pour les dettes contractées volontairement ; on ne peut que les honorer régulièrement pour garantir son appartenance au groupe. Mais ce sont en fait des liens paradoxaux : alors même qu’on ne peut s’en libérer, sauf à quitter le monde social dont elles garantissent la pérennité, elles n’en libèrent pas moins l’individu en lui permettant de se projeter dans l’avenir à partir de fondements assurés.
74Les dettes tutélaires peuvent être d’ordre religieux ou sécularisées, relever d’une transcendance ou d’une immanence. Ainsi, dans le monde moderne anglo-américain profondément marqué par le calvinisme puritain, elles ont gardé leur caractère religieux originaire et renvoient à la croyance en un péché originel dont tout individu doit se racheter pour obtenir le salut dans l’au-delà et/ou s’immortaliser sur terre. Dans l’Europe continentale de droit romain en revanche, elles renvoient à l’autoreproduction de la société à partir d’elle-même ; l’idée de souveraineté du peuple y exprime l’immanence de la société à elle-même, immanence néanmoins extériorisée, car placée en surplomb des individus. Le peuple souverain tire son sens en Europe continentale de l’existence supposée d’une dette sociale mutuelle qui solidarise les sociétaires et immortalise le groupe par-delà le changement régulier de ses membres. Mais tant ici que là, les dettes tutélaires comme les dettes contractuelles ont besoin de l’État et de la monnaie pour être relancées en permanence. La monnaie, en tant que créance sur la société où elle a cours légal et qui la constitue en communauté de compte et de paiements, est elle-même une dette tutélaire d’ultime instance.
75C’est à partir de ces prémisses qu’on a cherché à penser de possibles issues par le haut à la crise actuelle de confiance dans l’euro. Sortir par le haut de cette crise, c’est refuser de sortir de l’euro en raison de ses dimensions politiques et symboliques nécessaires à la construction d’une Europe politique – le fait qu’il soit une unité de compte commune –, tout en assumant la nécessité de rompre avec son régime actuel de monnayage strictement privé et pensé à partir de la seule circulation marchande des dettes contractuelles. Mais cela signifie également la nécessité de mettre en position supérieure en valeur, et donc d’associer à l’ordre fédéral de gouvernement une dette tutélaire fondant l’appartenance des individus à la communauté politique et monétaire en formation. Nous avons ainsi envisagé trois voies en ce sens. La première consiste à faire de l’euro la dette tutélaire première de l’UEM en le transformant en une « vraie » monnaie publique à l’échelle de l’Union, c’est-à-dire en l’adossant à une fiscalité qui, dans son état actuel, reste du ressort essentiel des États membres ; d’où l’idée d’un fédéralisme monétaire qui, tout en maintenant l’euro comme unité de compte commune et monnaie fédérale de paiement, restaurerait le pouvoir monétaire des États membres tout en limitant ce pouvoir par des règles destinées à maintenir à la parité la valeur en euros des moyens de paiement émis par ces États. La seconde voie envisagée consiste à mutualiser les dettes publiques en en faisant des dettes fédérales et en « sacralisant » cette dette fédérale sur le modèle adopté lors de la constitution des États-Unis en fédération, ce qui suppose une fiscalité européenne propre. La troisième a trait à l’assomption au niveau de l’UE de la responsabilité ultime en matière de protection sociale ; elle consisterait à faire de l’UE le débiteur en dernier ressort de la dette sociale, conformément au principe de subsidiarité.
76Cela dit, ces trois possibilités ne sont pas d’égale portée ni d’égale faisabilité. Il est clair que la troisième est la seule qui puisse inscrire dans la durée une Europe définitivement pacifiée et démocratisée où il ferait bon vivre. Mais elle suppose des conditions politiques qui ne sont pas réunies. C’est également le cas de la seconde qui est celle d’une Europe fédérale libérale stabilisée à l’américaine, qui a elle aussi pour préréquisit une fiscalité européenne. Aussi la première est-elle à nos yeux primordiale à l’heure actuelle pour construire une « Référence » commune dans l’ordre politique européen ; elle est un préalable tant au développement d’une dette sociale intégrant l’ensemble des peuples européens dans une même société politique qu’à l’institution d’une « dette souveraine » de l’Union.
77En outre, contrairement aux idées reçues, une innovation institutionnelle du type « fédéralisme monétaire » est sans doute la plus immédiatement praticable dans le contexte politique actuel, car elle ne présuppose pas comme les deux autres voies une fiscalité propre et massive de l’Union européenne. La tendance actuelle n’est pas en effet au développement d’un fédéralisme fiscal européen, et cette tendance paraît politiquement difficile à retourner à court-moyen terme. A contrario, rompre avec la répression monétaire des États apparaît plus immédiatement accessible, et le sera de plus en plus au fur et à mesure que les restrictions budgétaires frappant les ménages et les administrations publiques s’approfondiront en enfermant les économies européennes dans des spirales dépressives. Certes, parler d’une monnaie commune européenne publique, c’est-à-dire adossée à la fiscalité et émise en relation avec des anticipations d’impôts, peut sembler impliquer également une fiscalité européenne. Mais cette implication ne relève pas de la logique, elle est spécifiquement liée à la vision macro-économique unitariste de la monnaie qui ne distingue pas entre unité de compte commune et pluralité des instruments de paiement. Or c’est précisément cette représentation de la monnaie qui est en crise. La théorie institutionnelle de la monnaie conduit en revanche à dépasser ce point de vue étroit qui confond régulation monétaire avec centralisation monétaire et qui refuse de concevoir une politique monétaire décentralisée qui serait fondée sur la complémentarité entre monnaies. Un fédéralisme monétaire, qui autoriserait l’émission de monnaies fiscales complémentaires de l’euro par les États membres qui le jugeraient nécessaire, répondrait par contre à l’urgence de sortir au plus vite de situations financières publiques dégradées et récessives du fait qu’il peut être aisément mis en œuvre à l’initiative de ces États sans menacer pour autant, en fait, la pérennité et la viabilité de l’UEM.
Notes
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[1]
L’auteur remercie Olivier Beaud et Carl Wennerlind pour avoir suscité ce texte. Il tient à remercier à nouveau Olivier Beaud, mais aussi Patrice Baubeau, Ilan Bizberg, Lucien Gillard, Béatrice Hibou, Michèle Leclerc-Olive, Benjamin Lemoine, John Lonsdale, Jaime Marques Pereira, Dominique Plihon, Catherine Samary, Jean-Michel Servet, Jean-Jacques Vigneron, Jean-Pierre Warnier ainsi que les deux lecteurs de la revue pour leurs remarques constructives sur des versions antérieures. Il n’en reste pas moins le seul responsable des éventuelles erreurs ou imprécisions qui pourraient y subsister.
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[2]
Le terme de techno-science économique est celui par lequel Pierre Legendre désigne l’économie néoclassique et ses dérivations. Armatte [2010] en décrit la substance.
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[3]
Voir les « Leçons » de Pierre Legendre, notamment Legendre [1992]. Cf. également Sinapi [2000] et Supiot [2005].
-
[4]
Sur cette influence, cf. Cohen [2005b] et l’encadré 4.
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[5]
Dans le cas allemand de l’après-guerre, cet État hors modèle a été construit sous l’égide des gouvernements militaires des forces d’occupation interalliées occidentales.
-
[6]
L’ordo-libéralisme ne fait en effet pas le poids face aux développements théoriques néolibéraux en termes de market-preserving federalism proposés par les néo-institutionnalistes néo-classiques étatsuniens et qui s’imposent au début des années 1990 sur le devant de la scène de la pensée économique autorisée sous la férule de Barry Weingast [1995] et de Ronald McKinnon [1996].
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[7]
Sur le lien entre la « culture légale anglo-américaine » de la Common Law et la philosophie de Locke, cf. Sheppard [2005]. Sur l’influence du droit romain sur la pensée de Rousseau, voir son Contrat social et par exemple Hecketsweiler [2003].
-
[8]
Pour plus de précisions et une présentation moins schématique des conceptions diversifiées du peuple souverain, cf. Théret [2008b].
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[9]
Dans ce texte, nous faisons l’hypothèse que ces deux pays représentent correctement ce que nous appelons l’Europe continentale, dans la mesure où ils sont au cœur de l’Union européenne et de la zone euro.
-
[10]
« À l’origine de l’idée fichtéenne de nation, il y a […] l’idée déjà présente chez Rousseau de la patrie et du moi moral collectif. » [Mairet, 1997, p. 117]
-
[11]
Pour de plus amples développements sur cette opposition, cf. Théret [2012].
-
[12]
De ce point de vue l’ordo-libéralisme est bien une forme européenne continentale de libéralisme qui contraste fortement avec le libéralisme individualiste radical anglo-saxon : dans la théorie ordo-libérale, « any economic order has necessarily to be embedded in a sound society where a certain living standard and security is guarenteed for all members of society. Ordoliberals… put the individual’s emotional, economic and cultural wellbeing at the centre of a functionning market economy » [Schnyder & Siems, 2013].
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[13]
On notera à ce propos que l’hostilité de l’ordo-libéralisme à l’État-providence keynésiano-béveridgien ne l’a pas empêché d’être favorable aux syndicats et d’accepter une protection sociale dérivée des rapports marchands. Sur la non-hostilité des ordo-libéraux allemands vis-à-vis des syndicats contrastant avec celle des néolibéraux austro-américains, ce qui sera un élément central de leur sortie de la Société du Mont Pèlerin au début des années 1960, cf. Steiner et Walpen [2006] : pour les ordolibéraux, « la codification juridique des droits et devoirs des partenaires sociaux est un moyen pour défendre la Société libre contre l’extension du conflit capital-travail hors de l’entreprise ou contre la menace que représente le Welfare State » [Steiner et Walpen, 2006, p. 100].
-
[14]
« La culture et la fabrique institutionnelle de l’ordre polique national joue un rôle critique en conformant le contexte dans lequel les groupes d’individus développent, comprennent et exercent leur savoir. […] Les institutions politiques nationales jouent toujours un rôle critique dans l’organisation et l’orientation intellectuelle du savoir expert […] » [Fourcade, 2001, p. 432]. « Les formes d’action des économistes sont fonctions des modalités d’organisation de l’ordre politique dans les différents pays » [ibid., p. 435]. Mais « ce ne sont pas seulement les formes de professionnalisation, mais aussi les schèmes intellectuels qui exhibent une forte dépendance aux structures institutionnelles nationales » [ibid., p. 436].
-
[15]
Michel Foucault va également dans ce sens quand il fait le constat de « différences massives » entre le « néolibéralisme à l’européenne » (allemand et français) et le « néolibéralisme à l’américaine » : « Le libéralisme américain, ce n’est pas comme il est en France aujourd’hui, comme il était en Allemagne dans l’immédiat après-guerre – simplement un choix économique et politique formé et formulé par les gouvernants ou dans le milieu gouvernemental. Le libéralisme, en Amérique, c’est toute une manière d’être et de penser. C’est un type de rapport entre gouvernants et gouvernés beaucoup plus qu’une technique des gouvernants à l’égard des gouvernés. » [Foucault, 2004, p. 223 et 224]
-
[16]
Sous cet angle encore, l’ordo-libéralisme, notamment en la personne de Walter Eucken, apparaît être un produit évolutif de la trajectoire allemande et s’inscrit dans la droite ligne de l’école historique, même si Eucken s’est donné pour objet d’en opérer le dépassement en réconciliant méthode déductive et méthode historique (sur ce point, cf. Broyer, 2006). Ainsi pour Hau [2007] : « Since Schmoller, the interaction of markets and social order has become so deeply anchored in German economic thought that Eucken, Müller-Armack, Ehrard and their conception of a “soziale Marktwirtschaft” can be viewed only as one end of a long development. » [p. 520] Néanmoins en privilégiant un principe abstrait de concurrence pure comme modèle de référence, Eucken a rompu d’une certaine façon avec l’institutionnalisme historique et s’est rapproché du néo-institutionnalisme néoclassique actuel [Broyer, 2006, p. 15].
-
[17]
Pour de plus amples développements sur ce point, voir Théret [1995] ; Aglietta et Orléan (dir.) [1998], Aglietta et Orléan [2002], Théret [2003 ; 2007 ; 2008a ; 2009].
-
[18]
Cette différenciation des dettes est exposée par Commons [1990] dans le chapitre Futurity. Celui-ci la reprend de Knapp [1924].
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[19]
Le peuple, l’autorité souveraine en démocratie, est créancier de la dette sociale, mais il en est aussi le débiteur, car du fait que son capital-vie est protégé et reproduit indéfiniment, il doit en contrepartie honorer cette dette par des paiements récurrents. Ces contributions sont centralisées et redistribuées en fonction des capacités contributives, d’un côté, et des besoins de protection, de l’autre, des divers individus membres du peuple.
-
[20]
Sur ce point, cf. Barbier [2008].
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[21]
Ce qui légitime alors la nationalisation du système bancaire. Sur ce point, cf. Dutraive et Théret [2011].
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[22]
La BCE assure également la liquidité du système bancaire commercial privé, et peut mener des politiques non conventionnelles en cas de crise comme elle l’a fait après la crise de 2008. En revanche, il lui est interdit par les traités européens de venir directement au secours des finances publiques, même quand celles-ci sont au bord de la faillite. Dans les situations de crise financière, elle assure la continuité des opérations bancaires, mais n’en tire pas pour autant un surcroît de légitimité, sauf vis-à-vis du système financier. C’est l’assurance des dépôts bancaires qui joue alors le rôle le plus important pour assurer la confiance hiérarchique dans la monnaie privée de crédit bancaire. Or cette assurance est limitée et de niveau variable selon les États membres.
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[23]
En faisant abstraction des pièces qui sont émises par les trésors publics nationaux.
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[24]
Sur ce point, cf. entre autres Taugourdeau et Vincensini [2009].
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[25]
Voir également Caire [2002], Guénoun [2004], Kaelberer [2004].
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[26]
À juste titre semble-t-il dans la mesure où « le coût du logement n’y est pris en compte que de manière partielle », ce « qui pourrait expliquer une large partie de l’écart entre inflation mesurée et inflation perçue », selon une étude officielle de la Banque de France [Chauvin et Le Bihan, 2007]. D’une part en effet, le coût des loyers incorporés dans l’indice a évolué beaucoup moins vite que le prix de l’immobilier ; d’autre part, la pondération des loyers dans l’indice officiel n’est que de 7 ou 8 %, alors que les ménages estiment qu’elle est de 38 %. Au total en France, à partir de 2001, l’inflation perçue pourrait bien être de près du double de l’inflation officielle dite « observée » et qui correspond à la cible d’inflation de la BCE (autour de 2 %) (cf. graphique). Même si les perceptions des ménages peuvent jusqu’à un certain point être erronées, il n’en reste pas moins qu’un tel écart témoigne d’un manque de confiance dans l’euro et plus largement dans la parole officielle des pouvoirs publics.
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[27]
Nous devons cette observation à Gilles Allaire.
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[28]
Le même type de soumission du régime d’émission du dollar au développement de marchés financiers à travers l’instauration d’un monopole des banques sur l’émission a été acté dans la Constitution des États-Unis d’Amérique en 1787 [Perkins, 1994].
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[29]
Dette qui résulte des déficits intra-annuels de caisse entre flux de dépenses et flux de rentrées fiscales, lesquels peuvent facilement être financés à court terme et à très bas coût par un dispositif de circuit bancaire du Trésor.
-
[30]
Dans un régime de currency board ou « caisse d’émission », la monnaie nationale est strictement et juridiquement liée à une monnaie étrangère par un taux de change immuable. Toute émission de monnaie nationale doit être couverte à 100 % par des réserves dans cette monnaie étrangère. Aucune dévaluation n’est possible.
-
[31]
Sauf en la changeant dans une autre monnaie aux frontières extérieures de la société où elle a cours légal, si cela est possible, mais alors celui qui l’échange perd du pouvoir d’achat dans sa société d’origine à concurrence de la quantité changée.
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[32]
La libre circulation des capitaux efface les frontières politiques entre les espaces monétaires et transforme toute monnaie nationale en monnaie-marchandise (devise) y compris au sein même de son espace monétaire d’origine où elle tend à perdre son statut de monnaie ultime. Il n’existe plus de monnaie ultime, suprême, dans un monde globalisé où les marchés financiers prétendent assurer à l’échelle mondiale la production de l’ensemble des services monétaires de compte, d’échange et de réserve [Théret, 2011b].
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[33]
Ce type de régime monétaire fédéral ne doit pas être confondu avec l’institution de l’Ecu dans le cadre du Système monétaire européen qui a précédé l’institution de l’euro. L’Ecu n’était pas une monnaie circulant dans le public en tant que moyen de paiement et n’était utilisé que pour les transactions financières. Les monnaies nationales complémentaires dont nous parlons ici sont des monnaies adossées aux fiscalités nationales, émises sous la forme de billets de petite dénomination par les Trésors nationaux via le paiement partiel des salaires des fonctionnaires et des fournisseurs des collectivités publiques, ne circulant que sur les territoires des États membres et convertibles en euro seulement de manière restrictive.
-
[34]
« For a local tax-based currency to function in noncrisis conditions as a normal feature of local government finance and local economic activity would require a widespread and public re-thinking of monetary legitimacy… The implied lessons of the historical experience with tax anticipation scrip will come from answers to political questions about the powers and autonomy of local governments, and not to economic questions about the putative benefits of local currencies. » [Gatch, 2011]
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[35]
Ce modèle libéral anglais a aussi prévalu en France au xixe siècle [Théret, 1991 ; 1995a].
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[36]
À supposer que ce soit vraiment la visée de ces projets, car les euro-obligations ne sont officiellement justifiées que par des arguments étroitement économiques.
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[37]
Certains financiers, dans cette perspective, ne sont pas sans caresser l’idée de réémettre au niveau national des rentes perpétuelles pouvant servir d’instruments d’épargne-retraite. Et pour remplir ce rôle, celles-ci devraient être indexées. Elles devraient donc bénéficier d’un statut privilégié, hors du commun, dans une économie totalement désindexée, ce qui d’une part grèverait d’emblée leur légimité et, d’autre part, risquerait d’enclencher un processus inflationniste de luttes catégorielles conduisant à la généralisation des indexations.
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[38]
Il s’agirait ici de renouer avec la méthode ouverte de coordination (MOC) en adoptant une procédure démocratique pour l’établissement des normes communes de protection, ce qui permettrait de lui donner en toute légitimité un caractère contraignant relativement au respect de ces normes par les États membres. Cf. Pochet [2001] et La Porte et Pochet (dir.) [2002].
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[39]
Sur ce point, cf. Théret [2002 ; 2006 ; 2010].
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[40]
Ce qui résulte sans doute du caractère « raisonnable » et « conservateur » et non « libertarien » de la version plus « anglicane » que « puritaine » de l’individualisme libéral anglo-saxon qui prévaut au Canada. Cf. Lipset [1990].