1 – Introduction
1Nous ne prétendrons pas régler ici la question de la souveraineté d’un point de vue politique. Pour ce faire, il faudrait a minima étudier des auteurs aussi importants qu’Arendt ou Proudhon pour les confronter à d’autres pensées de philosophie politique telles que celle de Spinoza [1]. Nous ne parviendrons pas non plus à la résolution de la place de la monnaie dans la société pour savoir si oui ou non il est possible d’envisager une société meilleure grâce à l’outil monétaire. Nous pensons, au contraire, que ce serait mal poser le problème. Nous concentrerons notre analyse sur la façon dont un objet social singulier qui nous est contemporain, les monnaies locales complémentaires (MLC par la suite), se saisit de la monnaie pour en faire un instrument non moins singulier d’établissement de pouvoir à la mesure des acteurs qui le portent. Les MLC sont dès lors un objet social qui permet de mobiliser à son compte une souveraineté, empruntée particulièrement à l’État-nation. Celle-ci étant le concept utilisé pour traiter ordinairement de la capacité d’un État-nation à disposer de sa propre autonomie en termes de politique monétaire, nous en faisons usage pour étudier les initiatives portées par des groupes d’individus ou des collectivités territoriales qui en empruntent précisément les contours pour marquer un certain espace économique de leur propre sceau et le mettre ainsi en valeur, politiquement.
2La monnaie domestique d’un État-nation, ou dans le cas de l’euro celle de l’Eurogroupe, établit l’autorité que ces entités politiques ont sur l’économie, au sein des frontières dont elles se sont dotées. Nous montrerons, au travers de l’exemple des MLC, comment l’émission monétaire en elle-même témoigne d’une appropriation de l’espace économique. Certains auteurs proposent, dans la perspective de la mise en place de politiques économiques vertueuses [Fare, 2011 ; 2013], un entrelacs de monnaies subsidiaires. La souveraineté, vue comme une notion clé de l’autorité de l’État-nation sur l’espace économique qu’elle peut déterminer, voit dans celle de subsidiarité le prolongement de la logique que l’on retrouve dans les textes réglementaires de l’Union européenne. On ne parle pas de fédéralisme, fût-il proudhonien, mais on mobilise bien le terme équivoque de subsidiarité, entériné en principe au sein de l’Union européenne depuis le traité de Maastricht de 1992. Appliqué aux initiatives monétaires, il vient renforcer la légitimité de tout acteur de la société, y compris du citoyen, à se doter d’une compétence dès lors qu’il peut revendiquer ne serait-ce que celle d’établir du lien grâce à sa MLC [2].
3Néanmoins, cette mise en valeur de l’exercice d’une compétence à l’échelle la plus pertinente ne doit pas cacher les enjeux de pouvoir qui s’observent à n’importe quelle échelle. Et, par pouvoir, précisons que nous ne considérerons ici que la capacité d’action. Ainsi, selon que l’on traite d’une MLC à l’échelle de ce que les protagonistes nomment « un bassin de vie », ou de la monnaie domestique d’un État-nation utilisée pour régler les échanges marchands internationaux telle que le dollar ou l’euro, les enjeux seront bien sûr différents. Toutefois, l’objet que nous choisissons d’étudier ici témoigne d’une construction politique qui souligne la place émergente de la monnaie comme objet social, tantôt en faveur d’entreprises dans le cas des monnaies de fidélisation, tantôt par des acteurs revendiquant l’appropriation de cet instrument politique dans le cas des MLC que nous étudions ici.
4La géographie de la monnaie est un courant de la géographie anglophone depuis les années 1990 comme en témoignent les rapports d’Andrew Leyshon [1995, 1997, 1998] prolongés par ceux de Sarah Hall [2011 ; 2012 et 2013]. Les auteurs de ce courant apportent une analyse spatiale des pratiques monétaires en étudiant notamment les monnaies locales complémentaires comme terrain de recherche. Il s’agit de mieux comprendre la monnaie sans n’en omettre aucun aspect économique, social ou politique. Or, malgré les travaux de Labasse [1974] qui soulignaient déjà les implications politiques de la monnaie, force est de constater que le sujet ne passionne pas les géographes francophones, hormis peut-être une étude de l’Ined portant sur la circulation des pièces d’euro [Grasland et al., 2005]. Pourtant, la géographie sociale est en mesure de proposer un regard spécifique afin de participer à une meilleure connaissance du phénomène monétaire. Il est possible, et même tout à fait enrichissant, d’appliquer à la monnaie toute la sémiologie que la discipline développe pour tout autre objet social. La notion d’espace monétaire peut être dès lors interprétée sous un jour nouveau, bien loin des considérations d’économistes comme Mundell [1961] portant sur l’idée théorique de zone monétaire optimale qui participa à la justification de l’euro.
5Dans ces conditions, comment le développement des monnaies locales complémentaires (MLC) peut-il nous éclairer sur la dimension spatiale de la monnaie ?
6Cet article présentera tout d’abord rapidement comment le lien entre monnaie et État s’est constitué pendant la période moderne pour nous conduire à ce que les MLC mobilisent cet objet de façon tout à fait politique. Ensuite, nous analyserons plus en détail les MLC, en précisant de quoi nous parlons lorsque nous utilisons le terme afin de mieux observer l’appropriation de l’objet monétaire dans les luttes de pouvoir et d’influence qui se font jour dans l’espace économique. Ce faisant, nous présenterons en filigrane le paysage des MLC proprement dites pour montrer comment ces enjeux se tissent à différentes échelles et questionnent, en définitive, la logique même de souveraineté de par la subsidiarité qu’elles impliquent.
2 – Monopole d’État et diversification de l’émission monétaire
2.1 – De la contestation de l’État souverain émetteur
7D’après les Chartalistes, la monnaie est un outil de souveraineté de l’État.
« L’école chartaliste (ou nominaliste) allemande défend l’idée selon laquelle depuis son origine la monnaie est une quantification arbitraire de la recherche de pouvoir ou d’une unité de compte réglementée par l’État [Ingham, 2004, p. 47-49]. […] La monnaie est utilisée pour créer de la conscience nationale, et c’est pourquoi les sentiments sont si forts à propos de la monnaie (autant que pour les timbres et drapeaux) comme symbole de souveraineté nationale [Gilbert & Helleiner, 1999]. »
9Si certains auteurs ont étudié les conditions d’optimalité des zones monétaires afin d’en déterminer la pertinence économique [cf. notamment Mundell, 1961 ; et Aleysina, Barro, & Tenreyro, 2003], dans la lignée des travaux de Cohen [1998] puis Helleiner [2002], nous nous intéresserons plutôt ici à l’équilibre des pouvoirs liés à la monnaie. Nous aborderons donc la monnaie comme un objet social. Notre démarche se retrouve ainsi dans une géographie sociale française qui vise à illustrer les enjeux de pouvoir et à mettre en lumière les inégalités.
10[cf. Ripoll, 2005 ; Ripoll & Veschambre, 2005 ; Séchet & Veschambre, 2006 ; Séchet, 2007]
11S’appuyant sur les travaux de Braudel et Polanyi, Helleiner [2002] rappelle que les États-nations ont eu tout intérêt au xixe siècle à mettre en place un marché dont la monnaie a servi d’instrument de souveraineté par l’unification des échanges. Elle permettait en effet à l’État d’imposer le règlement des activités économiques en monnaie nationale afin de garantir son autorité sur son territoire. Dans le cadre de la constitution de l’espace monétaire européen, ce seraient les États français et allemand, d’après Helleiner, qui auraient eu tout intérêt à matérialiser leur influence politique par la mobilisation de cet instrument de pouvoir sur l’économie de l’ensemble des pays de la zone euro. Or, au-delà de ces formes symboliques d’institution du pouvoir sur l’économie, la monnaie a vu s’intensifier les rapports de force en faveur de la demande sur les marchés financiers depuis les dernières décennies [Cohen, 1998]. Celle-ci s’est progressivement trouvée en lieu et place de l’autorité de l’État pour déterminer les conditions de valorisation des activités économiques, le pouvoir de l’État s’en trouvant d’autant affaibli pour déterminer les formes de la monnaie. « Maintenant l’autorité doit être partagée avec les autres agents du marché, en particulier les usagers qui sont du côté de la demande sur le marché. Les espaces monétaires sont désormais façonnés non par la souveraineté politique mais par la main invisible de la concurrence – les gouvernements agissant de concert avec les acteurs sociétaux au sein des espaces sociaux créés par les réseaux transactionnels de la monnaie. » [Ibid., p. 5] Les formes monétaires ont ainsi évolué au sein du processus de création monétaire. Elles se sont multipliées jusque dans les usages quotidiens et témoignent de la pluralité croissante des monnaies en circulation (fiduciaire, divisionnaire) et des supports (monétique, chèques déjeuner ou cadeau, en temps, etc.). Comme le souligne Cohen, « la souveraineté est une dialectique difficile entre autorité politique et marchés » [p. 167].
2.2 – Marquage de la monnaie
12« Le fait d’utiliser comme support de publicité quelconque des pièces de monnaie ou des billets » est puni par la loi selon l’article R642-4 du Code pénal. L’État se protège ainsi d’une colonisation de son territoire. L’espace des transactions économiques est en effet assuré au quotidien par les objets d’une institution d’État : la monnaie fiduciaire et divisionnaire. En passant du corps d’un individu à celui d’un autre dans le cadre du commerce qu’ils exercent entre eux, elle permet à l’État d’assurer et de garantir la fonction de paiement qui l’institue ainsi comme le garant de cette même « communauté de paiement » [Théret, 2007a]. Il délimite son territoire et impose que seuls les objets mandatés par ses institutions réalisent les transactions économiques à l’intérieur de ses frontières. La perspective polanyienne, en soulignant comment l’État a transformé la monnaie en objet au cours du xixe siècle pour des raisons purement idéologiques, appuie cette analyse. Si l’on suit Castoriadis [1975], la socio-histoire dans laquelle s’inscrit la contemporanéité de notre société est empreinte de cet état de fait qui régit notre existence économique : la monnaie d’État matérialise les échanges marchands réalisés sur le territoire administratif de son emprise. Dès lors, la privatisation de l’émission de ses formes, via notamment la dématérialisation de la monnaie, a construit les conditions d’émergence de son appropriation par les entreprises d’une part, avec les monnaies de fidélité comme les miles aériens par exemple, puis par d’autres acteurs d’autre part, comme ceux des MLC dont il sera question plus loin. En opérant la « réappropriation » qu’ils revendiquent, les acteurs des MLC s’approprient le territoire symbolique de la monnaie fiduciaire que l’État monopolisait. Si l’article R642-2 du Code pénal interdit « le fait d’accepter, de détenir ou d’utiliser tout signe monétaire non autorisé ayant pour objet de remplacer les pièces de monnaie ou les billets de banque ayant cours légal en France », la structure associative permet le contournement de la législation en assurant le caractère non obligatoire d’un tel moyen de paiement et en restreignant son usage aux seuls membres de l’association.
13Cette logique d’appropriation existait déjà avant les MLC. Le travail de Viviana Zelizer [2001 (1993)] sur les significations sociales de l’argent montre parfaitement comment les individus « marquent » la monnaie selon sa provenance. Par exemple, les prostituées dépensent différemment la monnaie dont elles disposent selon qu’elle provient de l’exercice de leur activité professionnelle ou des allocations sociales. Si les dernières sont épargnées pour l’avenir de leurs enfants ou servent à payer les traites courantes, les premières sont plus rapidement dépensées, à la façon d’un objet dont la provenance ferait « brûler les doigts ». L’expression de sens commun de « blanchir l’argent » prend tout son sens quand il s’agit de modifier le marquage social de la monnaie qui détermine la qualité de celle-ci. Si l’argent n’a pas d’odeur, il aurait néanmoins une couleur. Et que dire à ce titre des célèbres « billets verts » qui, par l’évocation de leur seule couleur, indiquent l’État qui les a émis. La monnaie est l’objet de marquages qui révèlent la complexité des implications sociales, voire politiques, de son usage.
14Les billets de banque et les pièces de monnaie sont de façon générale monopole d’État, à l’exception notable des billets de livres sterling écossaises qui sont émis par trois banques commerciales, seules institutions privées mandatées par l’État pour l’édition des billets. Il est important de noter à cet égard que cette spécificité écossaise s’inscrit dans l’histoire de l’autonomisation de l’État écossais vis-à-vis de la couronne britannique. Au Royaume-Uni, seule l’Écosse a obtenu un tel privilège symbolique de marquer de son identité le territoire économique de son État, au même titre qu’elle demeure la plus indépendante des nations sous tutelle britannique en termes de dévolution des mandats étatiques. C’est dans ce sens que l’on peut mieux comprendre les enjeux territoriaux liés à l’émission de sa propre monnaie [4]. Les réflexions ou projets que portent les collectivités territoriales autour des MLC font pleinement partie de ces considérations de territoire. L’enjeu porte sur l’autorité symbolique à marquer de son sceau un espace économique, pour lequel la forme politique qu’est l’État-nation a trouvé l’exercice de son pouvoir instituant de créer les conditions de possibilité de l’économie au sein de ses frontières administratives. En conférant plus de poids à la logique de marché pour la détermination de la valeur des avoirs monétaires officiels et grâce à la dématérialisation des supports monétaires, l’État a vu se diluer progressivement son autorité sur l’économie menant à une lutte d’influence entre acteurs quant à ce qu’elle doit être. Dans le cas d’entreprises qui émettent leur propre monnaie de fidélisation, il s’agit de favoriser ses intérêts commerciaux ; dans le cas des MLC il est question de déterminer selon des valeurs ce qui est légitime ou non d’appartenir à un espace économique spécifique ainsi marqué. De fait, la logique de territoire glisse de celle de l’influence de l’État sur un espace physique à celle d’acteurs spécifiques qui trouvent dans le marquage d’un espace économique le symbole de leur pouvoir.
2.3 – Déterminer un espace économique
15Le territoire étatique n’est pas seulement matérialisé par des frontières sur l’espace physique. Il s’étend jusque dans l’espace des pratiques économiques, ou plus exactement dans le champ considéré comme seul dépositaire légitime du terme « économie » et de son média, la « monnaie ». Ne parle-t-on pas d’économie formelle à l’opposé d’une économie informelle qui échappe au contrôle des autorités ? Le terme usuel d’économie souterraine est même d’autant plus significatif qu’il est question de transactions qui mobilisent la monnaie, sans que celles-ci ne soient pour autant validées par les institutions dépositaires de l’autorité politique sur l’économie. Elles sont dès lors considérées symboliquement comme invisibles de la surface du globe sur lequel est censé régner l’ordre établi. Le territoire de l’État s’ancre dans la détermination de l’espace économique légitime, tandis que celui des MLC s’établit grâce au symbole d’État. Cette situation qui fait de l’État le souverain de la monnaie s’est imposée progressivement, à mesure que les États-nations voyaient dans cet objet l’instrument efficace de leur pouvoir, notamment sur leurs colonies [Helleiner, 2002]. La monnaie, auparavant, n’était pas cet objet monopole d’État, souverain du média de l’échange marchand et garant de l’économie. Au Moyen Âge, une variété de seigneuries éditait de la monnaie divisionnaire à l’effigie du porteur symbolique du pouvoir politique, permettant aujourd’hui aux MLC de faire référence à ces temps immémoriaux pour justifier du fait que les monnaies locales ne sont pas nouvelles et qu’elles ont même existé de tout temps. A fortiori, on peut rappeler que les conditions de possibilité de l’échange ont évolué, modifiant d’autant l’autorité que l’objet monétaire peut exercer sur l’économie. Foucault [1966] nous rappelle ainsi que la monnaie disposait à l’époque classique d’une valeur intrinsèque constitutive de celle du métal sur lequel elle était frappée, tandis que progressivement elle devait revêtir les oripeaux de la modernité, qui la liaient désormais au temps, à l’État-nation et à l’économie même. On ne saurait comprendre la monnaie sans s’intéresser aux conséquences d’une telle évolution des conditions de pensée sur cet objet.
16Se fait jour dès lors une concurrence entre acteurs sociaux, dont les monnaies locales ne font que révéler le caractère multiple. Les collectivités territoriales, échelle « locale » de l’État, mobilisent cet instrument d’autorité, la monnaie, sur l’espace économique qu’elles décident de marquer. Si Nantes veut en faire un outil de développement économique, la mairie de Toulouse expérimente une politique d’action sociale en fournissant l’équivalent de 30 € en monnaie locale à des familles de chômeurs pour leur permettre de consommer dans un espace économique dont ils sont d’ordinaire exclus. Les collectivités se saisissent ainsi d’une part de l’opportunité qui leur est offerte de bénéficier d’un outil symbolique qu’ils peuvent lier à la dévolution progressive des pouvoirs étatiques qui leur sont échus, et d’autre part satisfaire a minima électoralement un pan catégoriel des citoyens de leur juridiction en mobilisant certaines valeurs comme « la solidarité » ou « l’éthique » par exemple. D’un point de vue de marketing territorial, c’est l’occasion d’utiliser un objet du quotidien comme marque de territoire, prompt à mettre en valeur l’entité politique administrée par la collectivité territoriale selon l’angle sous lequel on souhaitera la présenter. Toulouse se dote ainsi « d’une monnaie éthique pour l’agglomération », tandis que le Conseil général d’Ille-et-Vilaine est le premier département à mettre en place « une monnaie solidaire, locale et participative ». La subsidiarité montre l’intérêt politique pour certains acteurs d’établir leur souveraineté sur l’économie à l’échelle du territoire qu’ils revendiquent, ou de mobiliser cet instrument de pouvoir sur le champ de compétences qui leur est propre.
17À l’opposé, pour Michel Lepesant [2011], co-fondateur de la MLC de Romans-sur-Isère, « la mesure », et figure du Mouvement des objecteurs de croissance (la MOC), « il s’agit de créer un « espace de liberté » (résistance locale à un désordre global) ». D’une part, la « relocalisation » qu’il propose se trouve située sur une échelle « construite, vivante, volontaire » incarnée par la notion de territoire dont il n’est pour autant pas question de déterminer les frontières. Celui-ci se voit doté d’un objectif, d’une visée commune portée par la MLC. D’autre part, la MLC ne donne sens, « évite d’être un “chauvinisme” monétaire/économique » [op. cit.], qu’au travers d’enjeux « écologiques » et « humains » [op. cit.]. Elle nécessite l’acceptation par les participants de la prédominance de telles valeurs pour faire société localement. On retrouve cette idée par ailleurs dans les travaux de Bruno Théret : « La monnaie me?diatise l’appartenance au collectif et a? une communaute? de valeurs. Elle apparai?t comme la forme politique d’une communaute? de paiement qui n’est autre que le tout social repre?sente? sous forme mone?taire. » [The?ret, 2007, p. 48, cité par Fare, 2011.] Pour le MOC, ici incarné par le discours de Michel Lepesant qui voit dans cette « eSpérimentation » le moyen de se doter de « compétences » personnelles pour peser dans le débat politique plus général, la résistance locale se veut le rempart au désordre global.
18La multiplicité des expérimentations locales donne à voir une recomposition de la souveraineté, actant (pour de bon ?) la fin d’un système économique basé sur une nation / une monnaie et renvoyant dos à dos les autorités que chaque acteur a la capacité de mobiliser. L’accaparement de ce pouvoir par une logique multi-actorielle de marché révélé par Cohen [1998] devient manifestement une question catégorielle où chacun tente de mobiliser l’exercice de son propre pouvoir entre acteurs partageant les mêmes valeurs ou les mêmes intérêts. En France, les MLC sont ainsi le théâtre de la rencontre de différents types d’acteurs sur un même enjeu dit « local », où vient s’exercer une lutte de légitimité entre les collectivités locales, les associations de commerçants et les citoyens ancrés dans différents mouvements d’écologie politique. Ainsi s’exerce dans le cas des MLC l’appropriation de la monnaie comme outil de souveraineté.
3 – La dimension spatiale des monnaies locales
3.1 – Monnaies locales complémentaires : de quoi s’agit-il ?
19Les chiffres et informations précises sur les MLC sont difficiles à vérifier. Nous avons pu toutefois recenser au moins 71 initiatives de MLC en France (parfois se limitant à une seule réunion dont on retrouve la mention dans les archives d’un site Internet), dont 24 sont censées être en circulation. Parmi ces dernières, nos sollicitations diverses montrent qu’au moins six ne fonctionnent plus ou n’ont fonctionné que le temps d’un événement, bien qu’aucune information officielle ne le précise, ni sur le site Internet de la MLC ni sur celui du réseau par exemple. Au total, deux MLC sont émises par des associations de commerçants, quatre par des collectivités locales ou organisations parapubliques, le reste émanant d’associations locales ou de collectifs. Derrière l’ensemble des 71 initiatives de MLC, on retrouve pour onze d’entre elles, dont six collectivités territoriales, la monnaie complémentaire SOL expérimentée depuis 2005 dans certaines villes avec l’appui de grands groupes industriels et le financement d’un programme EQUAL de l’Union européenne. Le mouvement des Colibris apparaît en lien avec douze initiatives portées par des associations ou collectifs et cinq autres se revendiquent du mouvement des Villes en Transition. On peut rajouter à ce tableau de l’influence des mouvements d’écologie politique vis-à-vis des MLC l’animation du réseau par Michel Lepesant, figure du Mouvement des objecteurs de croissance. À titre d’exemple, la masse monétaire en circulation pour les deux MLC les plus emblématiques à l’exception de celle du Pays basque, représenterait environ 14 000 €, pour 104 particuliers et 112 entreprises pour l’Abeille de Villeneuve-sur-Lot qui organisait les Assises des MLC en mai 2013, et moins de 20 000 €, pour 800 particuliers et 77 entreprises pour le SOL Violette de Toulouse qui emploie plusieurs salariés et pour lequel la mairie consacre un budget de 120 000 € par an pendant trois ans. La portée économique est donc à ce jour, quoi qu’il en soit, tout à fait limitée malgré l’enthousiasme des différents acteurs qui s’y rattachent, au premier rang desquels les professionnels du conseil figurent en bonne place, y compris dans l’organisation et la publicité du « mouvement ».
20Les dispositifs de monnaie complémentaire, parfois augmentée du vocable sociale, solidaire, locale ou citoyenne, sont étudiés essentiellement (et à juste titre) comme des objets monétaires, réglant ainsi des fonctions économiques que l’on peut étudier sous ce prisme. Jérôme Blanc [2011] en propose ainsi une typologie selon plusieurs générations et établit des idéaux-types de schémas monétaires qui attribuent notamment à la monnaie nationale d’un État la souveraineté comme principe d’un espace du même nom. Cette exclusion de la notion de souveraineté du champ des monnaies complémentaires va de pair pour l’auteur avec celle des monnaies ayant un but lucratif telles que les monnaies de fidélisation d’entreprises. La revendication d’une complémentarité de la monnaie nationale est d’une part invoquée pour réfuter le principe d’une souveraineté. D’autre part, les monnaies complémentaires seraient « construites autour d’un principe de participation démocratique organisé autour d’organisations à but non lucratif, d’organisations de la base ou de regroupements informels de personnes ». Pourtant, en ce qui concerne les MLC, il s’agit d’une part d’émettre une monnaie au sein d’une association et d’effectuer des achats chez des commerçants, d’autre part de décider du fonctionnement au sein d’une seule association. Ainsi, il y a bien, d’une part, pour les entreprises, un but lucratif et, d’autre part, un gouvernement politique de la monnaie par un groupe partageant des valeurs communes, et non pas l’expression démocratique d’une rencontre d’opinions diverses.
21En effet, se regrouper au sein d’une association pour déterminer l’espace d’action que l’on souhaite se donner est-il la condition de la démocratie ? Pour dire les choses autrement, marquer de son sceau l’espace économique qu’il est bon de pratiquer pour défendre certaines valeurs est-il démocratique ? Dans ce cas, les réseaux des magasins Kascher ou les boucheries Halal, autant que ceux des grandes enseignes commerçantes ou des banques mutualistes ou coopératives, sont-ils des espaces économiques démocratiques pour la simple raison que les individus qui les forment et les déterminent, parfois dans une optique communautaire, ont un souci démocratique ? On semble s’engager dans une concurrence pour le label démocratique, où l’espace devient le théâtre des enjeux de pouvoir entre groupes sociaux distingués entre eux selon des valeurs voulues communes. « La panoplie libertaroïde » qu’identifient Liatard et Lapon [2005] à propos du SEL qu’ils étudient n’empêche nullement les enjeux de pouvoir typiques du monde associatif de se développer au cœur du système. Il permet tout au plus de fédérer les membres de l’association autour d’une pratique censée incarner la justification de l’engagement, et permet ainsi la perpétuation de l’organisation pour elle-même.
22En s’intéressant ici précisément aux MLC, nous faisons le choix de focaliser notre étude sur l’objet que les acteurs dénomment ainsi. Les MLC regroupent donc des initiatives de mise en place d’une monnaie locale, matérialisée par des billets et à parité avec la monnaie nationale. Elles s’achètent dans la majorité des cas contre des euros qui constituent ainsi un fonds de garantie des avoirs en circulation. Celui-ci permet aux prestataires qui auraient besoin de payer leurs traites en dehors du réseau « local » de changer leur monnaie locale contre de la monnaie nationale, moyennant la plupart du temps une « taxe de reconversion » censée financer l’association, voire des projets sous la forme de dons ou (possiblement) de prêts. Cette somme en euros est dans la majeure partie des cas déposée sur un compte bancaire auprès de l’institution bancaire la Nef, Nouvelle économie fraternelle, qui finance des projets jugés éthiquement proches. L’utilisateur d’une monnaie locale peut ainsi par exemple revendiquer de ne pas participer à la spéculation que réaliseraient les banques commerciales sur ses avoirs lorsqu’il les y a déposés. Il s’assure également que les prestataires membres du réseau respectent les valeurs de la charte, au moins en principe car les vérifications ne mènent de fait que très rarement à l’exclusion, les MLC préférant se développer et « essaimer », dans un contexte où le plus difficile semble être de recruter de nouveaux particuliers pour sortir d’un certain « entre soi » et non de nouvelles entreprises.
3.2 – Un objet mobilisé par des mouvements d’écologie politique
23Plusieurs mouvements d’écologie politique apparaissent derrière les MLC, parmi lesquels le mouvement des Colibris est l’un des principaux relais de la communication sur cet objet. Nous avons pu dénombrer douze initiatives de MLC en lien avec celui-ci, dont trois parmi les 24 MLC qui peuvent se dire à ce jour en circulation. L’information principale, accessible par Internet, fait ainsi émerger le site de ce mouvement, celui du réseau des MLC, celui de l’association de Philippe Derudder (AISES) à propos duquel nous reviendrons, ainsi que celui d’une association qui permet à des consultants de promouvoir l’objet pour lequel ils proposent des interventions (TAOA), ou encore celui des Villes en Transition. Ce dernier, lancé au Royaume-Uni en 2005 et qui compte à ce jour les seules cinq monnaies locales d’outre-Manche, prône le changement des comportements individuels par des ateliers montrant comment la monnaie est censée permettre la relocalisation de l’économie grâce au changement de comportement des consommateurs. Selon Michel Lepesant, l’ancrage de son engagement politique dans « la réunion du lundi » lui permet de se doter de « compétences ». Sa participation à la MLC la Mesure, à la création de laquelle il a activement participé, lui confère ainsi un faire-valoir, à même de lui permettre, toujours d’après lui, de discuter avec des figures nationales dans le cadre de conférences. À défaut de faire partie du monde universitaire, son ancrage lui a permis de se mettre à égal de ses représentants. Un phénomène similaire se met en œuvre au Royaume-Uni, avec le « think-and-do tank » New Economics Foundation (Nef). Celui-ci mobilise les initiatives de monnaies locales dans une optique de matérialisation de la politique économique dont il fait la promotion. Les financements de projets permettent alors d’assurer le développement ou la pérennité de ces initiatives, la Nef jouant le rôle d’intermédiaire entre projets et fondations de financement du tiers secteur. Ce phénomène est patent dans le cas de Brixton (quartier du grand Londres) et de Bristol, où des chercheurs de l’organisation sont directement impliqués dans les projets.
24La pédagogie des catastrophes est le levier central du mouvement des villes en transition, tout comme à certains égards une partie de celui de la décroissance [Semal, 2011]. Ce mécanisme se retrouve aussi dans les MLC, ne serait-ce que dans le contenu des matériaux de propagande mobilisés notamment. À Mûrs-Érigné, le manuel de ce mouvement était ainsi proposé par une jeune femme qui passait de groupe en groupe à l’issue de l’assemblée générale pour proposer l’ouvrage. La proximité de sympathisants potentiels est ainsi l’occasion de recruter de nouvelles personnes. Le nom même de l’association de la monnaie locale de Mûrs-Érigné emprunte le même imaginaire, s’intitulant « Agir pour la Transition », sans pour autant participer ni se revendiquer plus avant de ce mouvement, très structuré par ailleurs puisque les initiatives doivent être labellisées par le réseau Transition Network. La rhétorique des ouvrages de référence des MLC, que l’on retrouve d’ailleurs systématiquement en vente sur une table à l’entrée des lieux de conférence sur le sujet, est basée notamment sur l’anticipation d’une faillite imminente du système économique dont le problème principal résiderait dans une mauvaise compréhension que l’être humain aurait de sa condition. Cet argument fait alors appel, dans le discours de Philippe Derudder ou celui de Bernard Lietaer, à une reconsidération de notre mode d’être pour prendre en compte la planète et le vivant. Gaïa est présentée, par exemple, comme allégorie du lien que l’Homme devrait entretenir avec la Nature, nécessitant pour assurer la survie de notre société la mise en place de monnaies régionales basées sur une complémentarité en harmonie avec la nature [Lietaer, 2011].
25L’auteur, présenté systématiquement comme expert de la question monétaire du fait de son expérience auprès de la Banque centrale de Belgique pour la mise en place de l’Ecu, ou encore en tant que membre du club de Rome ou par ses titres universitaires tels que professeur de finance internationale à l’université de Louvain, est intervenu sur ces questions sur des chaînes de télévision américaine, sur France Culture, ou encore à l’invitation des Colibris par exemple. Il est clair que ses titres servent autant de caution à ses livres qu’aux acteurs qui se revendiquent proches de sa pensée ou influencés par elle. Cette caution intellectuelle se retrouve ainsi par ailleurs dans la participation de chercheurs comme Marie Fare ou Jean-Michel Servet aux grands événements fédérateurs, que ce soit local pour la première auprès des Lucioles en Ardèche ou, pour le second, à l’invitation de la mesure de Romans-sur-Isère ; que ce soit national pour la première, avec la co-organisation, en partenariat avec des consultants, des journées acteurs des MLC en marge d’un colloque universitaire sur la question ou, pour le second, pour une conférence à propos de son livre Les monnaies du lien lors des Assises de Villeneuve-sur-Lot, au même titre que Philippe Derudder et Patrick Viveret. Ce dernier, quant à lui, est présenté comme « philosophe et essayiste, ancien conseiller référendaire à la Cour des comptes » et notamment auteur du rapport Reconsidérer la richesse pour le gouvernement Jospin. Il est à l’origine de la monnaie complémentaire SOL et intervint notamment sur la question des monnaies complémentaires pour le SOL Violette de Toulouse, le Conseil général d’Ille-et-Vilaine, ou même comme parrain de l’association TAOA. Comme le soulignait Anthony Giddens à propos des mouvements sociaux, « les chercheurs [comme ici tout autre producteur de savoir intellectuel] se saisissent du discours des acteurs pour les interpréter, tandis que les acteurs s’emparent eux-mêmes des travaux savants à des fins de compréhension et/ou de légitimation » [Neveu, 2005 p. 67]. L’auteur de ce texte lui-même a pu faire face à ce constat dans le cadre de son terrain où la présence d’un étudiant en thèse de doctorat sur le sujet, à des réunions ou à des conférences par exemple, était régulièrement mobilisée pour signifier à l’auditoire le sérieux de la chose puisque même l’Université s’en saisissait.
3.3 – Jeux d’acteurs et mises en perspective du mouvement
26Les problématiques interindividuelles se saisissent pleinement de la mise en scène d’une action locale au niveau national, voire mondial, et vice versa. Faisant suite à l’invitation à présenter les MLC pour ATTAC49, la réunion-conférence fut l’occasion pour nous de découvrir le rôle d’animation du groupe qu’un tel événement suscitait, mais aussi de recrutement potentiel de nouvelles personnes séduites par le sujet, quand l’organisateur s’empressa d’aborder deux de mes amis à la fin de la soirée, seules personnes sur la quinzaine présentes qui ne faisaient pas partie de l’association. Ce responsable de l’antenne locale d’ATTAC, compagnon par ailleurs de la jeune femme qui proposait le manuel des villes en transition à l’issue de l’assemblée générale de la monnaie locale, entamait la réunion par la présentation d’une soirée devant se tenir prochainement dans un quartier populaire d’Angers, au sujet du Forum social mondial (FSM) de Tunis qui allait se dérouler quelques semaines plus tard. Onze Angevins qui devaient être présents à cette fête allaient s’y rendre, ce qui établissait donc « une connexion pour se sentir dans le truc ». Cette mise en scène d’un événement festif de proximité visait ainsi à donner le sentiment aux individus qu’ils participaient à une dynamique mondiale, dans la logique qui a soutenu toute l’action de cette association impulsée par Le Monde diplomatique à la fin des années 1990. L’animation plus ordinaire de la réunion-conférence pour laquelle nous étions présents pouvait d’une part servir d’élargissement du cercle des sympathisants, et d’autre part, grâce à la perspective de la fête, permettre à chacun de se projeter depuis un simple événement de quartier jusque dans le lieu où se symbolise l’altermondialisme.
27La fille de l’une des figures fondatrices brésiliennes du Forum social mondial, Celina Whitaker, qui était coordinatrice du projet SOL au moment de son lancement, co-organise par ailleurs avec Carlos de Freitas de l’Institut Palmas Europe, et dans une moindre mesure Marie Fare, des regroupements d’acteurs des MLC en Europe visant à « faire mouvement ». Pour le représentant de l’Institut brésilien, il s’agit de faire de la publicité pour la Banco Palmas dont l’institut est une émanation informelle dont ce jeune homme est le seul représentant en Europe. Celui-ci avait en effet pour objectif, vers 2005, d’asseoir sa légitimité comme organisateur du développement des banques communautaires au Brésil dans un contexte où l’État aurait bien aimé pouvoir s’approprier la démarche. Il en résulta l’édition du livre Viva Favela ! qui fait la promotion de la Banco Palmas, et désormais l’animation par ce consultant en développement durable du « mouvement » des monnaies locales ou complémentaires au niveau international. L’interpénétration de ces enjeux à différentes échelles révèle combien les individus mobilisent dans leurs stratégies politiques la mise en valeur de leur propre idéologie ou la simple animation de leur association grâce à cet objet, les MLC.
28À Mûrs-Érigné, la mise en œuvre d’une MLC s’est constituée tout d’abord autour d’un groupe d’individus réunis à la suite de l’intervention de Philippe Derudder en mai 2010 pendant le festival Nature et Environnement organisé par la ville. Cette conférence était à l’initiative de la principale association locale sur le terrain « alternatif », Alternatives citoyennes et fraternelles 49 (ACF49). Cette structure, fondée au milieu des années 2000 dans le prolongement d’une association visant à promouvoir les solutions d’habitat mobile, est basée sur la commune de Mûrs-Érigné au Sud de l’agglomération d’Angers (49). Celle-ci est le terreau de référence d’un certain milieu alternatif local. La mairie y facilite l’activité associative en mettant par exemple à disposition des locaux pour les réunions, qui ont permis au groupe de la monnaie locale de se retrouver régulièrement, puis d’organiser dans le complexe culturel de la ville les cinquièmes rencontres nationales des MLC. Ce fut ainsi l’occasion pour le principal animateur de la monnaie locale et membre d’ACF49 de mettre en scène son action dans le cadre d’un mouvement national et non seulement local. Par ailleurs, ce même lieu accueillait tous les ans jusqu’en 2012 « la fête bio », co-organisée par l’entreprise qui regroupe les trois magasins de l’enseigne Biocoop de l’agglomération angevine, dont un situé dans la commune. La MLC, dont le siège social de l’association est situé à la mairie de Mûrs-Érigné alors que seul un des membres de son bureau et douze adhérents sur 170 y résident, remplaçait les traditionnels coupons valables pour la buvette de « la fête bio » de juin 2012, peu après son lancement officiel en avril. C’était ainsi l’occasion de recruter des sympathisants et d’essayer de marquer le territoire des alternatifs à l’aide d’une monnaie qui leur corresponde, en remplaçant opportunément l’euro au sein de l’espace économique de leurs pratiques. La localisation de la monnaie locale à Mûrs-Érigné révèle l’ancrage territorial de cette initiative dans l’espace de l’alternative, censé lui permettre de faciliter son développement, bien plus qu’il ne se fût agi d’une émergence spontanée d’individus habitant la commune, ou même « un bassin de vie ». Des polarités se dessinent en effet, montrant par exemple au travers de la place centrale des épiceries dans la circulation de la MLC et dans la localisation des adhérents que le « local » invoqué semble être bien plus celui de l’échelle de visibilité de l’alternative que celui d’une logique de proximité spatiale et de pratiques.
29Au travers de ce tableau d’ensemble du paysage des MLC parfois peut-être assez édifiant, il ne s’agit aucunement de discréditer ici des initiatives expérimentales, mais bien de souligner qu’il est question avant tout de rapports de pouvoir qu’il convient d’expliciter quand on mobilise la monnaie. Non seulement les acteurs sociaux porteurs de MLC ne regroupent pas uniquement des citoyens qui revendiqueraient ainsi d’exercer eux-mêmes la démocratie, mais aussi des collectivités locales ou des commerçants, des hommes et des femmes, des responsables d’association ou de nouveaux venus dans le monde associatif. Il faut déconstruire cette boîte noire du « citoyen » pour, à la manière de Fabrice Ripoll [2005], « remettre les individus dans leurs corps, et les corps, par terre ». Les citoyens sont des acteurs sociaux individuels, ancrés tout autant dans leurs comportements sociaux que dans leur corps qui les situe et dont ils font usage pour se situer. Si les acteurs sont situés, les individus pratiquent l’espace au quotidien en utilisant la monnaie. Les codes sociaux et institutions qui régissent les comportements de chacun au sein de la société forgent l’espace. Dès lors, les concepts qui se réfèrent à l’espace peuvent être mobilisés afin d’éclairer comment les individus construisent une institution complexe telle que la monnaie. L’espace monétaire des MLC est celui d’une « géographie morale de la monnaie » [Thrift et Leyshon, 1999]. Ce sont des « espaces économiques alternatifs » [Leyshon et al., 2003] qui entrent en concurrence avec d’autres constructions politiques au travers de la mobilisation « des ressources de la symbolisation » [Chivallon, 2008] du « local ».
« C’est de la capacité à maîtriser la possibilité de figuration des représentations issues de l’imaginaire humain que découle l’exercice du pouvoir, dans la compétition pour l’accès aux ressources de la symbolisation de l’ordre social. Car celui-ci, une fois incarné dans la forme et la matière, se voit doté de la capacité de faire passer pour réel ce qui ne l’est pas, d’où l’enjeu de la maîtrise du registre “matériel”. »
4 – Conclusion
31En adjoignant le concept de subsidiarité à celui de souveraineté, on voit comment l’appropriation d’un système, symbole politique propre à l’État depuis l’avènement de la société moderne, révèle les luttes d’influence sur des territoires, parfois administratifs, dans le cas des collectivités territoriales essentiellement, parfois de ce qui est « alternatif ». Il s’agit de lutter pour les symboles de l’économie et de marquer de son sceau un espace monétaire alternatif fréquenté par des individus aux valeurs similaires. Dans un cas, il s’agit de « faire mouvement » et d’interpeller le cadre légal étatique pour développer cet outil aux vertus promues multiples, dans l’autre il s’agit de diffuser un ensemble de valeurs pour provoquer, par exemple, « une insurrection des consciences » ou une « décolonisation de l’imaginaire », quoi qu’il en soit, de recruter « au-delà du cercle des convaincus » et fédérer ceux qui portent déjà ces valeurs. On assiste dès lors à un double mouvement. Le premier se manifeste par une lutte de pouvoir pour la détermination des possibles économiques, et mobilise ainsi toutes ses capacités organiques institutionnelles pour établir la possibilité d’utiliser ce nouvel instrument sur l’espace physique et sur l’économie. Les collectivités territoriales se joignent aux consultants en tout genre qui y voient la possibilité de débouchés professionnels, qui plus est dans le sens de valeurs jugées positivement, au-delà du seul intérêt personnel apparent. Le second mouvement voit s’afficher une lutte de pouvoir non pas sur les possibles économiques, mais sur l’espace de la société en tant que tel. En effet, l’économie mise en valeur par le symbole politique qu’est la monnaie est l’enjeu de luttes de type inclusion/exclusion. L’association qui porte le projet, et bien sûr les propres mécanismes interindividuels inhérents à toute activité de ce genre, établit l’espace de son influence en distinguant le bon grain de l’ivraie. Le seul statut d’association et la proclamation de valeurs « éthiques » permet d’invoquer « l’appropriation citoyenne de la monnaie » et par là même l’idée d’un principe démocratique dont les protagonistes seraient les garants. Le territoire n’est plus exactement celui de l’espace physique, mais celui de l’alternative et de l’économie vertueuse. Faire montre de la maîtrise d’un territoire permet de matérialiser sur l’espace physique l’étendue de son pouvoir politique.
32Cette confrontation entre la perspective des organes institutionnels de type étatique, fussent-ils locaux, et celle de groupes interindividuels inspirés de différents mouvements d’écologie politique révèle la dimension spatiale de la monnaie dans sa capacité à déterminer l’espace économique. En mobilisant le concept de subsidiarité, on voit comment la souveraineté, censée s’incarner dans celle du peuple que représente l’État démocratique, se trouve tout à fait remise en question par la lutte d’influence qui se met en place autour de l’objet monétaire. Ce n’est ainsi pas du tout un hasard si la MLC la plus active à ce jour, et de très loin puisqu’elle regroupe à elle seule plus de la moitié des participants en France à de telles initiatives, soit 1 700 particuliers environ en avril 2013 après seulement quatre mois d’existence, est située dans le Pays basque et prône la valorisation de la culture locale et l’emploi de sa langue. Cette dernière retrouve ainsi, dans un même programme mobilisant tout un ensemble de valeurs éthiques autour de la solidarité et de l’écologie, sa qualité d’instrument politique par excellence de détermination des possibles au sein de la société jusque dans les pratiques interindividuelles. La MLC permet à un groupe qui revendique une autorité sur un espace physique et la société qui y évolue de mobiliser deux instruments très puissants du contrôle étatique : la monnaie qui détermine l’économie, et l’idiome qui détermine le langage.
33En nous intéressant aux monnaies locales complémentaires, nous venons de mettre en évidence combien l’idéologie politique sous-tend, au travers de la monnaie, ce que la communauté politique décide et accepte de mettre en place comme ensemble de possibilités. Les enjeux de pouvoir se montrent ainsi au travers d’un nouvel instrument conçu comme prometteur pour établir de meilleures politiques publiques, tandis que les luttes d’influence s’affrontent pour déterminer quelle idéologie ou simplement quel ensemble de personnes décidera de l’économie de la vie bonne. La démocratie, loin de s’incarner nécessairement dans toute affaire humaine d’après la seule proclamation de valeurs ou même de principes de fonctionnement, ne trouve dès lors plus son lieu dans la Cité. Ce lieu du politique par excellence dans la pensée d’Aristote est assumé comme tout à fait désuet pour mettre en place le gouvernement de la communauté des humains. La monnaie singeant la démocratie promet l’instauration d’une économie de la vie bonne par la simple spéculation sur sa capacité à servir d’instrument pour construire une vie meilleure. C’est alors une lutte d’influence catégorielle qui se fait jour, où les promoteurs de telle idéologie politique pourront trouver dans cet instrument d’autorité la matérialisation jusque dans l’espace physique d’une lutte de pouvoir sur l’espace économique.
34Mais ne s’agit-il pas d’une même logique lorsque les économistes orthodoxes prétendent que la monnaie est neutre ? Le paradigme économique en place n’a-t-il pas conduit à la libéralisation des conditions d’émission privée de monnaies de tout type, ne serait-ce qu’en facilitant et en encourageant d’une part la désintermédiation financière qui a dilué l’influence de l’État sur la monnaie [Cohen, 1998] ou, d’autre part, la dématérialisation des moyens de paiement qui a conduit les habitants de ces espaces monétaires à voir disparaître progressivement les billets et pièces, instrument de l’État, pour réaliser leurs paiements [Haesler, 1995] ? Nous ne prétendrons pas que l’âge d’or de l’étalon du même nom était la panacée ou que quelque système passé que ce soit recelait des vertus que nous aurions honteusement oubliées sur le chemin de la construction politique de notre société. Mais, dans un contexte de société où le débat semble réduit à la maîtrise des moyens de communication, il nous semble que le constat d’échec du projet idéaliste habermassien fondé sur l’idée d’espace public ne doive pas faire oublier où doit se former le vivre ensemble. La mise en commun d’une socialité grise [5] dont personne ne semble aujourd’hui cerner les principes est au fondement de notre existence en groupe et pose un préalable solide pour envisager la construction démocratique de la société, et par là même de l’économie qui s’y réalise.
35S’il est bien question de souveraineté, quitte à « reconsidérer la richesse », c’est bien à ce niveau politique que le débat doit se jouer. À défaut, on risquerait de ne faire qu’étendre l’isomorphisme marchand à des sphères sociales qui ne relèvent pas encore de l’économie, en lieu et place de la promesse d’une société plus harmonieuse qui apparaît en filigrane dans les initiatives de MLC. Pourtant, celles-ci semblent revendiquer en définitive la domination de leur propre idéologie politique sur les autres, collectivités territoriales et groupes associatifs confondus ici au même titre que les grandes entreprises vilipendées pour leur manque d’éthique et qui proposent des monnaies de fidélité. La société politique se construit avec tous, et non par l’acharnement catégoriel à défendre tel système de valeurs contre un autre, symbole d’ordinaire fondamentalement conservateur [Ogien, 2013], à l’aide d’un instrument suffisamment puissant pour imposer l’ensemble des possibles sur un territoire : la monnaie.
Notes
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[1]
On pourrait ainsi poser les prémisses d’une discussion en abordant tout d’abord Poizat [2008] à propos de la souveraineté dans la perspective de la construction politique européenne avec l’aide de Karmis [2002] pour qui l’implication de la pensée de Proudhon permet de prolonger une perspective politique au-delà de celle des seules frontières des États-nations. Par la suite, une confrontation avec Lordon et Orléan [2008], qui proposent une analyse de la monnaie d’après les travaux de Spinoza sur le politique, établissant directement le lien entre État et monnaie en soulignant les modes de vivre ensemble par lesquels la société prend ainsi logiquement forme, pourrait s’avérer tout à fait enrichissante.
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[2]
C’est d’ailleurs le titre de l’ouvrage de Jean-Michel Servet, Les monnaies du lien [2012], qui met en avant l’intérêt sociétal, d’après l’auteur, d’une telle pluralité monétaire.
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[3]
Auteur par ailleurs du manuel des villes en transition sur les monnaies locales : Local Money: How to make it happen in your community [2010].
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[4]
Voir par exemple Yao [2012] qui présente le franc CFA comme un objet de post-colonisation de l’État français sur les pays africains qui l’utilisent.
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[5]
Pour prolonger cette question, voir les deux articles d’Aldo Haesler sur « un nécessaire changement de paradigme » [2005 ; 2006] où il fait référence à ce que Margaret Gilbert [2001] nomme le « marcher-ensemble » comme principe de fonctionnement de notre sociation.