CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« J’ai une conviction profonde : nous ne changerons pas nos comportements si nous ne changeons pas nos indicateurs. [...] Chacun pressent qu’une formidable révolution nous attend. [...] Dans le monde entier les citoyens pensent qu’on leur ment, que les chiffres sont faux, qu’ils sont manipulés... et ils ont quelques raisons d’être dans cet état d’esprit. [...] le problème vient de ce que le monde, la société, l’économie ont changé et que la mesure n’a pas assez changé. [...] Nous avons construit une religion du chiffre. Nous nous y sommes enfermés. Nous commençons à apercevoir l’énormité des conséquences de cet enfermement. »
Nicolas Sarkozy, Président de la République, 2009 [1]

1À l’heure du culte de la performance, du benchmarking[2], au moment où fleurissent les indicateurs permettant d’évaluer, de classer, de trier, de « récompenser » ou de « punir » les individus, les organisations et les États, il paraît légitime de s’interroger sur la signification de l’engouement des sociétés industrialisées contemporaines pour la quantification. Le phénomène est récent et il correspond à un revirement majeur dans la France contemporaine. De quoi ce revirement est-il le signe ? Quelle est donc cette « formidable révolution » à laquelle nous invitait Nicolas Sarkozy en 2009 ? Quelle est donc cette « religion du chiffre » dans laquelle nous serions enfermés ?

2Un bref retour sur les fondations de la statistique publique française contemporaine suffit à pointer certains des dangers que porte cette prétendue révolution. Le recours à l’histoire permet de montrer qu’elle consiste à démanteler le service public de la statistique pour éliminer un frein à l’emprise du pouvoir politique et des intérêts privés dont il est porteur sur la société. Cette révolution se manifeste par exemple par la tentative d’éloignement de la direction générale de l’Insee des foyers de la décision politique et économique (projet d’implantation à Metz), ce qui revient à atténuer l’importance de son expertise pour la décision. Elle passe aussi par les initiatives visant à fragiliser les équipes d’enquêteurs de l’Insee solidement soudées et à confier la charge des enquêtes à des vacataires peu formés, ce qui bafoue la technicité de ce « métier », ou bien encore par la tentation de confier les études à des officines privées, par des diminutions de crédits qui limitent les enquêtes et obligent à se contenter de résultats nationaux, alors que les inégalités territoriales sont fortes [3]. Le recours aux données de caisse des syndicats de la grande distribution par exemple qui pourrait remplacer les relevés de prix de l’Insee, la multiplication des commandes d’indicateurs de conjoncture à des organismes privés ou semi-privés et, plus largement, toutes les nouvelles contraintes imposées au secteur public, les privant de leur capacité d’initiative et resserrant le cœur du métier autour de la commande du prince, participent de cette reprise en main du pouvoir sur la statistique publique et de la tentation de la privatiser. Cette évolution est à craindre car elle s’accompagne de la montée en puissance du pouvoir d’indicateurs statistiques comme le taux de déficit public par exemple (les fameux « 3 % ») qui, depuis Maastricht, sont érigés en normes. Si les évaluations ne sont plus fournies par des institutions disposant d’un certain recul scientifique [4], si ceux qui imposent ces normes peuvent intervenir dans leur production, alors le règne de ces indicateurs pourra tourner à l’absurde. Est-ce là la révolution à laquelle nous convie l’ancien président de la République ?

3Le recours à l’histoire permet de saisir combien cet appel à la révolution et cette dénonciation de la religion du chiffre sont dangereux. Ce recul incite à faire de la statistique publique le révélateur de toute une organisation sociale et politique édifiée à partir de la libération et définie en rupture avec l’entre-deux-guerres. Il incite à appréhender les évolutions les plus récentes en tenant compte des antériorités et à les considérer comme des héritages ou comme des réactions au passé. Si l’on considère les trois âges de la statistique publique, celui des pionniers portés par une société en cours d’unification jusqu’à la Grande Guerre, puis celui du savant isolé dans son laboratoire dans une société en peine d’unité entre 1919 et 1939, et celui d’une institution qui, comme bien d’autres, participe à un projet collectif, la période actuelle serait une quatrième époque dans laquelle le néolibéralisme et le retrait du collectif l’emporteraient. Les deux premières périodes sont interrompues par les guerres mondiales, qui introduisent des changements brutaux, la dernière s’ouvre plus doucement avec le tournant néolibéral introduit depuis les années 1970. Replacer ces changements dans le long terme permet de montrer combien l’institution de la statistique publique est révélatrice de l’intensité du lien social et politique. Pour prendre des distances avec l’objet que constitue la statistique publique, et pour analyser l’évolution de ses rapports avec le pouvoir, le recours à l’histoire s’impose. Il nous montre combien il serait difficile de renoncer à la statistique publique telle qu’elle existe depuis la Libération ou d’accepter sa privatisation sans renoncer également aux institutions qui l’accompagnent et qu’elle est censée servir. Ces principales institutions sont l’État social et la démocratie, l’histoire montrant que la statistique publique a été construite pour servir ces deux piliers.

4L’organisation de la statistique publique française accompagne en effet l’édification de l’État républicain et de son idéal démocratique à partir du xixe siècle, puis elle participe à l’affirmation de la croissance de l’après Seconde Guerre mondiale et à la mise en place d’un État social aux ambitions égalitaristes. Inciter à détruire cet héritage revient à renoncer aux idéaux qui l’ont porté et à démanteler cet État social et les solidarités qui s’y rattachent sans proposer d’autre alternative qu’un recours au secteur privé. Paradoxe, cet appel s’inscrit dans un moment d’accélération de la politique du chiffre, d’ailleurs prônée par la plus haute autorité de l’État elle-même. Ce paradoxe montre qu’il est à la fois nécessaire et urgent de défendre activement les valeurs dont le système statistique français est porteur et qui participent à la politique des grands nombres [5]. La conception de la statistique à défendre n’est pas seulement celle d’un indicateur scientifique, mais c’est aussi celle d’un instrument de gouvernement, d’un outil dont la construction laborieuse aboutit à une convention qui offre non seulement une représentation du monde à un instant t, mais qui permet aussi de « faire des choses qui se tiennent », comme le précisait Alain Desrosières (1993). Dans ce sens, la révolution à laquelle appelle Nicolas Sarkozy, invitant à défaire ce qui se tenait et à revenir sur les fondations de la statistique publique, qu’il s’agisse du consensus républicain ou de l’État social, apparaît bien comme une entreprise de déconstruction des liens politiques et sociaux, prolongeant l’offensive néolibérale ouverte par les années 1980. Parce qu’elle constitue un des derniers piliers de la souveraineté nationale et parce qu’elle résulte d’une construction collective en perpétuel devenir, la statistique publique doit être défendue.

5En appelant à cette révolution, Nicolas Sarkozy est donc à compter parmi « les pourfendeurs de la statistique » dénoncés par Alfred de Foville dans son discours d’ouverture de l’Institut international de statistique il y a plus d’un siècle [6]. Il rejoint aussi les acteurs politiques de l’entre-deux-guerres critiqués par Alfred Sauvy et qui se condamnent à « naviguer dans le brouillard » parce qu’ils ne voient pas l’intérêt d’accorder des crédits à la statistique publique. Son appel revient à renoncer aux progrès effectués depuis que les premiers responsables de la planification où les pionniers de la comptabilité nationale des années 1950 bricolaient des signaux de conjoncture, que le nouvel Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) était incapable de leur fournir. Convention, représentation du monde construite par les statisticiens en réponse à une demande politique, la statistique publique témoigne à un moment donné d’un compromis entre forces économiques politiques et sociales opposées, d’un accord daté sur une représentation de la « réalité » qu’elle influence en retour. Elle constitue un véritable marqueur, un étalon de l’intensité du lien social. La désaffection du pouvoir politique pour la statistique publique est donc autant le signe que l’instrument du virage néolibéral des trente dernières années.

6Le recours à l’histoire permet de dénaturer le discours du Président en précisant ce qu’il cherche à détruire, et de montrer la rupture par rapport à un trend séculaire, pilier de la démocratie.

1 – Les pionniers : l’accélération républicaine

7Si la tradition des enquêtes est ancienne en France, Michelle Perrot évoque une véritable inflation de statistiques au tournant des xviiie et xixe siècles (Perrot, 1987). L’existence d’un service de statistique disposant d’un budget permanent, indépendant des grandes opérations de recensements démographiques, ne date, lui, que de 1901. Le bureau de la statistique générale existe alors depuis un siècle et il est chargé d’organiser et d’exploiter les recensements démographiques quinquennaux. Ce bureau disparaît à la fin du Premier Empire, puis Adolphe Thiers, ministre du Commerce fervent admirateur des publications du Board of Trade britannique, le ressuscite sous la Monarchie de Juillet en 1833. Le bureau s’étoffe avec l’affirmation de la Troisième République. Dénommé Statistique générale de la France (SGF), d’abord rattaché au ministère du Commerce, puis à l’Office du Travail, il devient une direction à part entière du nouveau ministère du Travail créé en 1906.

8Disposant de statisticiens dont la notoriété scientifique est reconnue à l’échelle mondiale, la SGF entreprend des travaux pionniers. Les nomenclatures françaises, celles de maladies par exemple sont traduites du français et utilisées par de nombreux pays industrialisés. Lucien March [7], premier directeur de la SGF, adapte les machines américaines Hollerith aux besoins du recensement français et il « importe les outils techniques de la corrélation et de la régression et les transforme pour les appliquer aux séries temporelles de l’économie du travail » (Desrosières, 2008, p. 47). Marcel Lenoir recruté lors du premier concours organisé en 1907 [8] réalise une des toutes premières études « économétriques » sur la formation et le mouvement des prix en 1913 [9]. Les travaux se développent également en matière d’actuariat, d’organisation des enquêtes et de suivi des prix. La généralisation progressive de la conviction du bien-fondé de la quantification comme moyen de gouvernement progresse à partir du moment où la question sociale, celle de la misère ouvrière et de l’inégalité de répartition des richesses en particulier, devient une préoccupation majeure des gouvernants. Ce tournant correspond à la fin du xixe siècle et à l’affirmation des républicains de gouvernement qui font passer les premières lois sociales et autorisent les syndicats (1884). Paradoxalement, cet engouement pour la statistique ne survit pas à la Grande Guerre. Le recensement industriel réclamé par Lucien March pour préparer la reconstruction n’est pas entrepris. La statistique est la première victime des restrictions budgétaires d’abord imposées aux services civils par la guerre, puis généralisées dans les années 1920.

2 – Une histoire sans chiffre : l’entre-deux-guerres

9Comparé à l’avant-guerre, l’effacement des statisticiens français et de leurs outils face à l’affirmation de la prédominance anglo-saxonne est incontestable. Hier traduites du français en anglais, les nomenclatures retenues par les nouvelles institutions internationales héritées des traités de Paix, et en particulier par le Bureau international du travail, sont écrites en anglais. La nécessité de leur traduction française ne fait déjà plus l’unanimité. Les statisticiens français s’investissent dans ce combat linguistique mais ils le perdent rapidement.

10La statistique n’a pas sa place dans le cursus de formation des dirigeants économiques et politiques français. Elle n’est pas enseignée à l’École libre des sciences politiques, ni – sauf exception – dans les facultés de droit qui forment les élites républicaines. Seul le CNAM [10], spécialisé dans la formation permanente, l’Institut supérieur de statistique de l’Université de Paris (ISUP) créé en 1922 par Émile Borel [11], Fernand Faure [12] et Lucien March [13], puis Albert Aftalion, titulaire de la chaire de statistique de l’université de Paris à partir de 1923 ou le laboratoire de l’Institut Henri Poincaré à partir de 1924 [14] proposent des enseignements de statistique de niveau supérieur. La majorité des élites économiques et politiques n’a jamais reçu d’enseignement statistique, ce qui explique en partie qu’elle néglige la Statistique générale de la France.

11Dirigée par Michel Huber, la SGF de l’entre-deux-guerres n’encourage pas l’innovation. Les tentatives audacieuses comme celle de Léopold Dugé de Bernonville [15] conduisant aux premières estimations du revenu national privé à partir des déclarations des employeurs, ou bien celles de Jean Dessirier tentant d’élaborer une note de conjoncture régulière, ne sont pas portées par l’institution. Jean Dessirier est poussé à la démission pour pouvoir continuer à publier ses évaluations, tandis que Léopold Dugé de Bernonville publie les résultats de ses estimations dans la Revue d’économie politique et non pas dans le Bulletin de la SGF dont il est pourtant responsable… En revanche, les travaux plus classiques sont encouragés. Jean Dessirier cherche à établir un indice de la production industrielle, ses études sont reprises par Alfred Sauvy qui crée un institut de conjoncture à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Le premier indice de la production industrielle sera diffusé dans les années 1950. Pionnière, la SGF est donc un temple du chiffre assez timoré qui ne parvient pas à obtenir les crédits budgétaires, humains et moraux nécessaires pour s’étoffer. L’absence d’antenne régionale, à l’exception de celle de Strasbourg héritée du Reich en 1919, comme le rattachement à une tutelle secondaire, et non pas à la présidence du Conseil, freinent ses ambitions.

12Les diatribes d’Alfred Sauvy qui dénonce l’incapacité des gouvernants à fonder leurs décisions sur des indicateurs rigoureux ou le bilan sans complaisance établi par Michel Huber après son départ de la SGF et publié en 1944 sont sans doute à nuancer, mais ils contiennent une part de vérité. En conséquence, les informations quantifiées dont disposent les organisations patronales, et en particulier l’Union des industries métallurgiques et minières qui est la plus puissante, sont plus étoffées que celles de l’État. L’information quantifiée est alors considérée comme un luxe que l’État rechigne à financer. Il y est d’autant moins incité que le patronat témoigne d’une très mauvaise volonté à l’égard des enquêtes officielles. Le recensement industriel de 1931, qui succède à l’enquête de 1866, échoue face au refus des producteurs de retourner les questionnaires, la SGF n’en récupère qu’un tiers… Si l’on en croit l’abondance des données disponibles, l’agriculture est mieux connue parce que les puissantes confédérations syndicales agricoles ont elles-mêmes besoin de repères pour engager leurs actions, mais la fiabilité de ces statistiques peut être mise en doute. L’enquête agricole de 1929 bénéficie d’un budget supérieur à son homologue industrielle deux ans plus tard et elle ne se heurte pas aux mêmes difficultés. En revanche, l’hostilité des agriculteurs à l’encontre de la statistique sera fortement attisée par le régime de Vichy avec, outre la multiplication des questionnaires et des formulaires, les pratiques vexatoires de certaines enquêtes pour lesquelles les agriculteurs sont sommés de répondre verbalement aux questionnaires, devant un auditoire hétérogène et les menaces de réquisitions. Également touchés par l’amoncellement des questionnaires, les industriels et les commerçants trouveront quelques compensations comme l’organisation de la répartition dans ce nouvel encadrement économique.

13Mais d’une façon générale, les réticences patronales à l’encontre des enquêtes restent vives et elles ne s’atténuent que progressivement lorsque les producteurs eux-mêmes réalisent qu’ils ont besoin de données pour prendre des décisions et se repérer dans des situations plus complexes. Les connaissances progressent également lorsque les organisations patronales commencent à être impliquées dans l’organisation des enquêtes. Cette implication se produit à partir de l’enquête industrielle de 1938, puis les résultats s’améliorent davantage quand les réponses aux questionnaires deviennent obligatoires avec les décrets Sauvy-Reynaud de la même année. Toutefois, en 1914 comme en 1939, la France mobilise sans savoir de combien de machines ou d’usines elle dispose. Le nombre des hommes est mieux connu grâce aux recensements démographiques.

14L’Occupation marque une double rupture : l’État français a un besoin urgent de statistiques pour gérer la pénurie, organiser la répartition et la collaboration. La réponse aux questionnaires conditionne désormais l’approvisionnement en matières premières.

3 – Le chiffre entre dans l’histoire

15Le changement d’échelle hérité de l’Occupation est incontestable. Le nouveau service de statistique qui absorbe la SGF en 1941, le Service national de la statistique (SNS), dirigé par René Carmille [16], dispose d’un personnel étoffé, composé des statisticiens de l’avant-guerre, de militaires et d’un grand nombre de vacataires (plus de 6 000 personnes au total à la Libération, contre moins de 140 pour la SGF de 1939). Une école d’application lui est rattachée pour former les cadres et le personnel subalterne. Le SNS dispose de 18 directions régionales, des ateliers mécanographiques équipés en machines pour traiter les données. La multiplication des enquêtes et des contrôles, l’utilisation systématique des données administratives permettent au service de commencer à réaliser le souhait de son créateur : organiser un recensement permanent, des hommes d’abord puis de la production nationale.

16Les tâches clandestines de mise à jour des fichiers de mobilisation, l’introduction du numéro individuel d’immatriculation à 12 chiffres (qui devient le numéro de la Sécurité sociale à la Libération), l’usage des données administratives, l’existence de directions régionales pouvant puiser l’information sur le terrain, l’introduction des premières enquêtes par sondage (Jean Stoetzel est rattaché à mi-temps au SNS et y crée un service des sondages), le traitement rapide des informations constituent des avancées sans précédent. Mais le contexte de l’Occupation, le rôle des enquêtes dans la politique de la traque, l’inflation de questionnaires et les dangers que représente la mise en fiches constituent aussi un héritage encombrant à la Libération. Francis-Louis Closon [17], qui n’est pas statisticien mais qui est un ancien contrôleur des Finances, et qui est surtout un Résistant de la première heure, un fidèle allié du général de Gaulle nommé Commissaire de la République de la région du Nord-Pas de Calais à la Libération, est chargé d’assurer la continuité de l’héritage tout en imposant une rupture avec Vichy. Il est nommé directeur général du nouvel institut de statistique en avril 1946.

4 – Faire des choses « qui se tiennent »

17La décision d’éliminer les fichiers nominatifs par la commission des fichiers instaurée par Francis-Louis Closon témoigne de sa conscience des dangers des informations nominatives et de sa volonté de trier l’héritage de Vichy. Les données quantifiées deviennent indispensables pour répondre à de nouveaux besoins : ceux de la reconstruction d’un État décidé à intervenir, ceux du Plan et de la comptabilité nationale, ceux des entreprises du secteur nationalisé. Les exigences des États-Unis qui refusent de soutenir la reconstruction si elle n’est pas encadrée renforcent la pression. Les circonstances deviennent très favorables au développement de la statistique publique. La présence d’une génération de jeunes polytechniciens désireux de reconstruire la France sur des bases nouvelles, le programme du Conseil national de la Résistance de mars 1944 s’engageant à instaurer une démocratie économique et sociale, mais aussi l’effacement momentané du patronat accusé d’avoir collaboré, l’analyse sans compromis des motifs de la défaite de 1940 et les habitudes d’encadrement de l’activité économique acquises pendant l’Occupation incitent à développer la statistique publique.

18Dotés d’une double casquette de techniciens et de chercheurs, les statisticiens français sont regroupés dans un corps d’administrateurs formés dans l’école de l’Insee après leur sortie de Polytechnique, ou après un concours de haut niveau. La carrière attire désormais des jeunes intéressés par la sociologie et qui souhaitent participer à l’édification d’une nouvelle société. L’organisation de l’Insee, sa double vocation technique et de recherches (Institut) est originale et influence les fondations du système statistique européen et celles de plusieurs institutions comparables du Sud de l’Europe.

19Parallèlement, les comptables nationaux se regroupent sous la responsabilité de Claude Gruson [18] dans une autre institution : le Service des études économiques et financières (SEEF), créé en 1951 et rattaché au Trésor dirigé par François Bloch-Lainé [19]. Le SEEF accueille des pionniers parfois marginalisés de la Fonction publique par leur attirance pour le Parti communiste. Il dispose de données grâce au réseau de relations tissées par François Bloch-Lainé et Claude Gruson (tous deux inspecteurs des Finances) parmi les dirigeants des grandes entreprises nationales et dans les directions ministérielles. La direction générale des impôts, par exemple, lui transmet des informations régulières issues des déclarations de bénéfices des grandes entreprises, ce qui lui permet de suivre l’activité des principaux secteurs économiques. Ces travaux ressemblent davantage à du bricolage qu’à une opération scientifique. Les relations avec l’Insee sont parfois tendues. L’Insee est rattaché au secrétariat d’État aux Affaires économiques, et non aux Finances, son directeur général ne fait pas partie du sérail, c’est-à-dire de l’inspection, contrairement à Claude Gruson, et le rythme de la production des statistiques est beaucoup trop lent pour répondre aux besoins des comptables nationaux. Cette distance se retrouve avec les institutions de la planification dont les commissions se livrent au même bricolage pour obtenir des données auprès des organisations professionnelles. Mais les réticences à l’égard des enquêtes statistiques s’atténuent progressivement. Le patronat participe à la préparation de la loi de 1951 sur l’organisation, la coordination et le secret statistique, qui charge un organisme paritaire (le Comité de coordination des enquêtes statistiques – COCOES) de définir et de contrôler chaque année l’ensemble des opérations de la statistique publique. La création du CNIS, qui succède au COCOES, prolonge le système.

20Le bricolage s’atténue à mesure de l’augmentation des moyens de l’Insee. Une première étape décisive est franchie en 1962 lorsque Claude Gruson remplace Francis-Louis Closon et introduit à l’Insee une partie de l’équipe du SEEF. Statistique publique et comptabilité nationale sont ainsi mêlées tandis que la création d’une direction de la planification consolide les perspectives du plan.

21L’Insee est rattaché au puissant ministère des Finances, conférant à ses membres primes et considérations. Les rangs de classement des polytechniciens qui optent pour l’École nationale de la statistique et de l’administration économique (Ensae), son école d’application, se rapprochent alors de la botte, des cinq premiers du classement de sortie, trahissant un intérêt tout nouveau des mieux classés pour cette institution. L’attirance pour la sociologie, pour la politique, la conviction de la possibilité d’améliorer la situation en s’appuyant sur de solides indicateurs statistiques caractérisent également la génération des polytechniciens qui, avec Alain Desrosières, rentrent à l’Insee dans les années 1960-1970. Ces jeunes administrateurs statisticiens interrogent les classements et les nomenclatures. Ils s’intéressent à leur histoire et à celles des indicateurs comme à leurs usages politiques. La publication des Données sociales à la fin de la décennie 1970 marque un temps fort du développement de la statistique mise au service du public. Cette tendance est inaugurée par la création des observatoires économiques régionaux au tournant des années 1970. La polémique sur l’indice des prix qui se déroule sous les présidences de Georges Pompidou et de Valéry Giscard d’Estaing et la publication d’un indice concurrent par la CGT témoignent de l’importance acquise par cet indice. Le débat télévisé opposant deux candidats à la présidentielle, Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand, qui s’affrontent à l’aide de statistiques, puis la désindexation des salaires sur les prix et le tournant de la rigueur ouvrent une nouvelle période.

5 – La mystique du chiffre

22Outil d’information d’hier, la statistique incorporée au discours politique devient progressivement un moyen d’éviter les débats de fond, la mise en équivalence qu’elle suppose ne faisant plus l’objet d’aucune justification. Pourtant, dans l’institution elle-même et à l’extérieur, les interrogations sur le sens des indicateurs, sur les moyens de les améliorer et de les mettre au service de la démocratie n’ont jamais été aussi nombreuses que depuis une quinzaine d’années. Les recherches sur une meilleure appréhension de la richesse dans et hors de l’Insee [20], la mise au point par les équipes de l’Insee d’indicateurs de pauvreté et de précarité, l’organisation d’enquêtes et la création de panels pour suivre au plus près les changements sociaux et l’implication des associations caritatives et non gouvernementales dans ces travaux, témoignent à la fois de la réalité de la demande de statistiques nationales et régionales et de la vitalité des réflexions sur les travaux des statisticiens. Dans ce contexte, la « formidable révolution » que l’on peut souhaiter, c’est que les gouvernements s’engagent à préserver les conditions sociales et politiques qui faisaient la solidité des chiffres, c’est-à-dire une statistique indépendante du pouvoir et au service de la collectivité, accessible à tous.

Notes

  • [1]
    Nicolas Sarkozy, « Préface » in Joseph Stiglitz, Amartya Sen, Jean-Paul Fitoussi, Paris, Odile Jacob, 2009, Performances économiques et progrès social. Vers de nouveaux systèmes de mesure, p. 9-22.
  • [2]
    Isabelle Bruno, Emmanuel Didier, Benchmarking : l’État sous pression statistique, Paris, La Découverte, 2013.
  • [3]
    C’est le cas par exemple des enquêtes sur la pauvreté.
  • [4]
    On peut discuter bien sûr cette « supériorité » du secteur public sur le secteur privé et considérer qu’elle n’est plus réaliste depuis que les critères de gestion du privé et leurs supports ont été imposés dans la fonction publique, mais il semble quand même, du moins jusqu’à la période de l’Insee de la génération d’Alain Desrosières, que le secteur public, précisément parce qu’il a une histoire et parce que cette génération a laissé des héritiers, offre davantage de garanties de ce point de vue que le secteur privé.
  • [5]
    De la politique des grands nombres à la politique du chiffre. L’argument statistique à l’ère du New Public Management, journée organisée par Florence Jany-Catrice, Isabelle Bruno et Béatrice Touchelay dans le cadre du séminaire doctoral ADA (Argumenter, décider, agir) à la Maison européenne des sciences de l’homme de Lille en mars 2015.
  • [6]
    Alfred de Foville (1842-1913) est polytechnicien, chef du bureau de statistique et de législation comparée au ministère des Finances de 1873 à 1893, successeur de Paul Leroy Beaulieu à la chaire des finances publiques de l’École libre des sciences politiques en 1880 et cofondateur de l’Institut international de statistiques en 1885. Il prononce un discours remarqué sur « la statistique et ses ennemis » à Londres pour la création de cet institut qui est publié dans le Journal de la société de statistique de Paris la même année [volume 26, n° 11, p. 448-454]. Membre de l’Académie des sciences morales et politiques à partir de 1896, Alfred de Foville est un des premiers défenseurs de la statistique publique française du début de la IIIe République.
  • [7]
    Lucien March (1859-1933), polytechnicien, dirige la SGF jusqu’en 1920. Mécanicien novateur, il y introduit le classi-compteur imprimeur qui reste utilisé jusqu’à 1941, traducteur des œuvres de Galton, pilier des congrès internationaux de statistiques et fervent adepte du développement de l’enseignement de la statistique, il contribue de façon décisive à l’institutionnalisation de la statistique publique en France et à l’affirmation du métier de statisticien. Voir : Michel Armatte, « Lucien March (1859-1933) : une statistique sans probabilité ? », Courrier des statistiques, n° 123, janvier-avril 2008.
  • [8]
    Le concours est organisé par Émile Borel et Georges Darmois en novembre 1907. Quatre candidats sont retenus qui feront toute leur carrière à la SGF : Henri Bunle (1884-1986), Léopold Dugé de Bernonville, Marcel Lenoir (1881-1927) et de Ville-Chabrolle
  • [9]
    Alain Desrosières, Gouverner par les nombres, op. cit., p. 47.
  • [10]
    Conservatoire national des arts et métiers.
  • [11]
    Émile Borel (1871-1956) est un mathématicien probabiliste, très engagé en faveur du développement de la recherche.
  • [12]
    Fernand Faure est titulaire de la chaire de statistique de l’université de Paris avant Albert Aftalion.
  • [13]
    L’ISUP vit de subventions de sociétés industrielles et financières. Il accueille des auditeurs libres dont le niveau de mathématique est déjà élevé. Lucien March se charge des cours de méthode statistique avant de les céder à Georges Darmois, normalien, ancien élève d’Émile Borel et professeur à Nancy.
  • [14]
    Le laboratoire est dirigé par Émile Borel, puis par Maurice Fréchet et il vise à développer les liaisons entre l’économie et les mathématiques.
  • [15]
    Léopold Dugé de Bernonville (1881-1962), polytechnicien, est élu président de la Société de statistique de Paris en 1932 ; sous-directeur de la SGF entre les deux guerres. Il est révélateur que, dans la nécrologie qui lui consacrée en 1962, Henri Bunle n’évoque pas ses travaux sur le revenu national, voir JSSP, tome 103 (1962), p. 246-249. http://www.numdam.org/item?id-JSFS_1962_103_241_0.
  • [16]
    René Carmille (1886-1945), polytechnicien, contrôleur puis contrôleur général de l’Armée introduit la mécanographie dans les services gestionnaires de l’Artillerie entre les deux guerres. Pour pallier la suppression des bureaux de recrutement dissous par la convention d’armistice, il propose à Vichy de créer un service de démographie qui tiendrait des listes clandestines de personnes mobilisables. Le service est créé fin 1940 et il devient le Service national de statistiques en absorbant la SGF en 1941. René Carmille est arrêté par la Gestapo à la direction générale du SNS à Lyon en février 1944 et il meurt à Dachau en 1945. Henri Bunle assure l’intérim jusqu’à la création de l’Insee.
  • [17]
    Francis-Louis Closon (1910-1998) est qualifié d’homme à poigne car il dirige à moins de quarante ans un personnel hétérogène composé de militaires recrutés par René Carmille, de statisticiens issus de la SGF et de nombreux auxiliaires, mais aussi parce qu’il oblige les dirigeants politiques peu enclins à accepter les chiffres défavorables à respecter l’éthique des statisticiens. L’épisode des manipulations de l’indice des prix entre 1956 et 1958 est le plus révélateur de ses combats pour imposer la statistique et l’Insee. Francis-Louis Closon dirige l’Insee jusqu’en 1961.
  • [18]
    Claude Gruson (1910-2000), polytechnicien, inspecteur des Finances qui devient directeur général de l’Insee en 1961.
  • [19]
    François Bloch-Lainé (1912-2002), inspecteur des Finances, directeur du Trésor en 1947 puis de la Caisse des dépôts et consignations entre 1952 et 1967 et président du Crédit lyonnais.
  • [20]
    Voir par exemple : Jean Gadrey, Florence Jany-Catrice, Les nouveaux indicateurs de richesse, Paris, La Découverte, 2005 ; les initiatives associatives et scientifiques qui conduisent au BIP40, puis au BIP du Nord-Pas-de-Calais.

Bibliographie

  • Bruno Isabelle, Didier Emmanuel (2013), Benchmarking : l’État sous pression statistique, Paris, La Découverte.
  • Desrosières Alain (1993), La politique des grands nombres, Paris, La Découverte.
  • En ligneDesrosières Alain (2008), Gouverner par les nombres. L’argument statistique, II, Paris, Presses des Mines, 2008.
  • Desrosières Alain, Thévenot Laurent (1988), Les nomenclatures socio-professionnelles, Paris, La Découverte.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 24/12/2013
https://doi.org/10.3917/rfse.012.0005
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