1 – Introduction
1La crise actuelle des dettes souveraines au sein de la zone euro a fait ressurgir, entre autres, les critiques sur le caractère optimal de cet espace monétaire, donc de sa soutenabilité. Au-delà de ce cas, ce constat pose la question, pour un pays ou un espace monétaire, de pouvoir décider et mettre en œuvre des politiques monétaires autonomes et donc, par extension, d’être souverain monétairement. La souveraineté monétaire renvoie ici à l’idée qu’un État et/ou qu’une banque centrale sont maîtres de la monnaie qu’ils émettent, disposant de la sorte d’un pouvoir et d’une capacité d’action sur un territoire donné, dans une certaine indépendance vis-à-vis de l’extérieur. Cette notion s’apparente à l’autodétermination monétaire, et à l’affirmation monétaire internationale. C’est une idée ancienne que l’on retrouve chez Bodin par exemple, qui associe pouvoir et puissance d’un État en partie à sa souveraineté monétaire.
2Mais, pour Bodin, la monnaie offre surtout la possibilité de construire le bien commun donc le lien social [Bodin, 1999], d’où l’importance de la préservation de la souveraineté monétaire. Cela explique en partie la centralisation et la monopolisation de l’émission monétaire constatée historiquement dans de nombreux pays, allant à l’encontre d’une concurrence officielle interne entre les monnaies sur un territoire donné [Hayek, 1976]. Si la conception de Bodin a été critiquée ou réinterprétée au fil du temps, elle nous indique cependant qu’autonomie et souveraineté monétaires sont liées, ce que nous retiendrons ici : c’est à travers les actions librement choisies d’une banque centrale, au nom du bien commun d’une zone, que celle-ci construit sa prospérité, son identité et sa cohésion collectives.
3Or, dans le contexte de globalisation d’aujourd’hui, il semble a priori difficile, voire illusoire pour un pays de parvenir à exercer pleinement sa souveraineté monétaire, dans la mesure où les économies sont de plus en plus ouvertes et interdépendantes. D’une part, les actions de politique monétaire risquent d’être inefficaces et même inopérantes si les conditions monétaires du pays sont essentiellement définies par l’extérieur. D’autre part, des pays utilisent d’autres monnaies dans leur économie soit par choix [Ponsot, 2008], soit parce que les caractéristiques et la spécialisation macroéconomiques l’exigent. Dans ces situations, la souveraineté monétaire relève plus du mythe que de la réalité.
4Le cas de la Suisse est illustratif des réflexions précédentes. D’un côté, la Suisse est un petit pays fédéral qui ne connaît officiellement l’unité monétaire que depuis 1850, où le premier franc suisse fut frappé deux ans après la création de la Confédération politique qui se substitue sur ce plan au pouvoir des cantons [1]. La fondation de la Banque nationale suisse (BNS) en 1907 renforce cette unité, puisqu’elle consacre le monopole d’État et l’indépendance monétaires. Dans la perspective de Bodin, le franc suisse paraît jouer un rôle fondamental dans la prospérité, l’identité et la cohésion nationales, notamment parce qu’il a participé à la création et à la croissance de secteurs bancaire et financier prospères [2] [Mazbouri, 2005]. C’est notamment pourquoi la Suisse, bien que située sur la « dorsale européenne » et entourée de ses principaux partenaires partageant aujourd’hui une même monnaie, refuse depuis 1957 de faire partie de l’UE et a fortiori de la zone euro.
5D’un autre côté, la Suisse est dépendante de l’accès à d’autres monnaies, qui circulent abondamment sur son territoire. Surtout, il s’agit d’une économie très internationalisée [3], donc sujette potentiellement aux transmissions des variations du taux de change qui contraignent l’action et l’autonomie de la politique monétaire. De ce point de vue, l’idée de souveraineté monétaire est questionnée de deux façons complémentaires : la Suisse parvient-elle à exercer sa souveraineté monétaire dans le contexte actuel, ou n’est-elle qu’un « phantasme », un « réflexe de petit État » [Gentinetta & Kohler, 2010] ? De plus, pourquoi la monnaie semble-t-elle tant compter en Suisse ?
6Nous tentons de montrer au long de cet article que la position suisse relative à sa souveraineté monétaire nécessite d’être abordée selon une rationalité qui tient compte certes d’éléments d’ordre économique et financier, mais aussi de nature socio-politiques. Nous essayons de mettre en évidence qu’en Suisse « la monnaie compte » pour l’existence économique, financière et politique, car elle joue un rôle central dans la prospérité, la cohésion, l’identité helvétique, et la reconnaissance internationale du pays. Nous discutons dans une première partie le degré d’autonomie de la politique monétaire suisse : bien que sous contrainte extérieure parfois forte, la Suisse souhaite préserver à tout prix son indépendance et sa souveraineté monétaires. Or, comme le montre la deuxième partie, ce choix n’est pas une mesure de circonstance et relève d’une autre logique ; il s’inscrit au contraire dans une stratégie déjà ancienne, entamée dès les années 1910 et instituée à partir des années 1930, consistant à « sacraliser » le franc suisse pour des motifs de compétitivité et d’attractivité du territoire, mais aussi d’indépendance et d’identité nationales, donc d’existence du pays. C’est l’objet de la partie 3.
2 – La politique monétaire suisse : une liberté contrainte ?
2.1 – Le franc suisse et la crise actuelle
7Si la Suisse n’a pas été à l’épicentre de la crise actuelle déclenchée en 2007, elle a malgré tout été impactée par celle-ci [Kohler, 2010]. En effet, son degré d’ouverture économique [4] (45 % du PIB) l’a exposée au ralentissement de l’activité mondiale, et particulièrement des pays européens qui constituent ses principaux partenaires, comme l’indique le tableau 1 :

8Mais surtout, la Suisse a enregistré à partir de 2008 une forte appréciation du franc suisse face aux principales devises internationales, qui tranche avec les années antérieures, comme le montre le graphique 1 :
Taux de change effectif réel du franc suisse

Taux de change effectif réel du franc suisse
9Selon Lenz et Savioz [2009], la forte appréciation du franc suisse n’est pas liée à l’action propre de la BNS, mais à des déterminants extérieurs. Plus précisément, elle est induite par le fait que le franc suisse joue un rôle de monnaie refuge internationale, parmi d’autres actifs [Coudert & Raymond, 2011]. Ainsi, avec les turbulences liées à la crise, les investisseurs internationaux ont déplacé leurs capitaux en Suisse, dont les caractéristiques les rassurent (stabilité monétaire, fiscale et politique, secret bancaire, marchés financiers liquides, performance du secteur bancaire…).
10Ce phénomène s’était déjà observé après la crise financière de 1987, lors de la crise du Système monétaire européen en 1992 et dans une moindre mesure après les attentats de 2001. Or, quand le franc suisse est considéré comme une valeur refuge, le pays enregistre des entrées massives de capitaux qui correspondent à une demande soudaine d’actifs libellés en francs suisses, et qui, compte tenu de l’étroitesse relative des marchés financiers helvétiques, se traduisent par une appréciation brutale du taux de change sans rapport avec les fondamentaux économiques, mais simplement du fait du rôle international particulier du franc suisse [Ranaldo & Söderlind, 2010].
11De même, cette appréciation soudaine résulte aussi en partie du dénouement des positions des investisseurs internationaux dans leurs stratégies de carry trade [Vallet, 2010] : après une période de relative stabilité entre 1999 et 2003 (le franc suisse alternant des phases de faibles appréciations et dépréciations), la monnaie nationale helvétique s’est dépréciée entre 2003 et 2008, essentiellement face à l’euro (entre février 2003 et janvier 2008, dépréciation d’environ 14,5 % en termes nominaux) et au dollar. Les faibles taux d’intérêt de court terme de la BNS en comparaison internationale ont incité les investisseurs à emprunter en francs suisses (monnaie de financement) pour placer ces capitaux dans d’autres zones monétaires où les taux d’intérêt étaient plus élevés (monnaies de placement), pour espérer un gain après conversion [Galati et al., 2007]. En effet, la BNS a mené une politique d’assouplissement monétaire, qui est même devenue très accommodante à partir de mars 2003. À cette date, la marge de fluctuation assignée au Libor à trois mois en francs suisses – la cible opérationnelle de la BNS – est de 0 – 0,75 %. De ce fait, les placements en francs suisses ont eu tendance à être délaissés au cours de la période citée [Bischofberger et al., 2011].
12Le problème, comme le souligne Frankel [2007], est que la dépréciation d’une monnaie relativement à une autre avec un carry trade ne dure pas : il s’ensuit en général une appréciation brutale de la monnaie à la tendance baissière. Cet enchaînement semble s’être produit en Suisse, participant à l’appréciation du taux de change. Certes, celle-ci doit aussi être reliée à une certaine sous-évaluation du taux de change qui la précédait [5]. Pour Cline et Williamson [2011, p. 11], en effet, le taux de change effectif réel de la Suisse a été sous-évalué de 10,5 % en moyenne, entre 2008 et 2011. Il en va de même que pour la parité nominale face au dollar : quand on rapporte le taux de change nominal moyen du franc suisse par rapport au dollar (1 dollar = 0,9 franc suisse) au taux de change fondamental (1 dollar = 0,78 franc suisse), on constate que la monnaie helvétique est sous-évaluée d’environ 15,4 % (0,9/0,78 = 15,4). Si, pour les auteurs, les deux tendances sont liées puisqu’une (sous-/) surévaluation du taux de change effectif réel correspond à une (sous-/) surévaluation face au dollar dans leur modèle, celui-ci repose surtout sur le fait qu’il doit exister un lien de causalité entre l’excédent de la balance courante d’un pays et l’appréciation du taux de change.
13Or la Suisse se caractérise par un excédent courant qui figure parmi les plus élevés du monde en pourcentage du PIB, comme le montre le graphique 2 :

14De ce point de vue, l’appréciation du taux de change constatée depuis 2008 possède une part de correction. Ce constat s’applique notamment pour la parité franc suisse/euro : bien qu’elle se soit fortement appréciée depuis 2011, la période allant de 2008 à 2011 apparaît plus comme un rééquilibrage en direction de la parité d’équilibre, estimée entre 1,30 et 1,38 franc suisse pour un euro [Bourget & Jost, 2011]. Par contre, lorsqu’elle était à son plus haut niveau face à l’euro, soit en août 2011 (le 10 août, 1 euro s’échangeait contre 1,03 franc suisse), le franc suisse semblait cette fois-ci surévalué de 30 % [Kugler, 2012], exerçant de nouvelles tensions perturbatrices.
15La question essentielle qui se pose à partir de là est de savoir si la Suisse, en tant que petite économie ouverte, pâtit de ces fluctuations du taux de change, surtout lorsqu’elles franchissent certains paliers. Autrement dit, menacent-elles son autonomie et sa souveraineté monétaires, créant une situation de liberté monétaire contrainte ?
2.2 – Les fluctuations du taux de change : talon d’Achille de la Suisse ?
16Les variations du taux de change effectif du franc suisse ne sont pas circonstanciées par les dix dernières années. La Suisse a été confrontée de façon récurrente à ce phénomène depuis 40 ans, notamment dans le sens appréciatif. Dès l’éclatement du système de Bretton Woods, la Suisse connaît des entrées massives de capitaux, liées aux incertitudes monétaires, qui entraînent une appréciation du taux de change. Face à celle-ci, la BNS décide soit d’intervenir régulièrement sur le marché des changes, mais au prix des tensions inflationnistes, soit, de manière plus radicale, d’ancrer la monnaie nationale à d’autres devises, comme face au deutsche mark en 1978. Même après avoir abandonné ce régime monétaire un an plus tard, la BNS est toujours confrontée au cours de la décennie suivante à des mouvements erratiques du taux de change. Les effets du krach boursier d’octobre 1987 l’illustrent. Celui-ci pousse le franc suisse brutalement à la hausse, suivie d’une forte correction (tableau 2) :
Variations en pourcentage du cours nominal du franc suisse vis-à-vis d’autres monnaies (1987 : 10 : 19 – 1988 : 05 : 09)

17La donne ne change ni au cours des années 1990 (dépréciation de 1991 jusqu’en 1993, avant que l’inverse ne se produise à partir de cette date, contraignant la BNS à mener une politique monétaire excessivement restrictive par rapport aux conditions macroéconomiques du pays), ni au cours des années 2000, comme indiqué supra. Au total, sur la période allant de 1973 à aujourd’hui, le taux de change effectif réel du franc suisse s’est apprécié de 1 % par an en moyenne [Bischofberger et al., 2011].
18À partir de ce constat empirique, il est pourtant difficile d’évaluer les conséquences des variations du taux de change pour l’économie et la politique monétaire suisses. Des études comme celles de Fischer [1999] et Stulz [2007] ne montrent pas d’impact négatif significatif, que ce soit par rapport à la transmission à l’inflation ou au commerce extérieur. L’importance croissante de l’excédent courant helvétique enregistré depuis 15 ans va aussi dans ce sens, comme le montre le tableau 3 :
Balance des paiements suisse (2007-2011), en milliards de francs suisses

Balance des paiements suisse (2007-2011), en milliards de francs suisses
19La Suisse a connu de forts excédents courants malgré l’appréciation du taux de change depuis 2007 (61,1 milliards de francs suisses en 2011). D’une part, grâce à ses exportations, la Suisse maintient un dynamisme industriel fort, qui en fait le pays le plus industrialisé au monde en considérant la production industrielle par habitant [Schär & Schwarz, 2012]. De par son positionnement, l’industrie helvétique semble moins sensible aux variations du franc suisse [Crédit suisse, 2010]. D’autre part, les services financiers ont participé à cette performance, notamment parce qu’ils tirent justement bénéfice des spécificités liées au franc suisse : celui-ci offre des possibilités de diversification des actifs pour les investisseurs internationaux, ce qui se traduit par une attractivité accrue de la place financière suisse [UBS, 2000]. De même, lorsque le franc suisse s’apprécie de façon réelle, cela se traduit par une amélioration des termes de l’échange, favorable à l’activité nationale et à la prévisibilité de la politique monétaire suisse [Kohli, 2002].
20Mais, d’un autre côté, les fluctuations du taux de change ont aussi des incidences négatives pour certains agents économiques suisses [KOF, 2012] et la BNS qui cherche à les neutraliser. À titre d’illustration, la surévaluation actuelle du franc suisse porte préjudice à la position extérieure nette de la Suisse : « Étant donné que 83 % des actifs sont libellés en monnaies étrangères et 64 % des passifs en francs, cette fortune nette – équivalant actuellement à environ 160 % du produit intérieur brut (PIB) – est exposée à un important risque de change. » [Kugler, 2012, p. 27] Plus largement, la Suisse semble exposée négativement aux variations du taux de change franc suisse/euro puisque, compte tenu de son poids dans ses échanges extérieurs, la zone euro représente 62 % du taux de change effectif nominal et réel national [Fluri & Müller, 2001]. De ce fait, quand on aborde la question de l’exposition de l’économie helvétique aux variations du taux de change, la parité bilatérale franc suisse/euro est centrale.
21Or l’appréciation enregistrée depuis 2008 face à la monnaie unique européenne semble produire des effets négatifs, car ce sont surtout les paliers franchis qui inquiètent. Malgré le maintien de l’excédent courant, les milieux industriels exportateurs estiment en pâtir le plus [BNS, 2010]. Dans ces conditions, il n’est pas certain qu’ils parviennent à s’ajuster en permanence à ces fluctuations, ce qui pourrait les conduire à terme à délocaliser leur production [Bischofberger et al., 2011]. En résumé, en ce qui concerne les exportations de biens, plusieurs études économétriques réalisées indiquent les effets négatifs suivants (tableau 4) :
Effets d’une appréciation de la parité franc suisse/euro sur les exportations

Effets d’une appréciation de la parité franc suisse/euro sur les exportations
22Certes, s’adapter à ces fluctuations du taux de change constitue le « quotidien » d’une Banque centrale d’un petit pays ouvert. Mais leur ampleur et leur soudaineté perturbent fréquemment la BNS. D’ailleurs, elle est intervenue massivement à partir de 2010 sur le marché des changes pour tenter de contrecarrer l’appréciation du franc suisse face à l’euro, qui s’apparentait à un durcissement des conditions monétaires en Suisse, dans un contexte de déflation prononcé. Mais ces mesures se sont avérées insuffisantes et inefficaces, un taux de change paritaire étant quasiment atteint en août 2011 comme nous l’avons souligné supra. Elle a alors décidé le 6 septembre 2011 de définir un cours plancher de 1,20 franc pour 1 euro, toujours en vigueur aujourd’hui, déclarant qu’elle reste prête à faire prévaloir ce plancher avec toute la détermination requise, ce qui signifie acheter potentiellement des euros en quantité illimitée [BNS, 2012].
23Or cette mesure n’est pas sans poser un certain nombre de questions. En effet, les interventions de la BNS étant non stérilisées, la création monétaire associée gonfle son bilan : depuis 2009, le montant de ses interventions se chiffrerait à 112 milliards d’euros, les réserves de change de la BNS atteignant aujourd’hui 346 milliards d’euros. Si cette stratégie n’a pas eu d’effets sur l’inflation, contrairement à ce que craignaient les économistes standard face à l’importante création monétaire, elle accroît cependant fortement l’exposition de la Suisse aux risques de change associés [Standard & Poor’s, 2012]. Le problème aussi est que ses interventions sont ciblées sur le taux de change franc suisse/euro, ce qui accroît la concentration des risques de change encourus [Bischofberger et al., 2011]. Enfin, Guillaumin et Vallet (2012) montrent que l’autonomie monétaire de la BNS est limitée à cause de l’ancrage, compte tenu de la nature des chocs qui affectent la monnaie nationale : comme le franc suisse est affecté majoritairement par des chocs réels, malgré les turbulences actuelles le flottement du taux de change serait préférable (autrement dit, l’ancrage serait viable si le franc suisse était essentiellement touché par des chocs nominaux).
24Dans ces conditions, pourquoi la Suisse est-elle tant attachée à l’indépendance monétaire, notamment vis-à-vis de l’euro ? La réponse se trouve en partie dans les événements survenus en Suisse entre 1914 et 1936, période historique clé pour comprendre une telle « sacralisation du franc suisse », comme nous le détaillons dans la partie suivante.
3 – Le poids de l’histoire : du soutien sectoriel à la coalition nationale en faveur du franc suisse
3.1 – Racines historiques de l’attachement suisse à la monnaie
25La période allant de 1914 à 1936 est capitale dans l’histoire de la Suisse pour comprendre comment et pourquoi les Suisses ont progressivement sacralisé leur monnaie. Au début de celle-ci, la Suisse, en tant que membre de l’Union monétaire latine depuis 1865 [6], voit se multiplier les entrées de capitaux sur son territoire : cette union monétaire reposant sur le principe que les monnaies de chaque État signataire ont cours légal sur tout son territoire fait que la Suisse, pays neutre et non affecté directement par la Première Guerre mondiale, devient attractive pour les flux monétaires internationaux. C’est pourquoi la « jeune » BNS, créée en 1907, cherche dès sa prise de fonction à attirer comme à contrôler les flux de capitaux circulant en Suisse. Même si sa tâche est compliquée par le fait qu’une grande partie des pièces et billets suisses circulent à l’étranger [7], de même que des tensions inflationnistes surviennent aussi en Suisse [8], parvenir à maintenir le pouvoir d’achat de la monnaie nationale est pour elle fondamental. À titre d’illustration, sa décision de l’époque de garantir la couverture or des billets en circulation à 40 % au moins de leur valeur atteste d’une volonté de faire en sorte que le franc suisse soit une monnaie forte [Müller, 2003].
26Il est intéressant de souligner que cette volonté monétaire de la BNS offre un double dividende sociopolitique pour la Suisse, qui prend tout son sens à partir de 1914. En premier lieu, elle favorise les liens entre les cantons helvétiques : il est à ce titre notable que, pour un pays organisé politiquement selon une association de cantons, la Banque centrale est nationale et pas seulement confédérale. D’ailleurs, la BNS jouit du monopole d’émission monétaire en Suisse, en se substituant aux 36 banques privées qui possédaient jusque-là ce pouvoir. De ce fait, la BNS participe au développement progressif en Suisse d’une psychologie collective de nécessaire préservation de la valeur de la monnaie, de même qu’un certain « nationalisme monétaire » : être parvenu à résister aux tensions internationales extrêmes de la guerre est dû en grande partie aux spécificités monétaires du pays qu’il convient de préserver à tout prix [Dubois, 1950]. C’est une des conditions de l’indépendance et de la cohésion nationales.
27En second lieu, elle permet de s’affranchir de la tutelle financière et monétaire française. Jusqu’en 1914, bien que déjà ouverte et reliée aux marchés financiers internationaux, la Suisse n’est que l’appendice de la place financière parisienne, demeurant fortement dépendante du franc français [Bordo & James, 2007]. Juste après l’unification politique de la Confédération helvétique en 1848, la réforme monétaire de 1850-1852 rendait en effet le franc suisse égal, mais vassalisé par le franc français. La Grande Guerre consacre le passage de témoin entre la France et la Suisse en tant que première place bancaire et financière de l’Union monétaire latine, voire d’Europe, pour différentes raisons : taux d’intérêt plus élevés au début xxe siècle en Suisse qu’en France, difficultés économiques françaises à partir de 1915 liées à la guerre, prélèvements obligatoires plus faibles en Suisse.
28Si la Suisse a pu pâtir de ce nouveau statut international, en matière d’instabilité du taux de change notamment, elle y a malgré tout gagné en termes de gestion des capitaux pour les institutions bancaires et financières privées : celles-ci ont considérablement développé leur position nationale puis internationale en matière d’exportations de capitaux via des crédits [Mazbouri, 2005]. La Suisse démontrant que le franc suisse constitue désormais un actif monétaire et financier spécifique, pour lequel la BNS s’engage à défendre la valeur, elle apparaît aux yeux des investisseurs comme un îlot de stabilité dans un monde marqué par de profonds déséquilibres et turbulences [Müller, 2003]. Le pays en bénéficie en matière de pouvoir économique et politique. De ce fait, pour la BNS comme pour le Conseil fédéral garant des intérêts du pays, préserver un environnement non inflationniste permettant d’attirer des capitaux étrangers devient l’objectif majeur.
29Le problème pour la BNS au sortir de la Première Guerre mondiale est qu’elle se trouve dans un régime d’« étalon-or boiteux », lié en particulier aux difficultés d’existence de l’Union monétaire latine, où l’argent et l’or circulent selon des parités très laxistes [Bordo & James, 2007]. D’ailleurs, contrairement à la plupart des autres banques centrales ayant adopté ce régime au cours du xixe siècle et malgré la convertibilité or des billets, la loi sur la Banque nationale de 1905 préparant son entrée en fonction ne définissait pas l’unité monétaire par un poids précis et fixe d’or. En lien avec son objectif central évoqué supra, la BNS cherche à y remédier en adoptant progressivement au cours des années 1920 une stratégie « protomonétariste » [Bordo & James, 2007] visant à privilégier les régimes d’ancrage de jure, d’autant que le franc suisse apparaît régulièrement surévalué sur le marché des changes [Ruoss, 1992] : pour préserver son indépendance et sa crédibilité, la définition d’un cours de change fixe semble la meilleure solution.
30Cette possibilité, envisagée officieusement en 1924 via un ancrage de facto au dollar, devient réalité officielle en 1931 : après son affranchissement en 1927 de l’Union monétaire latine, la Suisse promulgue en 1929 une nouvelle loi définissant pour la première fois le franc suisse par un poids d’or déterminé [Cruchon, 1932], qui entre en vigueur en 1931. Pour la BNS, cette politique est un succès, car au début des années 1930, elle apparaît nationalement et internationalement comme une institution monétaire crédible et en phase avec les autres Banques centrales qui ont choisi de rétablir l’étalon-or. Pour donner un exemple, en 1930, 300 millions de francs suisses sont créés par la BNS uniquement pour la conversion de ces investissements étrangers en monnaie nationale [Müller, 2003].
31Plus largement, une telle mesure renforce l’attractivité de la Suisse pour les capitaux étrangers, d’autant que la place financière nationale bénéficie d’un surcroît d’activité après la crise de 1929 et les dévaluations monétaires de l’Allemagne, du Royaume-Uni et des États-Unis au début des années 1930. D’où l’activisme, voire le lobbying important de l’industrie bancaire et financière pour défendre et légitimer l’étalon-or [Baumann & Halbeisen, 1999]. Par exemple, après la naissance de l’Association suisse des banquiers en 1912, les banques créent dans cette perspective l’Association pour une monnaie stable en 1933. Leur objectif est de montrer qu’une monnaie stable est bénéfique pour elle comme pour tout le pays, ce que retient la BNS dont la politique monétaire du début des années 1930 repose sur quatre principes [Müller, 2003] :
- l’étalon-or permet d’assainir les finances publiques nationales ;
- l’étalon-or protège contre toute hausse des prix, qui aurait des conséquences incontrôlables et nuirait à l’esprit d’épargne des Suisses ;
- l’étalon-or constitue le fondement de la confiance des agents économiques tant étrangers que suisses dans l’économie et surtout la place financière helvétiques ;
- l’étalon-or préserve l’équilibre de la balance des paiements. Disposer d’une abondance relative de capital grâce à ce régime monétaire permet d’investir à l’étranger et d’enregistrer des revenus d’actifs.
32Mais surtout une telle posture implique de privilégier l’orthodoxie budgétaire, jugée elle aussi indispensable au maintien de la valeur du franc suisse : « Le Conseil fédéral et la Banque nationale savent qu’un déficit budgétaire permanent alimenterait les pronostics malveillants concernant l’avenir de notre monnaie. Pour conserver en celle-ci une solide confiance et sauvegarder notre crédit, il faut, par un effort immédiat et suffisant, rétablir l’équilibre budgétaire. » [Conseil fédéral, 1933, p. 203] De même, « tous les efforts de la Confédération et des autres pouvoirs publics doivent-ils tendre à ce qu’aucune difficulté dans le maintien de notre monnaie ne provienne du ménage de l’État » [Conseil fédéral, 1935].
33C’est dans cette perspective que les autorités monétaires et politiques helvétiques refusent toute idée de dévaluation de la monnaie nationale jusqu’au 24 septembre 1936 [Bachmann, 1934]. Pourtant, la détérioration de la situation économique aurait sans doute justifié d’abandonner l’étalon-or. Le franc fort pénalise la compétitivité-prix des exportations helvétiques, donc la balance commerciale. Un régime monétaire moins strict aurait stimulé la croissance et significativement reflaté l’économie que le degré élevé d’ouverture rendait dépendante des échanges extérieurs : si la Suisse avait dévalué en même temps que le Royaume-Uni en 1931, son niveau de production aurait été 18 % supérieur en 1935. Si le pays avait dévalué en 1933 avec les États-Unis, la production aurait été 15 % supérieure en 1935 [Bordo & James, 2007]. Il semble en somme que la balance coûts/avantages du maintien de l’étalon-or soit négative. Alors pourquoi une telle préférence nationale, et comment a-t-elle été rendue possible ?
3.2 – La « bataille pour le franc »
34Sur ce point, une analyse plus approfondie montre que la « bataille pour le franc suisse » [Müller, 2003] des années 1930 dépasse les seuls intérêts bancaires et financiers. C’est bien tous les agents économiques helvétiques, voire tous les Suisses, qui ont choisi ou ont été convaincus de défendre l’étalon-or et au-delà la valeur, l’indépendance et le statut du franc suisse [Baumann & Halbeisein, 1999]. D’une part, parce que derrière les apparences, la position de l’industrie bancaire et financière semble plus ambivalente qu’il n’y paraît de prime abord. À titre d’illustration, lors des attaques spéculatives contre le franc suisse entre le 15 avril et le 7 juillet 1933 – où la BNS perd 716 millions de francs suisses en or – ou en avril 1934, les banques n’hésitent pas à profiter de la situation pour leur compte propre [Adank et al., 2002, p. 58-61]. Concrètement, certaines banques qui ont besoin d’une création monétaire plus importante de la part de la BNS pour développer leurs activités à l’étranger ne se retrouvent pas toujours dans la politique restrictive de la banque centrale, et en profitent même parfois pour spéculer sur les taux de change du franc suisse [Perrenoud, 2005]. Elles sont d’ailleurs fondamentalement indifférentes à la dévaluation de 1936 finalement opérée, d’autant qu’elles réalisent même d’importants gains sur leurs stocks or [Müller, 2003].
35Et aussi paradoxal que cela puisse paraître a priori, il convient de rechercher les fondements d’un tel soutien dans le comportement de l’industrie des biens. Trois éléments expliquent la défense de la parité-or de la part de celle-ci, alors que le secteur aurait eu clairement intérêt à la dévaluation [Müller, 2003] :
- la volonté du secteur, et plus particulièrement de l’industrie des machines, de revenir sur les concessions sociales faites au mouvement ouvrier en 1918. Le choix de défendre l’étalon-or offre une flexibilité du coût du travail [Eichengreen & Temin, 2000], voire permet de disloquer l’opposition ouvrière à partir des années 1920 [Fahrni, 1977] ;
- l’étalon-or exige l’orthodoxie monétaire et budgétaire permettant de limiter la hausse du prix des importations, donc des salaires. De même, cette orthodoxie empêche les fuites des capitaux qui nuiraient au « bonus » helvétique qui bénéficie aux investissements industriels. Plus largement, elle repousse toute idée d’interventionnisme étatique [Guex, 2000] ;
- bénéficier d’un franc fort autorise à mettre en œuvre des stratégies d’expansion à l’étranger, ce qui permet à ce petit pays d’exister internationalement.
36Trois exemples l’illustrent. Tout d’abord, la BNS, qui a toujours bénéficié d’une indépendance de moyens très grande, est née et a grandi sous le contrôle du Conseil fédéral, tout comme des principaux acteurs économiques helvétiques, dont le secteur industriel, soucieux de disposer d’une politique monétaire crédible, mais aussi plus élastique quant à la circulation des billets. Ensuite, en 1931, lors de la grave crise bancaire à laquelle est confrontée la Suisse, le gouvernement, la BNS et le secteur de l’industrie décident d’un soutien massif aux banques pour éviter toute perte en capital. Enfin, lors de la Conférence monétaire internationale de Londres en 1933 sur l’avenir de l’étalon-or, la délégation suisse était certes composée de représentants de la BNS, mais surtout de ceux de la place financière et des industries d’exportation [Arlettaz, 1982].
37En somme, cette coalition a pour but de préserver la stabilité de la monnaie nationale qui équivaut à garantir les conditions de la prospérité économique et politique. Si une monnaie stable est un facteur de cohésion sociale intérieure dans un pays très hétérogène, c’est aussi un gage de poids international important dans la reconnaissance extérieure du pays. Mais cette coalition ne s’est maintenue que grâce à la « coopération négociée » avec les autres secteurs relativement mineurs de l’économie, mais puissants politiquement. Il est en conséquence important de comprendre comment ces derniers, alors qu’ils n’avaient clairement pas intérêt à préserver l’étalon-or, ont accepté de défendre ce régime monétaire et de sacraliser le franc suisse.
38C’est tout d’abord le cas des secteurs de l’hôtellerie et de l’artisanat qui, bien que fortement touchés par la crise de 1929, soutiennent la politique du franc fort, car le gouvernement les subventionne en raison des pertes subies. De ce fait, remettre en cause la politique monétaire officielle signifierait compromettre ces soutiens publics. De façon similaire, le milieu paysan se déclare favorable à l’étalon-or, même s’il va clairement contre ses intérêts. Le soutien à la politique monétaire est un moyen de pression efficace pour obtenir plus d’aides étatiques, et éviter les pertes de pouvoir d’achat des consommateurs. Être pour la dévaluation signifierait être à court terme contre la défense des intérêts de la paysannerie : « La plupart des correspondants sont d’accord avec nous que la dépréciation de notre franc serait d’une utilité fort douteuse pour l’agriculture, et qu’elle aurait notamment pour effet de compromettre toutes les mesures prises pour soutenir le prix du lait, du bétail de boucherie, du bétail d’élevage, etc. » [Le paysan suisse, 1934].
39Enfin, si le Parti socialiste suisse (PSS) et les syndicats de salariés (USS) se sont opposés aux politiques de déflation associées à l’étalon-or, ils ont en revanche toujours été favorables à la stabilité du franc suisse. Celle-ci assure le pouvoir d’achat des salariés et facilite les investissements industriels propices à l’emploi ouvrier. Ainsi, le régime monétaire est peu discuté et même particulièrement soutenu dans ces milieux entre l’été 1933 et le printemps 1936 : par exemple, pour le Parti socialiste suisse, les travailleurs ont tout intérêt à la plus grande stabilité possible pour conserver leur pouvoir d’achat. La position est donc de défendre l’étalon-or, mais pas la déflation.
40En résumé, la période 1914-1936 est fondamentale dans l’histoire moderne de la Suisse pour comprendre comment grâce à la « fétichisation du franc » [Guex, 2000] et à l’ancrage d’une « mentalité de l’étalon-or » [Eichengreen & Temin, 2000], le pays est devenu riche et est parvenu à préserver son existence dans un contexte de fortes turbulences. Certes, des divisions ont existé entre les principaux acteurs de l’économie suisse autour de la défense de la monnaie. Toutefois, un consensus a émergé pour défendre et préserver une monnaie forte, car elle est apparue aux Suisses comme une des conditions de leur prospérité tout comme un élément central de cohésion et d’identité nationales, dans un petit pays multiculturel, fédéral et fortement ouvert sur l’extérieur. En résumé, « on a dit avec raison que notre franc est la colonne maîtresse sur laquelle repose notre édifice politique national. Ne l’ébranlons pas », sachant qu’« avec une structure économique comme celle que nous avons, on peut considérer la monnaie comme la seule grande entreprise financière à laquelle tous les Suisses, à quelque groupe économique qu’ils appartiennent, sont intéressés. Nous devons mettre de l’ordre dans nos finances, pour conserver notre crédit, et nous devons conserver notre crédit pour sauver notre franc » [Musy, 1933, p. 571].
41Malgré l’appréciation du franc qui semblait pourtant intenable, la défense de l’étalon-or est l’illustration de cette volonté, qui permit entre autres à la Suisse de voir sa position renforcée après le second conflit mondial. S’il faut de la prudence quand on établit un parallèle historique fort avec la situation helvétique actuelle de gestion de l’appréciation du taux de change, un point de comparaison émerge malgré tout : la monnaie « compte » en Suisse, comme nous l’expliquons ci-après.
4 – Perspectives théoriques
4.1 – Le compromis monétaire helvétique au cœur du projet économique et politique national
42Comme le rappelle la Constitution helvétique dès son article 2, alinéa 2, un des buts centraux de la Confédération helvétique est de favoriser la prospérité commune. C’est dans cette perspective que bien qu’indépendante dans ses objectifs et moyens monétaires, la BNS « mène une politique servant les intérêts généraux du pays ; elle est administrée avec le concours et sous la surveillance de la Confédération » [Article 99, alinéa 2]. Bien que le Conseil fédéral ne donne pas d’ordre explicite à la BNS, il met en œuvre les moyens qu’il a à sa disposition pour faciliter son action, et décide avec elle des grandes orientations nécessaires pour l’activité en Suisse, telles que le projet de loi récent visant à renforcer la stabilité du secteur financier [Conseil fédéral, 2011, p. 10]. Ainsi, si la BNS agit en concertation avec le gouvernement qui la guide, sa politique monétaire doit être élaborée également en accord avec les principales forces productives du pays, à savoir la place financière et bancaire et l’industrie. Car dépassant les questions « techniques » relatives à la transmission de la politique monétaire, l’article 94, alinéa 2, précise que les institutions politiques, donc également monétaires qui agissent sous leur responsabilité, doivent veiller à « sauvegarder les intérêts de l’économie nationale et contribuent, avec le secteur de l’économie privée, à la prospérité et à la sécurité économique de la population ».
43Ces éléments confirment encore aujourd’hui la nécessité d’une coalition nationale pour défendre les intérêts helvétiques. Cette coalition regroupe le Conseil fédéral, la BNS, mais aussi la place financière et bancaire et l’industrie. C’est de leur coordination, voire de leur interdépendance forte, que se dégage l’idée d’un « carré magique » helvétique, dont les interactions permettent d’assurer prospérité, identité et cohésion nationales. C’est dans cette perspective que la principale instance représentative du patronat helvétique – notamment des industries – soutient actuellement sans réserve le cours plancher du franc suisse face à l’euro [Economiesuisse, 2012].
44Enfin, les instances représentatives de la place financière et bancaire suisse rappellent toujours combien leurs actions sont inséparables de celles du gouvernement, de la BNS et des milieux industriels [BAK, 2012] [10]. Outre les actions de la BNS décrites jusqu’ici, ces instances mettent en avant que « pour que la place financière soit compétitive à l’échelle internationale, les banques doivent pouvoir se référer à des règles judicieuses et appropriées. La Suisse a à cœur de préserver sa place financière performante. Or cela ne fonctionnera qu’avec le soutien des milieux politiques et des autorités. Il n’y a que dans un cadre économique favorable que les banques peuvent continuer de proposer leurs services à des conditions avantageuses et avec la qualité élevée usuelle et donc apporter la contribution nécessaire à la performance économique de la Suisse » [Association suisse des banquiers, 2012, p. 2].
45Ce rôle fédérateur en dernier ressort du gouvernement, qui agit indirectement en soutien aux principaux secteurs de l’économie, rappelle la théorie de la régulation de Stigler [1971]. Comme il le souligne, l’État peut constituer une ressource très utile pour les secteurs majeurs d’une économie. En particulier, Stigler insiste sur le fait que c’est souvent l’industrie qui est demandeuse d’un tel soutien. Et plus que des soutiens monétaires directs réalisés sous forme de subventions, l’industrie préfère que l’État mobilise des moyens coercitifs qui vont dans le sens de ses intérêts. Nous avons par exemple mis en évidence supra comment les opposants à la défense de l’orthodoxie monétaire en Suisse ont, à certaines périodes historiques, été neutralisés pour ne pas contrarier les intérêts des principales industries. Ainsi, dans le droit fil des arguments précédents et de la politique gouvernementale helvétique menée dans les années 1930, cette analyse théorique est heuristique pour comprendre le rôle qu’a joué la politique monétaire pour l’industrie suisse.
46De même, Stigler montre que ces actions gouvernementales sont à destination d’un secteur industriel, mais dans le but de mieux servir les intérêts de la société dans son ensemble : comme cette industrie participe à la prospérité du pays, lui apporter de l’aide est fondamental. De là découle aussi le fait que l’État peut aussi choisir d’apporter son soutien à cette industrie, car il en tire lui-même des bénéfices : la prospérité du pays est un atout pour la politique extérieure et pour négocier dans les relations internationales. Nous avons par exemple mis en avant précédemment l’action conjointe du Conseil fédéral, de la BNS, des milieux bancaires et financiers, et de l’industrie dans les discussions internationales au cours des années 1930.
47Le cas de la Suisse illustre la relation dialectique entre système politique et système économique. Si le premier implique la participation de tous, quels que soient leur pouvoir et leurs intérêts, ce n’est pas le cas pour le second, où les plus puissants sont capables d’utiliser la machine politique avant tout pour leur propre avantage – même s’ils peuvent servir in fine le pays dans son ensemble. Cela signifie que l’industrie doit nécessairement trouver des relais au sein des partis qui gouvernent, sachant que ceci est facilité par le jeu politique en Suisse qui est très stable, car ce sont les mêmes partis qui gouvernent. Autrement dit, la faible compétition politique inhérente à cette « formule magique » [11], de même que la non-professionnalisation de la politique, favorisent les collusions de tous ordres : « La “concordance” voulant que les représentants des grands partis s’accordent des concessions réciproques, relève de l’idéologie nationale. La notion de “consensus helvétique”, omniprésente dans le discours, occulte les conflits socio-politiques et fait de la stabilité la clef du “miracle suisse” et de l’essor de la place financière. À son encontre, des historiens évoquent des partis fantoches manipulés par les lobbies, les géants de la chimie et ceux de la finance en particulier. » [Rayner, 2011, p. 2]
48Pour clore ce point, il est important de considérer que la monnaie helvétique est « captée » et défendue par toute une coalition nationale regroupant les acteurs majeurs de la société. Ceux-ci trouvent dans la perpétuelle « bataille pour le franc » des intérêts individuels et collectifs qui permettent la prospérité, l’identité et la cohésion nationales. C’est au regard de cette grille de lecture qu’il est nécessaire d’apprécier la stratégie actuelle de la BNS d’ancrage à l’euro : la délégation d’autonomie monétaire qu’elle implique a pour but de consolider la confiance et la souveraineté de la monnaie.
4.2 – Le paradoxe : la consolidation de la confiance et de la souveraineté de la monnaie à travers l’ancrage externe
49La soutenabilité du régime monétaire suisse repose ainsi sur la confiance dans le franc suisse. Si cette assertion paraît reposer sur une évidence, la théorie institutionnaliste de la monnaie s’avère très utile pour le démontrer et mesurer la portée et les limites de ce processus psychologique collectif qui possède inévitablement une composante « émotionnelle » [Gentinetta & Kohler, 2010]. En tant qu’institution, la monnaie helvétique incarne le fait que « le système monétaire est exactement, comme toute autre institution économique, un rouage du processus social total » [Schumpeter, 2005, p. 49].
50Autrement dit, l’existence du franc suisse en tant que monnaie commune aux Suisses est centrale, car elle participe au lien politique et social. Comme le rappelait Simmel [1999], la monnaie n’engage en effet pas seulement deux individus, mais met face à face un individu et l’ensemble de la communauté. Elle accompagne logiquement le processus d’unification politique, en étant à la fois le produit des structures sociales et politiques et leur véhicule, source de légitimité. Permettant une objectivation des interactions sociales et des liens dans la distance, la monnaie tend à favoriser les associations et les liens entre des populations qui n’en avaient pas forcément initialement. Ce réseau fonctionne sur la base de la « force des liens faibles » [Granovetter, 1973], et ce sont justement ces propriétés structurales qui permettent les échanges, car ils deviennent moins circonstanciés ou exclusifs à une petite communauté.
51Dans le prolongement de ce qui précède, la théorie institutionnaliste de la monnaie s’est particulièrement développée en France depuis les années 1990 [Théret, 2008 ; 2012 ; Aglietta & Orléan, 2002]. Selon cette approche, la monnaie est une « institution » à part entière et « la pérennité du système monétaire ne tient en dernier ressort que par la confiance qu’inspire cette monnaie » [Théret, 2012, p. 7].
52Trois niveaux de confiance sont conceptualisés : confiance méthodique, confiance hiérarchique et confiance éthique. Appliquée au cas helvétique, cette grille de lecture révèle que le franc suisse bénéficie d’un fort capital de confiance à chacun des trois niveaux :
- la confiance méthodique se rapporte aux comportements rationnels mimétiques des agents économiques qui utilisent et acceptent la monnaie du fait de son utilisation par les autres agents. De toute évidence, le franc suisse n’est pas affecté sur ce plan, la monnaie étant communément utilisée par les Suisses au quotidien sans aucune remise en question. Dans ce cadre, la circulation de l’euro au sein des cantons frontaliers relève du pragmatisme et non de la substitution intégrale ;
- la dimension hiérarchique de la confiance renvoie à l’idée selon laquelle la monnaie est garantie par une autorité qui elle-même inspire confiance dans l’exercice de son pouvoir souverain protecteur. Là encore, le degré de confiance est élevé dans le cas qui nous intéresse. Le compromis social suisse assuré à travers la création et l’émission monétaire par la BNS et les banques privées demeure solide même si l’ancrage à l’euro et les incertitudes sur l’avenir de la zone euro ont engendré des inquiétudes ;
- la confiance éthique renvoie au système des valeurs et normes collectives communément acceptées qui fonde l’appartenance sociale : « La confiance éthique est à la confiance hiérarchique ce que la légitimité est à la légalité. » [Théret, 2012, p. 8] Cette dimension de la confiance est particulièrement consistante et résiliente dans le cas suisse comme cela a été souligné précédemment. Depuis les années 1930, il y a « coalition nationale » en Suisse autour de la qualité de l’inscription de la monnaie dans le système des valeurs collectives et normes de justice qui fonde l’appartenance à la Confédération. Parmi les principes les plus pérennes, la nécessaire conciliation des intérêts de la finance et de l’industrie exportatrice et la préservation du secret bancaire apparaissent comme étant les plus intangibles.
- le premier, le plus évident, renvoie au statut de valeur refuge du franc suisse ;
- le second volet se rapporte à l’attractivité de la place financière suisse [Hulmann, 2012] ;
- le dernier vise le secret bancaire.
53Comment la décision du 6 septembre 2011 affecte-t-elle la confiance interne et externe ? A priori, l’ancrage à l’euro constitue un abandon de souveraineté. Cette décision n’a pas réussi à imposer pleinement sa légitimité, comme l’attestent les réactions sur les forums hostiles au rattachement à l’euro, une monnaie en crise [Gentinetta & Kohler, 2010]. L’initiative « Il faut sauver l’or de la Suisse » s’inscrit également dans cette logique de défiance à l’égard des « apprentis sorciers de la BNS » d’une partie de la population. Lancée par quatre membres du parlement suisse en mars 2012, elle exige le rapatriement de l’or détenu par la BNS. Le seuil des 100 000 personnes ayant été dépassé en mars 2013, le parlement suisse devrait organiser un référendum sur les trois questions suivantes : 1) la conservation des stocks d’or en Suisse ; 2) empêcher la BNS de vendre tout ou partie des réserves d’or du pays ; 3) imposer à la BNS de détenir au minimum 20 % des réserves en or physique. Cette initiative traduit une défiance à plusieurs niveaux. À l’égard des États-Unis où est conservée la plus grande partie des 1 040 tonnes d’or suisse. Mais surtout à l’encontre de la BNS jugée irresponsable d’avoir dilapidé les stocks d’or au cours des années précédentes et de grever la confiance dans le franc suisse à travers ses décisions hasardeuses.
54Néanmoins, l’ancrage à l’euro pourrait s’avérer une stratégie payante pour diverses raisons. Tout d’abord, cette mesure drastique, comme d’autres par le passé, constitue certes un renoncement à l’autonomie monétaire sur le plan « technique », mais pour mieux servir l’intérêt général du pays. L’autonomie monétaire n’est qu’un moyen au service de la souveraineté monétaire – dans toutes ses dimensions – et non pas une fin, dans la philosophie de la Constitution helvétique : l’article 5, alinéa 1, de la Loi sur la Banque nationale (LBN) précise bien que « la Banque nationale conduit la politique monétaire dans l’intérêt général du pays. Elle assure la stabilité des prix. Ce faisant, elle tient compte de la conjoncture ».
55Autrement dit, la logique paradoxale de l’ancrage monétaire à l’euro n’est qu’apparente : pour prétendre à la souveraineté monétaire, il peut être nécessaire d’opérer un « transfert » de souveraineté via le renoncement provisoire à l’autonomie monétaire, pour préserver voire renforcer la souveraineté monétaire. En matière de souveraineté, ce transfert n’est donc pas forcément synonyme d’abandon [Gentinetta & Kohler, 2010], car il est essentiel de savoir s’il est subi ou choisi, donc calculé dans le dernier cas.
56De ce point de vue, l’histoire monétaire suisse contemporaine révèle que la BNS a régulièrement fait preuve de pragmatisme, à la fois pour assurer sa mission monétaire (la prospérité grâce à la stabilité des prix) mais aussi socio-politique (l’unité du pays) dans un souci de souveraineté. Si ce pragmatisme peut être critiqué au regard de certaines théories monétaires orthodoxes, il démontre cependant son efficacité : dans un environnement difficile, car fortement ouvert, la BNS est parvenue dans les faits à remplir ces deux objectifs, quitte à renier certains moyens ou objectifs intermédiaires. L’exemple de l’ancrage de jure à l’euro décidé en 2011 est particulièrement illustratif de cette stratégie, puisque l’objectif ultime est de préserver l’existence du franc suisse. De même, si cet ancrage peut sembler s’avérer coûteux du fait des nombreuses interventions consenties sur le marché des changes, il possède plusieurs avantages immédiats qui les contrebalancent, puisqu’il permet de stabiliser :
- les relations commerciales avec l’UE et sans renoncer à l’indépendance monétaire [Vallet, 2010] ;
- le taux de change tout en relançant une économie proche de la déflation, dans un contexte de ralentissement économique en Suisse, de récession dans la zone euro et de faible croissance mondiale. Les interventions non stérilisées sur le marché des changes grâce à la politique de quantitative easing. Cette stratégie semble pour l’instant offrir un « double dividende » pour la BNS : grâce à ses accumulations de réserves de change – sachant d’autant plus qu’elles étaient très faibles il y a 5 ans (voir tableau 3) – elle garde le contrôle de la parité la plus importante pour le pays, tout en se donnant les moyens d’assurer à moyen terme la fonction de prêteur en dernier ressort en monnaies étrangères pour les agents économiques suisses fortement exposés au risque de change, sans passer par des accords de swaps. De plus, ces interventions ont permis au système bancaire d’améliorer sa position de liquidité, tout en préservant la Suisse de l’inflation, contrairement aux attentes des économistes encore inspirées par la théorie monétaire standard [12] ;
- le statut de valeur refuge du franc suisse et donc l’attractivité de la place financière suisse, pour son propre compte comme pour celui de l’industrie.
5 – Conclusion
57Le cas du franc suisse révèle le profond attachement des instances politiques, économiques, monétaires et de la population suisses à la souveraineté monétaire. L’intégration monétaire renforcée à la zone euro par la décision d’ancrage du franc suisse à l’euro en septembre 2011 aurait pu faire voler en éclat ce principe essentiel. Il n’en a rien été. Non seulement le franc suisse a conservé son statut de valeur refuge pendant la crise de la zone euro, mais son ancrage à la monnaie unique est venu paradoxalement renforcer la confiance dans la monnaie nationale et partant, a renforcé la souveraineté de la monnaie suisse. En établissant un taux plancher de 1,20 franc suisse pour un euro et en s’engageant à défendre cette parité, la Banque nationale suisse a paradoxalement consolidé la souveraineté du franc suisse. Cette trajectoire récente du franc suisse n’est en aucun cas une « énigme » si on accepte de l’étudier au-delà des analyses standard de la monnaie. Dans cette perspective, le cas suisse montre que la monnaie « compte », car elle est d’abord une institution qui repose sur la confiance. Préserver celle-ci suppose d’assurer un équilibre fragile entre les forces centrifuges et centripètes qui s’exercent sur ce petit pays multiculturel ouvert. Pour y parvenir à l’avenir, « la Suisse doit donc essayer de maintenir ses particularités et son autonomie dans le nouvel ordre mondial. À cette fin, son approche doit être équitable, honnête, intelligente, autant qu’ingénieuse et bien sûr rusée » [Schwartz, 2012, p. 2].
Notes
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[1]
Même si la réglementation de l’émission de billets de banque reste de la compétence des cantons jusqu’en 1881, et que le gouvernement accepte l’émission de billets par des instituts monétaires privés (free banking).
-
[2]
Ces secteurs contribuent directement à hauteur de 11 % du PIB actuellement, et à 25 % de l’excédent courant helvétique.
-
[3]
En 2011, la Suisse représentait 0,11 % de la population mondiale, mais contribuait à hauteur de 0,78 % à la richesse mondiale. Selon l’indice KOF, la Suisse est le 10e pays le plus internationalisé du monde [KOF, 2012].
-
[4]
Soit la moyenne du total des exportations et des importations en pourcentage du PIB.
-
[5]
Cette question fait débat parmi les économistes, selon la méthode utilisée pour l’estimation du taux de change d’équilibre. Selon l’approche « Beer », l’estimation se base sur la position extérieure nette : en se centrant sur les stocks, elle prend en compte les variations du taux de change sur les actifs et passifs financiers du pays considéré. En retenant cette méthode, le franc suisse serait considéré comme surévalué. Par contre, selon l’approche « Feer », l’estimation se base sur le solde courant et se centre sur les flux. Comme l’appréciation du franc suisse ne dégrade pas la balance commerciale, le franc suisse est selon cette méthode considéré comme sous-évalué.
-
[6]
Avec la France, la Belgique, la Grèce, l’Italie et le Luxembourg.
-
[7]
Évalués au début des années 1920 à 200-250 millions de francs suisses, soit le quart des francs suisses émis à cette époque par la BNS.
-
[8]
Entre 1914 et 1918, la circulation de billets passe de 335 millions à 733 millions.
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[9]
Montrer par exemple que la puissance monétaire de la Suisse est un symbole de son pouvoir politique international trouve son illustration dans la perspective de l’accueil de la – future à l’époque – Banque des règlements internationaux (BRI), instituée à Bâle en 1930.
-
[10]
Il est d’ailleurs fort intéressant de constater que cette étude a été réalisée conjointement par l’Association suisse des banquiers et Économiesuisse.
-
[11]
Même si les choses ont évolué depuis l’ascension de l’Union démocratique du Centre, avec Blocher notamment.
-
[12]
Selon les calculs de l’Office fédéral de la statistique (OFS), l’indice suisse des prix à la consommation a enregistré une hausse de 0,3 % en février 2013. Il a atteint 98,9 points (décembre 2010 = 100). En rythme annuel, le renchérissement a atteint -0,3 %, contre également -0,3 % en janvier 2013 et -0,9 % en février 2012. La forte création monétaire par la BNS n’a donc pas eu d’impact sur l’inflation et les cours boursiers. Seuls les prix de l’immobilier ont subi une hausse modérée [Artus, 2012].