CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Isabelle Guérin et Monique Selim (dir.), À quoi et comment dépenser son argent ? Hommes et femmes face aux mutations globales de la consommation, L’Harmattan, Paris, coll. « Questions contemporaines. Série Globalisation et Sciences sociales », 2012, 350 p.

1Peu d’ouvrages depuis celui de Baudrillard dans les années 1970, La société de consommation, ont tenté de saisir globalement la question de la consommation, d’abord dans ses aspects socio-économiques, puis dans ceux que nous qualifierons d’excès, autrement dit seulement économiques. C’est à ce deuxième registre que se consacre cet ouvrage, tout en mettant en lumière ici et là des tentatives de consommer si l’on peut dire légitimement. C’est sur quatre continents que porte l’analyse de la consommation, avec une introduction et des articles (ceux de B. Hours et de B. Castelli) qui posent le problème de la consommation dans sa généralité, mais surtout avec des chapitres qui montrent, à travers des exemples, l’emprise du capitalisme sur les hommes et les femmes de notre temps.

2Quel est le sujet de la consommation ? C’est un sujet-objet, répondent Isabelle Guérin et Monique Selim. Mais « lorsque l’objet se retire, le sujet est laissé nu et vide ». Car « l’immanence du sujet à l’objet, à la consommation reste malgré tout un fantasme » [p. 14].

3Jean-Michel Servet s’attaque au social business et à la « société de consommation » pour les pauvres. S’adressant à ce que Servet appelle le « bas de la pyramide », les entreprises du social business, loin de l’intégrer socialement et solidairement aux autres strates de cette pyramide, réactivent la concurrence, désengagent les collectivités privilégiées, refusent à l’État sa fonction productive, tandis que la finance spéculative de la production alimente une logique de domination et freine l’émergence de la démocratie.

4Pour Bernard Hours, « la gouvernance par la consommation constitue un énorme levier d’encadrement et de contrôle des diverses sociétés en voie de globalisation. Elle prépare sans le dire un modèle de consommateur servile du marché » [p. 50].

5Isabelle Guérin montre comment on apprend aux pauvres à bien consommer. « Il serait erroné, dit-elle, de dire que le concept d’éducation financière est totalement illégitime. » Mais présupposer que les pauvres sont dépourvus de toute culture financière fait le jeu de créanciers dont l’absence de considération morale ne fait aucun doute. Les autorités publiques sont, dans la régulation des transactions financières, reléguées au second plan. « Le surendettement résulte d’inégalités préexistantes et du décalage entre des revenus stagnants ou déclinants et des besoins croissants. » [p. 67]

6Il y a bien du désir, selon Bruno Castelli, derrière l’abondance conjoncturelle d’argent illicite. Il concerne « une recherche de légitimité sociale à travers une puissance pécuniaire de consommer à l’infini » [p. 89]. La crise des subprimes se présente comme une fraude qui portait sur des crédits hypothécaires et dissociait, près de consommateurs à faibles revenus, la valeur économique du logement de son prix spéculatif. Une faillite locale entraîna la demande de remboursements à de modestes propriétaires dans l’impossibilité de payer les sommes exigées. L’aspect frauduleux des subprimes, c’est de spéculer financièrement sur des désirs humains.

7Les migrants mexicains aux États-Unis, nous dit Jean Papail, envoient régulièrement des sommes d’argent à leur famille restée au Mexique. Certains envisagent le retour au pays pour créer une microentreprise. D’autres misent sur une épargne de courte durée. Il semble que cette migration aux États-Unis soit positive pour le Mexique qu’elle alimente en liquidités.

8Laurent Bazin montre que ce qu’il appelle avec Baudrillard le spectacle est, en France, « au cœur de la consommation », il est « l’opérateur fondamental » de la marchandisation. En Ouzbékistan, au contraire, « les marchés et la consommation sont rejetés à la périphérie des rapports sociaux. L’une et l’autre trajectoire prennent place néanmoins dans le cadre de la globalisation et de l’hégémonie exercée par le marché ». En France, l’identité est stimulée dans la jouissance de la marchandise, en Ouzbékistan, elle prend la forme d’un renforcement de la tradition « sur laquelle s’appuie l’État pour maintenir le marché à l’extérieur » [p. 143].

9Antoine Heemeryck étudie un quartier de Bucarest en Roumanie. Il montre, au final, que les résidents du quartier en question sont pris dans une spirale : en respectant les normes de comportements et en orientant strictement les dépenses de consommation, ils attirent des catégories de résidents mieux équipés en capital économique et sont relégués eux-mêmes dans une position hiérarchique inférieure. Le mot « civilisé » qu’ils utilisent explicite leur projet de supériorité et de pacification, projet irréalisable dans un quartier qui ne peut devenir un quartier fermé.

10L’article de Valeria Hermandez porte sur la vente des OGM et sur les nouvelles techniques d’information et de communication en Argentine. Elle montre que ce pays a « l’un des systèmes de mobilité sociale le plus démocratique dans le secteur rural, du fait qu’il existe un marché des sols ; une personne sans terre peut semer parce qu’elle peut louer la terre » [p. 164]. Pendant quarante ans, l’agrofourniture fonctionne avec une logique et un dynamisme de type vertical : les firmes vendaient aux grossistes qui vendaient aux agronomías (commerçants locaux) qui vendaient aux producteurs agricoles. Les commerçants locaux (agronomías) faisaient partie du voisinage des producteurs agricoles qu’ils connaissaient. Monsanto et d’autres firmes ont cassé ce système, en bureaucratisant la vente des OGM, en rationalisant leurs coûts, en créant une logistique de la consommation et une politique de marketing. Pour les multinationales de l’agrofourniture, « le monde est un laboratoire : il suffirait de bien paramétrer les conditions de départ pour obtenir les résultats prévus par le protocole appliqué » [p. 187]. C’est cet imaginaire qui organise désormais le mode de communication dans le réseau par lequel circulent les marchandises (OGM).

11Analysant pauvreté, rationnement, consommation et offre de travail dans les pays dits en voie de développement, Pascale Phélinas conclut que le problème central de ces pays n’est pas tant l’absence de demande que celui de la faiblesse du pouvoir d’achat. Une augmentation du salaire minimum aurait des effets positifs sur l’emploi et sur les revenus du secteur professionnel. « Mais si l’emploi est rationné, les politiques salariales risquent d’être inefficaces et les travailleurs accepteront des emplois complémentaires mal payés. » [p. 203] C’est ce qui semble guetter également les pays dits développés.

12Magalie Saussey et Marlène Elias étudient le cas du beurre de karité produit au Burkina Faso. Nous ne pouvons que reproduire leur conclusion qui montre les limites du commerce équitable : « Le marché du karité reste contrôlé par un petit nombre d’industriels européens et asiatiques de l’agroalimentaire. Le commerce équitable est donc une image que les industriels instrumentalisent tout autant que les femmes. L’image du beurre de karité (qui entre dans la fabrication de produits cosmétiques haut de gamme) comme production alternative au système industriel et libéral s’assombrit. Des entreprises dominantes […] jouent sur des aspirations sanitaires, éthiques et morales. » [p. 221]

13Pascale Absi détruit le stéréotype de la consommation prostitutionnelle sur le marché du sexe, consommation d’individus produits et objectifiés comme marchandises. Elle montre la liberté dont disposent les prostituées des « maisons » boliviennes, non soumises à l’enfermement et sachant ruser avec les partenaires pour augmenter leurs revenus et dépenser à leur guise. « Lorsque les femmes enfreignent les normes sexuelles et la dimension sexuée de la monnaie, elles sont considérées comme des putes. Mais claquer son argent comme un riche et comme un homme est aussi un moyen de sortir de l’enfermement subjectif de la pauvreté et du genre. » [p. 247] Nous dirions que la consommation libre de soi-même, sans nuire à autrui, s’articule à une consommation libre d’objets, sans pour autant faire de l’individu lui-même seulement un objet.

14Monique Selim présente une école Steiner à Canton où la consommation « est mise en cause et fuit au profit d’une authenticité bien difficile à cerner entre nature, bonheur et liberté de l’enfant » [p. 272]. « L’abandon de l’hyperdifférenciation sur laquelle débouche la consommation restaure une production de subjectivités qui remet les parents de l’école Steiner de Canton dans des processus majeurs de contestation du monde actuel. » [p. 273]

15Ressources monétaires et voies de salut au Mali : Françoise Bourdarias montre comment le code de l’honneur attribuait une prééminence à l’aîné dans le mode de production du lignage. Or ce code de l’honneur est mis en question par les jeunes dans les grins (groupes affinitaires) et par les femmes. Par le biais de prêcheurs venus de la religion musulmane, mais aussi de religions non monothéistes, est tentée une recentration, une reconquête de la hiérarchie familiale. « La conquête du Salut dans l’au-delà semble se confondre avec celle du statut dans le monde. » [p. 287] « Les modalités de mise en ordre de l’espace social proposées par le collectif religieux [peuvent] entretenir quelques affinités avec les conceptions de l’autonomie et de l’individu construites à travers des expériences de conflits et des débats collectifs. » [p. 295] Curieusement, même si « les formes d’encastrement de l’économique, du social et du religieux qui se manifestent ici concernent la sphère domestique et l’espace relationnel local », on ne peut s’empêcher de penser à L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber. Avec les risques que cela comporte du côté du capitalisme.

16Le gamou de Tivaouane au Sénégal est une fête annuelle marquant l’anniversaire de la naissance du prophète Mahomet. Elle réunit chaque année près de trois millions de personnes. Rabia Bekkar-Lacoste nous en montre les différents aspects et insiste sur l’importance de la confrérie tijane qui récuse en principe toute consommation non vitale. Le comité d’organisation du gamou, le COSKAS, tente de limiter ou au moins de rejeter à la périphérie de la ville la prolifération des marchés. Le système social de redistribution de la richesse par des dons obligatoires permet de réguler des inégalités économiques, de pacifier des contradictions sociales et de purifier les gains et les biens. Le gamou de Tivaouane mêle activités sacrées et profanes. Il se présente aujourd’hui comme « une formidable opportunité commerciale, un véritable temple de la consommation ».

17Bruno Boidin montre l’ambiguïté de la notion de consommation de santé en Afrique : à la fois productrice et destructrice pour les usagers. Elle est productrice de santé par l’accès aux médicaments et aux thérapies. Mais la rationalité présupposée de la consommation de santé doit être dépassée, pour intégrer les itinéraires thérapeutiques dans leur contexte social et économique.

18Dans le dernier chapitre, Mathieu Caulier s’interroge sur les nouvelles technologies de prévention du sida après l’expansion des antirétroviraux (ARV). Les prophylactiques de préexposition sont des antirétroviraux qui visent à prévenir la transmission du sida, notamment le TRUVADA. Mais l’efficacité clinique de ce prophylactique n’est pas prouvée. En revanche, évitant le préservatif, il risque de rencontrer un grand succès commercial. Les microbicides sont des spermicides qui empêchent le virus du sida de pénétrer dans la muqueuse vaginale. Le problème est que leur mise au point ne semble pas achevée. Leur apparition sur le marché du médicament est faite auprès de populations américaines et africaines concernées. Mathieu Caulier insiste sur « les potentiels effets délétères de mises sur le marché hâtives ou, dans le cas des microbicides, de production d’espoirs démesurés » [p. 338].

19L’intérêt de cet ouvrage est, à notre avis, qu’il offre, sur la consommation à travers le marché et quels qu’en soient les objets, une analyse de la légitimation et de la légitimité de pratiques consommatoires, à chaque fois que cette légitimation et cette légitimité sont possibles (migrants mexicains enrichissant leur pays, école Steiner à Canton luttant contre l’idéologie consumériste du socialisme de marché). Mais il propose surtout et principalement, parfois là où on les attendait le moins (le microcrédit, le commerce équitable, une fête au Sénégal), une déconstruction rigoureuse des excès dissimulés derrière des pratiques de consommation apparemment « normales », excès dus, dans la plupart des cas comme le montrent les auteurs de cet ouvrage, à la globalisation du capitalisme.

20Louis MOREAU de BELLAING

21l.moreaudebellaing@gmail.com

André Babeau, Les comportements financiers des Français, Economica, Paris, 2011, 270 p.

22André Babeau est un économiste « expert ». Professeur d’université, ancien président du Crédoc, et conseiller pour le BIPE (cabinet de conseil et de prospective économique), ses rapports font autorité, en particulier ceux écrits pour le comité consultatif du secteur financier, consacrés au crédit et aux comportements financiers des ménages. Il publie un ouvrage didactique d’un grand intérêt, y compris pour des non-économistes, et très ambitieux puisqu’il n’y propose rien moins que de refonder la comptabilité nationale.

23Dès les premières pages, l’auteur est tranchant : nous disposons de connaissances empiriques larges et d’une qualité croissante sur les patrimoines, l’endettement et les budgets des ménages, mais le « comportement des ménages est le cimetière de nombreuses théories » [p. 2]. La macro-économie est incapable d’expliquer les disparités de taux d’épargne entre pays et, plus encore de prévoir leurs évolutions et éventuels retournements. Selon Babeau, le bilan n’est meilleur ni du côté du crédit ni de celui de la composition des patrimoines. En outre, ces domaines sont le plus souvent étudiés séparément, alors qu’ils sont en interaction.

24Le mouvement général du livre et de chacun des chapitres est le suivant : l’auteur fait le point sur les connaissances acquises en économie sur les comportements financiers des ménages, en montre les limites, pour finalement établir la liste des recherches à mener.

25Dans la première partie, André Babeau présente le « tableau de financement » des ménages, mise en forme des flux des finances des particuliers alternative à celle de la comptabilité nationale. Le tableau met en regard les ressources (l’épargne et les crédits) et les emplois (remboursements d’emprunt, investissements physiques et placements financiers). Son grand apport est qu’il ne sépare plus les variables réelles des variables financières et permet de réfléchir aux interactions entre le crédit et les autres agrégats.

26Dès le chapitre 2, Babeau se sert du tableau de financement pour proposer une explication originale des déséquilibres ayant mené à la crise financière de 2008. La comparaison des ressources (épargne et crédit) et de l’investissement de cinq pays (la France, les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Espagne) fait apparaître des situations contrastées avant la crise. Ainsi, en Grande-Bretagne, l’épargne représentait 2,2 % du revenu disponible (contre 15,2 % en France par exemple), mais l’investissement 9 %, provoquant un fort besoin de financement. Ce décalage entre l’épargne et l’investissement – également criant en Espagne – représente un indicateur d’alerte dont les pouvoirs publics devraient désormais tenir compte.

27La crise a homogénéisé les comportements et les pays sont revenus à une situation plus « normale » aux yeux de l’auteur, c’est-à-dire à des taux d’investissement inférieurs aux taux d’épargne. En outre, le crédit a chuté. Ce reflux du crédit, visible dans tous les pays, a posé d’importants problèmes. Les États ont craint des credit crunches, et il est apparu clairement qu’il est crucial pour les politiques publiques de définir le niveau d’endettement juste entre trop et trop peu de crédit [p. 41]. Les économistes ont-ils les moyens de déterminer ce taux idéal ? Au chapitre 4, Babeau reprend cette question et propose comme seuil d’alerte un rapport recours au crédit/revenu des ménages autour de 110 ou 120 % [p. 104]. Ce chiffre n’est toutefois pas réellement justifié, ce qui est étonnant dans un livre marqué par de constants appels à la prudence quant aux conclusions pouvant être tirées des données disponibles du fait de leur incomplétude.

28La deuxième partie du livre (chapitres 3 à 8) a justement pour objet de déterminer ce que savent – ou pas – les économistes à propos de l’ensemble des ressources et des emplois figurant dans le tableau de financement (épargne, crédit, remboursements d’emprunts, investissements, placements, héritages et donations). Il s’agit dans chaque cas de présenter les données existantes, mais surtout d’isoler les variables influentes. Si certains points sont développés (par exemple le lien entre la situation de famille et le recours au crédit [p. 92] ou les raisons pour lesquelles les personnes veulent être propriétaires au chapitre 6), ce sont moins des conclusions que des exemples de recherches qui pourraient être menées et l’impossibilité actuelle de répondre aux nombreuses questions qui se posent. Ainsi, le chapitre 7 consacré aux placements financiers des ménages démontre que la théorie des choix de portefeuille n’est pas pertinente pour la plupart des particuliers. Babeau affirme qu’il n’existe pas de cadre théorique satisfaisant pour expliquer les décisions de placement. Si l’âge, la catégorie sociale, le montant du patrimoine financier et le niveau d’éducation influencent les choix, aucune modélisation n’est à l’heure actuelle en mesure de prévoir les comportements futurs des épargnants.

29La dernière partie synthétise ces développements en s’intéressant à la « dynamique des patrimoines ». La composition et la répartition des patrimoines sont moins mal connues que leurs déterminants, encore une fois zone faible de l’économie. La macro-économie (chapitre 8) a montré que les systèmes de retraite influencent la composition (financière ou non financière) des patrimoines : dans les pays à retraite par répartition, la part de patrimoine financier est plus faible que dans les pays à retraite par capitalisation. Toutefois, des exceptions viennent contredire cette assertion générale, notamment le Royaume-Uni, où le patrimoine non financier représente 65 % du patrimoine total, malgré un système de retraite par capitalisation. Cela s’explique par le prix très élevé des logements, qui est donc un élément primordial à combiner avec les cadres institutionnels de transmission et le système de retraite afin d’avoir une vue d’ensemble des déterminants de la composition des patrimoines.

30En outre, les parts respectives de patrimoine financier et non financier expliquent largement les variations du rapport revenu/patrimoines. Entre 2000 et 2010, ce rapport est passé de 5,9 à 8 en France (avec un pic à 8,5 en 2007). L’augmentation des prix de l’immobilier en est en grande partie responsable, car le patrimoine non financier est majoritaire en France (67 %). Aux États-Unis, l’évolution a été la même, mais la chute entre 2007 et 2010 plus vive, du fait d’une crise immobilière de plus grande ampleur, ainsi que de la baisse des cours des actions (le patrimoine financier y constitue 57 % du patrimoine total).

31Le chapitre suivant propose une analyse microéconomique de la croissance des patrimoines, que Babeau annonce d’emblée comme moins confortable : les données sont plus éparses et les résultats avancés sont en réalité des hypothèses à vérifier. C’est d’abord au lien entre patrimoine et cycle de vie que l’auteur s’intéresse, montrant les apports et limites des théories de Modigliani. Il analyse ensuite le rôle des ressources et des emplois dans la composition du patrimoine et montre notamment la part prise par l’achat des logements et le remboursement des crédits.

32Le dernier chapitre du livre propose un indicateur différent du coefficient de Gini pour mesurer la concentration des patrimoines – l’écart entre la moyenne et la médiane des patrimoines – et fait apparaître des concentrations tout aussi fortes. Toutefois, les facteurs de concentration (distribution des revenus au cours des décennies antérieures, héritages, qualité de gestion, politiques fiscales, hasard) sont mal connus, et en additionnant l’ensemble des connaissances, seulement 55 % de l’ensemble est expliqué. Or, affirme Babeau, ce domaine est très sensible politiquement, il est donc important de multiplier les recherches notamment pour trouver des leviers de déconcentration.

33La conclusion établit un programme de recherche à la lumière de l’ensemble des développements de l’ouvrage, qui ont amplement montré la nécessité pour les économistes de s’intéresser plus précisément aux finances des particuliers, aussi bien pour améliorer les modèles de la microéconomie, que pour comprendre le rôle qu’elles jouent en macroéconomie, et mieux les intégrer aux modèles de prévision.

34Si cet ouvrage ne dialogue absolument pas avec les sciences sociales, il peut toutefois être intéressant à plusieurs titres pour des sociologues travaillant sur les finances des ménages. D’abord, parce qu’il regorge de données parfois difficiles d’accès. Ensuite, il montre, s’il en était besoin, l’aspect non homogène de « la » science économique et ses limites, ce qui ne peut qu’encourager les sociologues de l’économie et des budgets à explorer ces domaines.

35Ce travail est en outre une ressource importante pour les débats publics sur les politiques économiques et fiscales. En montrant le caractère pour le moins insuffisant des mesures et des prévisions en matière de comportement des ménages, Babeau indique à quel point certains débats sont biaisés, aussi bien sur les disparités des patrimoines, les incitations à tel ou tel type d’épargne financière, ou encore sur la politique du crédit.

36Babeau propose une voix un peu dissonante au sujet de l’endettement en France. À l’heure où le gouvernement a annoncé la mise en place d’un registre national des crédits aux particuliers [1] afin de lutter contre le surendettement, il rappelle que le taux d’épargne des Français est parmi les plus élevés du monde et que leur taux d’endettement est relativement faible comparativement aux autres pays développés. Il ne nie pas l’augmentation des situations de surendettement, simplement il montre que les connaissances sur le poids que représentent les remboursements d’emprunt dans les finances des ménages sont très faibles (chapitre 5), de la même manière, rien ne nous indique quel est le « bon » niveau d’endettement. Le « paternalisme libéral » qui caractérise selon Babeau la politique économique française vis-à-vis des particuliers, en les protégeant contre eux-mêmes, nécessite au moins d’être sûr des effets des politiques. Or, à ses yeux, nous ne disposons pas à l’heure actuelle des bons outils pour déterminer les politiques efficaces de lutte contre l’endettement excessif individuel comme collectif.

37Enfin, Les comportements financiers des Français montre que, en ayant mis au jour l’interconnexion entre les finances des ménages et la haute finance, la crise financière de 2008 a peut-être ouvert un nouveau champ d’investigation pour la macroéconomie. Les économistes, et notamment ceux qui, comme André Babeau, se donnent pour tâche de faire des prévisions et d’influencer les décisions politiques, ne peuvent continuer à négliger ce qui se passe dans les foyers. En ce sens, l’ouvrage est un objet d’analyse pour tous ceux qui s’intéressent à ce que fait la science économique, car il donne à voir les efforts de mise en œuvre d’outils de prévision, qui sont, cela a été amplement démontré, au fondement de la performativité de la discipline.

38Jeanne LAZARUS

39CSO, CNRS& Sciences-po

40j.lazarus@cso.cnrs.fr

Marlène Benquet, Encaisser ! Enquête en immersion dans la grande distribution. La Découverte, Paris, coll. « Cahiers libres », 2013, 334 p.

41Disons-le d’emblée, cet ouvrage constitue un apport majeur à la connaissance de ce que devient le monde du travail, autrement dit de l’exploitation, dans l’une des branches des services à l’heure de la financiarisation du capitalisme. Loin des survols généralistes habituels sur les méfaits du néo-libéralisme et son impact délétère sur la condition des travailleurs, la plongée ethnographique opérée par la sociologue Marlène Benquet dans l’univers de la grande distribution est un exemple parfait de ce que Lénine appelait « une analyse concrète d’une situation concrète ». Avec une différence de taille, toutefois, par rapport à la perspective révolutionnaire somme toute optimiste, justifiée, il est vrai, par une conjoncture historique pour le moins « troublée », où s’inscrivaient les recommandations du leader et théoricien bolchevique. Cette différence transparaît dans la question qui a inspiré la problématique de M. Benquet et orienté l’ensemble de son travail, question dont la portée politique ne devrait échapper à personne : « Pourquoi ne se révolte-t-on pas davantage dans le nouveau capitalisme financier ? » Comprendre et rendre compte « non pas tant des raisons de la révolte que de celles de son absence », tel était l’enjeu de l’enquête. Un objectif largement atteint. Une fois le livre refermé, en effet, le lecteur sera un peu plus éclairé sur les logiques, les mécanismes et les processus multiples et enchevêtrés qui conduisent chaque jour des dizaines de milliers d’employés, à commencer par ceux situés au bas de l’échelle des salaires et des responsabilités – mais pas seulement – à s’impliquer activement dans la mise en œuvre d’une stratégie d’accroissement des profits et de diminution des coûts de production fondée sur la réduction des effectifs et l’intensification du travail. Autrement dit à s’activer à appliquer une politique qui s’effectue à leurs dépens.

42Pour rendre visible « ce fil de la financiarisation qui, des conseils d’administration aux caisses enregistreuses, consolide les coutures de l’exploitation », M. Benquet a séjourné et travaillé, avec des statuts et sous des identités sociales différents, à plusieurs niveaux d’une multinationale française de la distribution, rebaptisée Batax pour garantir l’anonymat de la firme : comme caissière en tant que jeune étudiante délaissant temporairement l’université pour trouver un emploi, en tant que thésarde dans les instances dirigeantes du syndicat majoritaire et au siège social du groupe, encore que, dans ce dernier cas, certains responsables patronaux aient vu dans la thèse « un prétexte permettant de poursuivre des objectifs professionnels au sein de l’entreprise », malentendu qui facilitera la mise en confiance auprès des « décideurs » concernés.

43Avec un sens aigu de l’observation et une parfaite maîtrise des outils de l’investigation scientifique, M. Benquet va décortiquer l’entrelacs des dispositifs – bien qu’elle n’ait pas recours à ce concept du philosophe Georgio Agamben qui, pourtant, s’applique parfaitement à son objet d’étude – par lesquels s’obtient le travail, voire l’investissement des salariés dans un contexte éminemment déstabilisateur : un plan d’économies drastique imposé par les nouveaux actionnaires du groupe, désireux d’atteindre un objectif de rentabilité d’environ de 15 %, contraignait la direction française à « faire fonctionner un nombre inchangé d’hypermarchés avec 9,3 % de salariés en moins ». L’un des intérêts de l’ouvrage est de montrer que les répercussions négatives d’un tel impératif ne sont pas seulement ressenties par les caissières et les autres salariés du groupe préposés aux tâches d’exécution, mais qu’il affecte également sur plusieurs plans les cadres et même les dirigeants, qu’ils soient patronaux ou syndicaux.

44Bien sûr, ce sont ces « nouvelles prolétaires » que sont les caissières [2] qui subissent le plus durement les effets de la « rationalisation » financière. Mais cela ne fait qu’ajouter à la pénibilité d’une condition sociale à laquelle elles ne peuvent ni même ne veulent de toute façon échapper. L’auteure explique pourquoi et comment en s’appuyant moins sur les documents internes ou externes à la firme, que – démarche ethnographique oblige ! – sur les entretiens ou de simples échanges avec ses collègues temporaires et leurs supérieures (hôtesses de caisse, conseillères et chef de caisse), ainsi que sur les observations et déductions tirées de sa propre expérience comme employée de « grandes surfaces ». Il en ressort que, pour ces femmes, toutes les portes ouvrant sur d’autres possibilités sont systématiquement fermées, à tel point qu’il ne semble pour elles « ni possible ni souhaitable de se désengager ». Aux conditions de travail contraignantes qui les privent de temps et d’espaces propres, s’ajoute, en effet, la « triple insécurité » (économique, temporelle et « projectuelle ») à laquelle leur statut professionnel les soumet, dont M. Benquet révèle avec minutie les différentes facettes. Elle met aussi en lumière les déterminations sociales extérieures et antérieures qui vont dans le même sens, empêchant ces travailleuses d’envisager leur avenir autrement que comme la prolongation infinie d’un présent rebutant. Limitées par leur parcours scolaire, familial et professionnel dans leur recherche éventuelle d’un nouvel emploi, souvent célibataires ou divorcées en charge d’enfants, ces femmes n’ont pas d’alternative. Quant aux étudiantes obligées de financer leurs études en jouant les « bouche-trous » aux caisses d’hypermarchés, elles considèrent leur situation comme un pis-aller provisoire qu’il serait vain de tenter d’améliorer.

45Une chose, cependant, est d’occuper un emploi « par défaut », une autre est de s’y investir suffisamment pour que le travail soit accompli correctement. Or, et c’est là un autre intérêt de l’étude menée par M. Benquet, il apparaît que cet investissement relatif des caissières et, plus généralement des employés des supermarchés, ne résulte pas seulement de conditions d’emploi et de travail incitant à la discipline et à la docilité, mais aussi de relations informelles plus ou moins gratifiantes, faites d’« arrangements » et de « services rendus » aussi bien avec leurs pairs qu’avec l’encadrement ou les représentants du personnel. Ainsi, « placés au centre d’interactions économiques, normatives, affectives, ils sont finalement tenus par une configuration relationnelle les empêchant de totalement se désinvestir ». Et c’est aussi cette configuration qui leur permet, sur le plan psychologique, de « tenir ». Aussi l’auteure récuse-t-elle le recours à la notion d’« aliénation » pour définir leur rapport au travail puisqu’« on peut, à moindres frais théoriques, penser que s’ils participent et s’engagent, c’est qu’ils ont tout simplement de bonnes raisons de le faire ». Une interprétation un peu courte, toutefois, qui pourrait être à son tour corrigée, sinon à « grands frais théoriques », du moins en tenant compte du renouvellement des définitions et des problématiques de l’aliénation auxquelles ont conduit les transformations récentes du capitalisme [3].

46Quoi qu’il en soit, au-delà des justifications discursives de l’investissement, devenues d’ailleurs de moins en moins opérantes malgré l’activité débordante des départements de « communication » des entreprises, l’obtention du travail des caissières et du personnel en général provient bien principalement de ce qu’« il ne semble pas possible dans une situation donnée de s’y soustraire ». Pris au piège d’une configuration où les rapports officiels et codifiés s’entremêlent avec des relations informelles de manière inextricable et souvent invisible, donnant l’impression qu’aucune autre ligne de conduite n’est possible, les individus se retrouvent englués dans une sorte de « toile dense » d’où il devient impossible de s’extirper, sinon de manière et avec une intention quasi suicidaires. Ce qui fait dire à l’auteure qu’aujourd’hui « les salariés ne sont plus mobilisés, mais immobilisés ».

47Pour parvenir à convaincre les salariés de ne pas s’opposer, à défaut de les approuver, à de nouvelles mesures concernant l’organisation de leurs activités qui vont encore dégrader leur situation, la direction de la firme « mobilise deux circuits distincts : son propre circuit hiérarchique interne et un circuit syndical parallèle » qui permet, lorsque l’investissement des salariés menace de faire défaut, de « négocier son retour ». « Via les organisations syndicales, résume l’auteure, la direction espère pouvoir toucher les salariés lorsqu’il s’avère que son bras est trop court pour les atteindre seule. » Ce rôle joué par le syndicat de « circuit de secours des relations professionnelles » pour le patronat nous vaut quelques pages pleines d’enseignements. L’auteure, qui a pu voir de près, en y étant mêlée en tant que stagiaire, le fonctionnement de cette machine à produire de la participation prolétarienne à la réalisation du profit, décrit par le menu, de façon souvent savoureuse, extraits d’entretiens à l’appui, par quels biais elle y parvient.

48L’allure vestimentaire des bureaucrates syndicaux, par exemple, est conforme à leur fonction. Rien à voir, signale malicieusement M. Benquet, avec « l’image d’Épinal de syndicalistes aux visages burinés par les luttes, aux joues mal rasées et tenant dans leurs mains de travailleurs un drapeau rouge usé par les grèves et les manifestations ». Costume-cravate et « chaussures bien cirées » sont la règle. « Pour un peu, on se croirait au siège du groupe », commente la sociologue. Tous ont l’air de « cadres d’une entreprise privée ». Et, de fait, le syndicat constitue un rouage essentiel au sein du groupe pour non seulement y préserver la « paix sociale », mais encore obtenir des travailleurs subalternes qu’ils travaillent efficacement contre quelques contreparties sous la forme, la plupart du temps, d’une assistance individualisée qui n’incite guère ses bénéficiaires à faire preuve de solidarité entre eux dans leurs revendications. Pour suppléer aux dysfonctionnements de la chaîne hiérarchique, les dirigeants et les experts syndicaux sont donc obligés d’entretenir des liens étroits tant avec la base salariée qu’avec la direction. En ce qui concerne les échanges avec cette dernière, c’est sous le signe de la « familiarité » qu’ils sont placés, selon M. Benquet. Résultant d’un « système de faveurs partagées » et d’« obligations réciproques », elle est en outre favorisée par la multiplication des occasions de rencontre conviviale dans les lieux accueillants : hôtels chics et restaurants gastronomiques. « Ces hommes qui discutent si poliment en s’offrant des repas et n’ont de cesse de se rendre service, se tiennent tous en fait par la barbichette. » On aura compris que l’appellation « partenaires sociaux » n’est pas usurpée dans ce cas, encore que l’on pourrait aussi parler de collaboration de classes, comme le faisait naguère la CGT quand elle dénonçait la collusion entre patronat et syndicats « réformistes ».

49La financiarisation de la stratégie de profit n’est cependant pas sans effets sur le fonctionnement de cette collaboration. La marginalisation du service des relations sociales au siège du groupe, signe de la moindre importance accordée à celles-ci par les nouveaux managers sous la pression des actionnaires, fait qu’il y a moins de « grain à moudre » pour l’organisation syndicale choisie jusque-là comme partenaire privilégié pour « gérer » les salariés. Laquelle sera tentée de se radicaliser pour rappeler aux dirigeants que le primat accordé à la négociation se paye, et qu’il n’exclut pas, s’il le faut, la contestation. Ceux-ci, à leur tour, verront peut-être alors dans le développement d’une organisation syndicale concurrente un moyen de neutraliser les velléités combatives de la première. Avec le risque d’obtenir le résultat inverse si celle-ci, pour montrer aux travailleurs qu’elle les défend mieux que celle-là, les pousse à la mobilisation.

50Le changement de propriétaires qu’a subi le groupe, dont le sort dépend maintenant de l’humeur spéculative des financiers, ne laisse pas non plus indemnes les sphères directoriales. En règle générale, si l’autonomie de décision des salariés augmente au fur et à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie, leur haut positionnement social au sein de la firme n’empêche pas que, pour eux aussi, « un nombre très limité d’actions semble envisageable ». En effet, la fragmentation, le cloisonnement et la rétention de l’information font que les salariés du siège ont « une vision très partielle des sommets du groupe, et ignorent presque tout ce qui ne concerne pas leur domaine de spécialisation ». Affectée au service des relations sociales, lui-même composante parmi d’autres du département des ressources humaines, l’auteure a eu tout le loisir de constater que « la majorité ne sait rien et une minorité pas grand-chose », et qu’« au-dessus des chefs, il y en a toujours d’autres ». À cet égard, l’entrée de « la finance » dans le capital de l’entreprise n’a pas arrangé les choses : « Le PDG lui-même est coincé par les consignes du conseil d’administration », les membres de celui-ci « ne font qu’obéir à leurs mandants qui ont d’eux-mêmes emprunté de l’argent pour acheter des actions qui n’ont depuis cessé de baisser et qui menacent le remboursement des énormes crédits accordés ». Certes, « la direction décide de tout dans l’entreprise, des stratégies de croissance, des objectifs à atteindre et du moyen d’y parvenir », mais comme aucun de ses membres ne dispose individuellement de ce pouvoir de décision ni de la vision élargie qui permettrait de l’exercer, « tout se passe, s’exclame M. Benquet, comme s’il n’y avait personne aux “manettes” de l’entreprise ». Une preuve inattendue de l’existence de la fameuse « main invisible » du marché ?

51De son observation participante du fonctionnement du groupe aux trois niveaux où elle a pu « s’immerger », M. Benquet tire la conclusion que, jusqu’au sommet, « on rencontre des individus aux marges de manœuvre réduites ». Cela vaut pour les caissières qui, « faute de mieux », ont dû se rabattre sur un « boulot de merde », pour reprendre de l’expression la plus courante parmi les personnes interrogées, car mal payé, épuisant et déconsidéré, également pour les bureaucrates syndicaux pris dans la double nécessité de contenter « ceux d’en bas » et de pactiser avec « ceux d’en haut », pour l’encadrement et même une partie des dirigeants, pour qui la logique commerciale devrait primer face aux exigences des financiers. Tous n’ont pas d’autre choix que d’obtempérer. En un mot, d’une manière ou d’une autre et à des degrés divers, ils sont effectivement « coincés ». Peu importe, dès lors, les critiques dont les restructurations et réorganisations font l’objet de la part du personnel, qu’il soit dirigeant ou exécutant, et des syndicalistes qui jouent les go between entre les deux : « Ce qui compte pour que les profits se maintiennent, ce n’est pas que les individus soient convaincus de la légitimité de l’exploitation, ce n’est pas qu’ils y croient, c’est qu’ils travaillent. Ce n’est pas qu’ils adhèrent, c’est qu’ils participent. »

52Sans jamais se départir d’un esprit critique acéré, comme on a pu le voir, l’auteure se refuse néanmoins à la dénonciation militante pour s’en tenir à la description savante, non par souci d’on ne sait quelle objectivité scientifique ou neutralité axiologique, mais en fonction d’une croyance, commune à la plupart des chercheurs « de gauche », dans les « effets potentiellement émancipateurs des sciences sociales ». C’est, en effet, par « leur explicitation des situations des individus et la reconstitution de leurs possibilités d’action, c’est-à-dire leur force descriptive », qu’elles ouvriraient à ceux-ci un autre horizon que celui du fatalisme et de la résignation. Les individus qui pourraient en bénéficier sont bien sûr de préférence ceux « d’en dessous », précise M. Benquet. Celle-ci laisse néanmoins entière la question de l’identité sociale probable des destinataires effectifs de son travail. Que l’« information sur ces possibles » que les sciences sociales aideraient à entrevoir « soit inégalement distribuée », et que « l’un des principaux modes d’obtention du travail consiste précisément à maintenir ce partage inégal », tout l’ouvrage l’a amplement et brillamment démontré. Il y a néanmoins tout lieu de penser que le lectorat susceptible de tirer profit de la « découverte d’un monde social autre », tel celui des dirigeants d’entreprise et de l’encadrement, mais aussi celui des caissières elles-mêmes, scruté avec les yeux dessillés d’une sociologue, a peu de chances de se recruter parmi ces dernières. On pourrait même ajouter que, la circulation des ouvrages scientifiques à vocation critique étant ce qu’elle est, la publication de cette étude magistrale risque fort, dès lors, de renforcer encore le « partage inégal de l’information sur les possibles » au profit des gens qui ont tout intérêt à ce qu’il le demeure.

53Jean-Pierre GARNIER

54garnierjeanpierre33@gmail.com

Margaret Maruani et Monique Meron, Un siècle de travail des femmes en France, 1901-2011, La Découverte, Paris, coll. « Sciences humaines », 2012, 232 p.

55Interroger la neutralité de la production de statistiques en analysant, tout au long d’un siècle, les comptes de l’activité des femmes saisis à travers les recensements, telle est l’entreprise de grande ampleur que mènent Margaret Maruani et Monique Méron dans Un siècle de travail des femmes en France. Dès l’introduction, elles affirment : « Les définitions et les classements utilisés vont opérer comme autant de filtres pour mettre en lumière certains aspects de la réalité et en laisser d’autres dans l’ombre. » [p. 11]

56Les quatre chapitres qui suivent se veulent « une réponse sociologique et statistique au brouillage idéologique qui, de façon récurrente, occulte l’importance du travail professionnel des femmes, minimise le poids de leur contribution à l’activité économique du pays – et dévalorise par là même leur statut dans la société. » [p. 8]

57Les auteures explorent de manière précise et rigoureuse un siècle de recensements pour repérer les ruptures de points de vue statistiques sur le travail des femmes et tenter de les interpréter pour mieux comprendre les enjeux d’aujourd’hui.

58Montrer sur des exemples parlants comment cette démarche est mise en œuvre dans chacun des chapitres plutôt que tenter de les résumer, tel est notre objectif dans ce compte rendu.

59Le premier chapitre part d’une question. « La croissance ininterrompue de l’activité féminine à partir des années 1960 est-elle si spectaculaire ? » [p. 29]. Qu’est-ce qui a le plus changé ? L’activité des femmes ou la manière de la mesurer ?

60L’exemple des agricultrices montre que la manière de mesurer reflète les choix politiques et sociaux qui définissent à une période donnée la participation au marché du travail. Ce n’est qu’à partir de 1906 que les femmes d’agriculteurs ne déclarant pas d’autre profession sont classées comme agricultrices. Reconnaissance de leur participation décisive à la production agricole ou nouvelle manière d’interpréter la situation de femmes jusqu’alors considérées comme occupées à des travaux domestiques ? En 1954, le changement de définition est majeur : seules celles qui déclarent explicitement exercer la profession sont comptées comme agricultrices. Un million d’actives disparaissent. Soupçon d’inactivité productive concernant ces femmes ou assimilation de leur travail à des tâches domestiques dans une période de forte transformation de l’agriculture et de triomphe de l’idéologie de la femme au foyer ?

61« Pouvoir ainsi recalculer à la baisse le travail féminin sur plusieurs décennies en dit long sur le statut de l’activité professionnelle de l’un et l’autre sexe : évidente pour les hommes, contingente pour les femmes. » [p. 57]

62Le deuxième chapitre part de la question : l’activité des femmes est-elle vraiment dépendante de leur vie familiale ? Qu’en est-il de la discontinuité de leurs trajectoires qui caractériserait la spécificité de leur participation au marché du travail, question sans cesse reposée tout au long du xxe siècle ? Les auteures montrent qu’il est difficile de répondre à cette interrogation longitudinale à partir des observations instantanées et transversales que sont les recensements. Toutefois, la lecture des courbes d’activité selon l’âge est instructive. Jusqu’au début des années 1950, ces courbes frappent par leur platitude. C’est entre 1950 et 1970 qu’on observe des courbes bimodales (moindre accès des femmes à l’activité aux âges de la parentalité). À partir de 1975, les courbes s’aplatissent de nouveau et on constate une homogénéisation des comportements d’activité des femmes et des hommes. Comment la parenthèse des années 1950-1970, période très particulière de l’histoire du travail des femmes en France, entretient-elle les discours sur la discontinuité des trajectoires des femmes ? La statistique, non seulement reflète les valeurs et les représentations d’une époque, mais également les influence de manière durable.

63À partir du constat de la remontée des taux d’activité des plus jeunes et des plus âgés depuis le début des années 2000, les auteures interrogent également le changement de point de vue sur l’activité. « Au début du xxie siècle, on thésaurise les petits boulots comme autant de pépites d’or arrachées aux chiffres du chômage ou de l’inactivité » [p. 92].

64Les pénuries d’emploi (chômage, sous-emploi et travail à temps partiel) sont au centre du troisième chapitre. L’histoire de la façon de compter pose la question du statut de l’emploi et de l’autonomie économique effective des femmes. La reconstitution d’une série longue est impossible, tant le chômage est une catégorie historique et sociale, étroitement liée aux choix économiques et politiques de chaque période. La définition de plus en plus restrictive du chômage au sens du BIT conduit à une forte expansion de toutes sortes de situations intermédiaires : chômage découragé ou révélé, sous-emploi, inactivité contrainte… Pour les hommes et plus encore pour les femmes, on peut être au chômage et ne pas être reconnu comme tel. Entre les deux façons de mesurer le chômage (selon le recensement ou selon l’enquête Emploi), l’écart est plus important pour les femmes que pour les hommes.

65Le travail à temps partiel existe depuis longtemps, mais il n’a de définition réglementaire qu’à partir des lois de 1980-1981 et il n’a d’existence statistique dans l’enquête Emploi que depuis 1990. La confusion entre travail à temps réduit et emploi partiel dans la plupart des enquêtes occulte la question du sous-emploi et du « développement d’une frange de salarié(e)s pauvres, c’est-à-dire de gens qui ne sont ni chômeurs, ni “exclus”, ni “assistés”, mais qui travaillent sans parvenir à gagner leur vie. Dans leur grande majorité, ces gens sont des femmes qui travaillent à temps partiel. » [p. 147]

66Le quatrième chapitre met l’accent sur « les contours des ségrégations qui reflètent, à chaque époque, une certaine organisation de la société et de la place assignée aux unes et aux autres » [p. 156]. Sur un siècle, les métiers exercés par les hommes et par les femmes ont connu une forte évolution, mais la concentration des femmes dans quelques métiers reste beaucoup plus marquée que celle des hommes. Ici encore, la statistique n’est pas neutre. « Les métiers quasi réservés aux hommes sont donc aujourd’hui plus minutieusement décrits dans la nomenclature et semblent beaucoup plus variés que ceux réservés, de fait, aux femmes. » [p. 169]

67D’autre part, s’appuyant sur la progression spectaculaire de la scolarité féminine au-delà du baccalauréat, la mixité de certaines professions appartenant à la catégorie des cadres progresse fortement. « La fin du xxe siècle a vu se propager une vague de féminisation de professions qui ont gardé tout leur prestige pendant que d’autres ont gardé tous les stigmates des “métiers de femmes”. » [p. 192]

68La conclusion met l’accent sur l’importance économique de l’activité des femmes, importance reflétée, mais aussi sous-estimée par des statistiques qui influent sur les pratiques et les représentations de l’emploi féminin. Les femmes sont aux avant-postes des transformations de la population active. En 1998, dans Les nouvelles frontières de l’inégalité, Margaret Maruani écrivait déjà : « En approfondissant l’analyse des différences de sexe sur le marché du travail, on ne contribue pas seulement à l’accumulation des savoirs sur l’activité féminine, on participe à la progression générale des connaissances sur le marché du travail. » Ce livre récent participe à cette progression.

69Nicole GADREY

70nicole.gadrey@yahoo.fr

71Martine PERNOD-LEMATTRE

72Clersé, Université Lille 1

73martine.pernod@univ-lille1.fr

Gilles Raveaud, La dispute des économistes, Le Bord de l’eau, Lormont, coll. « Troisième culture », 2013, 100 p.

74L’intérêt du petit ouvrage de Gilles Raveaud, La dispute des économistes, est de présenter, clairement et efficacement, les présupposés sur lesquels repose la fabrication des savoirs des économistes. L’auteur, économiste lui-même et fort d’une trajectoire singulière concernant l’enseignement de sa discipline [4], ne manque pas de développer une intuition à l’égard de la façon dont travaillent ses homologues : en résonance avec la sociologie (de type structuraliste génétique [5]), il souligne que les facteurs sociaux tels que le sexe, l’âge, la religion ou les origines sociales expliquent les prises de position scientifiques des économistes. C’est ainsi, explique Raveaud, que tout économiste façonne sa représentation de la réalité économique. Et la dispute provient alors de ce que non seulement coexistent quatre représentations différentes, mais aussi, et peut-être surtout, qu’aujourd’hui l’une d’entre elles domine de manière excessive le marché.

75Le livre se structure donc autour d’une typologie que l’auteur élabore à tâtons [6] et qu’il a la bonne idée de faire reposer sur quatre grands auteurs. Outre le marché dont Adam Smith constitue l’inspirateur, Raveaud convoque les notions de circuit, avec John Maynard Keynes, de pouvoir, avec Karl Marx, et de société et nature, avec Karl Polanyi. Ces quatre représentations fonctionnent comme quatre paires de « lunettes » au travers desquelles les économistes sont amenés à concevoir et interpréter la réalité telle qu’elle se présente à leur observation. Il en découle, non seulement que tous les économistes ne parlent pas de la même chose, d’où le fait qu’ils se « disputent », mais aussi que l’enseignement en économie se doit d’être pluraliste, d’où le fait que des problèmes surgissent dès lors qu’une des représentations domine. Le parti pris de ce livre consiste donc à présenter ces quatre conceptions sur un même pied d’égalité, avec leurs avantages et leurs défauts, et sous l’angle de ce qui les rassemble et les oppose. De cette manière, il est en mesure d’expliquer, à l’observateur troublé, pourquoi, à propos d’un même problème, deux économistes sont susceptibles de défendre des options rigoureusement antagonistes.

Partir de quatre représentations…

76Le marché est une représentation de l’économie qui est ancienne, et qui découle de ce que l’échange marchand est considéré comme une forme « moderne » de lien social, à la fois dégagée des normes que les traditions imposent, et qui rend aussi les hommes interdépendants les uns des autres. Adam Smith, comme ne manque pas de le rappeler Gilles Raveaud, n’est en rien un « apôtre du tout-marché » ou « l’inventeur » du libéralisme. Une lecture attentive de La Richesse des nations montre que tout en étant un défenseur de la libre concurrence il insistait aussi sur les conflits entre maîtres et ouvriers et reconnaissait la nécessité que l’État intervienne. Il apparaît que le marché, à travers sa capacité à former des prix, a à voir avec la liberté et la justice dans la société, un rôle important étant dévolu, dans ce type d’analyses, à la notion d’équilibre. D’Adam Smith jusqu’à la politique de concurrence « libre et non faussée » de l’Union européenne, l’auteur effectue un saut dans l’histoire pour montrer la force de cette représentation.

77Mais il souligne aussi, avec les tenants du circuit, les effets déséquilibrants dont ce mécanisme est porteur. Car les faits économiques ne cessent, en effet, de contrarier le modèle dominant, crise, déficit et chômage constituant les préoccupations centrales d’un auteur tel que John Maynard Keynes. Pour lui, l’économie fonctionne comme une « boucle » alimentée par l’argent créé et prêté par la banque centrale aux acteurs économiques, banques, entreprises ou ménages. Un tel système repose sur un double « miracle », nous dit l’auteur, le premier est celui de la confiance généralisée dont bénéficie la monnaie, le second est celui de son immatérialité dès lors que la majorité des transactions consiste, en fait, en une infinité de jeux d’écriture comptable. Mais la contribution majeure de Keynes concerne la mise en lumière d’un effet « multiplicateur » de l’investissement public, autrement dit du rôle de l’État dans l’économie. Alors que cette approche globale a dominé l’après-guerre, elle s’est heurtée, dès les années 1970, à une mondialisation rendant ses institutions et ses modes d’intervention inefficaces.

78Depuis la résurgence du « libéralisme » dans les années 1970, on ne cesse de comparer la période actuelle à celle du premier libéralisme du xixe siècle. C’est alors Karl Marx qui se fait le théoricien du capitalisme naissant et l’analyste des forces sociales susceptibles de le mettre à terre. Pour lui, l’économie repose sur un pouvoir, celui que les détenteurs du capital exercent sur les travailleurs dont ils exploitent la force de travail. Si l’exploitation permet l’« accumulation du capital », elle est aussi la cause de crises récurrentes lors desquelles la classe ouvrière est appelée à renverser les rapports de forces. Pour Marx, en effet, ce n’est pas l’échange comme chez Smith qui crée la richesse, mais bien la violence, celle de l’« accumulation primitive » ou, plus proche de nous, celle des multinationales de l’économie mondialisée et financiarisée. Cependant, cette violence ne réside pas seulement dans les forces de la concurrence entre les entreprises qui pèsent, en dernier ressort, sur les salariés. Elle est aussi le fait de l’État qui, en tant que pouvoir politique aux mains du pouvoir économique, favorise par ses institutions les mécanismes d’accumulation du capital.

79La période actuelle du capitalisme actionnarial est, à ce titre, héritière de cette fin du xxe siècle où ont été conçus, par les États eux-mêmes, des édifices institutionnels propices à déformer le partage de la valeur ajoutée en faveur du capital et au détriment tout autant du travail que des ressources naturelles. C’est à Karl Polanyi que l’auteur rattache alors une quatrième représentation de l’économie fondée sur la société et la nature, et qui récuse absolument l’idée de laisser libre cours à un marché « autorégulateur ». Pour lui, plusieurs composantes classiques de « l’économie » – le travail, la terre et la monnaie – ne sont pas des marchandises en ce qu’« elles n’ont pas été produites pour être vendues sur un marché ». Par ailleurs, il montre que l’échange n’est pas le seul mouvement par lequel circulent les marchandises, puisque la redistribution et la réciprocité sont amenées à jouer aussi un rôle non négligeable, et ce même dans nos sociétés. Ce faisant, Polanyi amène à prendre conscience de l’importance des institutions susceptibles de protéger la société et ses ressources limitées face à l’économie et sa croissance infinie.

… pour penser la crise actuelle

80L’exercice effectué par Gilles Raveaud, qui consiste à juxtaposer, en les enchaînant, ces quatre grandes représentations de l’économie, provoque un effet saisissant dès lors qu’il s’efforce de comprendre la crise économique actuelle en chaussant tour à tour les différentes « lunettes » qu’il vient de présenter : alors que les libéraux considèrent que la crise est la conséquence des interventions répétées de l’État dans l’économie, les keynésiens et les marxistes à l’inverse considèrent que l’instabilité est consubstantielle au marché qui nécessite une régulation de la part de l’État ; cependant, les marxistes se distinguent des keynésiens par leur insistance sur les mécanismes de domination de l’État sur le monde de la finance ; tandis que l’approche sociale et naturelle souligne les dangers d’une croissance économique à la fois outrancière et inégalitaire, qui surexploite les ressources environnementales et désagrège les liens sociaux. Tout en insistant sur les oppositions, le canevas ainsi obtenu fait naître les complémentarités qui justifient une approche pluraliste.

81Surtout, et c’est là où l’auteur voulait en venir, un effet majeur de cette présentation successive des quatre manières de percevoir l’économie conduit à reconsidérer la hiérarchie qui s’est conjoncturellement établie entre elles. Autrement dit, elle offre la possibilité d’une analyse alternative où le « marché » est remis à sa juste place : de représentation dominante, il devient représentation subordonnée à la fois au « circuit » (approche horizontale et solidariste) et au « pouvoir » (approche verticale et conflictuelle) ; cet ensemble de relations étant lui-même borné par le fait que « société et nature » ni ne sont entièrement marchandisables, ni ne constituent des réservoirs illimités de ressources. Sur chacun des aspects qu’il traite, si le livre n’apporte donc aucune information nouvelle, c’est que son objectif est ailleurs. Il réside dans la volonté de prendre acte de l’ensemble des outils intellectuels existants, de les rassembler et de les réordonner afin d’accéder à une représentation de l’économie à même d’« échapper » à l’économisme.

82Dans le même mouvement où Gilles Raveaud nous convainc de l’intérêt de l’approche pluraliste pour laquelle il plaide, il nous donne aussi à réfléchir sur l’épistémologie du savoir économique. En effet, l’auteur nous présente les économistes comme soumis à leurs propres représentations, et nous suggère que, pour eux, l’enjeu consiste à produire une représentation qui soit la plus proche possible de la réalité des faits économiques. Cependant, les choses se compliquent dès lors que les économistes sont aussi attendus sur leur capacité à établir des prévisions et des préconisations en matière de politique économique. La comparaison entre la réalité économique et sa modélisation est d’autant plus difficile que, à chaque époque, les économistes sont amenés à observer la réalité tout autant qu’à la façonner avec leur propre représentation pour étalon. Cette performativité du savoir économique se heurte à une difficulté particulière : comment les économistes peuvent-ils prendre conscience que leur représentation n’est pas « la bonne » si, au moment même où ils la conceptualisent, ils contribuent à la faire advenir telle une prophétie autoréalisatrice ? Est-il donc inéluctable qu’une crise survienne pour que les économistes commencent à réviser leurs représentations ?

83Questions essentielles que ce livre a le mérite de faire surgir.

84Fabien ÉLOIRE

85Clersé, Université Lille 1

86fabien.eloire@univ-lille1.fr

Sandye Gloria-Palermo, L’école économique autrichienne, La Découverte, Paris, coll. « Repères », 2013

87Professeur de sciences économiques à l’Université de Nice Sophia Antipolis et membre du Groupe de Recherche en Droit, Économie et Gestion (GREDEG), Sandye Gloria-Palermo est spécialiste de l’école autrichienne d’économie, dont elle propose une ambitieuse synthèse dans un nouveau titre de la collection « Repères ». L’organisation de l’ouvrage reflète la préoccupation de l’auteur de présenter à la fois l’histoire de cette hétérodoxie, ses spécificités méthodologiques et ses thèmes de recherche actuels. La première partie – divisée en deux chapitres – retrace la constitution de la tradition autrichienne, afin d’expliquer en quoi elle se distingue, sur le plan méthodologique, des autres écoles de pensée économique, tandis que la seconde partie – composée de trois chapitres – se concentre sur les aspects analytiques, en décrivant les principaux sujets d’application de l’approche autrichienne.

88C’est Menger qui, avec la publication des Grundsätze, pose les fondations de l’école autrichienne. Aussi le premier chapitre (« Les fondateurs ») commence par un exposé de la pensée mengérienne, dont l’originalité par rapport au courant marginaliste est primordiale pour comprendre les spécificités de la tradition autrichienne. L’ambition de Menger est d’expliquer les phénomènes économiques (consommation, production, prix, concurrence, etc.) en identifiant le processus causal de leur émergence à partir des comportements individuels de recherche de satisfaction des besoins. Cette méthode, individualiste et causale-génétique, implique d’intégrer la dimension temporelle dans l’analyse, et donc les anticipations, nécessairement subjectives, qui évoluent à mesure que les savoirs des individus se modifient dans le temps.

89Gloria-Palermo explique ensuite que les premiers disciples, Eugen von Böhm-Bawerk et Friedrich von Wieser, ont introduit certaines ambiguïtés par rapport aux enseignements de Menger. L’idée que les biens puissent être réalisés de manière détournée, en produisant d’abord des équipements (biens capitaux), conduit Böhm-Bawerk à définir la période moyenne de production ; mais cette approche formaliste de la structure du capital l’éloigne du subjectivisme mengérien, car elle n’est applicable que pour le cas d’une économie stationnaire dans laquelle les plans des agents et leurs connaissances des techniques de production n’évoluent pas. Quant à l’analyse de Wieser, bien qu’elle s’inscrive dans la continuité de l’œuvre de Menger, elle débouche en fin de compte sur des conclusions normatives brutalement interventionnistes.

90C’est à partir de la génération de Ludwig von Mises et Friedrich von Hayek que l’école autrichienne est généralement associée à la défense de l’économie de libre marché. La principale contribution de Mises consiste dans l’établissement d’une science de l’action humaine (praxéologie) qui approfondit la théorie mengérienne en mettant l’accent sur les idées de causalité (une action modifie l’état dans lequel se trouve un individu), de temps et d’incertitude (les limites épistémiques des agents entraînent des erreurs d’anticipations, qui sont, dans une société libre, progressivement corrigées via un apprentissage individuel). L’analyse hayékienne de la coordination des plans d’actions, élaborés sur la base de connaissances individuelles dispersées et changeantes, constitue le second pilier, qui, avec celui de Mises, servira de base au renouveau autrichien dans les années 1970.

91La présentation de ce renouveau fait l’objet du deuxième chapitre, qui distingue les autrichiens aprioristes, les kirznériens et les subjectivistes radicaux. La branche aprioriste, emmenée par Murray Rothbard, approfondit la démarche praxéologique de Mises en vue de démontrer la plus grande efficience du libre marché sur toute forme de coercition économique. La théorie de l’action entrepreneuriale développée par Israel Kirzner est, quant à elle, plutôt inspirée par l’analyse hayékienne. Son objet est d’expliquer comment les comportements d’arbitrage d’entrepreneurs vigilants induisent un processus d’équilibration des marchés, malgré la décentralisation des informations et des connaissances individuelles. Enfin, l’approche subjectiviste radicale, incarnée par Ludwig Lachmann, poursuit, d’une part, la praxéologie misésienne, en approfondissant l’étude de la composante spéculative de l’action humaine, et prolonge, d’autre part, les réflexions de Hayek sur la nature et le rôle de la connaissance en économie, en intégrant en particulier la dimension imaginative des individus dans sa théorie des anticipations. Cela amène les lachmanniens à contester, en définitive, l’existence d’une tendance équilibrante du processus de marché.

92Au-delà de certaines dissensions qui n’en font pas un bloc monolithique, la tradition autrichienne, explique Gloria-Palermo, s’appuie sur une même méthodologie générale, combinant individualisme méthodologique, démarche causale-génétique, subjectivisme dynamique et rejet des mathématiques fonctionnelles. Cette méthode est appliquée à l’analyse de trois domaines, faisant chacun l’objet d’un chapitre dans la seconde partie de l’ouvrage : le processus de marché, le rôle des institutions, et le capital, les cycles et la monnaie.

93Gloria-Palermo présente ainsi au troisième chapitre l’approche autrichienne du processus de marché, par rapport au sujet de l’équilibration des plans individuels. La configuration d’une économie de marché, explique l’auteur, résulte d’une dynamique dans laquelle chaque personne envisage l’accomplissement d’une série d’actions (achat, investissement, production, vente, etc.) en fonction de leurs anticipations quant aux données économiques (prix, état de l’offre, de la demande, etc.). Parce qu’elle est décentralisée, cette dynamique se caractérise presque nécessairement par des erreurs de coordination, qui sont corrigées pour donner lieu à de nouveaux plans et donc à une nouvelle configuration économique, et ainsi de suite. L’auteur souligne que quatre pistes ont jusqu’à présent été explorées par les autrichiens pour tenter de démontrer l’existence d’une tendance équilibrante de ce processus : les pistes formaliste, statistique, expérimentale, et de la complexité. Ce chapitre se conclut par un exposé de l’analyse autrichienne de la firme.

94Le cinquième chapitre commence par présenter les travaux autrichiens au sujet de l’émergence et du déploiement des institutions socio-économiques, avant de décrire la manière dont ces institutions sont justifiées (à travers la fonction, économique ou sociale, qu’elles exercent dans le groupe d’individus où elles existent). L’auteur explique ensuite comment se pose au sein du courant autrichien la question de l’influence de ces institutions sur les processus de formation des plans individuels.

95Le sixième chapitre, enfin, expose la théorie macroéconomique autrichienne appliquée à l’étude de la croissance, du rôle de la monnaie et des cycles économiques. L’un de ses principaux intérêts est de montrer que les auteurs autrichiens s’inscrivent dans les débats économiques actuels par leurs analyses des crises bancaire et financière récentes. Selon ces analyses, l’intervention des banques centrales faisant baisser le taux d’intérêt monétaire de manière artificielle (en dessous de son niveau naturel, pour lequel l’épargne disponible correspond à l’investissement désiré) introduit un faux signal dans l’économie, et conduit au final à une croissance non soutenable caractérisée par une structure d’investissements de moins en moins adaptée à l’arbitrage des ménages entre épargne et consommation.

96L’ouvrage s’achève sur une conclusion nuancée. Gloria-Palermo explique, d’une part, que l’analyse autrichienne des cycles économiques est dans une certaine mesure confirmée par une série de tests économétriques (malgré quelques difficultés méthodologiques relatives aux tests). En revanche, conclut l’auteur, les progrès futurs de l’école autrichienne pourraient bien être endigués par l’existence d’une certaine idéologie anti-interventionniste à même de freiner l’approfondissement de certaines pistes de recherche. On notera, en particulier, l’approche prometteuse des sciences générativistes, décrite au troisième chapitre, qui, par sa démarche causale-génétique, semble particulièrement adaptée à une étude autrichienne de la complexité du processus de marché. Cette approche n’est pourtant que timidement explorée par les autrichiens, l’une des principales raisons étant probablement qu’elle ne valide pas a priori la thèse de l’efficience du libre marché, et son corollaire anti-interventionniste. De la même manière, de grandes réticences semblent empêcher les autrichiens contemporains d’approfondir certaines questions soulevées par l’influence des institutions sociales sur les choix et les interactions individuels. En particulier, explique Gloria-Palermo, le fait de considérer les institutions comme mécanismes de coordination complémentaires aux forces pures de la concurrence peut amener à remettre en cause l’efficience du libre marché en tant que force équilibrante autosuffisante. Cela ne devrait pourtant pas empêcher l’école autrichienne d’investir cette piste de recherche à même d’améliorer notre compréhension de l’activité économique et de l’environnement social et institutionnel qui la sous-tend. Il serait ainsi temps pour les autrichiens « d’oser sortir des chemins battus et rebattus et d’aller explorer l’inconnu », conclut l’auteur.

97Régis SERVANT

98Phare, Université Paris 1

99servantregis@yahoo.fr

Haud Guéguen et Guillaume Malochet, Les théories de la reconnaissance, La Découverte, Paris, coll. « Repères », 2012

100Il faut saluer la parution du livre intitulé Les théories de la reconnaissance, dans la collection « Repères » des Éditions La Découverte. Dans une écriture claire et précise, le livre présente d’indéniables qualités didactiques, sans pour autant se départir de la volonté d’examiner en détail les nombreux usages qui sont faits du terme de « reconnaissance », dans la théorie comme dans la pratique. Parallèlement à ce qui s’apparente à un parcours d’apprentissage – lequel réserve parfois quelques heureuses surprises –, le livre comprend de nombreux encadrés qui présentent alternativement des questions théoriques (la dialectique du maître et de l’esclave, la reconnaissance en psychodynamique du travail, la réification, les controverses sur les politiques de reconnaissance, le rapport entre reconnaissance et démocratie constitutionnelle), des points de vue d’auteur (Honneth, Mead, Renault, Fraser, Lazzeri et Caillé, Butler) ou des résultats de recherche empirique (« mesurer le sentiment de reconnaissance au travail », « la validation des acquis de l’expérience »). Autant le dire d’emblée : rien de ce qui se rapporte à la reconnaissance n’est laissé au hasard, et l’on referme le livre en ayant le sentiment qu’il contenait plus que son titre et son format ne le laissaient espérer.

101Le livre commence son parcours en revisitant la reconnaissance dans le monde antique, à travers le concept d’anagnôrisis, qui désigne « une opération cognitive par laquelle on identifie un objet ou une personne quelconque » [p. 7]. Suivant les occurrences de ce terme chez Platon (où il revêt une dimension épistémologique, cherchant à prévenir les erreurs), puis chez Aristote (où il revêt un caractère tragique, indiquant un moment clé de l’intrigue), le premier chapitre pose le problème de la reconnaissance dans la tragédie grecque, en particulier dans l’Antigone de Sophocle. À ce propos, un auteur comme P. Markell entend renoncer au terme de reconnaissance – qui semble enfermer Créon et Antigone dans « les pièges de l’identité » –, pour lui préférer celui d’action, de praxis. La reconnaissance repose à ses yeux sur le « présupposé de la fixité, de la transparence et de la souveraineté » [p. 10], alors que la tragédie grecque nous apprend l’impropriété de l’agir, le fait que nous ne sommes pas entièrement maîtres de nos actes et que nous dépendons des autres pour les mener à bien. Telle serait, au fond, la découverte « tragique » que feraient ensemble Créon et Antigone. Si les auteurs du livre pondèrent cette déconstruction en rappelant la place qu’occupent la « vertu de l’honneur » et la « culture de la honte » dans le monde antique, ce rappel permet d’emblée de positionner l’ouvrage sur le plan d’une réception critique de la notion de reconnaissance.

102Tout en ayant pris soin de préciser qu’à la différence de bien d’autres concepts, le terme de « reconnaissance » n’est pas défini comme tel chez Hegel, les auteurs procèdent, dans le deuxième chapitre, à un exposé didactique des trois figures de la reconnaissance hégélienne : la lutte à mort entre les consciences, le rapport entre maîtrise et servitude, l’État garant de vie éthique (Sittlichkeit). Le débat pointe à l’horizon. Bien que Hegel ait donné pour la première fois un fondement intersubjectif à l’individu et cherché à appréhender la particularité « en tant qu’elle est articulée et intégrée à une dimension universelle » [p. 38], le rôle accordé à « l’État et aux institutions politiques » dans l’octroi d’une « reconnaissance préalable » [p. 39] pose une série de difficultés : cela ne revient-il pas à sous-estimer le rôle des mondes vécus dans la formation d’une éthique de la reconnaissance (A. Honneth) ? Ne peut-on avoir une lecture critique des institutions qui façonnent la manière dont les demandes sont ou non recevables (E. Renault) ? Enfin et surtout, ne doit-on pas s’intéresser à la place du travail dans la genèse des formes ou des dénis de reconnaissance (C. Dejours) ?

103Apparaît alors le troisième chapitre qui présente le travail de A. Honneth – tout particulièrement le cadrage normatif opéré dans Les luttes pour la reconnaissance. Rappelant les liens qui unissent A. Honneth à la Théorie critique, les auteurs reviennent fort à propos sur le débat qui l’oppose à J. Habermas. Alors que ce dernier défend une vision positive du monde vécu, qui concentrerait les potentialités d’émancipation inhérentes à la modernité, et dont les pathologies seraient pour l’essentiel le produit de la « colonisation par les systèmes », Honneth en propose une interprétation critique, marquée du sceau de la conflictualité. Le véritable tour de force de la pensée honnethienne est cependant de s’interroger sur les conditions qui font des luttes pour la reconnaissance des luttes légitimes, c’est-à-dire disposant d’une base normative solide. Car, à ses yeux, « les revendications qui s’y expriment se fondent toujours sur des motifs moraux ». D’où la proposition d’une typologie des « sphères de reconnaissance » [p. 50], que l’on peut comprendre comme une typologie des appuis normatifs dont disposent les sujets sociaux dans la construction d’un « rapport positif à soi » [ibid.].

104C’est ici que le quatrième chapitre s’apparente à un véritable tournant du livre. Comme ils finiront par le reconnaître ultérieurement, les auteurs s’engagent à ce stade sur la voie d’une théorie critique de la reconnaissance, en lieu et place d’une théorie de la reconnaissance comme théorie critique. Mettant la tradition philosophique à l’épreuve de la question sociale, ils relatent utilement différentes étapes : la place qu’ont occupée ces questions dans la sociologie du travail (dès la fameuse enquête à la Western Electric dans l’Amérique des années 1930) ; l’inflation des revendications sociales a surgi ces dernières années (à l’instar du conflit des infirmières en France, au cours des années 1990) ; les multiples typologies (pratiques et théoriques) que ces revendications ont constamment suscitées. Mentionnant les diverses « formes de jugement sur le travail » proposées par C. Dejours, ils s’attardent essentiellement – c’est tout l’intérêt du chapitre – sur les dénis de reconnaissance. Comme si le travail constituait le lieu d’un retournement de l’expérience de la reconnaissance en son contraire et ouvrait, plus largement, sur ce que E. Renault nomme « une clinique de l’injustice ».

105Cherchant à proposer une typologie des jugements dépréciatifs – des « dénis de reconnaissance » plus que des « formes de reconnaissance » –, la réflexion de ce dernier est utilement convoquée comme contrepoint à la vision du théoricien francfortois. Ce dernier est critiqué pour laisser libre cours à une conception « expressive » de la reconnaissance, là où il s’agirait d’en déployer une conception « critique », capable de déconstruire le processus par lequel les institutions forgent le langage de la reconnaissance et fixent, bien avant les acteurs, les conditions dans lesquelles les demandes pourront ou non être formulées. Renault évoque la figure cardinale des sans-papier, mais les auteurs s’en tiennent volontairement à la préoccupation centrale du chapitre – le travail. L’institution-entreprise ne serait-elle pas elle-même au cœur des contradictions évoquées ? Des sociologues allemands (S. Voswinkel, H. Kocyba) dénoncent ainsi, dans l’ouvrage, le retournement des demandes de reconnaissance en « demandes managériales », accentuant la dépendance subjective des salariés à l’égard de leur organisation, mais aussi « l’angoisse de l’échec, l’affaiblissement de la frontière entre le travail et le hors-travail », ainsi que la « nécessité de faire constamment ses preuves ». Des questions critiques auxquelles A. Honneth a répondu à travers le concept d’« auto-réification » dans un petit livre intitulé La réification.

106Les auteurs choisissent pourtant de ne pas en rester là et, après ce détour par le travail, de reprendre le chemin des théories de la démocratie, à travers de ce que l’on a appelé les politiques de la reconnaissance, évoquées dans le cinquième chapitre. L’année où, en Allemagne, A. Honneth publiait Kampf an Annerkennung, C. Taylor publiait, au Canada, Multiculturalism and « The Politics of Recognition » [1992]. Par ce livre, s’engageait la bataille entre « libéraux et communautariens », dans laquelle la figure de l’individualisme libéral, ayant servi à J. Rawls pour élaborer sa Theory of Justice [1971], était clouée au pilori au nom des appartenances communautaires qui forgent les comportements les plus personnels. Cherchant à revaloriser les minorités culturelles dans un espace public qui, au nom de la neutralité, réprime leurs conceptions de la vie bonne, elle fournit en même temps un argument critique vis-à-vis des « principes mêmes du libéralisme, [qui sont] les produits d’une culture particulière […] dont la “cécité aux différences” est en fait le symptôme de la domination qu’elle exerce sur les cultures minoritaires » [p. 81]. Plus réaliste, moins éthique que politique, l’œuvre de Will Kymlicka constitue une tentative originale visant à réarticuler l’attention aux minorités (nationales ou ethniques) avec certaines prérogatives fondatrices du libéralisme, là où le travail de James Tully entend jeter les bases constitutionnelles de ce possible équilibre.

107Au regard de ces différentes tentatives, le sixième et dernier chapitre apparaît comme une mise en perspective globale, non seulement de telle ou telle théorie de la reconnaissance, mais de leur anthropologie voire de leur ontologie. Le problème semble moins de fonder le paradigme de la reconnaissance que d’en circonscrire les limites. Pour N. Fraser, celles-ci doivent être resituées dans la perspective de l’universalisme égalitaire qui est à l’origine de la pensée socialiste – dont la force fut d’avoir engagé les luttes sociales sur le terrain de la redistribution. Or les conflits redistributifs fonctionnent de façon strictement inverse aux revendications culturelles : ce que les acteurs sociaux réclament à travers eux, ce n’est pas d’être reconnus dans leur particularité, mais au contraire d’être intégrés à une condition commune, notamment à travers la formulation de « statuts ».

108Pour M. Hénaff, A. Caillé et les tenants du « paradigme du don », les théories de la reconnaissance présentent une double lacune : elles négligent le rapport aux médiations matérielles engagées dans les rapports intersubjectifs ; elles défendent une conception du social dans lequel les conflits semblent sans fin, là où l’expérience du don/contre-don s’avère nécessaire pour fonder des « états de paix » [p. 98] et mettre un terme à l’instabilité portée par la juxtaposition de demandes particularistes.

109C’est toutefois l’œuvre de J. Butler qui semble porter l’estocade de la critique : distinguant « reconnaissance » et « reconnaissabilité », elle met à bas l’illusion substantialiste sur laquelle reposent bien des constructions précédentes – celle de A. Honneth en particulier –, comme si les sujets existaient « avant » les relations sociales, comme si leurs luttes consistaient à mettre au jour une identité « préexistante ». Surtout, Butler souligne à quel point les normes sociales de la reconnaissance sont elles-mêmes prises dans des dispositifs de pouvoir : elles dépendent des « cadres d’intelligibilité » [p. 105] qui clivent la vie sociale, séparant arbitrairement « ceux dont la vie est digne de deuil [et] ceux dont la mort ne compte pas » [p. 104]. « Le problème en ce sens n’est pas d’“inclure davantage de gens dans les normes existantes” […] mais de “produire des conditions plus égalitaires de reconnaissabilité”. » [p. 107]

110Plusieurs questions restent en suspens en refermant le livre. Si N. Fraser et J. Butler sont largement citées, la question des rapports de genre est étrangement absente. Pourtant, n’y a-t-il pas dans la condition sexuée la trace d’une hétéronomie irréductible au projet de la reconnaissance égalitaire ? Parallèlement, l’importance accordée à la « prémisse intersubjective » ne passe-t-elle pas sous silence les conditions de formation du sujet lui-même ? Quel est, au fond, l’enjeu central d’une théorie critique de la société : fonder un nouvel horizon normatif ou déceler les potentialités inhibées ?

111La reconnaissance, comme théorie ou comme pratique, fait l’objet de nombreuses critiques… Sa productivité heuristique est intacte. C’est la force de ce livre que de nous donner les outils pour en comprendre la portée.

112Matthieu de NANTEUIL

113CriDIS-UCL

114matthieu.denanteuil@uclouvain.be

Emmanuel Kessous, L’attention au monde. Sociologie des données personnelles à l’ère du numérique, Armand Colin, Paris, 2012, 320 p.

115Dans le contexte de développement du « Big data » que nous connaissons actuellement et où les acteurs de la sphère économique et politique cherchent à valoriser toujours davantage les « dépôts d’attention » (c’est-à-dire les traces numériques) de leurs clients-usagers, L’attention au monde souligne particulièrement bien les enjeux liés à la vie privée (privacy) qui y sont associés. Comme Philippe Steiner le présente dans sa préface, L’attention au monde permet de rendre compte du double jeu des forces sociales qui travaillent l’économie de l’attention. En effet, comme jadis le travail, la terre et la monnaie, c’est l’attention humaine qui est ici mise en marché. À l’image des mouvements que Karl Polanyi [1944] décrivait dans La grande transformation, il y a, d’un côté, ceux qui souhaitent que la part marchande de l’attention soit radicalisée et, de l’autre, ceux qui veulent la préserver de l’emprise du marché. Emmanuel Kessous structure son développement en quatre grandes parties. Dans la première, il présente comment les scientifiques du marché se sont emparés des questions d’attention. Il expose ensuite les politiques et les formes de socialisation relatives aux données personnelles (c’est-à-dire les dépôts d’attention) de façon à exposer les problèmes de vie privée que sous-tend l’économicisation de l’attention. Dans la troisième partie, il dégage l’idéologie de l’économie numérique actuelle. Pour finir, il examine les différents mondes et modes de l’attention économique.

116Dans la première partie, Emmanuel Kessous effectue une revue de littérature présentant la manière dont les économistes et les sociologues du marché ont historiquement considéré la question de l’attention. L’auteur propose ainsi de retracer comment l’attention va progressivement devenir un enjeu marchand des plus importants pour les acteurs de la sphère économique. D’un point de vue académique, la sphère marchande est dans un premier temps associée à « une pauvreté informationnelle, des préférences exogènes et une attention-récipiendaire de signaux » [p. 35]. Par la suite, selon une perspective plus « réaliste », les scientifiques saisissent le marché à travers le « marketing de la segmentation, l’identification de besoins et [l’]attention-captée » [p. 35]. Plus tard, compte tenu du développement des données numériques, c’est cette fois-ci le couple « marketing des traces et […] attention transactionnelle » [p. 35] qui permet aux académiciens de comprendre les mécanismes des échanges économiques. Plus précisément, pour George A. Akerlof [1970] ou encore Michael Spence [1973], le marché constitue d’abord un espace d’informations et de préférences exogènes qui se polarisent autour des biens et des prix. Ensuite, l’attention commence à être explicitement considérée par une partie des acteurs des sciences du marché. Elle devient un bien rare dont l’allocation doit être maîtrisée. Dans un contexte où le développement des signaux informationnels émis par l’offre a pour principale conséquence de submerger l’environnement cognitif du consommateur, Herbert Simon [1971] pointe en effet le rôle de l’attention dans les échanges économiques en insistant sur son caractère limité. Mobilisant les travaux de Jérôme Gautié [2007], Emmanuel Kessous montre comment les préférences du consommateur font l’objet d’un processus d’endogénéisation ; c’est-à-dire comment elles sont progressivement, aux yeux des scientifiques du marché, déterminées par des variables qui ne sont plus extrinsèques, mais intrinsèques pour les consommateurs. Elles finissent ainsi par se confondre avec l’attention limitée qui constitue dès lors un objet d’incertitude et un enjeu du marché. Aussi, bien que la sociologie du travail marchand ne parle pas d’attention, il est clair, en creux, que celle-ci est un des enjeux de la captation des publics mise en place par les acteurs de la sphère économique [Cochoy, 2004]. La gestion de l’attention devient un avantage concurrentiel. Enfin, Emmanuel Kessous montre que, avec le développement des technologies de l’information et de la communication, les dispositifs de captation élaborés par les professionnels du marché évoluent dans un mouvement d’économicisation des données numériques à caractère personnel [Battelle, 2006]. En d’autres termes, ces données permettant de contrôler l’attention du consommateur, l’économie de l’attention finit par composer un jeu de prédation marchande des traces numériques. Le problème de privacy devient particulièrement prégnant : « Le droit doit-il sortir définitivement les traces d’attention du domaine public et les limiter au seul cadre du privé ? » [p. 74]

117Afin de répondre à cette question, la deuxième partie du livre propose d’examiner le processus de marchandisation de l’attention du point de vue de l’évolution du droit et de la politique. La finalité de cette section est d’examiner les grandes controverses qui animent les problématiques de la sécurité et de la protection de la vie privée. Ainsi, en croisant les apports du droit et de la sociologie, Emmanuel Kessous examine avec précision les problèmes de vie privée sous-tendus par le développement de l’économie de l’attention. La prédation des traces numériques réfléchissant la double finalité de la sécurité et de la protection de la vie privée, l’auteur présente les problèmes qui y sont associés selon deux axes : celui de la sécurité publique et celui de la valeur économique. Du point de vue de la sécurité publique, l’exploitation des données personnelles doit permettre d’améliorer le contrôle des individus. Dans ce cas, ce n’est pas tellement l’attention des personnes qui intéresse les prédateurs des traces numériques, mais plutôt leurs intentions et leurs identités. Du point de vue de la valeur économique, compte tenu du fait que les données personnelles permettent de saisir l’attention du consommateur, elles font cette fois-ci l’objet d’un travail de captation dont la finalité est double : attacher l’attention du consommateur et augmenter les connaissances du marchand. L’attention renvoie de ce fait à un champ d’activités communes dont le fonctionnement est régulé par une grammaire qui lui est propre. Et c’est précisément cette syntaxe qu’Emmanuel Kessous entreprend de dévoiler dans la troisième partie.

118Grâce à la description analytique de trois textes issus de la littérature du management de l’économie de l’attention, l’auteur dégage les règles permettant de définir les valeurs qui sous-tendent la coordination des affaires et de la vie sociale à l’ère du numérique. Cette partie constitue donc le cœur du travail d’Emmanuel Kessous. Sa contribution consiste à prolonger les travaux de Luc Boltanski et de Laurent Thévenot sur les économies de la grandeur [1991] à partir des textes de Michael H. Goldhaber (physicien de formation et consultant, 1997), de Richard A. Lanham (professeur d’anglais à l’université de Californie, 2006) et de Thomas Davenport et John Beck (consultants chez Accenture, 2001). Les Cités, qu’elles soient inspirées, domestique, de l’opinion, civique, marchande, industrielle et par projet, sont ainsi complétées par celle de l’attention. Dans cette Cité, le « grand » est celui qui sait « concentrer l’attention sur lui », « distribuer son attention dans l’environnement », qui « a l’attention en alerte » et qui sait être « multitâches » [p. 167]. A contrario, le « petit » est celui qui est « dispersé », « invisible », « mono-actif », « non connecté », « inactif », « inattentif » et qui « manque de curiosité » [p. 168]. L’auteur souligne alors quelques « effets de domination » [p. 207], au sens bourdieusien du terme, qui viendraient en quelque sorte structurer l’activité des participants de la Cité de l’attention. Pour finir, Emmanuel Kessous expose deux grandes formes de critique du compromis marchand-industriel à partir de la Cité de l’attention. La première dénonce les processus de réification [Honneth, 2000] auxquels les mécanismes marchands conduisent lorsqu’ils s’appliquent à l’attention. La deuxième pointe l’anéantissement du désir que provoque la sur-sollicitation de l’attention [Stiegler, 2008].

119L’auteur propose alors de confronter trois terrains dans le but de mieux saisir les enjeux sociologiques qui se jouent dans cette Cité de l’attention. L’objectif de cette quatrième partie est de souligner les différentes formes que peut prendre l’attention selon les mondes sur lesquels elle s’appuie. Le premier terrain porte sur les usages qu’une quinzaine de consommateurs au budget modeste font d’une série de dispositifs marchands. Il ressort de cette enquête que les cartes de fidélité, les coupons de réduction et les sites Internet viennent capter l’attention des participants de façon à orienter significativement l’organisation de leurs activités de consommation. L’attention vigilante circulerait plutôt dans le monde marchand. Le deuxième terrain repose sur l’étude de sites d’échange de maison dans les activités touristiques. Ici, l’attention des participants ne porte plus tellement sur les termes de l’échange, mais vient plutôt compléter la prestation pour la rendre plus agréable. Cette étude montre ainsi que les petites attentions, comme ranger et nettoyer l’espace domestique, sont autant de moyens d’agrémenter les biens et services échangés. Ainsi, le geste attentionné circulerait plutôt dans le monde domestique. Le troisième terrain porte sur les usages que les personnes font des sites de rencontre sur Internet. Cette fois-ci, l’objet de convoitise n’est plus le bien marchand, mais la personne. Il ressort néanmoins que les jeux d’attention sont tout aussi importants puisque, pour sortir du système d’échange, les partenaires doivent réussir à se concentrer sur une personne unique. Emmanuel Kessous montre alors que les sites de rencontre sur Internet ne favorisent pas toujours ce basculement d’attention.

120Pour conclure, la sociologie des données personnelles d’Emmanuel Kessous expose avec justesse la place que tient l’économie de l’attention dans le capitalisme cognitif propre à la société de l’information. Bien que les théoriciens de l’économie de l’attention aient tendance à considérer la valeur de l’attention comme une forme de monétarisation du « temps de cerveau disponible » [p. 283], Emmanuel Kessous montre que celle-ci ne s’y réduit pas. Car, le développement de l’économie de l’attention « signale l’apparition d’un monde où l’attention fait l’objet d’un marché certes, mais sa rareté en fait aussi, dans un tel contexte, un signe de reconnaissance pour celui ou celle sur lequel elle se porte. Et c’est cette double propriété qui permet aux acteurs de s’investir dans la promotion de soi, l’autoproduction de contenu et qui entrouvre la possibilité de nouvelles répartitions des richesses (symbolique et économique) » [p. 283]. En outre, l’auteur affirme qu’en faisant de l’attention un bien économique, les acteurs tendent à bafouer le principe de commune humanité transverse aux Cités. C’est pourquoi « l’attention au monde » d’Emmanuel Kessous permet avant tout de désigner le regard politique que portent « tous ceux qui se sentent concernés par les affaires économiques et sociales d’un monde commun où la régulation par les règles, justes et reconnues comme telles, perd jour après jour son caractère prédominant » [p. 299].

121Certes, l’ouvrage aurait gagné à examiner plus concrètement comment les acteurs de l’offre et de la demande coproduisent les dépôts d’attention et quels sont in fine les usages qu’ils en font. Cela aurait permis de mieux rendre compte des mécanismes empiriques de la mise en marché de l’attention et de ses implications matérielles et humaines. Un manque qui devrait cependant être rapidement comblé par d’autres travaux. En conclusion, L’attention au monde devrait intéresser l’ensemble des chercheurs, professionnels et plus largement consommateurs-usagers, qui se sentent concernés par le développement de l’économie de l’attention et par la problématique de la protection des données numériques à caractère personnel.

122Jean-Sébastien VAYRE

123CERTOP, Université Toulouse 2-Le Mirail

124jean-sebastien.vayre@univ-tlse2.fr

Jean-Claude Barbier, The Road to Social Europe. A contemporary approach to political cultures and diversity in Europe, Traduit par Susan Gruenheck Taponier. Routledge, London-New York, coll. « European Sociological Association Studies in European Societies », 2012, 220 p.

125Cet ouvrage reprend l’édition française [7] parue en 2008 (PUF), dont Jean-Claude Barbier a complètement revu et réactualisé le manuscrit quand cela s’avérait nécessaire. La préface est entièrement renouvelée et la conclusion a également été révisée. Ainsi, en dépit des transformations et des crises profondes qu’a traversées le monde depuis la première édition en français, l’ouvrage reste d’actualité. Le livre demeure une contribution majeure sur des questions importantes de la protection sociale, de la solidarité et de la diversité culturelle en Europe. Sujet bien difficile à saisir et problème controversé de la politique européenne, la protection sociale est conçue ici comme partie intégrante d’un volet plus large que l’auteur aborde en la reliant aux cultures politiques et à la diversité linguistique en Europe. Cette forme originale d’articulation de la protection sociale est l’une des idées-forces du livre.

126Les huit chapitres sont regroupés en trois parties. La première partie nous plonge dans le vif du sujet : la protection sociale en Europe. Le premier chapitre traite du problème de la langue et de la traduction des concepts en montrant les différences qui existent entre l’« État-providence », la « sécurité sociale » et la « protection sociale ». Alors que les deux premières expressions demeurent intimement liées au contexte national dans lequel elles se sont développées, la troisième, la protection sociale, est un concept plus universel, forgé par des liens sociaux qui « relient la politique à l’État, aux questions de redistribution, à la famille en tant qu’institution, aux activités collectives ou communautaires indépendantes de l’État [8] ». Comme telle, cette notion fonctionne mieux dans le contexte européen que les deux autres. Illustrant cette analyse par des exemples faisant appel à d’autres notions comme la « question sociale » et « la société salariale », l’auteur montre que la déclinaison du même concept dans les différentes langues illustre bien la difficulté qu’il y a à traduire des notions qui s’enracinent dans l’histoire et la culture de chaque nation. Les notions représentent des « acceptions socialement partagées » qui dépendent – sont issues – de la politique, de l’histoire et du contexte national, et donc qui ne sont pas facilement traduisibles ou transférables d’un pays européen à un autre.

127Dans le deuxième chapitre, l’auteur aborde plus en détail comment protection sociale et solidarité sont indéfectiblement liées à la nation, en soulignant les raisons pratiques, culturelles et politiques qui conduisent à cette assertion. Selon cette optique, la protection sociale implique l’existence d’un territoire dont une communauté nationale accepte de partager les ressources en raison d’une relation de solidarité unissant tous ses membres. Ainsi, la notion de protection sociale requiert une définition sociologique de la nation [p. 22-23], ce qui suppose de tenir compte de phénomènes objectifs et subjectifs. Les citoyens et les organismes collectifs (syndicats, partis politiques, associations, etc.) soutiennent et participent à la solidarité partagée d’une nation donnée, et exigent donc des débats politiques et le dialogue pour prendre les décisions en matière de protection sociale. Cela permet de comprendre pourquoi la solidarité au niveau de l’EU, bien que recherchée et supposée dans de nombreux documents de politique européenne, demeure fort éloignée. La solidarité exige « l’identification » [p. 26-29], en d’autres termes l’appartenance à une communauté nationale, processus difficilement transférable au plan européen ; il y a très peu de citoyens qui se considèrent d’abord et avant tout européens et membres d’une nation qu’à titre secondaire. Ce volet de réflexion devrait être difficile à accepter par ces élites qui ont envie de réduire le poids de la nation dans l’UE ; ignorer le caractère désagréable de cette vérité ne la fait pas disparaître pour autant. Le chapitre contient une section très intéressante sur « l’ancrage pragmatique de la protection sociale », tel qu’il ressort de la langue, du territoire physique et du droit à travers lesquels la protection sociale est mise en œuvre.

128Cette première partie se clôt par un survol des initiatives prises dans le domaine de la protection sociale en Europe au cours du demi-siècle écoulé depuis 1957 (chapitre 3). Ce chapitre, très intéressant, ne se contente pas de présenter les politiques et instruments adoptés au plan européen (où l’on distingue trois périodes, voir p. 46-61), mais il aborde les évolutions et la logique qui sous-tend ces politiques censées introduire ce que l’on appelle le « modèle social européen ». Ce système fait le lien entre les dispositions européennes et nationales, non seulement en matière de la sécurité sociale, mais aussi pour « un vaste ensemble de dispositions relatives au droit du travail et à l’emploi, ainsi que les termes présidant aux négociations au cœur des relations professionnelles, la politique agricole et l’harmonisation des cursus universitaires, etc. [9] ». Ce secteur de la protection sociale au niveau de l’UE porte le sceau de la logique économique initiale du Traité de Rome mettant le statut des droits sociaux à la remorque du marché – ne les imposant donc pas avec la même force que les droits économiques. De surcroît, la protection sociale dans l’UE a toujours été formulée, dès le début, comme une prérogative nationale que les États membres conservent, notamment pour des raisons politiques pendant les périodes électorales. Enfin, l’auteur souligne le rôle de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) dans l’élaboration des principes juridiques qui ont aussi un impact direct sur les lois nationales de la protection sociale, en vue d’aplanir les obstacles dressés face aux libertés économiques (par une intégration négative). Ces traits contribuent, selon l’auteur, à la forme actuelle qu’a prise aujourd’hui la dimension sociale de l’Europe. Le chapitre fourmille d’informations et offre une évaluation équilibrée de la Méthode ouverte de coordination (MOC), de l’absence de convergence des politiques sociales nationales et également des résultats obtenus grâce aux nombreux efforts déployés au plan européen.

129La deuxième partie développe une analyse théorique (sociologique) de la diversité culturelle en Europe. Cette partie est destinée à présenter une approche méthodologique rigoureuse pour aborder la question de la solidarité en Europe. Le chapitre 4 développe une discussion sur la diversité culturelle que l’auteur qualifie de « théoriquement ardue ». On ne peut en effet difficilement se battre en adoptant la position que traiter de la culture représente un effort surhumain. Se lancer dans l’analyse comparative (en recourant souvent à la médiatisation par l’anglais) peut aboutir à construire des typologies et des catégories qui sont dénuées du moindre lien significatif avec le contexte culturel dans lequel elles prennent leur sens. Barbier plaide au contraire pour des analyses approfondies qui tiennent compte des spécificités culturelles, de la culture politique, de la langue, et de l’histoire quand on recourt à des comparaisons de cas. La diversité devrait être pleinement reconnue et la « variable culture » devrait faire partie de la “macro-causal analysis” [p. 74] qui, de façon plus féconde qu’à travers la comparaison de typologies, révèle les cultures politiques, en examinant leur contexte historique et l’évolution des institutions sociétales au sein de la nation.

130L’antagonisme entre universalisme et culturalisme est au cœur du chapitre 5. Le débat doit parvenir à peser sur l’action politique en Europe [p. 76], et l’auteur examine les principales contributions des deux courants de cette « querelle » stérile. Le débat touche également l’économie, discipline vers laquelle se tournent de nombreux « entrepreneurs » en proposant de nouveaux instruments, notamment dans le domaine de la protection sociale en Europe ; or l’auteur juge l’économie insensible et « la moins capable de saisir la nature complexe de la politique » [p. 84]. Barbier plaide pour des lignes directrices spécifiques [p. 88-92] qui pourraient guider le travail des chercheurs à faire une analyse approfondie de la protection sociale et de la diversité en Europe (lignes que nous mentionnons en passant) : tenir compte de l’approche économique ; favoriser l’interdisciplinarité entre les sciences sociales ; organiser leur coopération selon divers niveaux d’abstraction ; et enfin, mettre au jour le contexte particulier, avec les valeurs, les normes et les cultures politiques dont émanent les pratiques de protection sociale.

131Dans le dernier chapitre de cette partie, Barbier analyse les principes éthiques et normatifs qui doivent présider à l’analyse sociologique comparative (chapitre 6). On peut y voir une sorte de « manifeste méthodologique » qu’adopte l’auteur et qui éclaire les principes et les méthodes qu’il considère essentiels pour une analyse en sciences sociales, recherchant « davantage de clarté et de vérité » dans les cultures sociales européennes [p. 95]. Les deux impératifs éthiques qui doivent guider la recherche en sciences sociales sont « le respect de l’Autre » et « l’objectivité et la neutralité axiologique » [p. 96-98]. Ces prémisses jointes aux normes pratiques de recherche, visant à garantir l’indépendance de la sociologie comparative vis-à-vis de la politique, sont des règles et des principes qui peuvent être utilisés avec profit au-delà de la seule protection sociale – et au-delà du domaine de la sociologie devrais-je ajouter.

132La troisième et dernière partie discute le rôle des cultures politiques dans l’intégration européenne. Il s’agit de montrer que cette dernière ne pourra pas réellement se réaliser tant qu’elle sera à la remorque des préférences économiques et fonctionnelles prônées jusqu’ici dans les politiques sociales européennes. Cette dernière partie expose des perspectives théoriques plus contestables et il peut être parfois difficile pour le lecteur peu versé dans la sociologie d’en suivre le raisonnement. Le chapitre 7 est consacré à la pertinence de la culture politique et de la langue. Comme le souligne Barbier, la langue est à la fois code et signification. On nous y montre également pourquoi la langue est essentielle en politique, dans la mesure où c’est au travers de la langue que nous construisons le « sens collectif » qui contribue à la construction des cultures politiques et, de là, à celle des institutions politiques [p. 108-111]. La culture politique est ainsi définie comme « le cadre contextuel de la politique, la façon dont les institutions, les principes hiérarchiques et les conflits sont perçus ; elle produit l’identification, tel le sentiment d’appartenance […] » [p. 117]. Il est également important de noter que les cultures politiques sont perméables aux influences et qu’elles ne sont pas immuables. Barbier propose un diagramme utile de son cadre théorique montrant comment les cultures politiques surgissent dans une communauté politique nationale et se concrétisent en pratiques et institutions formelles dotées d’un « effet sociétal » [p. 114]. Aborder la question de l’Europe sociale revient à constater que nous n’avons pas encore la possibilité de développer une culture politique européenne et que ce retard est notamment imputable à la diversité linguistique et culturelle. Comme nous l’avons vu, les analyses comparatives superficielles ne sont d’aucune utilité dans cette tentative si elles ne prennent pas en compte les cadres historique et culturel où a évolué une institution particulière de la protection sociale (un exemple de la manière dont on peut le faire est donné p. 120).

133Que peut-on donc faire pour développer un système de protection sociale cohérent et crédible en Europe ? Le chapitre 8 évalue les programmes européens de solidarité au vu des principes énoncés et des résultats de recherche présentés tout au long de l’ouvrage. Parmi les initiatives qui, selon Barbier, peuvent contribuer à atteindre ce but, une approche plus politisée devrait être adoptée par les institutions européennes, laquelle devrait consister à investir dans une politique culturelle et linguistique paneuropéenne hardie qui puisse soutenir l’activité politique transnationale et rapprocher les différentes cultures nationales. Une autre proposition très intéressante serait d’étendre les possibilités d’échange et de séjour à l’étranger aux apprentis et aux jeunes chômeurs tout comme il faudrait réfléchir sur l’évaluation du rôle de la Cour de justice. Tout compte fait, les réflexions les plus normatives exposées dans ce chapitre inspirent de nouvelles actions politiques possibles – et l’auteur reste évidemment attentif à ce que la sociologie reste distincte de la politique (ce point a été abordé dans le chapitre 6).

134Concernant le dernier chapitre, l’auteur a repris les perspectives esquissées dans l’édition française de son livre en 2008, et il les a complétées par l’évaluation des scénarios proposés à la lumière des événements qui se sont déroulés entre ce moment-là et 2012. Particulièrement en temps de crise (que ce soit celle de l’euro ou d’États membres proches de l’effondrement), l’aspiration à davantage de solidarité en Europe devient plus tangible, et savoir comment faire face peut sembler une tâche quasi impossible. Comme une longue marche est faite de milliers de pas, l’un des nombreux messages que Barbier désire envoyer au lecteur est que le tout premier pas de la « marche vers l’Europe sociale » consiste à cerner les bonnes questions et comprendre que les problèmes de langue et de culture politique revêtent un rôle clé en matière de protection sociale en Europe.

135En dépit des nombreux points forts de l’ouvrage, il faut soulever quelques limites. En tant qu’ouvrage sociologique, il est difficile pour de nombreux spécialistes d’autres disciplines de l’évaluer et de voir clairement comment les propositions de l’auteur peuvent être mises en œuvre, notamment dans un cadre juridique. Les débats théoriques de la deuxième partie sont unifiés par l’approche méthodologique dont l’utilisation se limitera aux bases savantes de la sociologie. Le rejet de l’utilisation de l’anglais comme lingua franca aurait pu être exploré plus avant. Néanmoins, nombre d’aspects précieux du livre sont à relever. En premier lieu, je voudrais souligner la capacité de l’auteur à exposer avec clarté de nombreux faits et théories qui peuvent être utilisés dans une analyse plus poussée. En second lieu, la grande connaissance de la législation européenne, et tout particulièrement de la jurisprudence, est frappante en tant que contribution sociologique, par sa précision et son envergure. Dans les tentatives interdisciplinaires, il est très difficile de croiser ces lignes méthodologiques invisibles entre les différentes spécialités, mais Barbier y réussit avec élégance en apportant un soin tout particulier aux détails importants – ceux qui paraissent tant importer aux experts juridiques. De bout en bout ressort la recherche rigoureuse et complète, et le livre qui fourmille d’informations procure un grand plaisir de lecture. À ce titre, le livre peut être recommandé non seulement aux spécialistes, mais à toute personne qui s’intéresse à la protection sociale, à la solidarité et à la diversité linguistique et culturelle de l’Europe.

136Silvia ADAMO

137University of Copenhagen

138silvia.adamo@jur.ku.dk

Notes

  • [1]
    Annonce du Premier ministre le 11 décembre 2012 lors de la conférence nationale de lutte contre l’exclusion.
  • [2]
    Sur les « nouveaux habits de la domination au travail », lire : Sarah Abdelnour, Les nouveaux prolétaires, Textuel, Paris, 2012.
  • [3]
    Sur les « nouvelles aliénations », on lira entre autres avec profit un numéro de la revue Actuel Marx portant cet intitulé, et notamment l’article d’Yves Quiniou « Pour une actualisation du concept d’aliénation » (Actuel Marx, n° 39, 2006).
  • [4]
    Raveaud, Gilles, 2006, « Enseigner l’économie à Harvard », L’Économie politique, n° 32, p. 81-90.
  • [5]
    Lebaron Frédéric, 1997, « La dénégation du pouvoir », Actes de la recherche en sciences sociales, n°119, p. 3-26.En ligne
  • [6]
    Voir G. Raveaud 2011, « Un enseignement pluraliste des représentations de l’économie », L’Économie politique, n° 50, avril, ainsi que, la même année : « Trois explications de la crise : marché, circuit, et pouvoir », Finance et bien commun, n° 40.
  • [7]
    La longue marche vers l’Europe sociale, PUF, Paris, coll. « Le Lien social », 2008, 179 p.
  • [8]
    “Connect[s] politics and the state, economic redistribution, the family institution and communitarian or collective activities independent of the state” [p. 14].
  • [9]
    « A vast set of labor law and employment provisions, as well as the terms governing labor-management negotiations, agricultural policy, harmonized educational curricula, etc. »
  1. Isabelle Guérin et Monique Selim (dir.), À quoi et comment dépenser son argent ? Hommes et femmes face aux mutations globales de la consommation, L’Harmattan, Paris, coll. « Questions contemporaines. Série Globalisation et Sciences sociales », 2012, 350 p.
  2. André Babeau, Les comportements financiers des Français, Economica, Paris, 2011, 270 p.
  3. Marlène Benquet, Encaisser ! Enquête en immersion dans la grande distribution. La Découverte, Paris, coll. « Cahiers libres », 2013, 334 p.
  4. Margaret Maruani et Monique Meron, Un siècle de travail des femmes en France, 1901-2011, La Découverte, Paris, coll. « Sciences humaines », 2012, 232 p.
  5. Gilles Raveaud, La dispute des économistes, Le Bord de l’eau, Lormont, coll. « Troisième culture », 2013, 100 p.
    1. Partir de quatre représentations…
    2. … pour penser la crise actuelle
  6. Sandye Gloria-Palermo, L’école économique autrichienne, La Découverte, Paris, coll. « Repères », 2013
  7. Haud Guéguen et Guillaume Malochet, Les théories de la reconnaissance, La Découverte, Paris, coll. « Repères », 2012
  8. Emmanuel Kessous, L’attention au monde. Sociologie des données personnelles à l’ère du numérique, Armand Colin, Paris, 2012, 320 p.
  9. Jean-Claude Barbier, The Road to Social Europe. A contemporary approach to political cultures and diversity in Europe, Traduit par Susan Gruenheck Taponier. Routledge, London-New York, coll. « European Sociological Association Studies in European Societies », 2012, 220 p.
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/12/2013
https://doi.org/10.3917/rfse.012.0255
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...