CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Ce livre est passionnant et je ne peux que recommander sa lecture aux économistes. Son ambition peut sembler démesurée. David Graeber vise, ni plus ni moins, à décrire 5 000 ans d’histoire des rapports d’échange entre les hommes. Pourtant, cette histoire fonctionne, parce que l’auteur l’aborde sous l’angle de l’anthropologie. Ce qui suppose, dit-il, d’admettre comme postulat de départ l’existence de rapports d’échange, mais aussi d’autres rapports humains irréductibles à l’échange. Cela implique notamment de reconnaître la possibilité de rapports coopératifs renvoyant à la célèbre formule de Louis Blanc, popularisée par Karl Marx « de chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins », mais également d’admettre qu’il existe des rapports humains relevant d’une logique hiérarchique. En définitive, ce livre a pour objet de retracer l’évolution et l’agencement de ces trois formes de rapports humains au cours du temps.

2Mais alors, pourquoi avoir choisi d’intituler ce livre La dette ? Une dette, explique David Graeber, est une relation quantitative, conclue entre deux parties de statut équivalent, donnant lieu à un échange, mais un échange s’étirant dans le temps. En cela, ce concept permet d’appréhender à lui seul les trois formes de relations humaines dont ce livre se propose de faire l’histoire. Une dette est fondamentalement une relation d’échange, mais une relation d’échange brisant momentanément l’égalité entre les parties en jeu, une relation par conséquent susceptible de se transformer en rapports hiérarchiques. Mais encore, le concept de dette invite à s’interroger sur l’objet de la dette, et donc à appréhender en creux le degré de coopération existant à tout instant au sein de chaque groupe social. Retracer l’histoire du concept de dette, c’est donc décrire les grandes transformations des relations humaines qui combinent ces trois principes.

3Ce livre est organisé en 12 chapitres. Les chapitres 1 à 4 sont une charge contre les conceptions économiques et religieuses supposées ramener tous les rapports humains à des rapports d’échange. Deux conceptions sont en particulier visées : « la conception du marché » de Smith et la conception de l’État des théoriciens de la « dette originelle ». Le chapitre 5 expose la théorie anthropologique utilisée comme grille de lecture tout au long du livre. Enfin, les chapitres 6 à 12 revisitent, à l’aune de cette grille, les grandes transformations que l’humanité aurait connues depuis 5 000 ans.

4Commencer la lecture de ce livre par le chapitre 5 est certainement le meilleur moyen de cerner le point de vue de l’auteur. Ce chapitre entend répondre à la question suivante : si toutes les relations humaines ne s’apparentent pas à des relations d’échange, sur quels principes moraux, de tout temps, et en tout lieu, les interactions humaines reposent-elles ? Pour David Graeber, trois principes moraux seraient communs à toutes les sociétés, un principe coopératif qu’il qualifie de « communisme fondamental », un principe d’échange et un principe hiérarchique.

5Le communisme dont il est question ici n’a à voir ni avec la question de la propriété des moyens de production ni avec une quelconque utopie. C’est au contraire quelque chose de commun à toutes les sociétés et à des degrés divers. Ce communisme serait en fait la condition de la sociabilité, des relations humaines dans lesquelles, sauf à se considérer comme ennemis ou à se mettre soi-même en péril, chacun interagirait sans contrepartie directe, sans qu’aucun compte des actions des uns et des autres ne soit jamais établi. Il semblerait bizarre, par exemple, dit l’auteur, que des personnes victimes d’une catastrophe naturelle et qui décideraient de s’entraider se mettent à tenir un compte détaillé de chacune de leurs actions.

6Les rapports d’échange, quant à eux, reposent sur le principe de réciprocité et mettent généralement en scène au moins deux parties qui entendent tirer le plus grand bénéfice possible de la transaction en jeu. Une telle opération, bien sûr, suppose la possibilité de quantifier les gains de l’échange. Cette dimension est à l’œuvre à la fois dans les économies de dons et dans l’économie mondialisée aujourd’hui. L’auteur procède par allers-retours successifs et comparaisons. Dans les sociétés de dons, ces échanges contribuent à modeler, structurer, définir et modifier les relations sociales entre les individus impliqués dans ces transactions. En revanche, nos échanges possèdent un caractère impersonnel. Mais, dans chaque cas, les objets échangés sont perçus comme équivalents, ce qui, par implication, établit l’égalité entre les parties. Par ailleurs, dans l’échange, les deux parties sont autonomes, une fois la transaction terminée, le rapport social s’éteint. Pour expliquer la complexité de cette opposition, l’auteur n’a de cesse de puiser dans la littérature, le théâtre, la philosophie, etc., des exemples qui illustrent de manière éclairante son propos.

7Enfin, David Graeber aborde la troisième forme de relation entre les individus : les relations hiérarchiques. Ce sont les relations dans lesquelles au moins une partie est considérée comme supérieure ou inférieure à l’autre. Celui qui est soumis attend un comportement précis de son supérieur qui, de son côté et afin de conserver son pouvoir, respecte une ligne de comportement préétabli et cohérent. Il prend l’exemple de la mafia, où le parrain codifie son action afin que ses victimes sachent à quoi s’en tenir avec lui. Dans ce type de relations, il ne peut exister de dette, puisqu’il n’y a pas d’égalité. Ce sont des relations fondées sur la violence qui se codifient dans le temps : « Les conquêtes, les relations fondées sur la force deviennent systématiques, et par conséquent se transforment en des relations non pas de prédateur à proie, mais en des relations morales, dans lesquelles les chefs prodiguent leur protection. La question n’est plus alors celle de la réciprocité, mais celle du précédent. » Ainsi, à mesure que les relations de supériorité et d’infériorité sont clairement tirées et acceptées par toutes les parties comme cadre de ce type de relations et que les situations perdurent suffisamment de sorte que l’on n’a pas affaire à des relations relevant de la force arbitraire, les relations humaines vont alors être vues comme des relations régulées par une toile d’habitudes et de coutumes.

8Puis, l’auteur propose de changer de paradigme, de passer d’un paradigme unidimensionnel à un paradigme tridimensionnel, de comprendre comment le monde s’agence autour de ces trois principes. La difficulté tient à ce que les individus basculent en permanence d’un système moral à l’autre. Si l’on ressent le besoin de tout repenser en termes de réciprocité, c’est justement parce que ces principes s’enchevêtrent et qu’il est parfois difficile de dire quel principe domine l’autre dans une situation donnée.

9Des relations hiérarchiques peuvent par exemple fonctionner selon le principe du communisme. De la même manière, des relations communistes peuvent basculer vers des relations hiérarchiques, inégalitaires, sans d’ailleurs que personne ne s’en aperçoive. Cela tient parfois à peu de choses. Quand les écarts entre les capacités et les besoins des individus d’un même groupe social s’accroissent, un individu peut être tenté de prendre le dessus sur les autres.

10Il est par ailleurs difficile, presque impossible, de transformer des relations fondées sur le principe communiste en des relations d’échange : « On observe cela tous les jours entre amis : si un de nos amis abuse de notre générosité, il est souvent plus facile de rompre toute relation que de demander réparation sur le fondement de l’échange ou de basculer vers une relation hiérarchique. » Pour certains individus, explique Graeber, conserver son autonomie, sa liberté, prime sur tout le reste. C’est de cela qu’il serait fondamentalement question dans les sociétés où l’honneur est tout. Préserver son honneur, c’est refuser de tomber sous la coupe de qui que ce soit, c’est conserver son rang dans le groupe.

11Ce que le concept de dette permet d’appréhender, c’est le basculement de relations d’échange ou relevant du communisme vers des relations hiérarchiques. Une dette met en scène au moins deux parties qui se considèrent fondamentalement égales, du moins au regard des aspects qui comptent vraiment. Cela peut supposer une égalité de statut dans une économie fondée sur le don ou bien une égalité de droit dans les sociétés démocratiques. Parce que ce contrat court dans le temps, cette égalité est momentanément rompue, bien que chacune des parties conserve l’idée que cette égalité puisse être restaurée. Quoi qu’il en soit, tant que la dette reste impayée, la logique de la hiérarchie supplante la logique de la réciprocité : le rapport créditeur/emprunteur bascule vers un rapport féodal paysan/seigneur. Dès lors, la logique du précédent prend le pas, mais pas complètement. In fine, une dette doit être payée, l’équilibre et l’autonomie des parties doivent être restaurés.

12Parce qu’une dette est quantifiable, son histoire est inséparable de celle de la monnaie. C’est à ce point du raisonnement que l’auteur est en mesure d’aborder ce concept central de l’économie sous l’angle de l’anthropologie et de se livrer à une critique féroce des économistes.

13En développant des histoires de la monnaie qui excluent dès le départ la possibilité d’interactions économiques fondées sur d’autres principes que l’échange, les économistes ne pouvaient qu’échouer. En effet, si le marché préexiste à la monnaie, faire l’histoire des relations d’échange et des relations d’endettement entre individus n’a plus aucun sens. La monnaie n’aurait donc pas d’histoire ! Ce que révèle l’anthropologie, au contraire, c’est que la monnaie et les relations d’endettement n’ont au départ rien à voir avec des relations commerciales et que ce n’est le cas aujourd’hui qu’au terme d’un long processus historique.

14Que se passe-t-il quand on adopte la vision de Smith ? Smith explique que notre penchant pour l’échange serait ce qui nous distinguerait des autres animaux. Le marché serait consubstantiel à la société. Pour étayer son propos, Graeber reprend la pensée d’autres auteurs tels que Nietzsche ou Rabelais qui auraient poussé cette vision à l’extrême. Si le monde se réduit à un vaste réseau d’échanges, notre lien à la société, à l’État, ne peut se concevoir que comme un rapport de dette et uniquement de dette. En l’absence de dette, personne ne ressentirait la moindre responsabilité envers son prochain. La société ne serait que chaos.

15C’est en rupture complète avec cette conception du marché et de l’État que l’anarchisme de David Graeber le conduit à bâtir son histoire du concept de dette dans la seconde moitié du livre : il n’y a pas de marché sans État. Détruire l’État, c’est donc supprimer le marché et remettre au centre la dimension coopérative, « communiste » des rapports humains.

16Au commencement, la monnaie et les dettes servaient seulement à réarranger les relations humaines au sein de chaque groupe social. La monnaie ne servait donc pas à acheter des biens, mais plutôt à créer, renforcer ou rompre des relations humaines. La monnaie était donc avant tout sociale et préexistait au marché. Dans une économie humaine, chaque personne est unique et d’une valeur incomparable, parce que chaque personne est l’expression d’un nœud de relations également unique. La monnaie n’est alors qu’un moyen de reconnaître ce caractère unique de chaque individu. Par conséquent, une dette ne peut jamais être payée. Ces économies auraient évolué au contact de ce que l’auteur qualifie de sociétés commerciales, des sociétés dans lesquelles la monnaie est utilisée dans les échanges de biens.

17Comment le passage de ce type de sociétés où chaque être humain est unique à une société où les êtres humains sont comparables les uns aux autres et dont la valeur peut être comparée à celle d’un objet s’est-il produit ? Comment est-il possible de traiter les individus comme s’ils étaient identiques ? Cela suppose, dit Graeber, de briser ces relations, d’arracher cet individu à son milieu (et briser du même coup toutes les relations qui relèvent du communisme et de la hiérarchie, casser les relations qui font de cet être humain un être unique). Cela requiert bien sûr une certaine dose de violence. Ce n’est qu’à ce prix que la monnaie peut se généraliser et que les rapports d’échange peuvent pénétrer plus profondément la société. C’est à l’occasion de cette transformation que des humains peuvent devenir des objets d’échange : les femmes sont données en mariage, des esclaves sont capturés à l’issue des guerres. Tout cela a lieu, il est très important de le souligner, dans des sociétés où le marché pour les biens quotidiens, ordinaires (de vêtements, d’outils et de denrées alimentaires), n’existe pas. Le marché naît de la violence !

18La thèse de ce livre est que la guerre, l’État et les marchés sont indissociables et sont consubstantiels. Les conquêtes et les guerres conduisent à la levée de l’impôt qui s’accompagne de la création de marchés qui servent aux soldats et aux administrateurs de la guerre. C’est à cette occasion que les dettes explosent. Les femmes deviennent des objets, des marchandises – dans un tel monde, les hommes peuvent utiliser leurs femmes et leurs proches comme sûreté. L’honneur devient alors une protestation contre les premières extensions du marché.

19L’honneur est l’estime que les autres nous portent, notre honnêteté, notre intégrité, mais aussi la capacité de se protéger et de protéger les siens de toute dégradation et de la violence. L’idée est que dans certaines civilisations l’honneur peut être quantifié. Si l’honneur est ultimement fondé sur la capacité à extraire l’honneur des autres, cela fait complètement sens. La valeur d’un esclave est égale à l’honneur qui a été arraché à cet individu. « L’honneur est un jeu à somme nulle. » Ce qui rend les lois irlandaises du Moyen Âge si étonnantes et particulières dans cette perspective est que les défenseurs de cette loi n’ont aucune difficulté à fixer un prix monétaire exact de la dignité humaine. Cela peut paraître étrange à notre époque. Mais à cette époque, on ne quantifiait que cela !

20Les guerres généralisent l’utilisation de la monnaie métallique et tendent à ramener tous les rapports humains à des rapports d’échange. Le crédit, en revanche, parce qu’il admet que la monnaie est un symbole, une convention, ne peut fonctionner que par la confiance et est en cela générateur de paix. Ainsi, puisque la monnaie métallique est associée à la guerre, le bouddhisme par exemple, dans sa volonté de paix, avait tout intérêt à favoriser le crédit.

21C’est précisément en épousant cette conception que l’État chinois serait parvenu à assurer une formidable période de croissance. Par la suite, en basculant vers un système de monnaie métallique, la Chine n’aurait maintenu sa prospérité qu’au prix du siphonnage des énormes quantités d’or extraites d’Amérique par les conquistadors espagnols, l’État intervenant en permanence pour que le marché dispose de suffisamment de liquidités pour fonctionner. Dans le monde islamique où Dieu est supposé recréer l’univers à tout instant, les fluctuations du marché étaient vues comme une manifestation divine. L’État se gardait donc de toute intervention, garantissant ainsi la possibilité que se développe un vaste réseau de marchands reliés les uns aux autres par des relations de crédit reposant ultimement sur la confiance.

22Comment, dès lors, le basculement vers le capitalisme s’est-il manifesté ? Vers 1500 environ, les gouvernements en Europe brisent le système de crédit existant et généralisent le recours à la monnaie métallique. En peu de mots, selon Graeber, le capitalisme serait né sous l’impulsion des gouvernements et de leur volonté infinie d’accumulation. L’histoire du capitalisme, donc, ne serait pas l’histoire de la destruction graduelle des traditions par les forces impersonnelles du marché. Ce serait plutôt l’histoire du passage, en une lente transformation, d’une économie de crédit à une économie d’intérêt, s’accompagnant de la destruction des liens sociaux du Moyen Âge.

23Le livre se termine par une réflexion sur la spécificité de notre époque. Au regard de cette longue histoire, que signifie l’abandon des accords de Bretton Woods en 1971 par les États-Unis ? Pourquoi un tel événement, qui marque pourtant l’abandon de la monnaie marchandise et réaffirme le caractère fondamentalement symbolique de la monnaie, n’a-t-il pas coïncidé avec l’avènement de relations plus pacifiques et égalitaires ? Cela tiendrait à une raison simple. Tant que l’idée d’un risque d’effondrement du système capitaliste restait très largement partagée, des institutions politiques et économiques susceptibles de le réguler ont pu être mises en place. Avec l’effondrement des pays du bloc de l’Est, la crainte de la destruction du système a complètement disparu, provoquant en conséquence le démantèlement des pare-feu capables de contrôler sa stabilité.

24Les interventions des gouvernements américains, chinois, européens et japonais, ces dernières années, sont parvenues à éviter le collapse de l’économie mondiale. La situation en Europe, et à un moindre degré celle des États-Unis et du Japon, reste aujourd’hui encore très préoccupante et rien ne laisse véritablement présager des changements imminents dans le domaine politique. Les perspectives, notamment celles d’une vaste opération d’annulation des dettes en cours, que Greaber appelle de ses vœux au sein du mouvement Occupy Wall Street, semblent peut-être plus improbables encore. Au moins, ce livre nous aura-t-il permis, par le recul qu’il offre, de réfléchir de manière totalement nouvelle sur la signification profonde d’une telle proposition.

Mis en ligne sur Cairn.info le 24/12/2013
https://doi.org/10.3917/rfse.012.0251
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