CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’État social, pour sortir du chaos néolibéral amorce une réflexion stimulante sur le statut de l’État dans les économies contemporaines. Christophe Ramaux déconstruit de nombreuses idées reçues pour penser une théorie autonome de l’État social. La réflexion amorcée et développée est originale, novatrice et, selon Richard Sobel [1], cet ouvrage propose un triptyque pour comprendre l’essentialité de l’action collective. Les voies empruntées par Ramaux contestent radicalement l’idée dominante, comme le faisait Cugnot à la fin du xviiie siècle. La voie cugnotienne fut révolutionnaire, elle bouleversa le déplacement, même si le chariot n’assurait pas la fonction qu’il visait : le transport. Son automobile n’était pas réellement opératoire, en revanche elle ouvrit de nouvelles perspectives. Les perspectives, largement soulignées par Sobel sous la dénomination de work in progress, se retrouvent dans le travail de Ramaux et elles nous semblent fondamentales. Elles ouvrent des pistes de recherche et, pour cette raison, constituent l’objet de notre attention. Ainsi, après avoir présenté succinctement les quatre parties de l’ouvrage, nous nous pencherons sur trois points à retravailler pour consolider cette théorie de l’État social : l’État social versus l’État ; le néolibéralisme a-t-il tout emporté et, enfin, le statut des Trente Glorieuses.

L’ouvrage

2L’État social... est un ouvrage volumineux et très documenté complété par une bibliographie de 27 pages qui référence des lectures éclectiques. L’auteur mobilise des travaux issus de plusieurs disciplines (philosophie, sociologie, histoire, science politique et économie), des apports anciens, modernes ou contemporains, sans oublier la diversité des approches au sein du champ disciplinaire de l’économie. Quatre parties structurent son ouvrage.

3– La première se penche sur l’État social en tant qu’objet de recherche. Ramaux porte un regard critique sur le concept d’État social le plus largement admis et déconstruit les choix théoriques influencés par les doctrines dominantes (depuis la fin des années 1970). Ces dernières placent le marché au centre des processus de socialisation et retirent à l’État toute prétention d’ensemble. Cette construction théorique conçoit l’État comme un attribut qui ne joue qu’un rôle subalterne et se limite à la protection sociale. Les tenants de ces approches lénifient volontairement la place de l’État social et « quoi de plus efficace pour y parvenir que lui nier, dans sa définition même, toute portée globale et, partant, toute cohérence d’ensemble ? » [p. 16]. L’observation des sociétés contemporaines infirme visiblement cette idéologie, voire cette doctrine, et attribue à l’État social une « portée globale ». Or l’observable occupe une place centrale chez Ramaux, et il place donc l’État social au cœur des processus de socialisation. Il « n’est pas une donnée naturelle, un objet des sciences de la nature. L’État social est une construction sociale » [p. 29] historiquement située et adossée à quatre piliers que sont « la protection sociale ; la réglementation des rapports du travail ; les services publics ; les politiques économiques » [p. 8]. Ainsi défini, ce concept dispose d’une logique autonome ; même si ses frontières ne sont pas « étanches : il y a des bords, des espaces intermédiaires entre lui et d’autres institutions, d’autres acteurs » [p. 20]. Dès lors, pour affiner les limites de son concept, Ramaux ajoute aux quatre piliers un second niveau d’abstraction. La visée sociale, par exemple, est une des dimensions majeures de l’État social, même s’il « n’englobe pas toutes les politiques à visée sociale. Qui dit social ne dit pas nécessairement public » [p. 22].

4Conclusion : pour Ramaux la définition de l’État social repose sur quatre piliers délimités par des dimensions (la visée sociale des politiques, les besoins sociaux, etc.). Cette définition « donne à voir une véritable ambition pour l’État : celle d’assurer un certain bien-être social et non simplement […] de mettre en place un filet de protection minimale réservé aux plus démunis » [p. 16].

5– La deuxième partie met en scène la place de l’État dans une perspective historique. Fondée sur des données quantitatives, elle conteste l’idée, largement véhiculée, du déclin de l’État dans les pays « industrialisés » à partir de la fin des années 1970. Pour les pays de l’OCDE, la dépense publique augmente jusqu’à la fin des années 1980 et se stabilise ensuite entre 45 et 55 % du PIB. Les prélèvements obligatoires suivent également ce trend et se fixent à plus ou moins 40 % du PIB dans les années 1990. Ces grandeurs mettent en avant l’influence croissante et continue de l’État jusqu’au milieu des années 1990, en pourcentage du PIB, et ensuite une certaine stabilité. Le livre met également en exergue le poids réglementaire de l’État qui ne s’estompe pas, et le droit du travail, par exemple, même s’il évolue, ne sort pas de la sphère publique, tout comme les dispositifs de protection minimale (RMI, RSA, CMU, etc.) apparus après la fin des Trente Glorieuses dont la vision enchanteresse est également contestée. Des bidonvilles se trouvaient aux portes de Paris dans les années 1960, la pauvreté était plus importante, les personnes âgées étaient particulièrement touchées, les femmes accédaient moins à l’emploi et les niveaux de formation scolaire et universitaire étaient moindres.

6Conclusion : l’auteur mobilise une information riche et abondante pour situer l’influence économique croissante de l’État dans les pays de l’OCDE à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Globalement, de 1945 jusqu’au milieu des années 1990, la part de l’État augmente et se stabilise ensuite. Ce constat prouve l’importance de l’État dans les sociétés néolibérales : « Le néolibéralisme n’a pas tout emporté. » [p. 115] En revanche, même si le néolibéralisme n’a pas emporté l’État, nos sociétés ont profondément changé depuis trois décennies. La concurrence, comme mode de coordination des agents, s’est généralisée, elle s’applique aussi bien à la sphère privée que publique. L’actionnariat se développe et la part des dividendes par rapport à la valeur ajoutée augmente. En revanche, toujours par rapport à la valeur ajoutée, les investissements et la part des salaires diminuent. Les faits circonstanciés présentés par Ramaux illustrent clairement l’importance économique de l’État contemporain, même si, par rapport aux Trente Glorieuses, ses actions et ses priorités ont muté. Les politiques fondées sur la demande et la lutte contre les inégalités disparaissent au profit de politiques de l’offre associées à la mise en place d’une architecture institutionnelle favorable aux mécanismes de concurrence.

7– La troisième partie analyse différents mouvements théoriques pour justifier la nécessité de penser une théorie de l’État social. Pour Ramaux, l’essentiel des théories économiques ne disposent pas d’une théorie « autonome » et, à ce titre, la pensée néoclassique est certainement la plus caricaturale. Pour l’analyse néoclassique, l’économie possède ses propres lois. Elles déterminent le fonctionnement d’un ensemble de marchés concurrentiels et coordonnent les préférences d’individus autonomes. Absent du modèle séminal, l’État est même néfaste dans la mesure où il perturbe lesdites lois. Certes les néokeynésiens mâtinent le modèle et, selon eux, l’État corrigerait les dysfonctionnements de l’autorégulation marchande. Quoi qu’il en soit, l’État n’a pas réellement de place et reste fondamentalement impensé. Le rôle central attribué à la dynamique du capital dans l’analyse marxienne ne permet pas non plus de penser l’État social. Certes, l’État joue un rôle essentiel, mais il n’enclenche pas la dynamique en question, il la sert. Avec des nuances, Ramaux fait le même type de reproche à l’école française de la Régulation, même si elle porte des germes de salut, et les seuls courants théoriques ayant des principes féconds pour penser l’État social seraient keynésien et post-keynésien. Pour ces derniers, « le marché, la concurrence, le capital lui-même a des vertus […], mais ils ne peuvent pas tout faire, on ne peut tout leur confier, leur champ de compétences est limité » [p. 190]. L’État dispose alors du champ de compétence qui boucle le système pour atteindre le plein emploi.

8Conclusion : fort de ces vides théoriques, l’auteur propose une théorie pour donner à l’État social une portée d’ensemble. Son analyse repose sur une « construction politique » de l’État social fondée sur la démocratie et l’intérêt général. Dans un environnement où la logique capitaliste s’affirme (à partir de la révolution industrielle), les principes de l’État social se mettent en place progressivement pour atténuer le risque social. Cependant, la « nature » de l’État social ne s’arrête pas au risque social, elle englobe également les besoins sociaux. En d’autres termes, l’État social garantit aux agents, dont la subsistance repose sur une forte division sociale du travail, les moyens de satisfaire leurs besoins sociaux. À ce titre et pour penser l’État social, les Trente Glorieuses constituent un terreau fertile même si les fondements de l’État social, de par sa dimension politique, se situent bien avant cette période.

9– La quatrième partie termine l’ouvrage et pose de nombreuses questions pour penser la postérité de l’État social. L’unité de cette partie n’est pas toujours évidente, elle aborde plusieurs sujets plus ou moins autonomes dont la lecture reste cependant roborative. La notion de démocratie, par exemple, est mobilisée pour montrer l’absence de contrôle citoyen sur plusieurs espaces de la vie sociale. La politique monétaire de l’eurogroupe est convoquée dans la mesure où, pour déterminer des choix dont le présent et le futur dépendent, l’avis des citoyens de la zone concernée n’est plus pris en compte depuis 1992. Pour l’essentiel, la vie de l’entreprise échappe également au contrôle démocratique des agents qui créent pourtant la richesse (le travail) et sans qui l’entreprise n’existerait pas. Dans une entreprise, la voix de la propriété (actionnaire ou autre) porte, contrairement à celle du travail. Cela conduit Ramaux à poser la question de l’intérêt général. Considère-t-on réellement l’intérêt général si tous les champs de la vie en société ne procèdent pas d’un choix collectif ? Pour compléter ces questions de philosophie politique, les derniers paragraphes déconstruisent des évidences peu discutées en général. Les vulgates et discours convenus sur les dettes publiques, sur l’impôt sont décortiqués pour montrer : en quoi le niveau de la dette publique n’a rien d’alarmant et ne serait absolument pas un problème dans un autre contexte institutionnel ; en quoi l’impôt n’est pas injuste et participe à la prospérité, etc. Cependant, même si ces évidences ne traduisent pas une situation objective, elles façonnent les représentations sociales et expliquent pourquoi les citoyens vivant de leur travail acceptent de renoncer à des droits a priori fondamentaux. D’où la nécessité de les déconstruire.

10L’État social, pour sortir du chaos néolibéral a une grande ambition intellectuelle. Ramaux cherche à construire une théorie d’ensemble sur un objet extrêmement complexe qui articule de nombreuses dimensions dont les logiques sont parfois contradictoires. L’œuvre est ardue et Ramaux entreprend un travail remarquable, mais difficilement perfectible. Il lance de nombreuses pistes de réflexion, mais elles n’aboutissent pas toujours et l’incomplétude, les tensions de cet ouvrage peuvent frustrer. En revanche, elles constituent en même temps une richesse qui nourrit la réflexion intellectuelle et qui met en exergue les points d’achoppement à soulever pour progresser.

La discussion

11État versus État social : le concept d’État social. Les termes d’État et d’État social reviennent régulièrement dans ce commentaire et ce choix terminologique fait écho à la démarche suivie par l’auteur. Ce dernier entretient l’ambiguïté et le lecteur se demande parfois si l’auteur distingue toujours, avec la clarté attendue pour comprendre le sujet, l’État et l’État social. En effet, les grandeurs mobilisées ne sont pas spécifiques à l’État social. Elles touchent plus généralement tout ou partie de l’État. Dans le chapitre « L’État social est toujours là », l’auteur mobilise des données qui ne caractérisent pas l’État social : la dépense publique, les prélèvements obligatoires, etc., et ce procédé est récurrent (cf. chapitres 4, 5, 9 par exemple). Les dépenses publiques incluent bien évidemment les dépenses spécifiques à l’État social ; en revanche, le fait que les dépenses publiques augmentent ou se maintiennent ne conduit pas automatiquement aux conclusions de l’auteur. Certaines politiques de soutien aux secteurs bancaire, automobile, au capital, à l’actionnaire, participent à la progression des dépenses publiques sans interdire la disparition hypothétique de l’État social. Nous ne contestons absolument pas l’importance de l’État social, mais le choix méthodologique de Ramaux peut surprendre dans la mesure où « l’État social n’est pas non plus tout l’État […] l’État social n’englobe pas toute l’intervention publique » [p. 27]. Avec cette phrase l’auteur formalise clairement la distinction, mais il n’en tire pas de conclusion en termes de méthode, et reconnaît la complexité d’une définition basée sur les quatre piliers. La protection sociale et la réglementation des rapports du travail s’identifient a priori plus facilement. En revanche, les contours des services publics et les politiques économiques restent flous. Pour les affiner, l’auteur ajoute le second niveau d’abstraction : les dimensions à visées sociales (cf. supra), de besoin social, le bien-être, l’intérêt général, public/privé, l’anticapitalisme : « L’État social a une dimension non seulement antilibérale, mais aussi proprement anticapitaliste » [p. 281], etc. Ces dimensions ne sont pas accessoires, elles sont constitutives : « La vocation de l’État social est d’assurer un certain bien-être social et non seulement un filet de protection minimum » [p. 297], mais elles ne clarifient pas toujours l’analyse. Les questions environnementales, par exemple, qu’aborde l’auteur pour illustrer son propos, s’inscrivent a priori dans une logique de bien-être ou de besoin social. Ainsi doit-on inclure les mesures et dépenses destinées à protéger l’environnement dans l’État social ? Cependant, toutes les dimensions ne sont pas équivoques et certaines disposent réellement d’un caractère opératoire. L’anticapitalisme [2], par exemple, permet d’opposer les systèmes publics fondés sur la solidarité (sécurité sociale) et les systèmes privés capitalistes, telles les assurances.

12Les propositions de Ramaux cernent plus ou moins bien les bornes de l’État social, mais elles ne permettent pas encore d’en préciser le périmètre et l’amalgame entre État et État social est fréquent. Dans ce contexte, identifier les actions de l’État social pose un problème. Construire les grandeurs qui lui sont spécifiques devient impossible et observer l’État social à partir de données qui le dépassent ne satisfait pas. Certes, Ramaux assume et explicite régulièrement la difficulté de borner l’État social : « L’État social n’est pas non plus tout l’État […] l’État social n’englobe pas toute l’intervention publique » [p. 27], mais cela ne règle pas l’incomplétude de sa théorie. Il pose un cadre riche constitué de quatre piliers et de dimensions plus ou moins diffuses, mais il manque une théorie à sa théorie. La théorie manquante devrait justifier la présence des quatre piliers (pourquoi pas 3 ou 5 ?) et les articuler pour donner la « prétention d’ensemble ». Ensuite, les dimensions devraient être clairement définies, leur importance justifiée par rapport aux piliers, mais aussi les modalités d’articulation. Par ailleurs, le bien-être et la visée sociale ne se situent pas aux mêmes niveaux d’abstraction. L’impact de ces derniers sur la théorie n’est pas homogène et il serait important de formaliser les logiques spécifiques à chacun de ces niveaux. En d’autres termes, le matériau (les dimensions) nécessaire à une théorie univoque de l’État social se trouve disséminé dans l’ouvrage. En revanche, il ne fait pas l’objet d’un traitement systématique pour rendre le concept opératoire et ainsi lui attribuer des grandeurs propres.

13Le néolibéralisme a-t-il tout emporté ? L’État social serait l’option pour sortir de la crise du néolibéralisme. Le second concept (néolibéralisme) occupe une place centrale, mais, paradoxalement, il ne semble pas toujours clairement défini. En effet, l’auteur offre une définition apparemment univoque au départ. Ensuite, il s’en détache parfois et floute ainsi l’analyse. Ramaux aborde ce concept en reprenant le cœur des propositions dardot-lavaliennes [3] : le néolibéralisme est « un modèle global de rationalité qui prétend soumettre aux principes de la concurrence l’ensemble des sphères d’activités, de l’État […] à la conception même de l’individu (conçu et porté comme entrepreneur de soi) en passant par tous les secteurs et marchés, existants ou à créer » [p. 28]. La concurrence joue un rôle central et les exemples de réformes mobilisés, LOLF, RGPP, T2A , LRU [p. 316], montrent son importance pour définir le néolibéralisme. Contrairement à l’idée souvent véhiculée, le modèle néolibéral ne remet pas en cause la puissance publique. Au contraire, il la mobilise pour construire les conditions nécessaires à l’existence d’un système où la concurrence est généralisée. Cette idée structure clairement un premier niveau de définition auquel Ramaux rattache, dans les différents chapitres de l’ouvrage, un second niveau. En plus de la concurrence, le néolibéralisme s’identifie également à une baisse de la part salariale, une remise en cause de la protection sociale, une flexibilisation du marché du travail, etc. Pour se conformer au dit modèle, « les pays européens se sont lancés dans une véritable surenchère à l’austérité. Pour séduire les agences de notation et les marchés financiers, c’est à qui réduira le plus ses retraites, le nombre de ses fonctionnaires, ses salaires, etc. » [p. 396]. La synthèse de ces deux niveaux révèle une contradiction. Le premier niveau de la définition s’accorde de la dépense publique si l’État construit (voire porte) un système où la concurrence joue un rôle constitutif. Le deuxième niveau fait clairement apparaître la présence de politiques de réduction des dépenses publiques, mais aussi des politiques visant à réduire la part des flux affectée au travail. L’analyse de Ramaux ne réconcilie pas explicitement les deux niveaux. Or les éléments nécessaires à la mise en cohérence des deux niveaux se trouvent dans l’ouvrage. Ramaux parle souvent du propriétaire : l’actionnaire, le détenteur de dettes publiques, la sécurité passe par la propriété ; « il y aura désormais la possibilité d’être dans la sécurité sans être propriétaire » [p. 229], etc. Le rôle et l’importance accordée au propriétaire dans les économies contemporaines constituent certainement un début de réponse pour réconcilier les deux niveaux et, à la concurrence, le propriétaire doit être associé. Bruno Théret (cf. dans ce numéro) identifie également l’importance symbolique et effective de la propriété au sein de l’idéologie néolibérale. L’évolution des sociétés occidentales se caractérise par une montée en puissance du propriétaire et cette dimension est également constitutive de la doctrine néolibérale. Par exemple, la voix de l’actionnaire prime sur celle du travailleur et un discours s’organise pour faire accepter cette « évidence ». La dette publique européenne, qui appartient à des propriétaires, doit être remboursée en dépit de l’évidence des risques (justifiant des taux usuraires), même si les droits des citoyens sont niés pour la rembourser (droits à la retraite, à la protection sociale, à des services publics, à la reconnaissance de leur travail, etc.). Le citoyen/travailleur doit ajuster ses besoins pour assurer au propriétaire le respect et la prospérité de sa propriété. La prépondérance du propriétaire associée à la concurrence, le propriétaire-consommateur (théoriquement la concurrence est supposée servir le consommateur), constituent les supports du modèle néolibéral. Cette association explique pourquoi les dépenses publiques destinées au citoyen-travailleur sont amputées, pourquoi les tâches qu’il effectue sont mises en concurrence pour en baisser le coût (concurrence biaisée par la faible mobilité du travail et la forte mobilité du capital), pourquoi son salaire et sa retraite s’ajustent à la baisse au profit du capital. Ces deux dimensions du néolibéralisme (propriétaire et concurrence) expliquent également pourquoi la dépense publique, si elle est affectée à la protection du propriétaire-consommateur, ne contrevient pas à la logique néolibérale.

14Ainsi, pour comprendre l’impact du néolibéralisme sur l’État social, les deux éléments précités (propriétaire/concurrence) devraient être articulés pour identifier les espaces où la concurrence associée à la toute-puissance du propriétaire grignote les droits du citoyen-travailleur. Droits intimement liés à l’État social. En creux, cette démarche permettrait de déterminer comment l’État a restructuré son action et son budget pour organiser la toute-puissance du propriétaire-consommateur. Dans ce contexte, formaliser plus clairement le concept de néolibéralisme nous semble important pour en identifier les ressorts et répondre à la question initiale : « Le néolibéralisme a-t-il tout emporté ? » Notre réponse ne tranche pas et le cadre théorique proposé par Ramaux, les éléments présents dans son livre nous orientent plutôt vers une réponse bifide. Selon les perspectives, soit il n’a pas tout emporté, soit il ne laisse pas grand-chose.

15La perspective quantitative (malgré nos réserves sur l’utilisation des données quantitatives) présentée dans la deuxième partie et la présence du droit du travail semblent pencher pour son maintien. En revanche, « qualitativement », l’État social souffre énormément. La concurrence généralisée conduit au malaise que Dejours [4] et Linhart [5] présentent. Le bien-être du citoyen-travailleur se dilue, ses souffrances ne se trouvent plus au centre des attentions politiques et la portée de sa voix faiblit. La politique monétaire n’est plus soumise à l’approbation du peuple (cf. supra), la représentation des travailleurs se rétracte et l’influence du new public management s’attaque aux derniers remparts où l’autogestion [6] prévalait encore (l’université par exemple). « Qualitativement » l’État social a fortement reculé et le néolibéralisme l’a passablement emporté. Ainsi, pour répondre à la question initiale, les perspectives « quantitatives et qualitatives » doivent être spécifiées et articulées pour saisir tout le contraste des réalités.

16Les Trente Glorieuses, rêve ou cauchemar ? Le titre volontairement provocateur ne traduit certainement pas la vision de l’auteur. La question qu’il pose ne porte ni sur le rêve ni sur le cauchemar, il dénonce simplement la « lecture enchanteresse des Trente Glorieuses » [p. 109] : « […] durant celles-ci, non seulement le niveau de vie était plus faible qu’aujourd’hui, mais le taux de pauvreté était beaucoup plus élevé » [p. 110]. Ces phrases relativisent la vision enjouée des Trente Glorieuses pour mettre en valeur la persistance et l’importance de l’État social au xxie siècle. Nous ne contestons pas cette réalité, mais nous comprenons difficilement, par rapport à la problématique de l’ouvrage, l’intérêt de la comparaison et de la méthode retenue pour comparer.

17Premièrement, Ramaux traite la question du point de vue des actions (allocation chômage, CMU, RSA, etc.), des budgets, du droit du travail, mais il ne les articule pas suffisamment avec les besoins sociaux, même s’il en parle par ailleurs. La notion de besoin semble pourtant indispensable pour comprendre l’importance de l’État social. S’il satisfait les besoins sociaux, il joue son rôle, s’il ne les satisfait pas, il ne joue pas son rôle, indépendamment des niveaux de dépenses sociales. Si le taux de chômage de 2013 égalait celui de 1963, les besoins sociaux n’auraient pas eu à progresser (allocation chômage, CMU, RSA, etc.). Ce type de comparaison ne permet pas réellement de cerner la nature du problème et cela est d’autant plus aigu que la synergie entre les piliers (synergie qualifiée d’articulation supra) est oubliée. À partir de la fin des années 1970 et le début des années 1980, l’État décharne certains piliers de l’État social. L’objectif de plein emploi n’incombe plus à une politique économique active, le « marché » doit permettre d’atteindre l’objectif en question. Parallèlement, dans la mesure où la concurrence de plus en plus aiguë sur le « marché » du travail fabrique des perdants, le gagnant et le perdant constituent l’essence de la concurrence, l’État social investit les piliers qui offrent aux perdants un filet de sécurité [7]. Des piliers de l’État social se voient amputés de leurs attributs depuis 40 ans entraînant des désordres pris en charge par d’autres piliers. Cette synergie est centrale et comparer sans l’intégrer peut provoquer des interprétations qui ne traduisent pas les intentions de l’auteur. Par exemple : si l’État social était moins important pendant cette période merveilleuse, alors de quoi se plaint-on ? De quoi vous plaignez-vous, vous avez le RSA ?

18Deuxièmement, « les Trente Glorieuses n’étaient pas un havre de bonheur qu’une certaine lecture rétrospective béate décrit » [p. 110]. Cette phrase rebondit sur les deux questions précédentes et interroge le qualificatif « béate ». Dans une société fondée sur la division sociale du travail, le plein emploi assure la sécurité et joue un rôle central du point de vue du bien-être social. En effet, privés d’emploi, les agents ne disposent plus des moyens nécessaires pour assurer leur propre reproduction. Très légitimement, ce phénomène effraie tous les acteurs dont l’emploi n’est pas sécurisé et cette insécurité sociale provoque un profond mal-être collectif. Pendant les Trente Glorieuses régnait une ambiance de happy days, de lendemains meilleurs, de protection croissante (« l’idée que les Trente Glorieuses ont été un âge d’or pour l’État social n’est pas infondée » [p. 97] même si la pauvreté était supérieure, le niveau de vie, inférieur, etc. Par rapport au bien-être, le niveau cardinal des variables qui le caractérisent importe peu au regard des perspectives de progression. Dès lors, pourquoi « béate » ? La lecture rétrospective d’une période qui garantissait le plein emploi peut-elle être béate lorsque la reconnaissance sociale, la sécurité et les perspectives reposent sur l’accès à l’emploi ? Même si questionner le « bien-être » pendant les Trente Glorieuses est important, le ton ne semble pas approprié et la méthode de comparaison pose problème. Dès lors que compare-t-on exactement et quel est le but de la comparaison ?

19La théorie de la régulation et Commons : des apports minorés. Penser la globalité de l’État social pose de bonnes questions, mais l’auteur ne semble pas entièrement rendre justice à la théorie de la régulation (TR), pas plus qu’à Commons.

20Le caractère téléologique reproché à la pensée marxienne par Ramaux a disparu de la TR et cette dernière dispose d’un appareillage théorique pour intégrer l’État social. Le cœur de la critique de Ramaux n’intègre pas suffisamment un aspect fondamental de la TR : l’architecture institutionnelle. Pour les régulationnistes, les situations observées en dépendent et la période fordiste par exemple se caractérisait par un niveau élevé de cohérence institutionnelle fondée sur des compromis singuliers. La période qualifiée de capitalisme néolibéral tiré par la finance disposait également d’une cohérence, sur une période relativement courte. Remettre en cause la cohérence peut entraîner des logiques instables, les crises. Ainsi, rien ne s’oppose dans la TR à la construction d’une théorie autonome de l’État social. Au contraire, les outils dont elle dispose permettent d’articuler les vecteurs de cohérence institutionnelle pour penser l’État social, mais aussi les relations entre État social et marché (économie mixte), entre les piliers de l’État social, entre les piliers et les dimensions, entre les dimensions qualitatives et quantitatives, etc. À travers l’idée d’articulation à l’origine de la cohérence institutionnelle, qui garantit le bien-être du citoyen travailleur, point une théorie autonome de l’État social et le recours fréquent au terme « articulation » dans ce texte n’est pas fortuit. L’importance, peut-être excessive, attribuée au régime d’accumulation par Ramaux masque le potentiel analytique porté par la notion d’articulation. La TR dispose déjà d’un corpus fécond et le « rendez-vous n’est pas provisoirement manqué » d’un point de vue théorique et conceptuel.

21Les quelques lignes que Ramaux consacre à John Rogers Commons ne mettent pas en valeur la fécondité de ses apports pour penser l’État social. Selon Commons, les croyances jouent un rôle essentiel dans le processus institutionnel. Considéré comme une institution, l’État social se nourrit de croyances qui lui donnent corps (un corps autonome) et qu’il façonne en même temps. Par exemple, pendant les Trente Glorieuses, les croyances communes, les représentations du juste ont façonné le droit du travail qui constitue une norme, évolutive, sur un territoire où beaucoup d’agents quittaient la paysannerie. L’État social est un lieu d’expression de croyances communes, il leur donne une cohérence, il les modèle et il les oriente pour donner au sujet le sentiment d’appartenance au groupe. Ainsi, l’État social offre le système de représentations, de croyances nécessaires à la construction du citoyen-travailleur et cette raison explique peut-être qu’il ne disparaisse pas. Les sociétés contemporaines ne peuvent pas fonctionner sans citoyen-travailleur. Or la logique de concurrence généralisée détruit le corpus idéologique nécessaire au citoyen-travailleur, même si, pour l’harmonie sociale, ce dernier est certainement plus fondamental que le propriétaire-consommateur. La crise des années 1920-1930 illustre également la négation du citoyen-travailleur et cela a conduit à sa réhabilitation à travers le new deal ou le Front populaire par exemple. Cela a également abouti à construire le citoyen national-socialiste en Allemagne.

22Dans son ouvrage, Christophe Ramaux présente l’environnement théorique dans lequel les courants dominants contreviennent aux observations les plus élémentaires et ainsi accordent peu de place à l’État social. En effet, depuis la fin des Trente Glorieuses, le degré de négation théorique de l’État social est fortement corrélé à sa montée en puissance (ou presque) au sein des économies occidentales. Ce constat interpelle Ramaux qui revendique une démarche pragmatique, fondée sur l’observation des sociétés effectives, pour réhabiliter l’objet théorique État social. Pour cela, il propose une définition basée sur quatre piliers : la protection sociale, le droit du travail, les services publics et les politiques économiques. Pour délimiter plus finement son concept, il ajoute au premier niveau d’abstraction (les quatre piliers) un second niveau dont les dimensions (une visée sociale, le bien-être, l’anticapitalisme, etc.) orientent clairement vers des logiques éloignées de la dynamique marchande. Le travail de Ramaux est très ambitieux et il s’affronte en même temps à deux difficultés majeures. D’une part, il essaie de représenter formellement une réalité sociale extrêmement difficile à saisir. De nombreux axes la traversent ; privilégier l’un d’eux façonne les représentations et expose automatiquement à la critique. D’autre part, il voudrait que sa représentation traduise fidèlement la réalité et il ne recourt pas à la facilité de l’hypothèse postulat. L’exercice qu’il tente est compliqué, il ne le réussit pas toujours, mais il défriche des terrains et ouvre de nombreuses pistes. Si nous devions ne retenir qu’une seule idée de cet ouvrage, nous conserverions celle de l’immense travail empirique et théorique pour tenter de comprendre le rôle d’un acteur fondamental des sociétés contemporaines occidentales. Nous conseillons vivement la lecture de cet ouvrage.

Notes

  • [1]
    Richard Sobel, « Le socialisme, c’est maintenant », Revue de la régulation, n° 12, 2012, http://regulation.revues.org/9791.
  • [2]
    Si nous nous référons à la définition du capitalisme A-M-A’ (que A existe déjà (Marx) ou provienne du crédit (Keynes)), nous cernons relativement bien le mode d’organisation qui s’oppose à la logique capitaliste.
  • [3]
    Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, La Découverte, Paris, 2010.
  • [4]
    Christophe Dejours La souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Le Seuil, Paris, coll. « Point », 2009.
  • [5]
    Danièle Linhart, La modernisation des entreprises, La Découverte, Paris, coll. « Repères », troisième version, 2010. En ligne
  • [6]
    Nous ne retenons pas la définition politique de ce terme (suppression de toute distinction entre dirigeants et dirigés ; transparence des décisions ; non-appropriation par certains des richesses produites par la collectivité ; affirmation de l’aptitude des humains à s’organiser sans dirigeant). Le terme « autogestion » est pris ici dans son sens vulgaire et désigne un mode d’organisation où un groupe de représentants prend des décisions pour l’ensemble des personnes membres du groupe ou d’une structure.
  • [7]
    Cette évolution explique peut-être l’importance que certaines théories attribuent au pilier protection sociale.
Pierre Alary
Clersé, Université Lille 1
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Mis en ligne sur Cairn.info le 24/12/2013
https://doi.org/10.3917/rfse.012.0243
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