1 – Introduction
1La pression concurrentielle induit un processus permanent de réorganisation des entreprises, affectant leurs contours (rachat, fusion, délocalisation, externalisation...) et/ou leur organisation interne (raccourcissement de la ligne hiérarchique, introduction de nouvelles technologies de l’information ou de progiciels de gestion intégrée...). L’impact des changements technologiques et organisationnels sur les réallocations de la main-d’œuvre est bien documenté par la littérature [Askenazy et Moreno-Galbis, 2004]. Ces changements sont alors envisagés dans la perspective de l’entreprise, en examinant les impacts des gains différentiels de productivité selon les catégories de main-d’œuvre sur le volume et la structure des emplois. D’autres travaux, de nature plus sociologique, se sont intéressés aux changements du point de vue des travailleurs, en examinant les impacts sur leurs conditions de travail [Burchell et al., 2002 ; Bryson et al., 2009], ou les expériences de travail dans des contextes organisationnels particuliers [Vidal, 2007]. Dans ces deux perspectives, il apparaît que l’introduction de changements technologiques et organisationnels génère une insécurité de l’emploi qui peut aller jusqu’à la rupture du contrat de travail. Mais il n’existe pas, à notre connaissance, de travaux examinant le lien entre le type de réorganisation menée par l’entreprise et la nature des départs des salariés : licenciement pour motif économique ou personnel, départ négocié, démission... L’objet de ce travail est d’éclairer cette relation entre types de changement et modalités de rupture.
2Les ruptures de contrat de travail peuvent emprunter au moins trois modalités juridiques [1]. Le licenciement pour motif économique (LME) est causé par une suppression ou une modification de l’emploi faisant suite à des réorganisations liées à difficultés économiques sérieuses, mettant en jeu la sauvegarde de l’entreprise, ou encore à la suite de mutations technologiques. À l’opposé, la démission est l’acte par lequel un salarié met fin au contrat de travail qui le lie à son employeur. Cette décision doit résulter d’une volonté libre, non équivoque et sérieuse du salarié. Enfin, le licenciement pour motif personnel (LMP) est inhérent à la personne et/ou au comportement du salarié : inaptitude physique, incompétence ou insuffisance professionnelle, faute professionnelle. À l’initiative de l’employeur, le LME et le LMP donnent droit à des indemnités légales ou conventionnelles, voire personnelles et négociées, pour les salariés concernés. Quant à la démission, elle ne donne pas lieu à indemnités de rupture et n’ouvre pas droit aux allocations de chômage [2].
3À quels liens entre type de changement et modalité de rupture peut-on s’attendre ? En principe, selon une hypothèse qu’on qualifiera d’usage normé des modes de rupture, une entreprise qui procède à des changements organisationnels et technologiques aura principalement recours à des LME. En principe toujours, les démissions résultent plutôt de la décision de salariés ayant trouvé de meilleures opportunités d’emploi, et non de décisions de l’entreprise. Elles ne devraient pas donc pas être corrélées significativement aux changements. Quant aux LMP, ils devraient résulter surtout de conflits individualisés entre le salarié et sa hiérarchie, sans lien systématique avec les réorganisations de l’entreprise.
4Cependant, des travaux récents observent la forte diminution de la part relative des licenciements économiques dans l’ensemble des ruptures au profit des licenciements pour motif personnel [Lagarenne et Le Roux, 2006 ; Serverin et al., 2008]. Selon Palpacuer et al. [2007], « le LMP permet de contourner les dispositifs juridiques du LME, de pallier la raréfaction des préretraites financées par l’État, mais aussi de se séparer de salariés qui, malgré les pressions de nature diverse, n’ont pas accepté de démissionner ». Les différentes modalités de rupture seraient ainsi toutes susceptibles d’être corrélées avec les changements techniques et organisationnels, les réallocations de main-d’œuvre impulsées par les réorganisations pouvant donner lieu indifféremment à des licenciements économiques, à des licenciements pour de pseudo-« motifs personnels » ou à des démissions incitées, en fonction de circonstances largement contingentes. Pour désigner cet usage indifférencié, nous parlerons d’une hypothèse de brouillage entre les catégories juridiques de rupture du contrat de travail.
5Pour tenter d’éclairer ces liens entre changements et modalités de rupture, un double dispositif d’enquête, quantitatif et qualitatif, est ici mobilisé (cf. encadré 1). D’une part, on exploite l’enquête couplée employeur-salariés COI 2006 (Changements Organisationnels et Informatisation) pour établir empiriquement l’existence et l’intensité des corrélations entre nature du changement et modalité de rupture du contrat de travail. D’autre part, on analyse des entretiens réalisés sur un échantillon de 33 salariés ayant connu une rupture de leur contrat de travail en 2006, interrogés dans l’enquête COI 2006 et réinterrogés en face à face deux ans après cet événement. Cette analyse, à partir du vécu des travailleurs eux-mêmes, permet de mieux comprendre comment les différents types de ruptures de contrat de travail sont survenus, dans quelle mesure (et de quelle façon) ils étaient liés à des réorganisations de l’entreprise.
6Une deuxième section expose les liens établis par la littérature économique et sociologique entre les changements organisationnels et technologiques et les mouvements de main-d’œuvre, en se focalisant sur les processus d’éviction de l’emploi. Les données utilisées et la méthodologie employée pour mesurer les changements et leur corrélation avec les types de ruptures font l’objet de la troisième section. Ces résultats sont enfin confrontés à ceux tirés de l’analyse de nos entretiens dans la quatrième section, précédant la conclusion.
Encadré 1 : Un double dispositif d’enquête, quantitatif et qualitatif, adossé à l’enquête COI 2006
Dans le cadre d’une étude financée par le ministère de l’Emploi, des entretiens semi-directifs ont été réalisés avec un échantillon de 33 salariés parmi les 800 ayant connu une rupture de leur contrat de travail en 2006. Ils ont été réinterrogés en face à face en 2009, soit un peu plus de deux ans après cet événement, sur les circonstances de leur départ, leurs conditions de travail et d’emploi dans l’entreprise quittée, leur parcours professionnel antérieur et leur parcours depuis leur sortie de l’entreprise. Ces entretiens ont été enregistrés et retranscrits.
2 – Changements organisationnels et technologiques, et ruptures de contrat de travail : quels liens ?
2.1 – Changements et flux de main-d’œuvre : relativiser le rôle de la productivité
7Pour les économistes, la réallocation de la main-d’œuvre est guidée par l’impact des changements sur la productivité relative des facteurs. Les changements, induisant un travail à la fois plus complexe et autonome, nécessitent une main-d’œuvre relativement plus qualifiée et disposant de compétences plus générales. La productivité relative des travailleurs les moins qualifiés étant négativement affectée par l’introduction de ces changements, ils seront évincés de l’emploi au profit de leurs homologues plus qualifiés. Cette thèse du progrès technique biaisé a fait l’objet de nombreuses mises à l’épreuve empiriques [dont Acemoglu, 1998 ; Caroli et Van Reenen, 2001] ; le principal résultat convergent sur les données françaises est que les innovations organisationnelles impliquent davantage de renouvellement de main-d’œuvre que les innovations technologiques [Coutrot, 2004 ; Walkowiak, 2006]. Ainsi, en présence d’innovations technologiques, les firmes ajusteraient leurs effectifs par le biais de contrats temporaires pour la main-d’œuvre périphérique, la main-d’œuvre permanente présentant de faibles taux de démissions et de licenciements. Cette stabilité serait nécessaire à une bonne appropriation de ces nouvelles technologies. En revanche, les innovations organisationnelles conduisent plus fréquemment à des mouvements externes de main-d’œuvre (essentiellement des licenciements économiques) exprimant des réductions d’effectifs et un remodelage des contours de l’entreprise.
8D’autres pistes interprétatives de ces séparations sont envisageables, davantage gestionnaires qu’économiques. On peut ainsi avancer que les réductions d’effectifs ont un rôle de catalyseur des changements – particulièrement organisationnels –, accompagnant et amplifiant leurs effets attendus : modifier les modes d’organisation du travail, imposer de nouvelles formes de management… : « […] le principal objectif étant de transformer les comportements et la culture organisationnelle de la main-d’œuvre en place » [Hudson, 2002]. Ces séparations (par le licenciement ou l’incitation à la démission) peuvent alors être utilisées pour faciliter le changement en évinçant les salariés jugés les plus réticents ou difficilement adaptables aux nouvelles conditions. L’appel au volontariat pour les départs peut être vu comme une expression de cette volonté de l’employeur de « sécuriser » les nouvelles pratiques de travail. Si la littérature économique fonde l’hypothèse d’un lien entre changements organisationnels et séparation à l’initiative de l’employeur, la littérature gestionnaire suggère qu’en pratique on peut s’attendre aussi à des séparations requérant le consentement du salarié, voire son initiative, bien que sous la pression de l’environnement.
2.2 – Changements et dégradation des conditions de travail
9L’introduction de pratiques organisationnelles innovantes, les restructurations, les processus de fusion, rachat, les réorganisations, constituent autant de facteurs d’intensification du travail [Askenazy, 2005]. Face à des organisations sans cesse plus complexes, à la fixation de priorités changeantes et floues, les travailleurs n’ont plus la possibilité de développer les apprentissages nécessaires à leur adaptation. L’intensification du travail à laquelle ils sont confrontés peut rendre ce dernier (au moins temporairement) insoutenable. De ce fait, l’intensification du travail peut provoquer un retrait ou une éviction de l’emploi, selon la capacité du salarié à « s’adapter » à ces nouvelles conditions de travail. C’est ce que mettent en évidence Amossé et Gollac [2008] en étudiant la soutenabilité à long terme d’un travail intensif. Ils établissent que l’intensité du travail accroît, ceteris paribus, toutes les formes de mobilité, mais l’effet sur les trajectoires de l’intensité du travail aura une forte variabilité individuelle en fonction des ressources du salarié et du contexte dans lequel il opère. Depuis les travaux de Karasek [1984], on sait en effet que la capacité à supporter une forte intensité du travail dépend de la « latitude décisionnelle » perçue par le salarié et du « soutien social » dont il peut bénéficier. La dimension collective du changement n’est alors pas à négliger. Une organisation, qui valorise l’entraide dans les collectifs de travail, favorise l’adaptation des salariés par une organisation du travail et des formations adaptées, suscitera moins de ruptures de contrat de travail dans un contexte de changements [Pavageau et al., 2007]. De surcroît, la capacité du collectif de travail à maintenir une cohésion entre les salariés, voire à exiger (et/ou organiser) un accompagnement du changement, est décisive. Les conséquences du changement sur l’emploi dépendent ainsi du rapport des forces dans l’entreprise, du pouvoir de négociation des salariés. Sur ce point, l’étude de Bryson et al. [2009] montre que les innovations managériales sont en moyenne associées à une moindre satisfaction au travail des salariés ; mais cet effet négatif est atténué si les travailleurs sont couverts par un accord collectif.
10Enfin, les restructurations et les changements organisationnels altèrent le bien-être de tous les travailleurs. Le sentiment d’insécurité agit comme un facteur de stress, de démotivation et de moindre implication dans le travail, comme l’ont montré plusieurs travaux sur les « rescapés » des réductions d’effectifs et de plans sociaux [Bourguignon et al., 2010 ; Maertz et al., 2010]. L’attachement à l’organisation est également lié au sentiment de (/d’in-)justice des réductions d’effectifs et à la rupture du contrat implicite entre l’employeur et le salarié quant au maintien de l’emploi contre effort et loyauté [Burchell, 2002]. Ainsi, même si la « stabilité » de l’emploi n’est pas directement menacée par l’adoption de changements, l’« insécurité » créée peut conduire certains salariés à chercher un autre emploi et à démissionner.
11Au total, les changements – plutôt organisationnels que technologiques – peuvent provoquer des ruptures de contrat de travail pour les travailleurs directement affectés par ces changements, mais plus largement pour tous les travailleurs de l’organisation dont les conditions de travail sont, directement ou indirectement, affectées par ces changements. Les travaux mobilisés contribuent à renforcer l’hypothèse du brouillage entre catégories juridiques plutôt que de l’usage normé des modes de rupture ; car face à une dégradation brutale de leurs conditions de travail ou d’emploi, les salariés qui n’ont d’autre choix que subir ou fuir peuvent finir par démissionner ou par rechercher un licenciement pour faute afin d’échapper à cette nouvelle configuration.
3 – Les modalités de rupture sont-elles liées aux changements organisationnels et technologiques ? L’apport de l’enquête COI 2006
3.1 – Comment appréhender le changement ?
12Pour mettre en lien les types de changement avec la probabilité de rupture de contrat de travail, ce sont les fichiers couplés « salariés »-« entreprises » de l’enquête COI qui sont utilisés (cf. encadré 1). Ainsi, pour chaque salarié, nous avons l’information sur les changements survenus dans l’entreprise dans laquelle il travaillait (ou bien qu’il avait quittée) à la date de l’enquête.
13Les changements sont repérés au travers d’un questionnaire fermé adressé aux dirigeants des organisations (volet « entreprise ») sur l’introduction de nouveaux outils de gestion, d’outils technologiques, ainsi que de nouveaux principes d’organisation. L’hypothèse est que les outils mobilisés dans l’organisation reflètent la stratégie de l’employeur et que, par conséquent, leur adoption est un révélateur de changement [Greenan et Mairesse, 2006]. Nous avons choisi de regrouper ces changements en trois domaines : « Outils », « Structure » et « Périmètre financier » [Kocoglu et Moatty, 2010].
14Le premier domaine de changement, entre 2003 et 2006, concerne l’adoption d’au moins un outil TIC ou de gestion [3] : près d’un salarié sur deux interrogés dans l’enquête COI 2006 travaillait dans une entreprise ayant introduit au moins un de ces outils sur la période étudiée [voir tableau 2, col. 1]. Parmi ces outils, on isole l’influence d’outils particulièrement structurants tels les progiciels de gestion intégrée (de type ERP ou progiciel maison) et la mise en œuvre d’une démarche de flux tendus – Juste-à-temps (JAT), caractéristique du management « lean » [Lorenz et Valeyre, 2005]. Le second domaine de changement est relatif à l’évolution de la structure organisationnelle de l’entreprise : cet indicateur agrégé recouvre l’externalisation de fonctions-supports, l’évolution du nombre de niveaux hiérarchiques et l’évolution du partage des tâches entre hiérarchie, opérateurs, spécialistes et clients (35 % des salariés interrogés dans COI 2006 travaillaient dans une entreprise ayant connu une évolution sur au moins une de ces dimensions entre 2003 et 2006). Enfin, le troisième et dernier domaine de changement concerne l’évolution du périmètre financier de l’entreprise, essentiellement par le biais de fusion, acquisition, cession ou rachat d’actifs (33 % des salariés selon l’enquête COI 2006). Les changements sont ainsi repérés par des indicateurs mesurés au niveau de l’entreprise [4] en des termes très généraux, reflétant de grandes options managériales.
15En outre, l’enquête COI permet de repérer des facteurs contextuels susceptibles d’avoir affecté fortement l’activité de l’entreprise entre 2003 et 2006 : l’évolution des normes et de la réglementation, de la technologie et des procédés disponibles, une évolution des taux de change ou du coût des matières premières, l’apparition de nouveaux concurrents, l’incertitude du marché. Enfin, le responsable d’entreprise doit également qualifier l’évolution du marché (stable, en hausse ou en baisse) sur lequel est présente l’entreprise sur la période étudiée.
3.2 – Un usage normé des catégories de rupture ?
16Comme attendu selon l’hypothèse d’usage normé des modes de rupture, le LME est la modalité de rupture la plus corrélée avec les changements, à caractéristiques du salarié et de son entreprise données (cf. tableaux 1 et 2). Rompre par un LME est significativement plus probable dans le cas d’une restructuration financière, en cas de baisse de l’activité, d’incertitude du marché ou de l’arrivée de nouveaux concurrents pour l’entreprise. Par contre, l’introduction d’un outil TIC (au moins) réduit significativement cette probabilité – alors même que le droit du travail français prévoit les mutations technologiques comme motif possible de licenciement économique. C’est sans doute parce que les entreprises procèdent le plus souvent de manière incrémentale à l’introduction de nouvelles technologies, afin de favoriser un apprentissage progressif des outils [Kocoglu et Moatty, 2010]. De plus, l’assimilation de telles innovations par les salariés peut être facilitée par le maintien d’une stabilité de l’environnement de travail et de l’emploi. Enfin, les innovations technologiques constituent probablement le signe de l’investissement du groupe dans l’outil de travail et l’avenir de l’entreprise.
17Comme attendu également, selon l’hypothèse d’usage normé, la probabilité de démissionner d’une entreprise n’apparaît positivement et significativement corrélée avec aucun changement technique ou organisationnel. Elle est bien plutôt liée aux caractéristiques socio-démographiques du travailleur (dont l’effet demeure significatif après avoir introduit les variables liées aux changements) : peu d’ancienneté dans l’entreprise (moins de 10 ans), diplômé (reflet des ressources que le salarié peut mettre à son actif pour retrouver un emploi), sans enfant à charge pour les femmes (cf. tableaux 1 et 2). L’évolution du marché de l’entreprise n’exerce pas d’influence significative sur la probabilité de démissionner. Cette dernière est sans doute davantage corrélée avec la conjoncture économique générale qu’aux vicissitudes spécifiques à l’entreprise. Si la dégradation de l’environnement et des conditions de travail après des changements organisationnels peut inciter à la démission, ce lien n’est pas suffisamment fréquent pour être établi ici empiriquement. Certains changements apparaissent même propices à retenir les salariés comme l’évolution des technologiques ou procédés utilisés par l’entreprise dont on peut supposer qu’ils ouvrent aussi des perspectives d’évolution professionnelle, ou bien l’évolution de la structure organisationnelle qui reflète celle de la division du travail dans les entreprises (voire le groupe) et la recherche d’une plus grande flexibilité interne (ce qui peut expliquer l’absence de lien significatif avec les autres modes de rupture).
18Quant au LMP, s’il est moins corrélé avec les changements que le LME, il n’en est pas totalement indépendant : le risque d’être licencié pour motif personnel s’accroît significativement, ceteris paribus, lorsque le salarié travaille dans une entreprise ayant engagé, dans les trois dernières années, une démarche de flux tendus-juste à temps. Ces pratiques organisationnelles sont particulièrement « dures » du point de vue des salariés et s’accompagnent d’exigences accrues envers eux [Rebérioux, 2003]. Elles s’accompagnent souvent de l’utilisation de systèmes formalisés de contrôle des performances, susceptibles d’engendrer des conflits, accroissant les occasions de licenciement pour « motif personnel » (objectifs non atteints, comportements individuels négatifs du point de vue managérial…). L’incertitude du marché sur lequel évolue l’entreprise favorise le licenciement pour motif personnel tout autant que le licenciement pour motif économique, ce qui renforce plutôt l’hypothèse du brouillage des catégories de rupture. Pour autant, un marché orienté à la baisse n’accroît pas particulièrement le risque d’un LMP. Ces licenciements sont donc susceptibles de recouvrir des situations de conflit pouvant intervenir tant en période de basse que de haute activité de l’entreprise. Enfin, et contrairement à la démission, la probabilité d’un LMP n’apparaît pas significativement liée, toutes choses égales par ailleurs, à la qualification du salarié ou à la petite taille de l’entreprise. La séparation par LMP apparaît bien comme un événement davantage provoqué par l’employeur que par un salarié prenant l’initiative de négocier sa sortie.
19À ce stade de l’analyse, l’hypothèse d’un usage normé des modalités juridiques de séparation est partiellement vérifiée. Le LME apparaît bien comme la modalité privilégiée d’éviction de l’emploi en cas de restructurations financières, et la démission, comme le fruit de l’initiative de salariés plutôt jeunes et dotés d’un capital scolaire, et non favorisée par les changements organisationnels ou technologiques. Cependant, un indice de brouillage entre l’usage des catégories juridiques de rupture apparaît également puisque les LMP sont, comme les LME, significativement plus probables en présence d’un changement organisationnel majeur.
3.3 – Le vécu du travail dégradé par les changements ?
20Derrière le brouillage des catégories réside l’idée que l’introduction de changements dégrade les conditions de travail, le bien-être au travail, et tend ainsi à favoriser un départ dont la modalité juridique serait moins liée à la nature du changement qu’à des facteurs contingents (mise en œuvre et gestion du changement, disposition individuelle, ressources sociales, rapports de force dans l’organisation…) difficilement mesurables. L’enquête COI nous permet d’approcher le vécu des changements grâce à des questions adressées aux seuls salariés encore en emploi dans la même entreprise à la date d’enquête [5]. Leurs réponses éclairent l’évolution des conditions de travail dans un contexte de changements organisationnel ou technologique. Ainsi, les salariés soumis à des contraintes de rythme de travail ont-ils le sentiment qu’elles se sont accrues dans les trois dernières années ? La réponse est positive pour 45 % des salariés interrogés et elle est d’autant plus probable lorsque le salarié signale que son entreprise s’est engagée dans un changement d’organisation du travail (+87 %), lorsqu’une nouvelle technique a été introduite (+61 %), ou encore en cas d’une restructuration, d’un rachat ou d’un changement de direction (+36 %) dans les trois dernières années, à caractéristiques socio-démographiques et d’entreprise données (cf. tableau 3).
21Concernant l’implication dans le travail [6], elle est significativement modifiée en présence d’un changement survenu sur la période étudiée ; elle peut alors varier significativement, à la hausse comme à la baisse. Lors d’une restructuration, la probabilité de déclarer une implication moindre (plutôt que stable) est relativement plus élevée (+72 %) que celle de déclarer plus d’engagement dans le travail (+41 %), ceteris paribus. C’est le contraire dans le cas où une nouvelle technique est utilisée ; une implication supérieure est alors plus probable qu’un relâchement de celle-ci. Enfin, un changement dans l’organisation du travail conduit à un fort accroissement de la probabilité de devoir s’impliquer davantage dans le travail.
22En outre, les salariés signalent significativement plus souvent avoir le sentiment que leur travail n’est pas reconnu à sa juste valeur en cas de restructuration ou de rachat de leur entreprise (+36 %), lorsqu’ils ont identifié un changement dans l’organisation du travail (+25 %) ou encore dans les techniques utilisés (+18 %).
23Peut-on vérifier que l’introduction de changements technologiques et organisationnels est associée à un sentiment d’insécurité de l’emploi ? Interrogés sur le risque de perdre leur emploi dans l’année qui vient, 20 % des salariés expriment cette crainte. L’introduction d’une nouvelle technique n’a aucun effet significatif, à caractéristiques sociodémographiques et d’entreprise données. Par contre, un salarié aura plus probablement cette crainte si son entreprise a connu une restructuration, un rachat ou un changement de direction depuis 2003 (+40 %), ou si un changement dans l’organisation du travail a été introduit (+15 %).
24Au total, l’analyse quantitative permet de confirmer qu’un contexte de changement (plus particulièrement financier ou organisationnel) génère de l’insécurité de l’emploi qui peut aller jusqu’à la rupture du contrat de travail. D’ailleurs, certains changements sont significativement corrélés avec des modalités juridiques de rupture. Le vécu du travail (intensification, manque de reconnaissance, insécurité de l’emploi), bien que relaté par ceux qui ont conservé leur emploi, apparaît altéré par les changements. Les salariés ayant quitté l’entreprise, « volontairement » (démission) ou non (licenciement) ne sont donc pas les seuls à avoir été affectés par les changements. Mais pourquoi sont-ils partis ? Le processus qui conduit à la séparation supposée « subie » ou « choisie » ne peut être décrit par l’analyse statistique. L’apport de l’analyse qualitative est ici crucial.
4 – Du changement à la rupture du contrat de travail : l’apport de l’analyse qualitative
25Pour approfondir le processus qui conduit à cette rupture et identifier le rôle qu’y joue le changement, recours est fait aux entretiens conduits avec 33 salariés ayant rompu leur contrat de travail en 2006 à la suite d’une démission ou d’un licenciement [7]. Seuls les salariés qui ont quitté leur entreprise ont été interrogés. L’objectif est ici, grâce aux entretiens approfondis, de replacer les ruptures du contrat de travail dans leur contexte afin de cerner si le changement a pu contribuer à déclencher le départ et, le cas échéant, de quelle manière.
4.1 – Des logiques managériales qui érodent le sens du travail
26Contextualiser la rupture de contrat de travail aboutit à faire émerger, dans la quasi-totalité des entretiens et quelle que soit la modalité juridique du départ, une dégradation des conditions de travail. C’est en recherchant l’origine de cette dégradation des conditions de travail que les salariés en viennent à évoquer des changements internes à la firme. Autrement dit, la dégradation des conditions de travail est le chaînon qui relie les changements à la rupture de contrat de travail.
27Les changements perçus et relatés par le salarié lors de l’entretien ne sont pas en général rapportés spontanément à des changements organisationnels, mais à des changements de « patron », de « chef », ainsi qu’à l’introduction de nouveaux outils affectant les routines de travail. Les salariés ont ainsi tendance à personnaliser et à réifier le changement. Cependant, au fil des entretiens, il apparaît que ces changements de « chef », ces nouveaux outils traduisent le plus souvent l’introduction (ou l’infléchissement) de logiques managériales qui affectent l’organisation et les conditions de travail. Les circonstances du départ de Victor, 28 ans (au moment de notre enquête), chef de rang, constituent une bonne illustration : « Les conditions de travail s’étaient en fait dégradées, et on m’obligeait à faire des nuits que je ne voulais pas faire. […] en fait j’avais un chef de service qui était un peu… qui changeait un peu les emplois du temps au dernier moment […] [Q : Y avait-il alors du stress ou de la pression ?] Un peu quand même, vu que la direction de l’hôtel avait changé, et elle poussait plus le chef de service ou les supérieurs, et après cela se répercutait sur les employés. »
28La narration des changements revient souvent, au-delà des outils et des personnes, à illustrer l’imposition de nouvelles formes de gouvernance consécutives à des processus de fusion-rachat et de restructurations [8]. On sait que ces mouvements de capitaux résultent de la transformation profonde du capitalisme, amorcée dès les années 1980 aux États-Unis, vers un capitalisme actionnarial où l’objectif est d’augmenter le retour pour les actionnaires en réduisant toutes les sources potentielles de coûts. Ce processus de financiarisation des grandes entreprises conduit à reporter le risque des actionnaires vers les salariés et les fournisseurs [Palpacuer et al., 2010]. Ce report emprunte différentes voies, le plus souvent congruentes, que nous désignons par le terme générique de « logiques managériales ». Elles recouvrent des modes de gestion de la main-d’œuvre tendanciellement plus individualisés, des innovations organisationnelles et/ou technologiques qui visent à augmenter le rendement, à réduire les sources de coût. Elles constituent des vecteurs de l’intensification du travail. En effet, « l’intensité du travail ne peut, aujourd’hui, se réduire au contrôle du travail et aux cadences infernales […]. Elle est aussi liée à la fixation d’objectifs ou d’effectifs sans tenir compte des réalités du travail, à la complexité des organisations, à la rapidité du changement » [Gollac, 2005]. Ces réorganisations, souvent brutales et intempestives, sont particulièrement déstabilisantes ; elles retentissent sur l’organisation du travail et créent un sentiment d’insécurité. Ainsi, Christine, 34 ans, était caissière depuis 8 ans dans un magasin de bricolage et de végétaux lorsque « son » entreprise [9] est rachetée par un groupe anglais. La rupture avec l’entreprise intervient deux ans après ce rachat : « Avant c’était bon…, on faisait notre travail, c’était bien, quoi. Je veux dire c’était français, donc ça allait. Mais, bon, quand c’est passé anglais, ça a changé carrément […]. Ça changeait tout le temps d’équipe, tout le temps de patron, les patrons restaient 6 mois, et puis, ça n’allait pas… […] On changeait souvent de rayon, de machin, de fournisseurs. Ils changeaient tout le temps ! »
29De nouvelles caisses sont livrées ainsi que de nouveaux logiciels. Dans un premier temps, Christine dit s’être adaptée sans peine à ces nouveaux outils technologiques. Elle était même en situation de former, de façon informelle, ses collègues en difficulté. Mais la pression sur le personnel s’intensifie avec la nouvelle gouvernance de l’entreprise : « On avait beaucoup de pression. Il fallait qu’on fasse du chiffre, du chiffre, donc il fallait faire passer les clients assez vite. Il y avait des moments où les clients râlaient […] disons que pour eux [la direction], ça n’allait jamais assez vite. » Un dispositif de contrôle de la rapidité des caissières est mis en place : elles sont ponctuellement observées depuis un bureau situé en hauteur. Les plus rapides sont récompensées par une enveloppe. Cette mise en concurrence vient saper les relations entre les collègues. Face à la pression du chiffre, elle défend une certaine éthique de son travail en comparant son entreprise à des concurrentes, réputées moins chères : « C’est-à-dire que quand on avait une réunion avec la chef de caisse, elle disait : “Vous mettez beaucoup de temps pour passer un article.” Mais moi, je suis désolée, on était plus au moins obligées parce qu’avec les vols et tout ça, bon, il y a des moments où il y a des gens qui glissent des articles en dessous, donc il faut être vigilant. […] Comme je lui disais, on n’est pas à [A] ou à [B] où les articles passent comme ça ! »
30Pour les salariés rencontrés, la dégradation des conditions de travail s’accompagne d’un questionnement aigu et souvent douloureux sur le sens du travail. Les valeurs portées par le salarié (par exemple le sens du travail bien fait…), son éthique du travail, peuvent entrer en conflit avec les orientations prises par l’entreprise, la nouvelle organisation du travail, l’évaluation de ses résultats… et ce, quel que soit le niveau hiérarchique occupé dans l’entreprise. Cette perte de sens du travail est bien exprimée par Claire, 41 ans, cadre, responsable de la communication d’une entreprise rachetée deux ans avant son départ : « Je voyais les choses arriver et se produire et tout le monde [sa hiérarchie] me disait “non, non” et on me demandait de faire de la communication très… euh rassurante “tout va bien dans le meilleur des mondes”, c’était pas facile non plus ! Parce que j’avais l’impression de mentir, sur des choses que je ne savais pas et que je ne maîtrisais pas, mais je les voyais quand même… »
31Ces restructurations financières et organisationnelles suscitent parfois une critique explicite d’un système capitaliste mondialisé soumis au primat de la rentabilité financière. Ainsi, Jean-Charles, 38 ans, a démissionné d’une grande entreprise privée qui connaissait des restructurations régulières pour occuper un nouvel emploi dans un établissement public ; ce choix réconcilie ses valeurs avec celles de l’entreprise. Travailler pour augmenter les dividendes des actionnaires ne pouvait constituer pour lui une motivation, a fortiori quand l’atteinte des objectifs professionnels était inféodée à cette finalité au mépris des conditions de travail et de la qualité du travail :
« Moi, quand j’ai commencé à travailler, c’était pas du tout comme ça quoi, y avait un respect du…, enfin, on essayait quand même de faire la qualité, […], aujourd’hui, y fallait faire du résultat, point. Moi, travailler dans une boîte et puis faire du chiffre pour payer des actionnaires, ça me pose un problème, voilà ! »
33Quant à Joseph, 56 ans, il a négocié son licenciement (pour motif personnel) après la revente de sa société à une autre et plusieurs mois de conditions de travail très pénibles :
« Ce qu’il veut [le groupe B. qui a racheté son entreprise], c’est du rendement, du pognon. S’il sent que c’est pas un bon créneau, il s’en sépare, et c’est ce qu’ils ont fait.[…] on est beaucoup à penser la même chose, c’est pas la seule société, hein, donc c’est le mal de la société ultra libérale, si vous voulez qui… on pousse les gens à donner le maximum et puis après on les jette un petit peu, quoi. »
35Comme nous l’avons vu précédemment, le changement peut dégrader l’insécurité de l’emploi pour des salariés dont l’emploi n’était pas directement menacé. Ainsi, la rupture de contrat de travail ne s’inscrit pas nécessairement dans une logique économique prévue par l’employeur (ou le supérieur hiérarchique) où le poste est supprimé et le salarié congédié. Si le poste tenu par Claire était directement menacé par la réorganisation en cours, elle était insidieusement réorientée – par le biais du changement progressif de ses objectifs annuels – vers un autre poste de moindre envergure. Indignée par ce procédé, elle a demandé à partir dans le cadre du plan social prévu par l’entreprise. D’autres salariés, qui auraient pu conserver leur poste, ont rompu leur contrat de travail dans un contexte qu’ils estimaient trop dégradé. C’est par exemple le cas des démissionnaires précédemment cités (Victor, Jean-Charles, Joseph). Quant à Christine qui se voit contrainte de « faire du chiffre » au mépris de la relation avec le client, elle est congédiée pour ne pas se soumettre aux changements en cours : elle fera connaître à la direction son exaspération, et un licenciement pour faute lui sera signifié quelques semaines après son entrevue.
36Face aux restructurations d’entreprise, la dégradation des conditions de travail apparaît ainsi partagée par les salariés qu’ils aient ou non perdu leur emploi. Supporter l’incertitude et s’adapter n’a pas été possible pour les salariés rencontrés : l’« exit » (quitter ou perdre son emploi) a mis un terme à cette situation de travail insoutenable.
4.2 – L’exit comme seule alternative ?
37Le changement, quelle que soit sa nature, est un événement qui entre en interaction avec les trajectoires professionnelles des salariés et qui peut, selon le moment où il se produit et en fonction des propriétés sociales des salariés, favoriser ou non leur séparation d’avec l’entreprise. Ainsi, cet événement n’est pas seulement imposé, il est aussi vécu. Et les ressources que peut mobiliser le salarié dépendent de la position de celui-ci dans l’espace social, de ses réseaux sociaux, de l’organisation dans laquelle il est pris lorsque le changement survient et de l’état des rapports de force en son sein [Denave, 2006]. Ces « dynamiques configurationnelles » expliquent la difficulté à établir des relations causales, univoques, entre changement et modalité de départ.
38Un décalage entre les dispositions et aspirations du salarié, et sa position professionnelle, pouvait exister de façon latente avant la rupture. De même, les conditions de travail et/ou d’emploi (pas de promotion, salaire jugé trop faible, etc.) pouvaient ne pas être jugées satisfaisantes. Mais la satisfaction que le salarié retirait de son travail compensait ces désagréments. L’introduction d’un changement vient modifier un équilibre souvent fragile. Dans cette nouvelle configuration, les conditions de travail et/ou d’emploi, vécues depuis plusieurs années, ne sont alors plus supportées ou supportables ; « la pression exercée par l’intensification du travail favorise l’objectivation de mauvaises conditions de travail et libère aussi son expression » [Baudelot et Gollac, 2003]. C’est ce qu’exprime Gabriel, 42 ans, magasinier dans une entreprise du secteur automobile qu’il quitte en démissionnant. Un salaire pratiquement inchangé en 6 ans, de longues journées de travail, des collègues non remplacés qu’il faut suppléer… et puis l’introduction des « challenges », des primes liées au nombre et au type de pièces détachées vendues aux clients, très difficiles, à obtenir et qui érodent la cohésion de l’équipe déjà mise à l’épreuve : « On nous demandait tellement de travail que de toute façon, à la fin, on avait des conflits entre nous […] c’était trop tendu, une journée comme ça, c’était très fatiguant ! »
39Si la dimension collective du changement ne peut pas être niée, les souffrances sont vécues sur le mode individuel, comme une iniquité. L’absence de soutien collectif dans ces contextes de changement, tant sur le versant de l’accompagnement par l’entreprise que sur celui du rôle des syndicats, est patente dans nos entretiens. Cette situation génère de la souffrance psychique en portant atteinte à la dignité et à l’estime de soi ; elle est alors susceptible d’engendrer des problèmes de santé et peut conduire à la rupture du contrat de travail. Ainsi, « nous savons que les salariés licenciés ont, avant leur licenciement, un état de santé moins bon que ceux qui se maintiennent dans l’entreprise. Et ceci y compris lorsque le licenciement est collectif et motivé par des raisons économiques » [Davezies, 1999]. Pour les salariés qui ont rompu leur contrat de travail, le départ a pu être le moyen de préserver leur intégrité dans un environnement devenu trop anxiogène. La décision met parfois du temps à s’imposer et peut nécessiter le concours d’un tiers, médecin de famille ou conjoint quand le malaise retentit sur la sphère familiale.
40Ainsi, la rupture se décide au carrefour d’une logique économique et gestionnaire (qui impose le changement) et d’une trajectoire biographique et professionnelle (qui explique le vécu du changement) et les ressources que le salarié a la capacité de mobiliser pour y faire face. Quant à la forme prise par cette rupture, elle se dessine et se construit au cours d’un processus de désengagement : « négocier » un licenciement, accepter un plan de départs « volontaires », se mettre en faute en s’opposant, prendre la décision de démissionner…
5 – Éléments de conclusion
41(Re)-contextualiser la rupture de contrat de travail demande au salarié de la réflexivité sur une période souvent douloureuse. Parmi les changements retenus dans notre analyse quantitative, ce sont clairement les restructurations financières qui sont les plus corrélées avec les ruptures de contrat de travail, ainsi que les changements organisationnels. Cependant, les entretiens réalisés avec les salariés conduisent à écarter tout déterminisme organisationnel. C’est la confrontation à des logiques managériales peu respectueuses des collectifs de travail et des conditions favorisant l’implication et la réalisation d’un travail de qualité qui est en jeu, davantage que l’adaptation à des outils ou à des évolutions de la structure organisationnelle.
42Dans ces contextes dégradés par les changements, la défection (« exit ») a souvent constitué la seule issue pour les salariés que nous avons rencontrés. Selon eux, les possibilités de faire entendre leur voix (« voice » au sens de Hirschman [1970]), notamment par l’intermédiaire des représentants du personnel, étaient minces voire inexistantes (sauf dans certains cas de licenciements collectifs). Mais, d’une part, nous n’avons pas pu explorer plus avant les conditions d’expression collective dans notre étude. D’autre part, l’analogie avec le comportement du consommateur suggérée par l’emprunt de « exit » à Hirschman ne doit pas être poussée trop loin. Quitter son emploi est rarement un « choix » positif.
43Concernant les modalités de rupture, le brouillage des catégories apparaît plus fortement dans le discours des personnes que dans les données quantitatives. C’est sans doute en partie parce que les indicateurs quantitatifs sont en nombre limité et ne retracent pas la diversité des situations décrites par les salariés. Ils reposent sur des caractéristiques assez globales de la politique de l’entreprise, alors que les salariés évoquent souvent des changements locaux, liés à la réorganisation d’un établissement, voire d’une unité de travail. Même si elles surplombent les situations concrètes des salariés, les données quantitatives issues des réponses des employeurs montrent quand même que la frontière entre licenciement économique et licenciement pour motif personnel peut être floue quand on rapporte ces deux événements aux types de changements qui les ont précédés. En outre, si l’analyse quantitative indique un usage relativement normé des catégories juridiques de rupture, l’analyse des entretiens montre que les processus qui conduisent à la rupture, quelle que soit sa modalité juridique, sont éprouvants. Surtout, le fait de savoir qui est à l’initiative de la rupture apparaît dans la plupart des entretiens comme indiscernable. Licenciés ou démissionnaires, les salariés se sont extirpés bon gré mal gré d’une situation de travail inextricable, où leur travail avait perdu son sens.
44Alors que la rupture conventionnelle n’existait pas encore au moment de nos investigations, on peut avancer qu’au regard des résultats présentés ici, son succès ne saurait surprendre [Loiseau, 2010]. Dans des environnements où les conditions de travail et le sens que les salariés donnent à leur travail sont malmenés, l’origine du départ devient confuse, même si elle n’est pas sans conséquence sur les modalités financières et sur les conditions de préparation d’un nouvel avenir professionnel. De surcroît, on peut faire l’hypothèse que la rupture conventionnelle fournit une voie d’ « exit » supplémentaire à des salariés qui n’ont pas les moyens de négocier leurs conditions de travail et d’emploi, mais disposent des capacités pour s’en extraire [Dalmasso et al., 2012].
45Pour finir, on peut s’interroger sur les conséquences à plus long terme de ces pratiques managériales sur les salariés et sur les organisations. Les entretiens montrent que les salariés ayant rompu leur contrat de travail dans ces contextes ont le sentiment d’avoir été malmenés, maltraités, abusés. Plusieurs ont pris de la distance avec le travail subordonné, au point de travailler comme indépendant, ou de s’investir ailleurs, dans la sphère familiale ou associative, où ils pensent trouver plus de reconnaissance. D’autres disent avoir changé leur rapport au travail et préférer désormais mesurer leur effort et leur implication. En réduisant ainsi, par la mise en œuvre de changements permanents, l’implication et la coopération des salariés, peut-on dire que ce modèle économique est soutenable ?
Probabilité de rupture de contrat de travail selon les caractéristiques du salarié et de son entreprise (logit multinomial)*

Probabilité de rupture de contrat de travail selon les caractéristiques du salarié et de son entreprise (logit multinomial)*
*La probabilité de chaque rupture de contrat, licenciement pour motif personnel (LMP), licenciement pour motif économique (LME), démission, est estimée en comparaison à la probabilité d’être encore en emploi (dans l’entreprise enquêtée en 2006).Note : *, ** et *** pour un effet significatif à 10 %, 5 % et 1 %. La modalité en italique est prise en référence. Les coefficients en italique sont relatifs à de faibles effectifs (inférieurs à 20 individus).
Lecture : 25 % des salariés de notre échantillon avaient entre 10 et 20 ans d’ancienneté dans l’entreprise en 2006. Aux autres caractéristiques sociodémographiques et d’entreprise données, avoir entre 10 et 20 ans d’ancienneté réduit la probabilité d’une rupture de contrat de travail, que ce soit par démission, LME ou LME, au regard d’une ancienneté moindre (5-10 ans).
Changements introduits entre 2003 et 2006 et modalités de rupture de contrat de travail (logit multinomial)


Changements introduits entre 2003 et 2006 et modalités de rupture de contrat de travail (logit multinomial)
La probabilité de chaque rupture de contrat, licenciement pour motif personnel (LMP), licenciement pour motif économique (LME), démission, est estimée en comparaison à la probabilité d’être encore en emploi (dans l’entreprise enquêtée en 2006).Note : *, ** et *** pour un effet significatif à 10 %, 5 % et 1 %. La modalité en italique est prise en référence. Les coefficients en italique sont relatifs à de faibles effectifs (inférieurs à 20 individus).
Lecture : Un tiers des salariés interrogés dans COI 2006 travaillaient dans une entreprise ayant connu une évolution de son périmètre financier dans les trois années précédentes. La probabilité de perdre son emploi par un LME s’accroît significativement pour ces salariés, toutes choses égales par ailleurs.
Changements et indicateurs de vécu du travail

Changements et indicateurs de vécu du travail
Le cœur du tableau présente les rapports de chance (ou odds ratios) relatifs aux modèles (logit binomiaux) prenant comme variable expliquée les indicateurs de vécu du travail (en colonne), et en variable d’intérêt le changement perçu par le salarié. Pour chacune des 15 régressions logistiques, les variables de contrôle sont les mêmes que celles présentées dans les tableaux 1 et 2.Note : *** p < 0.01, ns (non significatif).
Lecture : 46 % des salariés déclarent un (ou plusieurs) changement(s) dans l’organisation du travail ou dans les façons de travailler dans leur entreprise dans les trois dernières années. La probabilité de déclarer un risque de perdre son emploi dans l’année qui vient est significativement augmentée (+15 %), à caractéristiques sociodémographiques et d’entreprise données, comparativement à un salarié n’ayant pas perçu de changement dans ce domaine.
Notes
-
[1]
Depuis 2008, une nouvelle modalité de contrat de travail a été introduite dans le Code du travail, la rupture conventionnelle, par laquelle « l’employeur et le salarié peuvent convenir en commun des conditions de la rupture du contrat de travail qui les lie » [Article L1237-11 du Code du Travail ; cf. Berta et al., 2012]. Cette modalité n’existait pas encore lors de la réalisation du travail de terrain qui sert de support à cet article.
-
[2]
Sauf en cas de démission considérée comme légitime par le régime d’assurance chômage (comme, par exemple, le changement de résidence du conjoint pour occuper un nouvel emploi salarié ou non salarié).
-
[3]
Les outils TIC : site intranet, site extranet, EDI, bases de données centrales, outils d’archivage ou de recherche de données, outils d’analyse de données, outils d’interfaçage de bases de données. Les outils de gestion : labellisation des biens et services (B&S) ; engagement contractuel à livrer des B&S dans un délai limité ; engagement contractuel à répondre à une réclamation ou à fournir un SAV dans un délai limité ; certification ou accréditation sur la qualité (ISO 9000…) ou sur l’environnement (ISO 14000, AB…) ; méthodes formalisées de résolution de problèmes ; équipes de travail autonome ; outils de traçabilité [Kocoglu et Moatty, op. cit.]. Dans notre analyse, la mise en œuvre d’un ERP (ou progiciel maison) ainsi que le recours à une démarche de flux tendus-juste à temps ont été retirés des indicateurs agrégés et réintroduits en tant que variables isolées.
-
[4]
Si les entreprises peuvent cumuler les changements (38 % des entreprises sont dans ce cas), la seule corrélation véritablement forte s’établit entre les restructurations financières et les refontes d’organigramme (un des éléments de l’évolution de la structure organisationnelle). Pour cette raison, nous avons retiré cette dernière modalité de nos analyses, son effet étant largement « contenu » dans celui du facteur « périmètre financier ».
-
[5]
Cette information n’est pas disponible pour les salariés ayant connu une rupture de leur contrat de travail ; ils répondaient à un questionnaire « allégé » au regard de leurs homologues encore en emploi à la date de l’enquête.
-
[6]
La question posée est : « Diriez-vous que vous vous impliquez plus, moins, autant qu’il y a trois ans ? »
-
[7]
Parmi ces salariés, 17 ont démissionné, 8 ont été licenciés pour motif économique et 8 pour motif personnel.
-
[8]
Rappelons que dans l’analyse quantitative, les refontes d’organigramme étaient fortement corrélées aux restructurations financières, ce qui avait justifié leur retrait de l’analyse (et donc de l’indicateur d’évolution de la structure organisationnelle).
-
[9]
Christine qualifie son entreprise de familiale, les relations sociales sont bonnes entre les employés : « Être à C., c’était super, quoi ! On travaillait bien, on avait une super ambiance. On était vraiment une famille. »