1 – Introduction
1En comparaison par exemple avec le marché allemand, ultra-dominé par les grosses sociétés anglo-saxonnes [Sauviat et al., 1994], l’espace français du conseil a conservé un caractère multiforme. Il se clive entre un pôle commercial – marqué par une plus grande technicité des savoirs et par un plus fort cantonnement des consultants aux tâches d’exécution – et un pôle plus symbolique – lequel aspire à un rôle de conception, revendique une position de surplomb vis-à-vis des autres prestataires et met en avant la singularité des prestations fournies [2]. À mesure que les cabinets se démarquent d’une position de simples « prestataires de service » et tentent de se doter du prestige de la « profession libérale », la relation de conseil devient incertaine et repose plus largement sur la confiance, c’est-à-dire la croyance. Aussi, au-delà des variations historiques de ce rapport de forces entre les deux modèles professionnels [3], les activités de conseil relèvent de plusieurs niveaux de l’analyse des biens symboliques [Bourdieu, 1994] ou singuliers [Karpik, 2007].
2En effet, certains traits structuraux de cet univers tendent à rendre aléatoire le choix d’un cabinet de conseil : par exemple, l’absence d’un système public d’information qui rendrait possible la comparaison des services proposés et des tarifs pratiqués, la non-systématicité des procédures d’appel d’offres et de mise en concurrence des cabinets de conseil (bien que celles-ci soient de plus en plus fréquentes avec la prise en charge par les cabinets de conseil de la mise en œuvre de la réforme de l’État [Henry et Pierru, 2012], le faible développement des pratiques professionnelles contractuelles imposant une rémunération aux résultats [Villette, 2003] [4]. Ou encore l’importance accordée par les clients au nom du cabinet constituée en « signature », c’est-à-dire au capital symbolique accumulé par l’institution qui fait de celle-ci une réalité indivisible et rend difficile tout classement dont la validité s’imposerait de façon indiscutable [5]. Cette incertitude « stratégique » se double d’une incertitude portant sur la qualité même du service (difficile à évaluer avec exactitude), ce qui incline à inscrire certaines prestations de conseil, à l’instar des prestations juridico-judiciaires, dans la catégorie des « biens à mystère » [Karpik, 2007] [6].
3Pour parvenir à se maintenir et à se développer, le marché du conseil mobilise donc, selon la terminologie de Lucien Karpik, des « aides » cognitives c’est-à-dire des dispositifs de jugement qui sont en partie « impersonnels » – comme les garanties offertes par l’État à travers les titres scolaires ou les agréments ; les palmarès produits par la presse professionnelle spécialisée ou encore les certifications et labels décernés par les syndicats professionnels [7] – et en partie « personnels », reposant à la fois sur des réseaux de relations et sur de puissants systèmes de croyances.
4D’une manière générale, les dispositifs de jugement impersonnel occupent aujourd’hui une position subalterne au sein du marché du conseil français : d’une part, il n’existe aucune instance professionnelle, nationale ou internationale, dont l’autorité incontestée permettrait d’instituer une définition unifiée de la profession, de certifier les compétences, de codifier les conditions d’accès au métier ou encore d’exercer des fonctions de contrôle moral des pratiques professionnelles. De l’autre, bien que les titres scolaires suscitent une attention particulière dans cet univers professionnel, aucune formation technique précise ni aucun titre scolaire spécifique ne sont exigés pour s’établir en tant que consultant. La relation entre le titre scolaire et le poste y est plus faiblement codifiée que dans bien d’autres professions intellectuelles [Henry, 1993 ; 1997]. Relativement indépendantes des hiérarchies scolaires, les hiérarchies internes accordent une place importante aux qualités « personnelles », aux relations, à l’expérience, bref au capital symbolique, qui est une espèce de capital aliéné et labile, particulièrement soumis aux aléas d’un équilibre instable d’interdépendances [Bourdieu, 1994].
5Enfin, comme l’ont montré les analyses des « relations de service », les relations entre cabinets de conseil et grandes firmes clientes sont, de plus en plus, des « relations de coproduction » : caractérisées par une action collective intégrée, c’est-à-dire par un engagement important de la firme cliente dans la définition et la réalisation de la mission de conseil, elles contribuent à réduire l’asymétrie entre les prestataires et les clients [De Bandt et Gadrey, 1994] [8]. Ce modèle tend vers la « relation de service privée », la confiance étant accordée à des personnes ou à un cabinet et non, de façon plus impersonnelle, à une profession dans son ensemble. Comme le souligne Lucien Karpik à propos des grandes firmes juridiques anglo-saxonnes, les clients ne s’opposent pas à la profession comme personne collective, mais sont relativement indifférents aux garants collectifs, ils « tendent à faire pression […] pour instaurer la scission entre le métier et la profession ; ils pèsent du côté du marché parce que le seul dévouement qui, pour eux, est intelligible est le dévouement rémunéré » [Karpik, 2007, p. 262].
6L’appareillage conceptuel proposé par Lucien Karpik est, on le voit ici, doté d’une valeur heuristique pour l’analyse du fonctionnement du marché du conseil. Toutefois, il mérite d’être inséré dans une perspective à la fois diachronique et attentive aux dynamiques professionnelles et aux effets de champ. En effet, les dispositifs de jugement, personnels ou impersonnels, ont été historiquement élaborés par des fractions professionnelles dotées d’intérêts divergents et sont aujourd’hui encore l’enjeu d’âpres luttes. Bien que ces deux approches soient rarement combinées, la sociologie des marchés et de leurs instruments de régulation ne paraît pas dissociable d’une sociologie historique des groupes professionnels, attentive à la fois aux stratégies – liées à des intérêts économiques et politiques ou, comme dit Weber, matériels et idéels – et au rôle de l’État dans la construction de deux modèles concurrents d’organisation professionnelle. En se donnant pour objet d’étude les processus par lesquels les faits deviennent des choses [Gaïti, 2006], une telle perspective apporte un éclairage important à une sociologie économique fortement ancrée dans l’analyse du présent.
7Après avoir rappelé l’héritage des luttes qui marquent l’émergence de la figure de l’ingénieur-conseil au cours du xixe siècle, nous distinguerons deux fractions professionnelles – les ingénieurs-conseils et les organisateurs-conseils – qui se spécialisent à partir du premier quart du xxe siècle. Celles-ci adoptent des modèles d’organisation professionnelle antagonistes : alors que les premiers s’appuient sur l’État pour imposer des garanties (titres scolaires, code de déontologie, ordre) constitutives d’une confiance impersonnelle dans leurs activités, les seconds mobilisent des supports institutionnels (réseaux, lieux neutres), impulsés en partie par l’État et permettant l’ancrage des croyances (et notamment celles d’une fraction du patronat) dans la nécessaire rationalisation de l’économie française. Enfin, nous dégagerons un ensemble de causalités permettant de comprendre pourquoi, dans le contexte de la révolution conservatrice entamée dès les premières heures du régime de Vichy, les dispositifs soutenant les relations de confiance personnelle l’ont peu à peu emporté sur ceux visant à établir la confiance dans un collectif autorégulé [9].
2 – Ingénieurs civils et ingénieurs de l’État : l’héritage des luttes du xixe siècle
8Au début du xixe siècle, la figure de l’ingénieur-conseil est liée à celle des ingénieurs appartenant aux grands corps techniques de l’État (principalement les Mines et les Ponts et Chaussées). Encouragés par l’administration à apporter à l’industrie française les « lumières de la science », ces hauts fonctionnaires obtenaient des autorisations leur permettant d’effectuer, pour l’industrie ou pour d’autres administrations (le plus souvent judiciaires), des missions ponctuelles d’expertise, d’arbitrage ou de conseil, ou encore bénéficiaient de congés leur permettant d’occuper des postes d’assistance technique ou de « conseil » pour une période donnée et au sein des entreprises du secteur industriel. Certains d’entre eux étaient ensuite appelés aux distinctions les plus hautes (professeur à la faculté des sciences ou à l’École des mines de Paris, académicien). Jusqu’au milieu du xixe siècle, la figure de l’ingénieur-conseil concentre donc un ensemble de propriétés : expert, l’ingénieur-conseil est à la fois savant et ingénieur ; lié à l’État, il est mandaté par une institution ou intervient ponctuellement en tant qu’auxiliaire de direction au sein des entreprises ; ses savoirs sont techniques et reconnus par l’Académie des sciences ; enfin ses compétences sont certifiées.
9Avec la création en 1829, hors du giron de l’État, de l’École centrale des arts et manufactures, cette figure de l’expert savant lié à l’État est bientôt concurrencée par celle de l’ingénieur « civil » [10]. Longtemps démunis de compétences certifiées – le titre d’ingénieur délivré par l’École centrale n’est reconnu qu’en 1862 par l’État [11] –, faiblement représentés à l’Académie des sciences, les ingénieurs civils ont, jusqu’à la fin du Second Empire, des débouchés professionnels limités : une majorité d’entre eux rejoint les entreprises familiales dont ils sont souvent issus, une autre partie est employée par les grandes entreprises ferroviaires, les autres exerçant, en raison de l’étroitesse du marché du travail des ingénieurs, leur « art » de manière « indépendante » auprès d’entreprises multiples [12]. Si bien que, jusqu’à la seconde industrialisation et au développement de la grande entreprise, nombre d’« ingénieurs civils » exerçaient en tant qu’« ingénieurs-conseils » et fournissaient à l’industrie une main-d’œuvre technique temporaire [13].
10Les ingénieurs civils forment un groupe hiérarchisé : d’un côté, éduquée auprès de civil engineers anglais réputés puis majoritairement issue de l’École centrale, l’élite du groupe occupe des fonctions généralistes de conception de sites industriels ou d’infrastructures de transports, l’ingénieur-conseil étant ici auréolé du prestige de l’« architecte industriel » ou du « médecin des entreprises ». De l’autre, en l’absence de titres certifiés, le groupe admet une foule d’« inventeurs », techniciens autodidactes autoproclamés ingénieurs civils et parfois soupçonnés de charlatanerie, c’est-à-dire d’abuser de la crédulité des propriétaires de capitaux démunis de toute culture scientifique pour placer leurs « innovations » [Ribeill, 1982]. Les frontières entre activités de conseil et activités à forte dimension commerciale, voire organisées sur le mode capitaliste comme celles des entrepreneurs [Ribeill, 1984], sont ici extrêmement poreuses. Ce continuum compromet les efforts de l’élite du groupe des ingénieurs civils pour mettre en avant une éthique chevaleresque, empruntée à l’ancienne noblesse et ajustée à une profession qu’ils voudraient libérale [14].
11L’histoire des activités de conseil est marquée par de nombreux conflits : non seulement au sein du groupe des ingénieurs civils, mais aussi entre ingénieurs civils et ingénieurs de l’État, et tout particulièrement les ingénieurs du corps des Ponts et Chaussées. En effet, lorsque les ingénieurs civils apparaissent en France avec le premier développement du secteur ferroviaire, les ingénieurs des Ponts détiennent le monopole de la gestion des infrastructures de transport. Ne disposant ni des compétences techniques ni des savoirs économiques ajustés à un secteur soumis plus directement à la logique du marché, les ingénieurs du corps des Ponts sont extrêmement réticents à l’immixtion des banques et capitaux privés dans la construction des infrastructures de transport, domaine qui relève selon eux des fonctions régaliennes de l’État. Aussi font-ils, dans un premier temps, obstruction au démarrage des chemins de fer, essayant par là de bloquer l’arrivée de nouveaux concurrents sur leur territoire professionnel [Ribeill, 1993 ; Picon, 1992]. Lors du lancement des premières compagnies de chemins de fer, les ingénieurs civils ont réussi à conquérir des positions importantes en leur sein. Leurs espoirs sont cependant bien vite déçus, les ingénieurs des Ponts étant parvenus, après les fusions déclenchées par l’État en 1852, à regagner le terrain initialement perdu à la tête des grandes compagnies. Dès lors qu’ils ont gagné en influence à la tête de ces entreprises, les ingénieurs des Ponts tendent non seulement à écarter les candidatures des ingénieurs civils des postes d’ingénieur offerts par les compagnies privées, mais aussi à réserver aux membres de leur corps le marché des études et projets – marché auquel prétendent les bureaux de conseil fondés par les ingénieurs civils. Rebaptisées « tâches auxiliaires » au cours du xxe siècle, ces missions de conseil et d’études exercées ponctuellement par les ingénieurs des corps techniques de l’État – d’abord dans le secteur des travaux publics puis dans de nombreuses branches industrielles – offrent à ces hauts fonctionnaires un revenu d’appoint non négligeable et constituent un point essentiel de cristallisation des rivalités entre ingénieurs civils et ingénieurs de l’État.
12Adossés aux intérêts économiques privés, les représentants des ingénieurs civils ne cessent de dénoncer l’esprit de corps des ingénieurs des Ponts, qui les porte à faire passer leurs propres intérêts catégoriels avant l’intérêt général et donc à transgresser l’éthique de désintéressement au fondement de la croyance dans l’État [Bourdieu, 2012]. Ils contestent le raisonnement mathématico-déductif des ingénieurs de l’État, incapable selon eux de prendre en compte la notion économique de profit et tentent de disqualifier les compétences « administratives » de ces agents de l’État, étrangères aux questions soulevées par la production. Ils soulignent le « trafic d’indulgences » qui pousse les compagnies privées concessionnaires à acheter à prix d’or un ingénieur de l’État pour diriger l’exploitation technique, s’assurant ainsi de la clémence de ceux qui, appartenant au même corps d’origine, exercent les fonctions officielles de contrôle de l’exploitation. Quant aux fonctionnaires chargés de la surveillance et du contrôle, ils sont souvent tentés d’échanger leur clémence contre des emplois pour leurs proches, à tel point qu’une circulaire de 1857 les rappelle à l’ordre [Ribeill, 1993]. Les ingénieurs civils ont de multiples raisons d’affirmer que, de manière générale, la défense des intérêts du corps prévaut largement sur la défense de l’intérêt général [15]. Remettant en cause le modèle méritocratique qu’incarne depuis le début du xixe siècle la figure du polytechnicien, ils disputent à ces hauts fonctionnaires leur légitimité à incarner le bien commun et se font, au nom du « public » dont ils prétendent incarner les intérêts, les chantres d’un libéralisme économique apte selon eux à instituer les conditions d’une méritocratie fondée sur la libre concurrence entre les seules capacités scientifiques. Ces luttes entre ingénieurs civils et ingénieurs de l’État marquent durablement la figure de l’ingénieur-conseil qui s’affirme au début du xxe siècle à la fois contre et avec l’État.
3 – Ingénieurs-conseils, des hommes de l’art ?
13Si la Troisième République promeut la science et le développement de l’Université, c’est avec la seconde industrialisation qu’augmente considérablement le nombre d’écoles d’ingénieurs et qu’est créée, entre 1880 et 1900, une vingtaine d’instituts de recherche appliquée rattachés aux facultés. C’est alors que les carrières industrielles s’ouvrent plus largement aux ingénieurs, qu’elles deviennent plus stables et prestigieuses et qu’augmente sensiblement le pantouflage des ingénieurs des grands corps de l’État. S’opère alors, avec l’accroissement de la gamme des débouchés professionnels dans l’industrie, une recomposition au sein du groupe des ingénieurs-conseils. Bien que la figure de l’expert lié à l’État (expert mandaté ou ingénieur-conseil intervenant ponctuellement comme auxiliaire de direction) se maintienne, notamment au sein du corps des Ponts et Chaussées dont les « tâches auxiliaires » ne sont pas remises en question, les ingénieurs des grands corps techniques de l’État [16] tout comme certains ingénieurs civils sont de plus en plus fréquemment appelés par les firmes à occuper une position de conseiller permanent auprès de la direction (c’est-à-dire un poste d’ingénieur-conseil « interne »), puis à entrer dans les conseils d’administration.
14L’essor industriel des dernières décennies du xixe siècle et l’augmentation du nombre d’ingénieurs travaillant dans l’industrie ont contribué à modifier les contours des postes d’ingénieurs-conseils. Avec l’émergence des nouvelles industries (électricité, chimie, mécanique, etc.), l’évolution rapide et la complexification des techniques et des sciences industrielles, l’ingénieur peut de moins en moins prétendre à un art relevant du génie civil au sens large. La figure de l’ingénieur-conseil généraliste, telle qu’elle était incarnée par l’ingénieur polytechnicien exerçant une mission d’intérêt public ou par l’ingénieur civil de haut vol, devient de moins en moins crédible. Par ailleurs, une telle position d’intermédiaire généraliste entre, d’un côté, les détenteurs de capitaux, disposant dorénavant d’un personnel qualifié, et, de l’autre, les entrepreneurs chargés de la réalisation des travaux, désormais mieux formés techniquement, est de plus en plus difficile à tenir. À l’aube du xxe siècle, les activités d’ingénieurs-conseils se spécialisent et se banalisent sans que les clivages initiaux disparaissent pour autant.
15En 1912, une poignée d’ingénieurs-conseils, majoritairement issus de l’École centrale et tous ingénieurs civils, se regroupe en une première association professionnelle, la Chambre des ingénieurs-conseils de France (CICIEF, qui devient en 1951 CICF), qui réunit une trentaine de bureaux de conseil et d’études techniques. Cette création coïncide avec le développement en France du secteur du bâtiment et des travaux publics, que les lois sur la santé publique (1902) puis les politiques d’équipement urbain et d’électrification des campagnes ont encouragé. Au même moment sont fondées l’Association des géomètres métreurs (1912) et la Société française d’urbanisme (1913). Portées par les multiples corps de métiers intervenant dans le secteur du bâtiment et des travaux publics, ces initiatives s’inscrivent dans un contexte général marqué par une intensification de la compétition entre groupes professionnels pour la délimitation des territoires d’expertise et des domaines de compétences (juridiction) [Abbott, 1988] et par l’élaboration d’un mode d’exercice libéral au sein de nombreuses professions intellectuelles [Sapiro, 2006 ; Nye, 2006 ; Delporte, 1999].
16Alors que les frontières entre les activités d’architectes et celles d’ingénieurs sont encore très poreuses pendant le xixe siècle, celles-ci tendent à se fermer en France, les architectes se dotant en 1895 de leur propre code de déontologie, le code Guadet qui définit l’architecture selon un modèle artistique [Rodriguez-Tomé, 2006]. S’inspirant du code Guadet, les fondateurs de la CICIEF mettent en avant le caractère libéral de leur profession qui exclut tous ceux qui ne vivent pas à titre personnel et principal de l’exercice des activités de conseils, agents d’affaires, commerçants, entrepreneurs, employés de l’industrie, fonctionnaires. En définissant le métier du point de vue professionnel [17], les fondateurs de la CICIEF cherchent, comme l’ont fait avant eux les avocats, à arracher la profession à la soumission au marché comme à la subordination à l’État [Karpik, 1995]. Ils semblent également suivre la voie indiquée par les architectes, ces deux professions occupant une position homologue, définie par une double opposition aux ingénieurs des corps techniques l’État d’un côté, et aux entrepreneurs de travaux publics de l’autre [18]. Affirmant, à l’instar de l’architecte, l’indépendance de l’ingénieur-conseil, « homme de l’art » intermédiaire entre le « client » (c’est-à-dire le maître d’ouvrage qui peut être une collectivité locale, un industriel ou l’État) et les entrepreneurs (lesquels leur contestent cette autonomie professionnelle et leur disputent la position de maître d’œuvre auprès du client), les fondateurs de la Chambre proposent des garanties d’excellence professionnelle, première étape d’un processus de réglementation plus complète du titre qu’ils cherchent à imposer. Si le diplôme ou l’expérience professionnelle (en 1914, près d’un tiers des membres de la Chambre sont autodidactes) semblent garantir la compétence et la spécialisation, l’impartialité et l’indépendance sont attestées par les fonctions d’expertise judiciaire dont les membres de la Chambre se prévalent, les qualités de l’ingénieur-conseil étant le produit d’un apprentissage de savoir-faire codifiés par l’institution juridique. En cherchant à développer leurs activités de conseil en amont des missions qu’ils remplissent auprès des tribunaux, de manière à prévenir les litiges, les ingénieurs-conseils réunis à la CICIEF réinventent les carrières menées par les ingénieurs du corps des Mines du xixe siècle. Ils le font non seulement à un moment où ces hauts fonctionnaires accèdent aux directions des entreprises industrielles, mais aussi quelques années après que l’administration du corps des Mines eut renforcé son contrôle sur l’accès des ingénieurs de l’État à de telles fonctions, qui engendrent inévitablement des transgressions du principe d’impartialité qu’ils sont censés incarner.
17Bien que le code de déontologie élaboré par la CICIEF en 1912 ait constamment mis en avant une éthique professionnelle fondée sur le désintéressement, éthique qui les rapproche des hauts fonctionnaires censés renoncer à leurs intérêts particuliers au nom d’un intérêt supérieur, les ingénieurs-conseils ont moins bien réussi que d’autres professions libérales à imposer leur indépendance et à instituer des formes d’autorégulation de la profession. D’une part, ils n’ont pas distingué aussi nettement que les architectes les activités de conception des activités de réalisation, l’art de l’exécution. Ni, contrairement aux architectes et aux consulting engineers américains, réussi à imposer leur autonomie et leur supériorité aux entrepreneurs, vis-à-vis desquels ils restent placés dans une position d’auxiliaire. Ils sont restés étrangers aux débats qui ont agité les médecins à propos de la nature désintéressée de leur tâche et à « l’économie de la modération » qui a gouverné la profession d’avocat au xixe siècle. S’ils construisent leur indépendance par l’exclusion des positions qui rendent subalternes (employés de l’industrie ou du commerce, fonctionnaires), ils ne s’interdisent pas le statut d’administrateur : l’appât du gain et la recherche de positions de pouvoir au sein du champ économique ne leur semblent pas constituer une menace particulière pour la politique de la pureté qu’ils défendent, contrairement aux avocats qui ont inscrit ce statut dans la longue liste des fonctions incompatibles avec leur métier. Enfin, bien que ses effectifs augmentent constamment jusqu’en 1941 [19], la CICIEF ne parvient pas à réaliser l’unification de la profession, comme l’atteste l’absence du cabinet d’ingénieur-conseil Pelnard, Considère et Caquot, fondé en 1906 par un ingénieur du corps des Ponts [Ribeill, 2004]. La forte coloration polytechnicienne de ce cabinet et la très grande notoriété internationale qu’il a rapidement acquise dans le domaine du génie civil et le secteur des travaux publics expliquent sans doute que ses fondateurs n’aient pas jugé utile de renforcer une association professionnelle majoritairement contrôlée par les ingénieurs « civils ».
18En mettant en avant les valeurs d’impartialité, d’indépendance et de compétence, la CICIEF exprime à la fois la volonté de ses membres de se distinguer clairement des « mercenaires », moins rétribués par leur travail intellectuel que par la perception de commissions diverses, rendue possible par leur position d’intermédiaires, et son attachement aux valeurs morales et techniques d’un poste que les ingénieurs du corps des Mines ont largement contribué à modeler. Intégrant au sein de leur identité professionnelle le modèle concurrent qu’il s’agit de surpasser, les ingénieurs-conseils représentés à la Chambre sont en cela les héritiers des luttes passées. Si, comme nous le verrons plus bas, la Chambre a maintenu, au cours de la période étudiée, cette ligne politique élitiste et malthusienne, le projet d’autorégulation de la profession de conseil qu’elle défend avec constance a été contrecarré par le développement, après la Première Guerre mondiale, d’une nouvelle population d’ingénieurs-conseils spécialisés dans l’organisation du travail, nommés organisateurs-conseils. En effet, les logiques d’organisation professionnelle divergent à mesure que se renforce l’accroissement de la division du travail entre ces deux différentes catégories de « conseils » : bien que les uns et les autres soient très majoritairement des ingénieurs, ingénieurs-conseils et organisateurs-conseils appartiennent à des réseaux distincts et mobilisent des savoirs différents (sciences de l’ingénieur versus nouvelles sciences du travail [Vatin, 2008]).
4 – Organisateurs-conseils, des experts organiquement liés au patronat
19Avec la traduction et la diffusion à partir de 1907 des principes d’organisation scientifique du travail (OST) élaborées par Frederick W. Taylor puis la publication, en 1917, des principes de l’administration scientifique de l’ingénieur français Henri Fayol, l’organisation du travail se constitue comme un domaine d’expertise séparé, doté de doctrines savantes ad hoc. Introduites avant-guerre chez Renault, Berliet et Michelin, les méthodes d’organisation scientifique du travail sont diffusées pendant la Première Guerre mondiale et sous l’action de l’État aux industries liées à l’armement [Fridenson, 1987 ; Moutet, 1997]. Au milieu des années 1920, les institutions de promotion de l’organisation fleurissent un peu partout en Europe et se dotent de structures internationales. En France, sous la double impulsion de l’État et du patronat, un dispositif institutionnel soutenant la production de la croyance dans l’organisation voit le jour en 1926 : la Confédération générale de la production française (CGPF), organisme créé en 1919 à l’initiative du ministre du Commerce, Étienne Clémentel, pour représenter l’ensemble du patronat français, créée sa Commission générale d’étude de l’organisation (CGOST, rebaptisée CEGOS) ; l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM) fonde son propre service d’organisation scientifique du travail tandis que les ingénieurs disciples de Taylor ou de Fayol se regroupent en un Comité national de l’organisation française (CNOF), largement ouvert aux représentants du patronat.
20Au niveau international comme à l’échelle nationale, le contenu de la doctrine est l’objet de controverses : pour les uns l’organisation est, dans une optique taylorienne, une technique d’augmentation des rendements et de compression des coûts et s’inscrit dans une perspective économique libérale, tandis que pour les autres l’organisation est synonyme de rationalisation, entendue comme dispositif global de régulation d’une économie de plus en plus intégrée et concentrée [20]. S’appuyant notamment sur une harmonisation des outils comptables, un système d’ententes contrôlé par des experts et un syndicalisme patronal et ouvrier organisé, la rationalisation intègre les méthodes d’OST dans une perspective de planification économique. Elle suscite l’opposition des représentants du patronat français qui y voient la menace d’un dirigisme économique et n’envisagent l’application des méthodes d’OST que sous leur contrôle et en vue d’une amélioration des profits des entreprises. Si le CNOF défend la conception libérale, la CEGOS – dirigée par Jean Milhaud (1898-1991), un jeune polytechnicien ayant collaboré avec Paul Devinat, futur directeur de l’Institut international d’organisation scientifique du travail (IIOST) créé à l’initiative d’Albert Thomas, directeur du Bureau international du travail [Cayet, 2005] – sont plus favorables à une rationalisation de l’économie qui remplace la concurrence et la poursuite aveugle du gain par la « raison », l’individualisme patronal et le culte du secret des affaires par des règles communes, et l’antisyndicalisme patronal par une attitude de collaboration.
21Au cours de l’année suivante, le débat sur la rationalisation sort du cadre des organisations patronales et ouvrières pour prendre une dimension élargie à l’ensemble des « professions » représentées au Conseil national économique (CNE, fondé en 1925). L’enquête lancée en 1927 par le CNE a contribué à la diffusion des idées en faveur de l’organisation puisque chaque groupement professionnel doit prendre position sur cette question, ce qui suppose l’organisation de consultations internes [Chatriot, 2002]. Enfin, en mars 1929, la Chambre de commerce de Paris (CCP) se dote de deux institutions : le centre de préparation aux affaires (CPA) et l’Institut d’organisation commerciale et industrielle (IOCI) dont la vocation est « de coordonner en matière d’organisation commerciale et industrielle les initiatives particulières des divers groupements déjà existants et de leur procurer une aide matérielle efficace » [21]. Cette effervescence institutionnelle contribue à structurer un espace de prises de position sur l’organisation et la rationalisation, la définition de ces termes (et leur articulation) étant l’objet d’une vive concurrence. Ces luttes produisent et renforcent la croyance dans leurs enjeux, et avec elle l’épaisseur discursive de la thématique, le nombre de spécialistes de la question et les moyens financiers qui leur sont alloués. Les organisateurs-conseils figurent en bonne place parmi ces spécialistes de la rationalisation. Occupant un large espace positionnel [Boltanski, 1973], ils peuvent être à la fois conseil, permanent syndical, patron ou encore expert auprès de l’État. Aussi, contrairement aux ingénieurs-conseils très attachés – nous l’avons vu – à une conception professionnelle de leur activité, définissent-ils leur métier de manière bien moins restrictive.
22Avec la crise économique du début des années 1930, la montée en puissance d’une critique du libéralisme économique et la réorientation politique de la Confédération générale du travail (CGT), qui rompt alors avec la doctrine de la collaboration de classe, les rivalités de départ entre le CNOF et la CEGOS, cèdent la place à un front uni des organisateurs face à la menace communiste. Le CNOF, qui se donne pour tâche le contrôle du contenu du corpus doctrinal et la production des spécialistes aptes à en assumer la reproduction, reprend alors à son compte une partie de la critique de l’individualisme (patronal), substitue aux « lois du marché » une conception organiciste de l’économie et enfin subordonne les méthodes d’organisation du travail aux objectifs commerciaux et aux prévisions comptables, autant de revirements qui entraînent une dépossession de l’autorité technique des ingénieurs au profit des spécialistes du chiffre. À partir du milieu des années 1930, ce sont en grande partie les mêmes hommes qui président aux destinées des différentes institutions. L’espace de concurrence tend à se muer en une chaîne de célébration mutuelle et d’accréditation réciproque dont l’efficacité est d’autant plus grande que les positions occupées au cours de la période de fondation étaient antagonistes.
23Ce « cercle des croyants » réunit certains représentants d’un patronat « éclairé » ou « moderniste » [Denord et Henry, 2007] et des spécialistes de l’organisation exerçant, à titre principal ou secondaire, des activités de conseil. La trajectoire de la CEGOS [Weexsteen, 1999], qui se situe plutôt du côté de la pratique et de l’invention d’instruments d’action et devient après la Seconde Guerre mondiale un des plus importants cabinets de conseil français, met au jour les logiques qui contribuent à unir les membres de ce réseau. Contrainte de s’écarter de l’orthodoxie taylorienne incarnée par les membres du CNOF, la CEGOS s’inscrit dès sa fondation dans un courant favorable à l’uniformisation des outils de gestion et élabore en 1928 une méthode uniforme de calcul des prix de revient [Lemarchand, 1997]. Favorable à la mise en place d’instruments de connaissance communs à tous les membres d’une branche d’activité, capables d’imposer les mêmes règles de concurrence donc de rendre plus transparents les marchés, la CEGOS est porteuse d’une conception du syndicalisme patronal encore très minoritaire à la CGPF. Elle rencontre tout d’abord les réticences de larges fractions patronales attachées au caractère privé des affaires [22] et hostiles à de tels codes de conduite communs qui renforceraient les possibilités de contrôle de l’État. La crise économique, qui entame la croyance dans les bienfaits du libéralisme, puis celle du patronat français, sous le choc de l’arrivée du Front populaire, des occupations d’usines puis des concessions faites lors des négociations de 1936, offrent à la CEGOS les conditions structurales de son succès. Contraints par les conventions collectives à chiffrer la répercussion des nouveaux acquis sociaux sur les prix de revient, les patrons d’un même secteur se résignent à envisager des principes communs de comptabilité industrielle. C’est donc dans le contexte de crise sociale de 1936 que, sous la pression des nouveaux représentants de l’État, la nécessité sociale des études entreprises à la CEGOS obtient une certaine reconnaissance patronale.
24La CEGOS apparaît alors comme une institution double : à la fois avant-garde éclairée du patronat, dotée d’une certaine autorité critique vis-à-vis du patronat établi, elle favorise, par sa capacité même à s’approprier les critiques, l’unification patronale, ce qui correspond aux intérêts objectifs des dirigeants de la CGPF. Une telle capacité de distanciation, qui semble a posteriori justifier la présentation de soi que les animateurs de la CEGOS cherchent à imposer (faisant de cet organisme un laboratoire d’idées dites « avancées »), ne peut s’opérer sans que l’institution ne s’appuie sur certaines forces sociales. Outre les alliances établies par Jean Milhaud, au sein de l’État, avec les partisans d’une réforme de l’État, la CEGOS rassemble bientôt autour de son président, Auguste Detoeuf (1883-1947, X02 Ponts) [23], certaines fractions patronales ouvertes à une perspective technocratique et macroéconomique d’assainissement de la concurrence et de construction d’un syndicalisme profondément rénové (technique, c’est-à-dire apolitique, unique pour chaque catégorie et obligatoire). Ces derniers forment après 1936 et autour de Detoeuf, le pôle des « prétendants » à la direction de la CGPF.
25Après 1936, ce sont globalement les mêmes catégories du patronat qui soutiennent les efforts du CNOF et de la CEGOS pour promouvoir la rationalisation : dirigeants salariés des grandes entreprises liées à l’État, souvent issus de l’École polytechnique, membres d’X-Crise [24] ou des Nouveaux Cahiers (fondés par Detoeuf en 1937) ; représentants du patronat catholique favorable à un syndicalisme préparant le corporatisme ; responsables syndicaux minoritaires au sein d’une CGT réunifiée, tel René Belin qui devient en juillet 1940 ministre du Travail et de la Production industrielle. L’adhésion à un corporatisme rénové dans le cadre des professions « auto-organisées » et à une économie planifiée par la science (économique) permet de dépasser, pour un temps, les lignes de clivage potentielles entre les dirigeants salariés de la grande industrie, plutôt favorables à une concentration industrielle et les patrons catholiques d’entreprises plus petites, défenseurs d’une croissance économique « équilibrée » et rend possible cette alliance improbable [Boltanski, 1982] entre les principales composantes du « cercle des croyants ».
26Contrairement aux ingénieurs-conseils qui, nous l’avons vu, mettent en avant leur autorité scientifique et technique et revendiquent en son nom une certaine indépendance vis-à-vis des entrepreneurs, les organisateurs-conseils produisent de conserve avec ces patrons « modernistes » une vision du monde. Leur complémentarité va de pair avec l’instauration d’une division du travail : si la CEGOS et le CNOF prennent en charge une partie du travail d’institutionnalisation nécessaire à la transformation des idées en mécanismes agissants, les organisateurs-conseils, qui forment un contingent important au sein de ces deux institutions, reçoivent des patrons éclairés un marché pour les produits intellectuels collectivement élaborés. C’est en jouant des divisions entre fractions patronales pour conquérir une autonomie relative, en s’appuyant sur les « nouveaux patrons » contre le patronat établi et en s’alliant avec des forces sociales extérieures au champ patronal, que la CEGOS devient, selon l’expression de Jean Milhaud, « l’aiguillon du patronat ». La réussite de la CEGOS est donc liée à la position en porte-à-faux qu’elle occupe dans le champ patronal, à sa « fausse autonomie ». Cette indépendance dans la dépendance rend possibles toutes les stratégies qui jouent du décalage entre ce que ces hommes sont objectivement et les représentations qu’ils donnent d’eux-mêmes ; elle encourage les dispositions à manipuler les perceptions subjectives de la réalité. Une telle position incertaine, tout comme les luttes symboliques qu’elle rend possibles, forment un des obstacles à l’institutionnalisation plus complète des indices de consécration et des brevets de charisme, et contribuent à expliquer que cet univers professionnel ait résisté aux tendances de réglementation de la profession qui s’affirment sous Vichy sous la pression de la CICIEF.
5 – Ingénieurs-conseils et organisateurs-conseils sous Vichy : des modèles professionnels concurrents
27Le régime de Vichy met en place un cadre autoritaire au sein duquel le pouvoir de l’État est considérablement renforcé : alors que la grande majorité des syndicats sont dissous et que les naturalisations postérieures à 1927 sont annulées, le vote de la loi du 3 octobre 1940 exclut les juifs de la vie de la nation. Fonctionnant comme un appel d’offres, auquel répondent massivement différents groupements d’ingénieurs, Vichy a incontestablement favorisé la réglementation d’un certain nombre de professions libérales sous l’autorité d’un ordre professionnel [25]. Confrontés à l’organisation de professions voisines (urbanistes, architectes, géomètres-experts, pour les ingénieurs-conseils ; experts-comptables, « syndotechniciens », conseillers d’orientation professionnelle, pour les organisateurs-conseils), les ingénieurs-conseils ont adopté les mêmes stratégies que leurs concurrents et cherché à délimiter un territoire professionnel qui leur serait réservé. À l’inverse, les organisateurs-conseils qui, avec Vichy, voient s’étendre leurs marchés n’ont pas cherché à instaurer un monopole qui figerait les domaines d’intervention et les savoirs mobilisés.
28Dès les premiers jours du régime, les ingénieurs-conseils regroupés à la CICIEF s’empressent de soumettre aux pouvoirs publics leur projet d’ordre professionnel (dont le contenu est semblable à celui adopté par cette institution lors de sa création en 1912) et, après de multiples tentatives, échouent à l’imposer à l’ensemble de la profession qui reste régulée par le « marché ». Cet échec est le produit de différentes causalités dont nous ne développerons ici qu’un aspect. Tout d’abord, en cherchant à imposer contre la conception « vocationnelle » en vigueur une conception « professionnelle », fondée sur le titre d’ingénieur et sur le revenu (ils exigent l’exercice à titre principal des activités de conseil), les ingénieurs-conseils se sont attiré l’hostilité de nombreuses catégories sociales. En tout premier lieu, une telle conception stricte du métier de conseil irrite tous ceux (ingénieurs fonctionnaires et ingénieurs cadres d’entreprise) qui n’entendent pas renoncer à leurs activités « auxiliaires » de conseil, articulées de diverses façons (substitut, prolongement, tremplin) aux mandats d’administrateur. Elle s’oppose aussi au mode d’exercice des activités de conseil en organisation, dont on a vu qu’il s’inscrivait souvent en complément d’autres activités professionnelles. Enfin, elle suscite l’ire des savants, des académiciens et des professeurs d’université, universitaires ou normaliens ne disposant pas du titre d’ingénieur et très souvent appelés pour des missions ponctuelles de conseil.
29Une comparaison des réglementations professionnelles réclamées sous Vichy par les ingénieurs-conseils et obtenues par les architectes [Boucher et Voldman, 1991] montre que, malgré certaines similitudes, les ingénieurs-conseils souhaitent aller beaucoup plus loin que les architectes dans le contrôle des cumuls d’emplois des fonctionnaires. Alors que les architectes, divisés depuis l’entre-deux-guerres sur la question de la réglementation des cumuls, ont réussi à se doter d’un ordre parce qu’ils ont assoupli leurs exigences et admis au sein de leur profession les professeurs des grandes écoles d’architecture ainsi que les architectes fonctionnaires, les ingénieurs-conseils ont maintenu jusqu’au bout une position plus rigide, héritée des conflits qui les ont opposés aux ingénieurs des travaux publics de l’État depuis le xixe siècle. Aussi, bien que ces deux groupes professionnels subissent la concurrence des ingénieurs des travaux publics de l’État, les architectes ont compris que leur ordre ne serait créé que si l’unité du groupe était réalisée autour de ceux qui se définissent comme son élite.
30Jaloux de leurs savoirs spécialisés, dont les entrepreneurs seraient dépourvus, les ingénieurs-conseils ont défendu, au nom de la science, une certaine indépendance vis-à-vis des entrepreneurs et ont cherché à se placer à distance des intérêts capitalistes. L’ésotérisme assumé des savoirs des ingénieurs-conseils suppose, pour garantir le fonctionnement de leur marché, que la confiance soit établie par un ensemble de normes impersonnelles garanties par l’État, comme les titres scolaires. C’est un tel dispositif de confiance impersonnelle que l’ordre des ingénieurs-conseils propose de mettre en place, qualifiant une fois pour toutes des agents qui deviennent alors relativement interchangeables. Cependant, en plaçant les principes de légitimation des activités de conseil sous l’autorité de la Science tout en excluant de leur profession ses représentants les plus légitimes, les ingénieurs-conseils ont donné à certaines institutions, l’Académie des sciences, et à une fraction du corps professoral des facultés des sciences et des grandes écoles d’ingénieurs, les moyens de bloquer leur projet. Cet exemple porte à interroger le rôle joué par les intérêts professionnels des agents de l’État dans la formation de groupements professionnels « autorégulés » : à partir du moment où les ingénieurs-conseils ont exclu, au nom de la pureté, les fonctionnaires de l’exercice de la profession, il était fort probable que leur ordre ne verrait pas le jour [26]. L’esprit de corps de ces agents de l’État a constitué un puissant obstacle à l’institutionnalisation d’un esprit de corps professionnel, sous l’autorité de l’État.
31À l’inverse, le marché des organisateurs-conseils peut fonctionner sans que la confiance nécessaire aux échanges soit garantie institutionnellement par une codification étroite des titres, règles et devoirs. Non seulement une telle codification est étrangère aux intérêts de la fraction dominante du groupe qui, au contraire, maintient l’incertitude sur le statut de ses membres [27] et sur les savoirs mobilisés [28], et favorise ainsi l’efficience accrue du capital symbolique au sein de cet univers (largement fondé sur l’être perçu, celui-ci est difficilement réductible à un ensemble de propriétés prises en elles-mêmes et pour elles-mêmes qu’exige toute forme de certification). Mais elle est de surcroît inutile, puisque l’imbrication étroite des intérêts entre les organisateurs-conseils et leurs clients se renforce sous Vichy, avec les profondes transformations d’un champ étatique dans lequel les positions de pouvoir sur l’État ont été massivement conquises par une technocratie issue du monde industriel. Aussi les organisateurs-conseils se sont satisfaits d’une rhétorique propre aux professions libérales [29], sans s’imposer les contraintes de certification des compétences par l’État qu’exigent les ingénieurs-conseils. Au dirigisme et au malthusianisme des ingénieurs-conseils, s’opposent l’hostilité des organisateurs-conseils pour tout académisme et tout « appareil » (ordre, corps, syndicat, etc.) susceptible d’imposer un point de vue souverain ; la défense de l’anomie, c’est-à-dire de la pluralité des perspectives (toutes relatives et concurrentes entre elles [Bourdieu, 1987]), et, in fine, le rappel aux « lois du marché », puisque l’anomie du groupe se donne, dans ce cas, comme la condition d’un ajustement permanent aux demandes « impersonnelles » du marché.
6 – Conclusion
32Attirant l’attention sur la spécificité du capital symbolique – sa dimension éminemment relationnelle (L’Essai sur la magie de Marcel Mauss irrigue, par exemple, les travaux sur le champ de la haute couture) – et sur les luttes de classement, les travaux de Pierre Bourdieu ont donné un cadre théorique à l’analyse de la production de la croyance nécessaire à l’échange des biens symboliques. S’inscrivant dans une perspective socio-économique, les travaux de Lucien Karpik placent au cœur de l’analyse les dispositifs cognitifs permettant l’ajustement entre l’offre et la demande. Ils introduisent une distinction heuristique entre croyance personnelle et impersonnelle (qu’on pourrait rapprocher de la différentiation du capital symbolique selon son degré d’institutionnalisation, opérée par Pierre Bourdieu dans l’analyse de la noblesse) et connectent la sociologie des marchés avec celle des professions. Bien que relevant de traditions théoriques différentes, ces deux approches peuvent, comme j’ai tenté de le montrer, se combiner. Par ailleurs, l’étude qui vient d’être présentée met en évidence le rôle important que joue l’État à la fois dans l’élaboration et dans l’issue des stratégies concurrentes de régulation du marché et de la profession. Pour atteindre leurs buts, ingénieurs-conseils et organisateurs-conseils s’adressent à l’État, ou plus exactement à des fractions différentes de l’État : alors que les uns attendent de l’État la reconnaissance des normes de certification qu’ils réclament, les autres obtiennent, grâce aux alliances qu’ils nouent au sein de l’État, les moyens de renforcer la croyance dans la rationalisation, dans les techniques qu’ils promeuvent et dans leur expertise. À l’issue de ces luttes, exacerbées sous Vichy, ceux qui refusent toute institutionnalisation, sous le contrôle de l’État, du capital symbolique collectif semblent l’emporter. Mais si le « marché » triomphe sur « l’organisation de la profession », c’est d’une part parce que celle-ci porterait atteinte aux intérêts de multiples fractions d’agents de l’État, et de l’autre parce que les défenseurs du « marché » occupent depuis longtemps une position d’intermédiaire entre l’État et le grand patronat.
Notes
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[1]
Cet article est le prolongement d’une communication à la journée d’étude La sociologie et l’économie des biens symboliques, CESSP et GDR économie-sociologie, Paris, 3-4 décembre 2009. Il s’inscrit dans les discussions ouvertes par le dossier « Sociologie et économie des biens symboliques », Revue française de socio-économie, 10, 2012/2.
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[2]
Ce constat a été mis en évidence par une enquête menée au début des années 1990 auprès de 54 consultants employés dans une quinzaine de cabinets représentatifs de la diversité du marché [Henry, 1992 ; 1993].
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[3]
Une thèse portant sur 43 grandes sociétés de conseil (nationales et internationales) montre que, après l’engouement pour les progiciels de gestion ERP (Enterprise Resource Planning) comme remède scientifique et technique à la crise de confiance que traverse alors la profession (1997-2001), les cabinets de conseil tentent dans un second temps (2001-2005) de ramener leurs prestations au périmètre des années 1990, c’est-à-dire aux missions hautement symboliques de conception et à une offre de prestations « sur mesure » [Thine, 2008].
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[4]
Bien que ces pratiques tendent à se généraliser au pôle commercial de cet espace, avec l’essor des prestations dans le domaine informatique [Thine, 2008].
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[5]
Au-delà de la référence au grand couturier, producteur de sur mesure, fréquemment utilisée par certains consultants pour se distinguer de leurs concurrents plus commerciaux et qualifiés de « vendeurs de prêt-à-porter », l’univers du conseil et celui de la haute couture partagent un certain nombre de traits structuraux (Bourdieu et Delsaut, 1975 ; Henry, 1993).
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[6]
Ainsi, les effets immédiats et objectivables de la prestation de conseil, qui peuvent être nuls ou négatifs, sont souvent distincts des effets ultérieurs plus diffus. Par exemple, alors que les missions de conseil auprès d’entreprises de presse se traduisent rarement à court terme par une augmentation des ventes, les efforts entrepris par les consultants pour ouvrir les rédactions aux évaluations des spécialistes de la gestion ou du marketing tendent de manière plus insidieuse à redéfinir le périmètre des activités professionnelles, donc à redessiner les frontières de ce qui forme le cœur de ce média [Brandewinder, 2009].
-
[7]
Comme, par exemple, le label décerné par l’Office professionnel de qualification des conseils en management (OPQCM), organisme créé en 1979 à l’initiative de deux syndicats professionnels (la Chambre syndicale des sociétés d’études et de conseil, SYNTEC, et la Chambre des ingénieurs-conseils de France, CICF) et soutenu par l’État en 1991. Destiné à certifier la qualité des services fournis, dans une volonté de protection des clients, le label OPQCM distingue quatre critères principaux d’appréciation du prestataire : juridique, financier, technique (validité de l’adéquation entre les prestations proposées et les compétences des consultants) et indice de satisfaction des clients construit au moyen de questionnaires et de sondages.
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[8]
Pour une analyse récente de cette implication d’une firme cliente (EDF) dans le pilotage des cabinets de conseil, voir Thine [2012].
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[9]
Les résultats qui sont présentés ci-dessous sont le produit d’enquêtes multiples reposant sur l’exploitation de sources imprimées (principalement des bulletins d’associations professionnelles), d’archives encore peu exploitées (comme celle du comité d’organisation des conseils et professions auxiliaires du commerce et de l’industrie, créé sous Vichy), sur des enquêtes prosopographiques et sur la constitution de bases de données [Henry, 2012]. Nous offrons ici la synthèse inédite de ce travail.
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[10]
Objet de multiples glissements sémantiques, le terme « ingénieur civil » désigne les ingénieurs « libres », par opposition aux ingénieurs liés à l’État, qui se regroupent en 1848 au sein de la Société des ingénieurs civils de France (SICF). Outre les ingénieurs formés en dehors des cadres de l’État, principalement pour répondre aux besoins de l’industrie ferroviaire naissante, la SICF accepte parmi ses membres les ingénieurs de l’État ayant démissionné pour entrer dans l’industrie privée.
-
[11]
Jusqu’aux dernières décennies du xixe siècle, les diplômes d’ingénieurs civils sont rares : bien que les écoles d’application de Polytechnique (Mines, Ponts, Travaux publics) accueillent un petit nombre de non-polytechniciens, elles refusent pendant longtemps de créer un titre scolaire ad hoc pour ces ingénieurs civils. Par ailleurs, le diplôme d’ingénieur des Arts et Métiers n’est créé qu’en 1907 [Grelon, 1986 ; Day, 1991].
-
[12]
41,5 % de l’ensemble des anciens élèves de Centrale se déclarent entrepreneurs en 1864 ; 19,9 % des centraliens issus des promotions comprises entre 1832 et 1840 sont, en 1864, employés dans le secteur des chemins de fer et 19,2 % d’entre eux sont ingénieurs civils ou ingénieurs-conseils [Ribeill, 1985].
-
[13]
Un des premiers cabinets français d’ingénieurs-conseils a été créé en 1833 par Eugène Flachat (1802-1873), un ingénieur issu de la bourgeoisie économique ruinée, formé auprès d’ingénieurs anglais et proche des réseaux saint-simoniens [Auclair, 1999]. Premier président de la SICF en 1848, Eugène Flachat est élu six fois à cette fonction jusqu’en 1873.
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[14]
Sur la manière dont les règles d’honneur de l’ancienne noblesse ont inspiré les premières déontologies médicales, voir Nye [2006]. Rappelons que l’ingénieur relève au xixe siècle des professions libérales, l’exercice salarié du métier ne s’imposant difficilement qu’à la fin des années 1930 [Henry, 2012, chapitre 8].
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[15]
Comme le remarque en 1848 Émile Thomas, un ingénieur civil nommé administrateur des Ateliers nationaux : les ingénieurs des Ponts qui « ont à effectuer la réception des travaux d’art au compte de l’État […] » abusent souvent, « grâce à un préjugé de corps », de « leur position presque magistrative » pour « nuire, sans la moindre nécessité, aux intérêts matériels des entrepreneurs, et à la réputation des ingénieurs civils ». Cité par Jacomy [1984, p. 210].
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[16]
C’est moins d’un quart de chaque promotion du corps des Mines qui, avant 1870, obtient un congé et quitte le service de l’État contre plus de la moitié des promotions comprises entre 1880 et 1900 [Thépot, 1979]. Sur le pantouflage des ingénieurs, voir également Charle [1987 ; 1995] et Thépot [1998].
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[17]
Sur l’opposition entre conception « professionnelle » et conception « vocationnelle » du métier d’écrivain, Sapiro [2004].
-
[18]
Ingénieurs-conseils et architectes ne cessent de dénoncer la concurrence déloyale des ingénieurs de l’État, auxquels l’administration accorde la possibilité d’exercer des « tâches auxiliaires » (rebaptisées « fonctions accessoires »), tout comme celle des entrepreneurs dont les firmes, en cours de concentration, développent leurs propres bureaux d’études et de conseil [Barjot, 2006].
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[19]
Les annuaires disponibles font état de 34 membres en 1914, 56 en 1922, 78 en 1927. Au printemps 1941, la CICIEF affirme représenter 2 500 adhérents.
-
[20]
La très grande industrie forme en effet, au sein du champ économique français, une catégorie en expansion entre 1906 et 1931 : le nombre de très grands établissements (plus de 1 000 salariés) passe de 215 en 1906 à 395 en 1931 tandis que leurs effectifs industriels triplent au cours de la même période [Braudel et Labrousse, 1979-1980].
-
[21]
Archives de la CCP, I-2.74 (90). La somme versée par l’IOCI au CNOF à partir de 1930 représente, par exemple, le quart de l’ensemble des cotisations annuelles.
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[22]
Les patrons soupçonnaient les conseils extérieurs de faire bénéficier leurs autres clients, qui peuvent être des concurrents, de connaissances acquises à leurs frais [Moutet, 1997].
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[23]
Membre du corps des Ponts, Auguste Detoeuf mène une carrière de haut fonctionnaire avant de pantoufler en 1923 à la Compagnie française Thomson Houston. Administrateur délégué de la Société générale de constructions électriques et mécaniques Alsthom en 1928, il préside la CEGOS à partir de 1930. Il incarne de manière exemplaire le nouveau type de dirigeants de l’économie, liés à l’État et étrangers aux familles patronales, dont l’ascension ultrarapide au sein du patronat français représente au cours du premier tiers du xxe siècle « un événement historique majeur » [Lévy-Leboyer, 1979].
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[24]
X-Crise est un lieu de réflexion sur l’économie créé en 1931 à l’initiative de trois polytechniciens, Gérard Bardet, Jacques Branger et Jean Coutrot [Dard, 1999].
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[25]
Outre les avocats, dont l’ordre est confirmé par la loi du 21 juin 1941, un ordre professionnel a été créé dans de nombreuses professions : médecins et architectes (1940), dentistes (1941), vétérinaires, avoués, huissiers, notaires, experts-comptables (1942), géomètres-experts (1944). Cette liste ne prétend pas à l’exhaustivité.
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[26]
Ces constats portent à complexifier, comme Gerald Geison nous y encourage, l’opposition longtemps admise par la sociologie des professions américaines entre « organisation par le marché » et « organisation par l’État » [Geison, 1984].
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[27]
Comme de nombreuses institutions, la CEGOS se dédouble sous Vichy : elle est à la fois une commission rattachée au Centre d’information interprofessionnel (CII) du ministère de la Production industrielle (donc un service public) et obtient le statut de « service extérieur autonome », offrant une assistance technique aux entreprises et percevant directement les cotisations.
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[28]
De plus en plus largement empruntés à la comptabilité puis à la psychologie, les savoirs et les pratiques professionnelles qui contribuent au succès de la CEGOS sous l’Occupation, échappent eux aussi aux classements rigides : marqués par un certain pragmatisme, ils se situent à la frontière de la vérité et de la croyance en l’efficacité ou à celle de la pratique scientifique codifiable et de l’expérience artistique unique [Henry, 2009].
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[29]
Sur les usages de cette rhétorique par des acteurs appartenant au monde des affaires, voir Lazega et Mounier [2009].