CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’économique et le politique sont parmi les forces qui concourent à faire société. Ils peuvent aussi la défaire. La monnaie, objet de ce dossier de la Revue française de socio-économie, possède ici un statut analytique particulier. C’est un « fait social total » tel que défini par Marcel Mauss : un fait qui met « en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions » et « dans d’autres cas, seulement un très grand nombre d’institutions, en particulier lorsque ces échanges et ces contrats concernent plutôt des individus » [Mauss, 1924-25/2007, p. 241]. Cet objet particulier peut être qualifié de méta-institution. La monnaie est à la fois instituée et instituante, encastrée et encastrante ; elle est un véhicule privilégié d’interdépendances, qui les institue dans le même temps. Ainsi, les textes réunis dans ce dossier « monnaie-monnaies » peuvent-ils être lus comme une interrogation sur la manière dont la monnaie cristallise des compromis qui se trouvent aux fondements mêmes de la société – telle que le suggère l’expression d’« institution monétaire de la société » [Servet, 1993]. Plusieurs de ces contributions partent de questionnements empiriques situés : Hadrien Saiag étudie le cas argentin du trueque, une forme particulière de monnaie sociale ; Bruno Théret s’interroge sur le devenir de la zone euro et de son projet monétaire ; Jean-Christophe Guyomart se penche sur des monnaies dites locales complémentaires dans le contexte français ; Jean-François Ponsot et Guillaume Vallet analysent les fondements de l’institution monétaire en Suisse. Le texte de Jean-Michel Servet, quant à lui, propose une vue renouvelée des fondements de l’institutionnalisme monétaire à partir d’une interpellation théorique.

2De ces textes variés, trois grands thèmes peuvent être dégagés, qui constitueront les étapes de cette introduction : premièrement les concepts de dette, souveraineté et confiance, dont l’emploi selon des combinaisons et des hiérarchies variables est devenu la marque de fabrique d’une école d’institutionnalisme monétaire francophone depuis Aglietta et Orléan [dir., 1998] ; deuxièmement, la monnaie assurant une continuité sociale et articulant des espaces sociaux que les dynamiques de crises ou d’exclusions ont séparés ; troisièmement, la monnaie et la politique monétaire dès lors qu’elles sont étroitement articulées aux espaces de la vie en société et que ces articulations sont spécifiques aux différentes trajectoires nationales.

1 – Dette, souveraineté, confiance, partage

3Les thèses défendues dans les recherches sur la monnaie dans une perspective institutionnelle, largement présentes dans La Monnaie souveraine [Aglietta et Orléan (dir.), 1998] et prolongées dans La Monnaie dévoilée par ses crises [Théret (dir.), 2007], se retrouvent dans les articles réunis dans ce dossier spécial. Le triptyque dette-souveraineté-confiance y occupe une place structurante. Nous avons choisi d’insister sur certains des points originaux que soulignent les contributions de ce dossier [1]. Les articulations entre ces trois volets retiennent notre attention dans la mesure où leur pouvoir analytique semble en particulier lié aux relations qui les unissent. Cependant, circonscrire chaque volet pour – entre autres – en comprendre les articulations, est une question à part entière que pose J.-M. Servet. Ce dernier conteste le rôle central du concept de dette et propose d’en extraire certaines manifestations constituant alors le concept de partage.

1.1 – La dette

4« Toute société dotée de monnaie peut être regardée comme un tissu social hétérogène de droits et d’obligations mesurées et honorées par la médiation de cette monnaie. » [Théret [2]] La dette construit des interdépendances nécessaires à l’organisation sociale d’une société monétaire et nous ne connaissons pas de société sans monnaie. À ce titre, la dette occupe une place théorique centrale, bien que de manière différenciée selon que les dettes sont libérables ou pas (sous deux angles différents dans ce dossier : voir Théret et Servet ; voir aussi Saiag [2011]). Les dettes contractuelles de type marchand s’inscrivent dans un processus de circulation des marchandises. Elles sont librement choisies, elles sont libérables et s’éteignent une fois acquittées. Les dettes tutélaires sont qualifiées de non libérables, car l’individu doit s’extraire du groupe social (par la mort ou la disparition) pour s’en libérer. Les dettes de vie monétaires [Malamoud, 1998] et les dettes fiscales [Théret] sont tutélaires. Elles lient l’individu au groupe par l’intermédiaire de l’autorité souveraine. L’individu ne peut y échapper. Elles participent au processus complexe de cohésion sociale et peuvent être jugées plus importantes que des dettes contractuelles librement consenties.

5Le texte de Saiag permet cependant de nuancer cette hiérarchie entre les dettes, car son terrain d’étude (le trueque argentin) le conduit à identifier des dettes contractuelles non libérables. Dans la situation de crise étudiée, une rupture intervient dans le processus des « droits et obligations exprimés en monnaie » [Théret]. Privées de travail, les personnes ne disposent plus de droits (monétaires) sur la société et perdent leur capacité d’accès aux biens disponibles. Dans une société où la division sociale du travail (DST) est poussée, la survie quotidienne des individus dépend de leur capacité à contracter et à honorer leurs dettes contractuelles, pour la nourriture notamment. Les revenus fournissent aux individus des droits monétaires sur la production des autres. Ils peuvent alors contracter pour satisfaire leurs besoins. En l’absence de crise, le caractère hétérogène des besoins et le caractère contraint, non choisi, des besoins alimentaires sont occultés. Au contraire, la destruction des emplois ou l’effondrement d’un système bancaire font resurgir la contrainte monétaire dans la libération des dettes contractuelles, et donc dans la capacité de contracter de telles dettes. La faim a des exigences quotidiennes, elle est un aiguillon extrêmement puissant [Polanyi, 1977/2011] et, dans un contexte de division sociale du travail (DST), elle force la marche des armées de réserve. Ainsi, par le truchement des besoins alimentaires une partie des dettes contractuelles est soumise à la nécessité de répétition qui les rapproche de dettes tutélaires. Comme la dette fiscale, l’individu ne peut s’en extraire et doit sans cesse les renouveler. Comme la dette fiscale, seuls la mort ou l’exil en libèrent. Ajoutons enfin que, comme la dette fiscale, toute dette contractuelle exige l’emploi de la monnaie qui inclut alors la totalité sociale dans la transaction bilatérale.

6Cependant, peut-on penser qu’un exil puisse libérer des dettes contractuelles contraintes ? Pour satisfaire leurs besoins vitaux, des millions d’Argentins exclus du système des droits et obligations exprimés en pesos ont tenté de reconstituer un système socioéconomique articulé autour d’une monnaie dite sociale, le crédito. L’exil est ici partiellement forcé, car c’est bien la nécessité, plus qu’une idéologie commune de recherche d’alternative, qui a engendré ce basculement massif et brutal de quelques millions de personnes. L’exil est aussi forcément partiel, car l’autarcie est impossible, et l’on retrouve dans les nodos de trueque une division sociale du travail reposant sur des dettes contractuelles que la répétition forcée rapproche de la nature des dettes tutélaires.

1.2 – La confiance

7Quel que soit le type d’organisation sociale, la confiance joue un rôle central. Elle offre un point d’appui aux institutions qui à leur tour la produisent [Laufer et Orillard, 2000]. En tant qu’institution, la monnaie repose aussi sur la confiance ; comme méta-institution, cette confiance mobilise potentiellement l’ensemble des dimensions de la société. Dans la Suisse des années 1914-1936, la référence métallique occupe une place singulière, car « l’étalon-or constitue le fondement de la confiance des agents économiques étrangers comme suisses dans l’économie et surtout la place financière helvétiques » [Ponsot et Vallet]. Pour identifier et articuler les logiques intervenant dans les processus de confiance en la monnaie, Aglietta et al. [1998] ont proposé trois niveaux de confiance ; quatre des cinq textes de ce dossier les ont mobilisés. « La confiance méthodique relève du comportement mimétique – économiquement rationnel à court terme – selon lequel un individu accepte de façon routinière la monnaie parce que les autres font de même. La forme hiérarchique de la confiance renvoie, quant à elle, au fait que la monnaie est garantie par un pouvoir collectif qui lui-même inspire confiance en tant qu’il est partie prenante d’une souveraineté protectrice. La confiance éthique enfin renvoie à l’autorité symbolique du système des valeurs et normes collectives, traditionnellement et/ou consensuellement acceptées, qui fonde l’appartenance sociale. » [Théret] Cependant, les trois types de confiance ne se produisent pas indépendamment les uns des autres et nous souhaitons insister ici sur leurs articulations identifiées par Saiag, Théret, Ponsot et Vallet.

8L’expérience du trueque argentin illustre particulièrement bien ces articulations que Théret montre aussi à travers l’euro. Au-delà de fondements militants alternatifs, une justification de la création et du déploiement du trueque a été de « raccrocher » les victimes de la crise au corps social largement fissuré, dès avant la catastrophe de la fin 2001. À défaut de ressources monétaires en pesos, des groupes de personnes ont créé des dispositifs monétaires où les marchandises continuaient à circuler et ont ainsi assuré la continuité de leurs approvisionnements. Que des raisons d’idéologie, des valeurs, des convictions, une éthique, etc., aient animé certains membres est évident, mais beaucoup ont adhéré par nécessité ou/et par opportunité.

9Pour les adhérents motivés par un désir militant, le crédito est porteur de confiance éthique, le système de valeurs promu joue un rôle central dans les principes d’acceptation. En revanche, pour les adhérents motivés par la nécessité ou l’opportunité, le crédito jouit surtout de confiance méthodique (celle qui est liée aux pratiques quotidiennes). Par ailleurs, contrairement aux monnaies d’État, le faux monnayage du crédito ne tombe pas sous le coup de la loi. La « commission interzonale » ne dispose pas du pouvoir de coercition légitime et émettre des créditos en dehors des instances reconnues ne constitue pas un délit. Dans ce contexte, pour les adhérents dont la confiance éthique est limitée, la confiance hiérarchique est également ténue dans la mesure où non seulement le corpus idéologique nécessaire à la perpétuation des valeurs fondatrices du trueque est absent, mais où les manipulations monétaires internes ne sont pas sanctionnables au regard des lois argentines. Sans prendre trop de risques, certains agents créent de faux créditos et la présence de fausse monnaie altère la confiance méthodique. Selon Saiag, « un examen attentif des événements de juillet-août 2002 révèle bel et bien un déficit de confiance éthique », dont la crise est « venue parachever un défaut de confiance hiérarchique (surémission monétaire et falsifications de créditos) et méthodique (pénurie de certains biens) ». Ainsi, le défaut d’articulations entre les trois formes de confiance n’est pas étranger à l’effondrement du crédito.

10L’euro illustre également l’importance de ces articulations pour comprendre la monnaie. Il jouit d’une forte confiance méthodique et hiérarchique. Son acceptation au quotidien est assez peu contestée au sein de l’Union européenne et le « sentiment de protection apporté par le contrôle juridique et politique des pouvoirs monétaires privés et publics » [Théret] est largement présent. Ces deux niveaux de confiance s’articulent, se complètent et fondent une confiance apparemment solide dans l’euro. Pourtant, la confiance éthique s’est étiolée et « l’euro apparaît comme l’expression d’un pouvoir technocratique placé en position hiérarchiquement supérieure par rapport aux pouvoirs politiques de l’Union et a fortiori des États membres… elle nourrit une méfiance populaire à son égard qui est propice, du moins dans de nombreux États membres, à des mobilisations politiques hostiles, à droite comme à gauche » [ibid.]. L’euro ne produit pas une symbolique « qui excède la déclaration officielle de sa légalité » et « l’incertitude règne… surtout au niveau de la confiance éthique » [ibid.].

11Ces analyses de la confiance posent deux niveaux de questions :

  • Est-il possible d’envisager la pérennité d’une monnaie si les confiances méthodique, hiérarchique et éthique ne sont pas présentes ensemble ? Le défaut de l’une peut-il être compensé par la présence des autres ? L’exemple du trueque montre que l’absence de confiance éthique a été fatale au crédito ; pour ce qui concerne l’euro, l’histoire sera juge…
  • Comment produire de la confiance ? Cette question dépasse largement les travaux présentés dans ce dossier [3]. En revanche, le texte de Ponsot et Vallet montre le lien étroit de la confiance éthique avec les représentations sociales de l’étalon-or dans la Suisse des années 1914-1936. L’étalon-or occupe une place fondamentale dans la construction de la confiance éthique du peuple suisse en sa monnaie et, en l’absence d’une telle référence, l’imaginaire collectif doit mobiliser d’autres symboliques : « La légitimité des monnaies sans valeur intrinsèque réside dans leur capacité à symboliser des communautés territorialisées d’appartenance politique, transcendant les conflits sociaux et territoriaux qui les divisent par ailleurs. Dès lors que les pouvoirs publics n’ont pas la capacité ou la volonté de maîtriser les conflits que la politique monétaire entretient ou suscite, la monnaie de cours légal peut être rejetée. » [Théret]

1.3 – La souveraineté

12Les articles de Théret, Ponsot et Vallet, Guyomart et Saiag posent la question de la souveraineté, chacun à leur manière. Saiag et Guyomart traitent de monnaies sociales ou locales, à partir de l’exemple du trueque argentin pour le premier et des monnaies locales françaises pour le second. Le premier interroge la variété des organisations possibles de l’émission monétaire, entre centralisation et fédéralisme ; le second évoque l’application du principe de subsidiarité à l’émission monétaire comme justification des monnaies locales complémentaires (voir aussi Fare [2011]).

13L’exemple de l’euro permet de montrer l’importance de l’articulation entre souveraineté monétaire et souveraineté politique (Théret). Généralement, c’est la souveraineté politique qui domine la question monétaire, et la souveraineté monétaire lui est donc subordonnée. Dans le cas européen, au contraire, la souveraineté monétaire subordonne, à de nombreux égards, la souveraineté politique des États membres. En effet, la BCE est indépendante et les États membres de l’Eurogroupe ont perdu toute capacité à mener une politique monétaire. Celle-ci est dès lors une contrainte exogène à laquelle les autres dimensions de la politique économique sont sommées de se soumettre, sous peine d’accumulation dangereuse des déséquilibres intrazone. Par exemple, l’impossibilité d’ajustement du change à l’intérieur de la zone euro ouvre sur la flexibilisation du travail comme moyen de dévaluation interne ; l’impossibilité de financements monétaires des déficits ouvre sur la mise en œuvre de règles d’or budgétaires, etc. La nécessité d’ajustements internes à la zone euro alors que le projet européen est en panne conduit aussi à la montée de formes de concurrence entre les États membres. Cette concurrence trahit l’ascendant de la monnaie, devenue souveraine en Europe : « Cette prétention du pouvoir monétaire à la souveraineté, même si ce pouvoir est apparemment limité (en fait il est exorbitant), ne peut être qu’illégitime d’un point de vue démocratique. » [Théret]

14Au contraire, dans les textes Guyomart, Ponsot et Vallet, le plus haut niveau de souveraineté est avant tout politique, mais, sous de multiples formes, la monnaie est investie d’une autorité qui la place aussi en position de souveraineté. L’article de Ponsot et Vallet illustre parfaitement ce constat. Il ne traite pas franchement de souveraineté monétaire, mais celle-ci structure leur texte et en constitue la toile de fond. Au niveau politique, il y a tout d’abord la construction d’un projet adossé à une représentation de la « prospérité commune ». Cet élément rhétorique est inscrit dans la Constitution de la Confédération helvétique. Les deux mots sont importants, car l’idée de prospérité doit être partagée par tous, même si elle ne sert pas tout le monde, les milieux agricoles par exemple. Pour de multiples raisons, la finance a réussi à imposer ses intérêts dans les représentations sociales et à devenir dans l’imaginaire collectif le vecteur privilégié de la prospérité commune. « Le chef du département des finances helvétiques, Musy, milite au début des années 1930 pour défendre à tout prix l’attractivité de la place financière suisse » [Ponsot et Vallet] [4]. C’est bien cette orientation qui l’a emporté : « Depuis les années 1930, il y a coalition nationale en Suisse autour de la qualité de l’inscription de la monnaie dans le système des valeurs collectives et normes de justice qui fonde l’appartenance à la confédération. » [Ibid.] La confiance éthique est importante (associée aux deux autres confiances, cf. supra), les Suisses se représentent leur monnaie forte, stable, etc. Ces représentations sociales sont travaillées aussi par une combinaison de discours qui véhiculent ces croyances et de politiques monétaires destinées à promouvoir un franc fort. L’ancrage sur l’étalon visait cet objectif, tout comme les politiques monétaires contemporaines. Depuis le 6 septembre 2011 par exemple, la Banque nationale suisse (BNS) a défini « un cours plancher de 1,20 franc pour 1 euro […] déclarant qu’elle reste prête à faire prévaloir ce plancher avec toute la détermination requise, ce qui signifie acheter potentiellement des euros en quantité illimitée » [Ponsot et Vallet]. Objectif politique de soutien à l’industrie financière et politique du franc fort sont des invariants depuis la période fondatrice des années 1914-36. Dans ce contexte, autour de la politique monétaire s’articule un ensemble de politiques et d’institutions qui placent le franc suisse en position de souveraineté. Une politique budgétaire orthodoxe est « jugée elle aussi indispensable au maintien de la valeur du franc suisse » [ibid.]. La fiscalité vise également à ne pas décourager l’afflux de capitaux, tout comme le cadre juridique qui, en 1934, a institutionnalisé le secret bancaire. Notons qu’en 2013 ledit secret est toujours un élément essentiel de la compétitivité financière helvétique et les contrevenants [5] s’exposent à des risques considérables. Dans la mesure où les politiques budgétaires et fiscales et le droit sont articulés et conditionnés pour partie par la politique du franc fort, dans la mesure où la confiance éthique qu’il suscite est prégnante, le franc suisse dispose d’une réelle position de souveraineté.

1.4 – Le partage

15Le plaidoyer de Servet pour identifier et extraire le concept de partage d’un vaste corpus théorique depuis longtemps interprété autrement ne vaut pas contestation du concept de dette en tant que tel. Servet reconnaît en effet que la dette joue un rôle fondamental dans les processus de socialisation. Il en conteste cependant la « prééminence heuristique quasi unique pour expliquer une société d’échanges » [Servet] et met au jour, par conséquent, l’idéologie catallactique sur laquelle ont été fondés les travaux auxquels il a pris part [Aglietta et Orléan (dir.), 1998]. Cette (auto)critique puissante appelle à une refondation théorique qui requiert de dégager du concept de dette des logiques de partage.

16Les dettes qui « marquent la soumission au collectif (en particulier pour celles qui ne peuvent pas être éteintes par un paiement) ne doivent pas être confondues avec la mise en commun dont la reconnaissance est tout aussi indispensable au fonctionnement et à l’existence d’une société » [Servet]. Parce qu’ils considèrent trop la dimension individuelle et/ou émettent un jugement partiel [6], les « observateurs soumis à une idéologie catallactique » occultent la notion de partage [ibid.]. « Le partage, au sens de mise en commun d’inaliénables, constitue une autre dimension paradoxale par rapport à la façon dont les économistes nous ont habitués à penser la monnaie comme intermédiaire comptable ou transactionnel des échanges. » [Ibid.] Dans la notion de partage, le lien de subordination consubstantiel à la dette disparaît. L’individu n’appartient pas au corps social en raison de dettes, mais pour ce qu’il partage avec le groupe, et en aucun cas le commun ne peut être individué. Cette approche conteste plus généralement l’idée de modernité et s’appuie sur le primat du collectif. Un corps social met en partage un « commun inaliénable » qui donne à tout individu, partageant le même commun, le sentiment d’appartenance. Dès lors, comprendre l’importance de la monnaie mériterait certainement un examen attentif des articulations entre le partage et la dette, le partage et la confiance (la confiance éthique par exemple semble être en partage), le partage et la souveraineté.

17Servet suggère ainsi que l’anthropologie au cœur de l’institutionnalisme monétaire dont il est question ici soit revue à l’aune de deux sources jusqu’ici négligées ou ignorées : celle de Karl Polanyi et celle d’Annette Weiner. Il suggère enfin une jonction avec l’univers institutionnaliste des « communs » développé par Elinor Ostrom.

2 – Espaces monétaires

18Selon le principe « à tout social différent, monnaie différente » [Orléan, 2002, p. 333], il est possible de poser que la présence de plusieurs monnaies reflète la diversité sociale. Le mode contemporain de souveraineté politique se traduit par la coexistence d’espaces monétaires nationaux clairement séparés. Ce fractionnement politique de la monnaie au plan international n’est généralement pas présenté comme une pathologie. En revanche, au sein d’un État, la pluralité monétaire est généralement associée à une crise ou à une défaillance.

19L’exemple suisse illustre bien le processus d’homogénéisation (et de normalisation) de la société par l’État que permet la monnaie [Lantz, 1985]. « Elle accompagne logiquement le processus d’unification politique, en étant à la fois le produit des structures sociales et politiques et leur véhicule, source de légitimité. Permettant une objectivation des interactions sociales et des liens dans la distance, la monnaie tend à favoriser les associations et les liens entre des populations qui n’en avaient pas forcément initialement. » [Ponsot et Vallet] Ainsi, le franc participe à l’unité du peuple suisse, il construit des liens entre des individus différents et les différents espaces de la société se connectent pour former un tout cohérent. Mais alors, si la monnaie homogénéise et connecte des espaces différents, quel est le sens de la création de nouvelles monnaies au sein d’un territoire national ?

20On a déjà illustré avec le trueque l’idée selon laquelle le durcissement de la contrainte monétaire, conduisant à mettre en danger l’accès des individus et des familles à des biens primaires, peut engendrer la création de nouvelles formes monétaires. L’espace du trueque se construit alors, par défaut, sur la défaillance de l’espace du peso. Il n’y a pas ici nécessairement de contestation de la division sociale du travail ni des valeurs en cours dans la société marchande ; pour ne pas abandonner celle-ci, les personnes recourent au crédito et créent des sous-espaces monétaires d’échanges subordonnés – la hiérarchie monétaire du début des années 2000 en Argentine étant en effet évidente : à défaut du dollar, le peso ; à défaut du peso, le crédito. La contribution de Guyomart traduit une logique analogue : « La mairie de Toulouse expérimente une politique d’action sociale en fournissant l’équivalent de 30 € en monnaie locale à des familles de chômeurs pour leur permettre de consommer dans un espace économique qui leur est d’ordinaire exclu. » [Guyomart] Dans ce cas d’emploi de la monnaie locale comme outil de politique sociale, l’espace monétaire local est là encore subordonné à l’espace monétaire national.

21Il est vrai, cependant, que ces monnaies locales sont généralement construites sur un socle de valeurs qui en définit le sens et les usages [Guyomart]. Ces valeurs sont souvent mises en avant formellement dans des statuts associatifs, des règlements intérieurs et des chartes, qui promeuvent un univers symbolique particulier, et donc des espaces monétaires alternatifs. Il n’en reste pas moins que ces espaces monétaires demeurent subordonnés et marginaux. Ils le sont de manière indirecte ou directe : indirectement, parce que les personnes qui recourent à ces monnaies n’abandonnent pas leurs activités qui supposent l’emploi de la monnaie nationale [7] et ne peuvent y consacrer qu’une partie marginale (bien que fortement chargée de sens) de leurs usages monétaires ; directement, lorsque la valeur de ces monnaies est fixée à parité avec la monnaie nationale et qu’elles sont émises sur la base d’une réserve équivalente dans cette monnaie, ce qui est le cas des monnaies locales complémentaires (MLC) étudiées par Guyomart. Les transactions de biens représentaient « environ 14 000 €, pour 104 particuliers et 112 entreprises pour l’Abeille de Villeneuve-sur-Lot qui organisait les Assises des MLC en mai 2013, et moins de 20 000 €, pour 800 particuliers et 77 entreprises pour le SOL Violette de Toulouse… La portée économique est donc quoi qu’il en soit à ce jour tout à fait limitée malgré l’enthousiasme des différents acteurs qui s’y rattachent » [Guyomart].

22Mais revenons au cas de la Suisse. À la fin de la période clef identifiée par Ponsot et Vallet (1914-1936), la crise est telle que des expériences nouvelles de monnaies se mettent en place. L’une d’entre elles apparaît en 1934, paradoxalement au moment où s’emboîtent les éléments du modèle monétaire suisse fondant sur la stabilité monétaire de l’étalon-or une spécialisation durable dans l’industrie financière. Une coopérative émerge, qui acquiert bientôt le statut de banque, aujourd’hui Banque WIR, en proposant des services de compensation et de crédit à ses clients coopérateurs en une monnaie interne, le WIR, défini à parité avec le franc suisse, mais sans convertibilité. L’intention, et la pratique des débuts, sont bien celles d’une monnaie différente employée dans un espace spécifique, celui des PME suisses adhérentes. Il faut souligner que cette banque a atteint une taille très significative au fil des années : plus de 60 000 PME membres, soit une part de marché non négligeable pour un pays comme la Suisse. Certains ont ainsi identifié un effet macroéconomique contracyclique du WIR [Stodder, 2009]. Cet espace monétaire alternatif n’a pas remis en cause le modèle monétaire suisse, mais a fourni un soutien aux PME affectées par les aléas conjoncturels ; autrement dit, cette pluralité monétaire subordonnée, non contestatrice de l’unité de compte nationale, a constitué un soutien à l’unicité monétaire suisse construite dans l’idéologie de la stabilité par l’étalon or.

3 – La monnaie dans ses articulations aux autres éléments du corps social

23La monnaie assure une continuité sociale en articulant des espaces sociaux, mais elle ne le fait pas indépendamment des institutions, du droit, des croyances, des politiques économiques, etc. Monnaie et politiques monétaires sont articulées aux autres éléments du corps social et cela pose la question de leur mise en cohérence. Ces phénomènes retiennent l’attention des régulationnistes travaillant sur la cohérence de l’architecture institutionnelle. On se propose ici de prendre deux des exemples développés dans ce dossier pour illustrer la manière dont ces institutions peuvent être mises en cohérence.

24Dans un premier modèle, la souveraineté politique, émanation d’un projet politique et de compromis sociaux, impose un cadre d’articulation des institutions dans lequel la monnaie joue un rôle déterminant, mais subordonné. La qualité des articulations permet de réaliser le projet politique. L’exemple suisse illustre ce premier modèle. La souveraineté politique hiérarchise et met en cohérence monnaie/politique monétaire, politique budgétaire, politique économique (développement de la finance et de l’industrie). Par la Constitution, le politique à son niveau le plus structurant affiche la volonté de « prospérité commune » ; l’article de Ponsot et Vallet montre que cet objectif fondateur s’est décliné en promotion de l’industrie financière. Dès lors, le pouvoir souverain se dote d’outils pour attirer les capitaux. La politique monétaire résulte de cet objectif tout comme l’évolution du cadre juridique (par la formalisation du secret bancaire) et la fiscalité. Cet ensemble de mesures, parce qu’elles guident des forces convergentes, soutient le développement des activités financières. Si l’une d’entre elles était inadaptée, elle gommerait les effets des autres et dissuaderait les investisseurs étrangers. Ainsi, parce que la politique monétaire est coordonnée avec les autres politiques, l’objectif est atteint, confortant le compromis social qui privilégie la finance. Ce compromis est l’objet de débats, mais ceux-ci sont demeurés secondaires jusqu’ici ; les récentes décisions de la Banque nationale suisse consistant à retrouver une forme d’ancrage nominal (non plus dans l’or, mais dans l’euro) ont ainsi été contestées, mais cela a conforté le compromis historique puisque le mot d’ordre de l’un des mouvements a été « il faut sauver l’or de la Suisse », en le rapatriant.

25Dans un second modèle, la monnaie surplombe la souveraineté politique et il n’existe pas d’organe pour articuler de façon cohérente les différentes politiques. C’est ici le cas de l’union monétaire européenne discuté par Théret. On a dit déjà que les États membres déterminent de nombreux choix politiques en fonction de l’institution monétaire. Contrairement au cas suisse, un projet proprement politique fait défaut au niveau de l’Union. Le projet monétaire a servi de projet politique, sans toutefois que les institutions économiques et politiques qui en auraient logiquement découlé soient mises en place ; les atermoiements consécutifs aux recherches de solutions aux crises en cascade de la zone euro depuis 2009 illustrent bien l’absence originelle d’achèvement institutionnel du projet politique sous-jacent au projet monétaire. Cela a ouvert grand la voie à une politique monétaire façonnée par le « néolibéralisme Chicago Style étatsunien dans sa version globalisée » [Théret], tandis que les gouvernements membres étaient progressivement mis en demeure de satisfaire les contraintes imposées par l’institution et la politique monétaires. Pour cela, les États mettent leurs politiques de l’emploi et leurs politiques fiscales en concurrence avec, pour résultat, « de profondes asymétries et inégalités économiques entre États membres qui ont été génératrices de conflits du fait qu’elles n’ont été ni compensées par des mouvements de main-d’œuvre et/ou des transferts budgétaires de la part de l’Union, ni prises sérieusement en considération par les gouvernements » [ibid.]. Dès lors, les croyances et les espoirs suscités au départ sont déçus et l’euro souffre désormais d’un déficit de confiance éthique. La politique fiscale est subordonnée à la politique monétaire et les liens entre politiques monétaires, fiscalité et dettes tutélaires sont rompus. Ce défaut de cohérence conduit Théret à envisager un cadre institutionnel mieux coordonné et à « faire de l’euro la dette tutélaire première de l’UEM en le transformant en une “vraie” monnaie publique à l’échelle de l’Union, c’est-à-dire en l’adossant à une fiscalité qui, dans son état actuel, reste du ressort essentiel des États membres ; d’où l’idée d’un fédéralisme monétaire qui, tout en maintenant l’euro comme unité de compte commune et monnaie fédérale de paiement, restaurerait le pouvoir monétaire des États membres tout en limitant ce pouvoir par des règles destinées à maintenir à la parité la valeur en euros des moyens de paiement émis par ces États ». Cette proposition conduit à repositionner le politique plus haut dans la hiérarchie de la souveraineté afin de le remettre en surplomb de la monnaie.

26On notera pour conclure à quel point la pensée institutionnaliste en matière monétaire apparaît vive ici : tant du point de vue des thématiques et des terrains abordés que du point de vue des débats théoriques. Certains des textes du dossier proposent des pistes de renouvellement du cadre posé dans Aglietta et Orléan [dir., 1998] : par le raccrochement à une anthropologie dogmatique inspirée de Pierre Legendre par laquelle sont mis en avant des « imaginaires institués » et des « univers de sens » [Théret] ; par la décomposition de la catégorie de la dette selon son caractère libérable ou non [Théret ; Servet] ; par l’introduction d’une problématique des biens inaliénables, et donc le refus d’une théorie institutionnaliste de la monnaie qui la situe exclusivement dans l’univers catallactique de l’échange [Servet] ; ou enfin par la critique de la catégorie même de la dette en tant qu’unificateur social et universel, au profit d’un autre universel, le partage, dégagé de la dette [Servet]. Aux référents habituels de l’institutionnalisme monétaire francophone sont invités désormais John R. Commons, Karl Polanyi, Annette Weiner et Pierre Legendre.

Notes

  • [1]
    On les trouve parfois dans les travaux antérieurs de certains des auteurs du dossier.
  • [2]
    La citation, sans davantage de précision, de l’un des auteurs de ce dossier renvoie à son texte publié ici.
  • [3]
    Voir Laufer et Orillard, op cit.
  • [4]
    À ce titre, la remarque de Ponsot et Vallet est intéressante et montre dans quelle mesure il est important de convaincre du caractère commun d’un choix même s’il avantage essentiellement certains : « Le cas de la Suisse est illustratif de la relation dialectique entre système politique et système économique. Si le premier implique la participation de tous, quels que soient leur pouvoir et leurs intérêts, ce n’est pas le cas pour le second, où les plus puissants sont capables d’utiliser la machine politique avant tout pour leurs propres avantages – même s’ils peuvent servir in fine le pays dans son ensemble. »
  • [5]
    Cf. les affaires : Pierre Condamin-Gerbier, Rudofl Elmer, Hervé Falciani, Lutz Otte, etc. Ces personnes, employées par des banques en Suisse ont rompu le secret bancaire pour faciliter la lutte contre la fraude fiscale. Les autorités helvétiques les poursuivent ou les ont condamnées.
  • [6]
    « David Graeber […] occulte de façon tout aussi forte qu’étonnante le partage en l’englobant dans la dette, tout comme Alain Caillé confond la dette dans la catégorie générale et pour lui supérieure du don. » [Servet]
  • [7]
    À l’exception spectaculaire et momentanée de militants souhaitant montrer que la déconnexion est possible.

Bibliographie

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Pierre Alary
Clersé, Université Lille 1
Jérôme Blanc
Triangle, Université Lyon 2
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Mis en ligne sur Cairn.info le 24/12/2013
https://doi.org/10.3917/rfse.012.0015
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