1Innovation technologique, innovation organisationnelle, innovation pédagogique, innovation continue, processus d’innovation, transfert d’innovation, pôle d’innovation, écosystème d’innovation : l’innovation est incontestablement devenue l’un des maîtres mots de la novlangue qui préside aux divers projets de « réforme de l’État » et de « modernisation des services publics ». À cet égard, la recherche fait figure de secteur stratégique, en ce qu’elle est censée constituer le lieu par excellence de l’innovation, la source salutaire dont découleraient croissance, compétitivité et emplois. Il incomberait ainsi aux chercheurs de délaisser leur tour d’ivoire, leur ego intellectuel, leur posture critique, pour mettre les mains dans le cambouis de la machine économique et faire preuve d’utilité sociale. Ne cherchez plus, innovez ! À force d’entendre toujours la même antienne, on pourrait n’y voir qu’un slogan vide, galvaudé, inoffensif. Et si le changement, c’était maintenant ?
1 – Le « chercheur-entrepreneur » à l’assaut du « paradoxe européen »
2Il y a trente ans, l’hebdomadaire libéral britannique The Economist se plaisait déjà à titrer : « Inventé en Europe, breveté aux États-Unis, fabriqué au Japon [1]. » Par cette formule choc, il offrait un condensé des discours alors répandus sur l’« eurosclérose », cette incapacité du Vieux Continent à surmonter le déclin inéluctable auquel la crise de 1973 l’avait condamné faute d’audace entrepreneuriale, de goût du risque, d’inventivité. Il ne suffisait pas d’avoir des idées pour pallier le manque de pétrole, encore eût-il fallu être en mesure de les convertir en innovations utiles.
3Tel est le « paradoxe européen » auquel la Commission Delors a voulu s’attaquer en 1993. Dans son fameux Livre blanc Croissance, compétitivité, emploi, tout imprégné du théorème de Schmidt [2], elle diagnostiquait une « capacité comparativement limitée de transformer les percées scientifiques et les réalisations technologiques en réussites industrielles et commerciales », et proposait d’y remédier en édifiant un « espace européen de la recherche et du développement technologique » sur les fondations du « grand marché intérieur ». Ce projet prit forme sous l’égide des commissaires Édith Cresson, puis Philippe Busquin, dans un contexte où le paradigme d’une « économie de la connaissance » tissait des liens de plus en plus étroits entre les politiques scientifiques, éducatives et industrielles. Il s’agissait d’inciter les gouvernements nationaux à stimuler la production de connaissances nouvelles par la recherche, leur diffusion par l’enseignement, ainsi que leur valorisation économique par l’innovation. Recherche, enseignement, innovation dessinaient désormais le « triangle de la connaissance » qui les rendait indissociables.
4Lorsque, au printemps 2000, le Conseil européen s’est engagé à transformer l’Union en « économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » d’ici 2010, il a ouvert le chantier d’un « espace européen de la recherche et de l’innovation ». Conçu comme « un marché intérieur de la connaissance », cet espace devait être peuplé de « chercheurs-entrepreneurs ». C’est en ces termes que la direction générale de la Commission chargée de la recherche le présentait : « Oubliée l’époque où universités et entreprises se regardaient en chiens de faïence… En quelques années, une nouvelle organisation de la recherche s’est mise en place autour de la figure emblématique du chercheur-entrepreneur » [Commission européenne, 2002, p. 6]. De ce point de vue, l’« espace européen de la connaissance » ne consistait pas en un simple changement d’échelle, mais en un changement d’époque. Ses promoteurs parlaient volontiers de « révolution culturelle ». Pour opérer cette révolution, ils recommandaient aux pouvoirs publics de mettre les scientifiques en condition de devenir des « chercheurs-entrepreneurs ». Par des dispositions juridiques, financières ou fiscales, il importait de leur insuffler la culture de la performance, le goût de la prise de risque, l’envie de créer leur propre entreprise et de valoriser leurs résultats scientifiques.
5La valorisation : voilà la solution au « paradoxe européen ». Les chercheurs européens ne peuvent plus se contenter d’être scientifiquement excellents, il leur faut être économiquement rentables en valorisant leurs produits sur le marché des connaissances. C’est bien dans cette optique que le ministère français a repris ce mot d’ordre. Il définit la valorisation comme « la traduction des découvertes scientifiques en applications industrielles et commerciales, que ce soit sous forme de licences, de partenariats industriels, de création d’entreprises, ou encore de mobilité des chercheurs publics vers le privé [3] ». Afin de l’encourager, il déclare sur son site avoir « levé les freins réglementaires à la mobilité, à la consultance et à la création », ce dont témoignent « douze portraits d’entrepreneurs-chercheurs [4] », qualifiés d’« innovateurs », de « créateurs de grand talent », de « concepteurs de valeurs technologiques » ou encore de « serial entrepreneurs ».
2 – L’Espace européen de la recherche est mort… Vive l’Union de l’innovation !
6En 2010, le projet d’Espace européen de la recherche est arrivé à échéance. Force a été de constater qu’il n’avait pas transformé l’Union européenne en « économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ». Dont acte. Il fallait donc poursuivre les efforts. À la stratégie de Lisbonne succéda le programme Europe 2020. Quant à l’Espace européen de la recherche, il fut remplacé par un nouveau plan d’action, baptisé « Union de l’innovation ». Objectif : permettre « au secteur public d’intervenir pour stimuler le secteur privé et pour lever les obstacles qui empêchent les idées d’accéder au marché [5] ».
7Hors de l’innovation, point de salut pour l’économie européenne. C’est en substance ce qu’affirment conjointement la commissaire chargée de la Recherche, de l’Innovation et des Sciences, et le vice-président de la Commission, chargé de l’Industrie et de l’Entrepreneuriat : « Alors que nous émergeons de la crise dans un contexte de concurrence mondiale féroce, nous nous retrouvons face au besoin urgent d’innover. Si nous ne faisons pas de l’Europe une Union de l’innovation, nos économies dépériront tandis que nos idées et nos talents seront gâchés. L’innovation est la clé d’une croissance durable et d’une société plus juste et plus verte. La seule façon de créer des emplois durables et rémunérateurs qui résistent à la pression de la mondialisation consiste à améliorer radicalement les performances de l’Europe en matière d’innovation. »
8Un tel discours nous est à la fois lointain et familier. Qui connaît Máire Geoghegan-Quinn et son collègue Antonio Tajani ? Qui a eu l’occasion de prendre connaissance, voire de discuter du plan d’action européen concernant la recherche, même si le terme a disparu des intitulés ? Et pourtant, il y a dans ce raisonnement qui tend à faire de l’innovation l’horizon indépassable de toute recherche, un leitmotiv résonnant dans les débats publics et les mesures prises au niveau national. Un leitmotiv d’autant plus persistant en France qu’il a non seulement survécu à l’alternance politique, mais semble même avoir été amplifié.
3 – Le changement, c’est maintenant !
9À l’aune de l’indicateur composite du tableau de bord de l’innovation, publié par la Commission (Innovation Union Scoreboard, 2011), la France est classée dans la moyenne européenne, parmi les nombreux « suiveurs » (innovation followers) s’évertuant à rattraper les « leaders » (Suède, Danemark, Allemagne, Finlande). Mais si on en juge par la grille d’auto-évaluation établie pour bâtir l’« Union de l’innovation », notre pays apparaît comme un bon élève, qui s’applique à se conformer aux critères listés ci-dessous. Stratégie nationale de recherche et d’innovation, pôles de compétitivité, laboratoires d’excellence, crédit d’impôt recherche, sociétés d’accélération du transfert de technologies : les exemples ne manquent pas pour illustrer les efforts entrepris ces dernières années en vue de rendre le système national de recherche et d’innovation « efficace ». L’ex-ministre, Valérie Pécresse, en avait fait son cheval de bataille. Mais sa successeur en 2012, Geneviève Fioraso, ne démérite pas. Bien au contraire.
Outil d’auto-évaluation. Caractéristiques des systèmes efficaces de recherche et d’innovation au niveau national et régional [6]
- La promotion de la recherche et de l’innovation est considérée comme un instrument essentiel pour soutenir la compétitivité et la création d’emplois, relever les principaux défis auxquels sont confrontées nos sociétés et améliorer la qualité de vie, et c’est ainsi qu’elle est présentée au public.
- Les politiques de recherche et d’innovation sont élaborées et mises en œuvre au plus haut niveau politique et reposent sur une stratégie pluriannuelle.
- La politique d’innovation est mise en œuvre dans une dimension globale qui va au-delà de la recherche technologique et de ses applications.
- La recherche et l’innovation bénéficient d’un investissement public suffisant et prévisible, axé spécifiquement sur la stimulation de l’investissement privé.
- L’excellence est un critère essentiel de la politique de recherche et d’éducation.
- Les systèmes d’éducation et de formation offrent un dosage de compétences adéquat.
- L’établissement de partenariats entre établissements d’enseignement supérieur, centres de recherche et entreprises au niveau régional, national et international est vivement encouragé.
- Il existe des conditions-cadres propices à l’investissement privé dans la R&D, à l’esprit d’entreprise et à l’innovation.
- Les aides publiques en faveur de la recherche et de l’innovation au sein des entreprises sont simples, faciles d’accès et de haute qualité.
- Le secteur public est un moteur d’innovation en soi.
10Flanquée du ministre au Redressement productif et de la ministre déléguée aux PME, à l’Innovation et à l’Économie numérique, G. Fioraso a annoncé dès novembre 2012 une nouvelle politique de transfert en matière de recherche, qui s’inscrit dans le cadre du Pacte national pour la croissance, la compétitivité et l’emploi. Cette politique entend faire évoluer « le système de transfert et d’innovation français » jugé « trop complexe », « vers un dispositif plus cohérent, simple, lisible, inscrit dans la logique de décentralisation, plus efficace en matière d’impact économique et facilement accessible aux entreprises ». Avec le trio « croissance, compétitivité, emploi », repris à Schmidt et Delors (c’est dans les vieux pots…), on retrouve le « triangle de la connaissance », qui fait de l’innovation le débouché naturel de la recherche. « Augmenter l’impact économique de la recherche : 15 mesures pour une nouvelle dynamique de transfert de la recherche publique, levier de croissance et de compétitivité ». Le titre est déjà tout un programme. Comment est-il décliné ?
11Pour « accompagner les acteurs de la recherche publique dans leur démarche de transfert », la mesure numéro 2 vise entre autres à « prendre en compte le transfert dans l’évaluation des carrières des chercheurs » ; pour « diffuser la culture du transfert et de l’innovation », la mesure numéro 5 entend « créer un cycle de formation des cadres de la recherche publique », tandis que la mesure numéro 7 prévoit de « mettre en place le suivi obligatoire d’un cours dédié à l’innovation et à l’entrepreneuriat dans toutes les formations de l’enseignement supérieur » ; la mesure numéro 9 veut « favoriser l’exploitation sur le territoire européen de la propriété intellectuelle de la recherche publique » ; la mesure numéro 11 propose d’« incorporer un programme PME et la culture du “défi” dans les programmes de l’Agence nationale de la recherche ». Enfin, la mesure numéro 15 envisage la mise en place d’un « centre de recherche sur l’économie de l’innovation, animant la recherche publique dans le domaine et “réservoir d’idées” en support de la politique publique ».
12Lors des assises nationales de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (ESR), le Premier ministre lui-même a mis l’accent sur l’innovation : « Nous devons mieux construire la chaîne de l’innovation, qui conduit de la découverte fondamentale à l’application industrielle concrète. » Dans cette perspective, le rapport que lui a remis Jean-Yves Le Déaut pour « refonder l’Université » et « dynamiser la recherche » consacre l’innovation comme un « relais indispensable de la recherche », un « enjeu stratégique », et même un « service à la société » [Le Déaut, 2013, p. 109-110]. Être excellent scientifiquement, c’est bien ; être innovant, c’est mieux ! « Il ne s’agit pas seulement de maintenir une position de prestige par un flux ininterrompu de récompenses internationales. Les récentes médailles Fields de Cédric Villani, Ngo Bao Chau, Werner Wendelin, Laurent Lafforgue, ou les prix Nobel de physique ou de médecine attribués ces dernières années à Serge Haroche, Jules Hoffmann, Françoise Barré-Sinoussi, Luc Montagnier, Albert Fert contribuent certes à l’image de grande nation dont bénéficie la France dans le monde. Mais ces récompenses sont surtout la marque d’une vitalité scientifique qui est essentielle pour que notre pays, via l’innovation, maintienne son potentiel de croissance économique. […] En effet, la croissance d’une économie développée comme celle de la France dépend crucialement de sa capacité à améliorer constamment la qualité de son offre technique et industrielle, en concrétisant par l’innovation les avancées de la recherche. » [Ibid.] Ce raisonnement qui conduit les responsables politiques à gouverner la recherche vers l’innovation tient du sophisme.
13Si les chercheurs peuvent incidemment contribuer à la croissance, par les applications sur lesquelles débouchent leurs travaux menés au long cours, c’est précisément parce qu’ils ne visent pas cet objectif économique, devenu au demeurant obsessionnel. Nos médaillés et lauréats ont bénéficié d’une grande liberté scientifique qu’ils ont pu exercer pleinement grâce à un statut de la fonction publique et des budgets pérennes leur laissant le temps de penser, de mûrir leurs idées et de construire leurs objets à l’abri des modes, de s’égarer, d’ouvrir des pistes pour les refermer ou les explorer patiemment. Nous en récoltons les fruits aujourd’hui. Mais alors que les conditions de travail, au CNRS comme à l’Université, ont été bouleversées par l’accélération des temporalités de recherche, l’intensification de la pression bibliométrique, la course sans relâche aux financements, la précarisation des statuts et la bureaucratisation du quotidien, il est à craindre que ce qui est semé actuellement ne soit pas aussi porteur à l’avenir. À la question : « Auriez-vous décroché le Nobel avec le financement de la recherche sur projet que met en place le gouvernement ? », Albert Fert répond sans détour : « Non. » En 2007, il plaidait déjà « pour une recherche libre », à laquelle on n’impose pas de se mettre au service de la société ou de l’économie. Il la justifiait ainsi : « Les chercheurs doivent être conscients des problèmes de société. Les progrès technologiques, les avancées médicales… contribuent bien sûr à la qualité de vie. Mais on ne peut pas imposer une finalité stricte à la recherche. Son parcours n’est jamais linéaire. Il faut laisser la recherche fondamentale se dérouler, les chercheurs suivre leurs idées, en zigzaguant, pour déboucher sur des découvertes et ensuite des applications. Je n’ai pas démarré mes travaux en me disant que j’allais augmenter la capacité de stockage des disques durs. Le paysage final n’est jamais visible du point de départ. » [Fert, 2007, p. 1]
14L’« excellence scientifique » ne se décrète pas, ni ne se laisse aiguillonner par des primes du même nom. Il en est de même pour l’innovation, dont la grandeur est néanmoins en passe d’être entérinée juridiquement. Le projet de loi sur l’ESR prévoit en effet de modifier l’article L. 123-5 relatif aux missions [7]. Cet article énonce que le « service public de l’enseignement supérieur s’attache à développer et à valoriser, dans toutes les disciplines et, notamment, les sciences humaines et sociales, la recherche fondamentale, la recherche appliquée et la technologie ». Sa modification entraînerait l’ajout de l’alinéa suivant : « Il s’attache également à développer le transfert des résultats obtenus vers le monde socio-économique. Il développe une capacité d’expertise et d’appui aux politiques publiques menées pour répondre aux grands défis sociétaux. » Surtout, la disposition selon laquelle ce service public « assure la liaison nécessaire entre les activités d’enseignement et de recherche » serait réécrite ainsi : « Il assure la liaison nécessaire entre les activités d’enseignement, de recherche et d’innovation. » Ajouter un troisième terme ne sera pas sans conséquence sur la pratique de l’enseignement et de la recherche. Il ne convient certes pas d’être « contre » l’innovation, et c’est bien ce qui fait la force de ce fétiche. En revanche, interroger le sens de ce mot d’ordre, ce qu’il signifie dans le contexte du capitalisme avancé et ce vers quoi il oriente les activités pédagogiques et scientifiques, voilà un bel objet de recherche pour les socio-économistes.
15Accorder la primauté à l’innovation comme finalité ultime de la recherche, c’est ne pas avoir saisi la nuance qui existe entre le fait d’être utile et l’intention qui pousse à l’être. L’utilité du chercheur en société réside dans l’exercice même de son métier, lequel consiste à construire des savoirs. Soulever des problèmes irréductibles aux fausses questions qui saturent l’actualité médiatique, forger des concepts donnant à voir le monde autrement, expérimenter pour le plaisir de la démonstration, soumettre des données et des résultats à la critique de ses collègues, échanger, discuter, controverser avec ardeur, enseigner avec passion : telles sont les pratiques constitutives du métier, celles qui en font la valeur sociale non tant par leurs produits que par leurs effets de distanciation et de réflexivité.
Notes
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[1]
« Invented in Europe, Patented in the US, Made in Japan », 2 avril 1983.
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[2]
Selon lequel les profits d’aujourd’hui seraient les investissements de demain et les emplois d’après-demain.
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[3]
Extrait du glossaire en ligne sur le site du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MESR <http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr>) dans la rubrique Investissements d’avenir (mise à jour en juillet 2012).
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[4]
Site Internet du MESR, rubrique ressources humaines, « Vade-mecum des passerelles public-privé » (article mis à jour en janvier 2012).
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[5]
« L’“Union de l’innovation” ou comment transformer les idées en emplois, en croissance verte et en progrès social », communiqué de presse, 6 octobre 2010 (référence : IP/10/1288).
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[6]
Extrait de l’annexe I de la communication de la Commission européenne intitulée « Initiative phare Europe 2020. Une Union de l’innovation » (Bruxelles, 6 octobre 2010, COM (2010) 546 final, p. 37-41).
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[7]
Version du 8 février 2013.