Benoît Leroux, Les agriculteurs biologiques et l’alternative. Contribution à l’anthropologie politique d’un monde paysan en devenir. Thèse de Sociologie, réalisée sous la direction de Patrick CHAMPAGNE, Chargé de recherche, INRA/CSE, soutenue le 26 avril 2011 à l’EHESS. Jury composé de Rose Marie LAGRAVE, Directrice d’études à l’EHESS, Présidente du jury ; Raphaël LARRÈRE, Directeur de recherche à l’INRA (rapporteur) ; Christian MOUCHET, Professeur émérite de l’Agrocampus Ouest Rennes (rapporteur) ; Michel STREITH, Chargé de recherche au CNRS (examinateur)
1Compte rendu :
2Cette recherche examine les dynamiques sociales qui animent l’espace socioprofessionnel agrobiologique dans ses configurations internes comme dans les relations qu’il entretient avec les espaces et intérêts agroalimentaires, politiques, économiques. La reconstitution de la genèse de son champ à l’échelle nationale permet de mieux saisir les mécanismes qui forgent sa légitimité et sa relative autonomie dans l’économie agricole. Les processus d’institutionnalisation réglementaire et marchande de ces dernières décennies sont traités par l’analyse de configurations localisées en France (Midi-Pyrénées, Gers…). Enfin, le recours à l’étude de trajectoire de vie d’une trentaine d’agriculteurs contribue à interpréter les transformations des structures organisationnelles agrobiologiques. En mobilisant ces différentes approches, il s’agit plus globalement de faire émerger les propriétés sociales investies individuellement et collectivement (mouvements, techniques, croyances, enjeux…) et d’offrir ainsi une interprétation des structures sociales constitutives et évolutives de cet espace.
3La construction analytique présente un espace socioprofessionnel bipolaire où se déploie sur un continuum de positions un « pôle orthodoxe » s’affaiblissant, qui défend les principes fondamentaux agrobiologiques, opposé à un « pôle entrepreneurial », proche des intérêts de l’économie agricole dominante, qui se renforce. Ce modèle d’analyse permet de révéler l’importance d’un groupe de positions « médianes » qui se distribue entre ces deux pôles structurants et dont le foisonnement tend à redéfinir l’architecture globale des positions.
4Comme l’attestent les cas d’innovations sociotechniques étudiés, l’agriculture biologique, loin de se limiter à un mode de production, s’est forgée autour d’enjeux autant agricoles, environnementaux, sanitaires, que sociaux, éthiques ou politiques. Ces propriétés sociales spécifiques sont étroitement liées entre elles – « principe de transversalité » – et fondent ce qui distingue sa dynamique au sein de l’univers agricole. Mais aujourd’hui, c’est moins l’agriculture biologique dans l’unité de son mode d’élaboration transversal qui intéresse une majorité croissante de protagonistes qu’une partie sélective de ses résultats : « mode de production porteur » pour les nouveaux convertis, « produits sains » pour les consommateurs ; « innovation technique » pour le milieu technoscientifique ; « image valorisante » pour les communiqués d’élus politiques et/ou agricoles, etc. De plus, la « sélection de ses produits » est fréquemment accompagnée d’injonctions et de contraintes contradictoires liées aux intérêts spécifiques de ces différents agents (spécialisations productives, mise en concurrence internationale, baisse d’exigence qualitative et des prix…).
5Si, en cohérence avec les fondamentaux de l’agriculture biologique, des repositionnements et des dispositifs émergent avec le soutien de collectivités locales, d’associations ou de collectifs de consommateurs (AMAP, restauration hors domicile, coopératives alimentaires, etc.), les mécanismes de normalisation industrielle et de récupération marchande tendent à se généraliser (influence croissante des firmes agroalimentaires, développement des filières longues, etc.). Traversé par des forces extérieures à ses propriétés sociotechniques historiques, cet espace perd ainsi progressivement la position distinctive qu’il occupait dans l’économie agricole. L’affaiblissement de ses forces contestatrices et de ses propositions alternatives réduit plus encore son autonomie et donc sa capacité à défendre un nouveau paradigme non productiviste, mais lui offre un avenir via une marchandisation – et une démocratisation – plus large de ses techniques et de ses produits au sein d’une économie agricole qui, elle, se modifie à la marge.
6Benoît LEROUX, ATER, Université d’Auvergne, chercheur associé au Centre européen de sociologie et de science politique, b.leroux@ehess.fr
Jessica Dos Santos, L’Utopie en héritage. La société du Familistère de Guise, de la mort de Jean-Baptiste Godin à la dissolution de l’Association (1888-1968). Thèse d’Histoire contemporaine, réalisée sous la direction de Jean-François ECK, Professeur, Université Lille 3, soutenue le 12 octobre 2012 à Lille 3. Jury composé de Sylvie APRILE, Professeure, Université Lille 3 ; Olivier DARD, Professeur, Université de Metz (rapporteur) ; Michel DREYFUS, Directeur de recherche CNRS, Université Paris 1 (rapporteur) ; Hervé JOLY, Directeur de recherche CNRS, LARHRA-Lyon ; Jean-Pierre LE CROM, Directeur de recherche CNRS, Université de Nantes
7Compte rendu :
8Lorsqu’il meurt en 1888, Jean-Baptiste Godin, inventeur des poêles éponymes, lègue à ses ouvriers un héritage multiforme : une entreprise florissante dont le capital et les bénéfices sont partagés entre les salariés, un ensemble de logements original, le « Familistère », et un système social et éducatif complet. Pour ses successeurs, ouvriers et directeurs, il s’agit dès lors de s’approprier l’ensemble de cet héritage et de le conserver intact, en dépit des bouleversements économiques et de l’évolution de la société française.
9Les familistériens réagissent en communauté, au sein de laquelle la mémoire de Godin, le bienfaiteur, devient l’élément central d’une identité transmise aux générations suivantes. Le recrutement quasi endogène du personnel et de la direction entraîne cependant un fort conservatisme sur le plan stratégique et creuse profondément la fracture qui sépare les Familistériens des ouvriers vivant en ville, au statut social inférieur. Ces derniers revendiquent dès lors une réforme de l’association, s’appuyant à la fois sur le modèle proposé par Godin et sur un discours politique d’abord socialiste puis, après 1920, communiste. Cette irruption du politique et du conflit social au sein d’une société créée pour réconcilier Capital et Travail, patrons et ouvriers, entraîne rapidement un clivage entre ceux qui dénoncent une déviation des idées de Godin et ceux qui, à l’instar de la direction, prônent une lecture plus paternaliste de la société. Les gérants, en effet, présentent la compétitivité de l’entreprise comme un « bien commun » vis-à-vis duquel les ouvriers ont le devoir de renoncer, de leur propre chef, aux revendications sociales qui leur seraient inspirées par des motifs individuels, et donc égoïstes.
10L’objectif de la thèse est de souligner l’existence, derrière l’apparente immuabilité de l’association, de multiples débats suscités par la recherche d’un équilibre entre l’efficacité économique et la défense d’un modèle social. La gérance, élue sur des critères de compétence et non pour ses sympathies pour les idées socialistes prônées par Godin, fait très tôt le choix d’accorder la priorité aux questions économiques, se rapprochant progressivement des autres grands producteurs de la branche dans une quête de rendement et de modernisation. Cependant, la persistance parallèle d’une stratégie industrielle traditionnelle explique l’incapacité de l’entreprise à s’adapter, au cours des années 1960, aux exigences d’une concurrence devenue européenne. C’est dans ce contexte de difficultés économiques que se déroule, en 1968, la transformation de l’association en société anonyme, en prélude au rachat par un concurrent. Longtemps attribuée à l’incompétence et l’égoïsme des familistériens, cette dissolution finale s’explique en réalité par l’inadaptation de la stratégie industrielle, et par la volonté du personnel de sauver les emplois en sacrifiant un système social que les progrès de la législation avaient en grande partie rendu caduc.
11Jessica DOS SANTOS, agrégée d’Histoire, enseignante en lycée, Université Lille 3, jessdossantos@yahoo.fr
Lise Bernard, Les agents immobiliers. Ethnographie d’un milieu professionnel. Approche d’une position sociale. Thèse de Sociologie, réalisée sous la direction d’Olivier SCHWARTZ, Professeur, Université Paris Descartes, et d’Alain CHENU, Professeur, Institut d’études politiques de Paris, soutenue le 23 novembre 2011 à l’Université Paris Descartes. Jury composé de Stéphane BEAUD, Professeur, École normale supérieure (Paris) ; Marie BUSCATTO, Professeure, Université Paris 1 (rapportrice) ; Vincent DUBOIS, Professeur, Institut d’études politiques de Strasbourg (rapporteur) ; Michel GOLLAC, Administrateur INSEE-CREST
12Compte rendu :
13Cette recherche porte sur les agents immobiliers (directeurs d’agence et négociateurs) du secteur de la vente. Elle s’attache, d’une part, à produire une ethnographie de ce milieu professionnel peu exploré par les sociologues ; elle vise, d’autre part, à identifier son positionnement dans la structure sociale de ce début du xxie siècle. Dans cette double perspective, la recherche mobilise une longue enquête de terrain menée par observation participante dans une agence immobilière, une enquête par entretiens conduite auprès d’une cinquantaine d’agents immobiliers et un travail statistique réalisé à partir des enquêtes Emploi de l’Insee.
14Après un premier chapitre exposant des éléments de cadrage sur l’histoire du milieu professionnel, les évolutions du marché immobilier et les trajectoires d’entrée dans le métier, les chapitres 2 et 3 analysent deux caractéristiques fondamentales du travail des agents immobiliers. Le chapitre 2 souligne qu’ils sont immergés dans un « monde marchand » (au sens où ils entretiennent une relation intime avec le marché et où ils sont exposés à lui) et décrit les conséquences de cette immersion sur les opérations qu’ils accomplissent, leurs préoccupations quotidiennes, leurs savoirs, leurs relations de travail et les types d’aptitudes qu’ils doivent développer pour réussir. Le chapitre 3 précise que, à la différence de nombreux commerçants et employés des services, la relation de service est, chez les agents immobiliers, très autonomisée : elle est peu mêlée à d’autres tâches et ils doivent mettre en confiance leurs clients dans le cadre d’interactions longues, délicates et déterminantes pour leur présent et leur avenir économiques. Il souligne que les agents immobiliers sont ainsi conduits à construire leur crédibilité face aux clients et à contrôler fortement leur apparence. Il montre que la réussite dans le métier nécessite de détenir une aisance particulière dans le maniement de la parole et de savoir « cerner » les clients.
15Le chapitre 4 explore ensuite des thèmes dépassant la sphère professionnelle (rapports à l’avenir, à la consommation, à la politique, à la culture, à l’école, etc.) et suggère plusieurs dimensions fortes du style de vie des agents immobiliers. Il met en évidence que plusieurs de leurs manières d’être sont modelées par le lien étroit qu’ils entretiennent avec l’indépendance et qu’ils se caractérisent souvent par une quête d’estime sociale et un rapport que l’on peut qualifier de « concret » au monde.
16Le chapitre 5 montre, dans un dernier temps, qu’une ethnographie des agents immobiliers contribue à l’analyse d’un ensemble plus vaste, composé de groupes professionnels avec lesquels ils partagent des caractéristiques sociodémographiques importantes ainsi qu’un même type d’immersion dans le monde marchand et dans celui des services. Il propose de nommer cet ensemble peu étudié les « classes moyennes du monde marchand et des services » ou « les commerciaux ». Il met en lumière que ce segment des classes moyennes contemporaines a connu, sur la période récente, une multiplication de ses effectifs et nous amène à interroger les classifications souvent utilisées dans l’analyse de la stratification sociale pour penser les catégories intermédiaires.
17Lise BERNARD, Chargée de recherche CNRS, Centre Maurice Halbwachs, lisebernard@yahoo.fr
Michaël Zemmour, Économie politique des réformes de la protection sociale, une approche par le financement : le cas des pays bismarckiens (1980-2007). Thèse d’Économie, réalisée sous la direction de Bruno AMABLE, Professeur, Université Paris 1, soutenue le 7 décembre 2012 à la Maison des sciences économiques (Paris 1). Jury composé de Pablo BERAMENDI, Associate professor, Duke University ; Daniel COHEN, Professeur, École Normale Supérieure et Université Paris 1 ; Jacques LE CACHEUX, Professeur, Université de Pau et des pays de l’Adour et OFCE (rapporteur) ; Bruno PALIER, Directeur de recherche CNRS, Centre d’Études européennes-Sciences Po (rapporteur)
18Compte rendu :
19Quelle est l’origine des réformes de la protection sociale ? Les pays d’Europe continentale et méditerranéenne, malgré leur grande diversité, ont en commun des systèmes de protection sociale « bismarckiens », c’est-à-dire financés majoritairement par cotisations sociales, et dont les prestations visent davantage à maintenir le salaire qu’à réduire les inégalités. Une gouvernance « corporatiste », y donne un rôle important aux organisations de salariés et au patronat dans les décisions concernant la protection sociale. Ces caractéristiques sont associées à un équilibre politique particulier : le soutien à un haut niveau de protection sociale rassemble largement les salariés qui ont un intérêt commun à défendre un système qui les assure contre les risques sociaux. De ce fait les tentatives de restreindre la protection sociale se heurtent à de fortes résistances qui dépassent la gauche politique. Enfin, le patronat collabore au développement de l’assurance sociale corporatiste comme alternative avantageuse à la mise en place d’un système universel étatiste susceptible de taxer davantage les profits.
20La thèse adopte une perspective de political economy, aux frontières de l’économie et de la science politique (notamment quantitative). Elle analyse le changement institutionnel comme étant le résultat des conflits et compromis politiques entre groupes sociaux aux intérêts divergents (salariés, inactifs, firmes, syndicats…), via la médiation des institutions politiques. Trois chapitres explorent les mécanismes par lesquels l’équilibre politique bismarckien a pu être déstabilisé, facilitant ainsi les réformes libérales au tournant des années 2000.
21Le premier chapitre met en évidence que l’accumulation des exonérations de cotisations employeur en France a transformé la nature des cotisations sociales : anciennement proportionnelles et assimilables à un salaire socialisé, elles sont devenues une taxe fortement progressive, sans lien avec les prestations versées. L’introduction de ce mécanisme de redistribution vertical au cœur du système bismarckien a affaibli le soutien politique au système parmi les salariés les mieux payés facilitant ainsi des réformes libérales. L’auteur retrace notamment l’évolution des positions de la CFE-CGC, principal syndicat spécifique des cadres et techniciens.
22Le deuxième chapitre analyse la fiscalisation du financement de la protection sociale dans neuf pays depuis 1980. Il défend l’hypothèse selon laquelle cette évolution serait liée à la libéralisation du marché des capitaux et à la concurrence fiscale : dès lors que le profit peut être soustrait à l’imposition nationale, le patronat fait défection au compromis bismarckien et s’oppose à toute augmentation des cotisations sociales. Lorsque le risque social augmente, les salariés n’ont d’autre recours que de développer l’assistance, financée par l’impôt. Ainsi, la concurrence fiscale n’a pas pour résultat immédiat la baisse de la protection sociale, mais la transformation des coalitions politiques et le développement d’un système mixte.
23Le dernier chapitre, coécrit avec Baptiste Françon, s’intéresse à l’assurance chômage. Dans un contexte où les ressources du régime sont insuffisantes, et où l’hétérogénéité des salariés augmente, le conflit entre groupes de salariés pour l’accaparation des ressources disponibles peut prendre la forme de réformes paramétriques de l’assurance chômage. Un modèle formalisé montre que le niveau et la distribution du risque de chômage de longue durée peuvent expliquer l’introduction de prestations dégressives dans le temps. Cette prédiction est testée sur un panel de 25 pays.
24Michaël ZEMMOUR, ATER, Université Paris 1, Centre d’Économie de la Sorbonne, michael.zemmour@univ-paris1.fr. Une version de la thèse (en anglais) est disponible sur https://sites.google.com/site/mzemmour/
Isabelle Kustosz, Institutionnalisation de l’activité de recherche à travers le cas du programme-cadre de recherche et de développement technologique de l’UE. Thèse de Gestion, réalisée sous la direction de Pierre LOUART, Professeur, Université Lille 1 et de Marc ZUNE, Professeur, Université Catholique de Louvain, soutenue le 4 décembre 2012 à l’Université Lille 1. Jury composé de Pierre-Louis DUBOIS, Professeur, Université de Montpellier 2 (rapporteur) ; Claude JAMEUX, Professeur, Université de Savoie (rapporteur) ; Ève CHIAPELLO, Professeure, HEC Paris ; Alain DESREUMAUX, Professeur, Université Lille 1 ; Philippe BUSQUIN, Commissaire européen en charge de la Recherche 1999-2004 (invité)
25Compte rendu :
26Depuis 1984, le programme-cadre de recherche et de développement technologique de l’UE (PCRDT) s’est progressivement imposé aux organismes publics de recherche et aux communautés de recherche comme un instrument incontournable leur apportant ressources et légitimité. Pourtant, le modèle standard de management de la recherche qu’il diffuse pose question notamment quant à la sélection des laboratoires et chercheurs financés et aux finalités des recherches produites. La thèse se fonde sur une vaste étude empirique croisant analyse de documents officiels ou de travail émanant des différentes institutions concernées, d’observations participantes à des réunions de sensibilisation ou de mise en œuvre du programme et de trente-deux entretiens de faiseurs de politiques publiques et de porteurs de projets du PCRDT (sur la période 2007-2012). Sur cette base, la recherche investit successivement trois niveaux – macro-méso-micro – dans une perspective néo-institutionnaliste : celui de l’UE, plus particulièrement de la Commission européenne, permet d’étudier la construction de l’instrumentation publique de recherche communautaire ; celui des États membres, des Régions et des principaux groupements d’opérateurs publics qui sont associés à cette politique vise à expliquer les processus d’isomorphisme à l’œuvre ; enfin, celui des laboratoires et des chercheurs, qui opérationnalisent l’instrument dans leurs activités quotidiennes, permet d’interpréter la participation des acteurs de terrain à l’instrument et ses effets induits.
27Le premier chapitre de la thèse montre que le PCRDT – en raison de la vision économique et politique qu’il sert – provoque une sélection des laboratoires et des chercheurs sur d’autres critères que des critères exclusivement scientifiques. L’étude de la formalisation de la « compétence recherche » au sein de l’UE et du design des différents schémas de financement permet de qualifier une instrumentation technico-institutionnelle qui entraîne une sélection des laboratoires par la faisabilité et par le contexte. En effet, le caractère normalisant des modes opératoires du programme via les procédures d’éligibilité, de gestion, et de management provoque des cooptations ou des exclusions d’acteurs qui ne sont pas nécessairement scientifiquement motivées, mais qui sont plutôt déterminées par des capacités administratives, techniques ou connexionnistes. Par ailleurs, l’évaluation de la scientificité se trouve déplacée en faveur de la contextualisation de la recherche ; l’orientation « résolution de problèmes » exclut les projets et les disciplines ne pouvant répondre immédiatement au critère de l’utilité des résultats au regard de la Commission.
28Le deuxième chapitre fait apparaître que le PCRDT dépasse très largement le cadre communautaire et influence durablement la structuration des politiques scientifiques nationales et régionales. Par divers procédés uniformisants consentis par les opérateurs intermédiaires, les particularités tendent à s’estomper pour aboutir à un modèle unique, programmatique, transnational, interdisciplinaire, utilitaire et orienté vers le partenariat public-privé. Cette institutionnalisation, qui est le signe de l’influence extracommunautaire du référentiel induit par le PCRDT, homogénéise les thématiques de recherche, standardise la forme des projets, diffuse la doxa communautaire, jusqu’à infléchir significativement les politiques scientifiques dans leur fonctionnement infra-communautaire, là où elles pourraient précisément se différencier.
29Enfin, le troisième chapitre analyse l’intégration cognitive du référentiel européen par les communautés de recherche et les organisations publiques de recherche. Il propose de dévoiler les logiques d’action à l’œuvre et de caractériser les régulations induites, et notamment les stratégies contrastées d’adhésion, de conformation et de contournement, qu’elles soient collectives ou individuelles, qui font évoluer les missions des établissements d’enseignement supérieur et des laboratoires comme les fonctions de leurs agents et de leurs chercheurs. Les changements organisationnels et les transformations de l’emploi scientifique provoqués par l’intégration du référentiel européen laissent alors augurer, à l’intérieur des communautés de recherche, de nouvelles segmentations de rôles, entre capacité managériale, valorisation du « talent » individuel ou employabilité.
30Isabelle KUSTOSZ, Ingénieure de recherche, Université Lille 1, Laboratoire LEM, chargée de cours à l’IAE de Lille et à Sciences Po Lille, isabelle.kustosz@iae.univ-lille1.fr
Florence Gallois, Une approche régulationniste des mutations de la configuration institutionnelle française des services à la personne. Thèse d’Économie, réalisée sous la direction de Martino NIEDDU, Maître de conférences, Université de Reims, soutenue le 8 novembre 2012 à l’Université de Reims Champagne-Ardenne. Jury composé de Benjamin CORIAT, Professeur, Université Paris 13 ; Florence JANY-CATRICE, Professeure, Université Lille 1 (rapportrice) ; Jean-Paul DOMIN, Maître de conférences, Université de Reims ; Henry NOGUES, Professeur, Université de Nantes (rapporteur) ; Marthe NYSSENS, Professeure, Université Catholique de Louvain ; Thomas DUBOIS, Directeur URIOPSS Champagne-Ardenne (invité)
31Compte rendu :
32Le Plan Borloo dit « de développement des services à la personne » (2005) visait à organiser, de façon administrée, un marché supposé créer 500 000 emplois en trois ans. Ce développement s’appuyait sur la mise en œuvre de dispositifs institutionnels destinés à « industrialiser les services » comme s’il s’agissait de soutenir l’émergence d’une « consommation de masse », de type fordiste. Or la tentative de construction politique des « grandes enseignes nationales », qui devaient fournir une interface marchande et déterritorialisée, a échoué, tout en contribuant à affaiblir nombre d’associations, et à faire vivoter de petits entrepreneurs.
33Adoptant une démarche régulationniste, notre analyse cherche alors à mettre en perspective (1) l’échec de ce Plan en termes de création d’emploi, notamment, si l’on suit Karpik, en raison d’une grossière erreur sur les dispositifs de jugement pouvant fonder la relation de service. (2) Nous montrons que l’Inspection générale des affaires sociales est préoccupée par la normalisation des politiques des différents départements, au nom de la mise en conformité avec les règles de la concurrence européenne et d’un benchmark marqué par le new public management destiné à aboutir à des prix de marché homogènes sur l’ensemble du territoire national. Cette préoccupation se fait au détriment de l’équilibre financier des structures. (3) Dans le contexte de crise structurelle de la régulation de l’aide à domicile, les associations ont tenté, au niveau local, d’assembler toutes les ressources institutionnelles (ouvrant droit d’accès à des ressources monétaires) pour satisfaire les besoins identifiés.
34Notre typologie de modèles productifs révèle que le plan Borloo n’a pas seulement déséquilibré des associations qui ont cru pouvoir jouer le jeu du marché. Il a lui-même été instrumentalisé par certaines associations, qui cherchaient à desserrer l’étau des contraintes de financement en développant des modèles économiques hybrides.
35En résumé, les compromis institutionnalisés se font directement au sein des associations et ne peuvent se faire qu’à un niveau territorial par hybridation, en leur sein, de dispositifs de marché et de protection sociale. En effet, l’activité des organismes d’aide à domicile ne peut se réduire à la production de services individuels. Elle englobe nécessairement une fonction collective d’articulation des trois ordres domestique, politique et économique nécessaires à la réalisation de la relation de service que, comme le montre la crise structurelle du secteur, l’ordre économique est incapable de porter à lui seul.
36Florence GALLOIS, Docteure, Université de Reims Champagne-Ardenne et ATER, Université Paris 13, florence.gallois@gmail.com
Anne Jourdain, Les artisans d’art en France. Éthiques et marchés. Thèse de Sociologie, réalisée sous la direction de Frédéric LEBARON, Professeur, Université de Picardie Jules Verne, soutenue le 3 décembre 2012 à l’Université de Picardie Jules Verne (Amiens). Jury composé d’Ève CHIAPELLO, Professeure, HEC ; Pierre FRANÇOIS, Directeur de recherche CNRS, Sciences Po Paris (rapporteur) ; Michel OFFERLÉ, Professeur, ENS Ulm ; Philippe STEINER, Professeur, Université Paris-Sorbonne (rapporteur)
37Compte rendu :
38En France, une diversité d’associations et de syndicats tentent de donner une cohérence et une consistance au « groupe » des artisans d’art (céramistes, ébénistes, maroquiniers, verriers…) et de construire un marché des produits d’artisanat d’art disposant de ses propres critères de qualité. S’intéressant aux entreprises d’artisanat d’art (ou de « métiers d’art »), qui sont essentiellement des TPE (Très Petites Entreprises) de moins de dix salariés ou des entreprises individuelles, la thèse se structure autour de deux questions. La première porte sur les efforts de construction de l’artisanat d’art comme catégorie propre à former un marché. La seconde part du résultat de l’inaboutissement de ce travail de construction pour éclairer les stratégies entrepreneuriales et identitaires mises en œuvre par les artisans d’art pour se maintenir en activité.
39La première partie expose les obstacles à la construction d’un marché unifié et autonome de l’artisanat d’art. Le premier d’entre eux tient au clivage des représentations et réalités sociales de l’artisanat d’art entre art et artisanat. Ce clivage, dont le travail d’archives retrace la construction historique au XXe siècle, structure notre typologie des artisans d’art en quatre pôles obtenus par la combinaison des méthodes qualitatives et quantitatives. Les luttes institutionnelles visant à construire (politiquement notamment) un marché de l’artisanat d’art achoppent donc sur la polysémie de la catégorie « métiers d’art ». Elles se heurtent aussi à la prolifération d’images diffusées sur l’artisanat d’art par des acteurs de différentes natures (ministères, élus locaux, chambres consulaires, entreprises du luxe…).
40L’analyse du travail de production et de commercialisation des artisans d’art conduit, dans la deuxième partie, à décrire leur socialisation professionnelle à une éthique du métier. Cette éthique désigne l’orientation de leurs comportements en fonction de l’attachement à certaines tâches constitutives de leur métier. En fonction de la communauté professionnelle fréquentée et du marché investi, les artisans d’art ne valorisent pas les mêmes tâches et n’adhèrent donc pas à la même éthique.
41La troisième partie montre comment cette éthique du métier, alternativement contrainte et ressource, oriente les comportements entrepreneuriaux. Si l’éthique des artisans d’art s’oppose à l’orientation capitaliste de leur entreprise, elle ne les empêche pas de recourir à des stratégies entrepreneuriales de réalisation de profit pour pérenniser leur activité. Deux stratégies sont étudiées : la stratégie de singularisation des produits d’artisanat d’art et la stratégie, plus risquée d’un point de vue éthique, de diversification de la production et des prix. La fréquence du recours à cette dernière témoigne de la faible singularisation des marchés de l’artisanat d’art dont la plupart restent dépendants d’une logique de prix plutôt que de qualité.
42Anne JOURDAIN, ATER, Université Paris-Est Créteil, CURAPP, anne.jourdain@gmail.com
Sidonie Naulin, Le journalisme gastronomique. Sociologie d’un dispositif de médiation marchande. Thèse de Sociologie, réalisée sous la direction de Philippe STEINER, Professeur, Université Paris-Sorbonne, soutenue le 7 décembre 2012 à l’Université Paris-Sorbonne. Jury composé de Didier DEMAZIÈRE, Directeur de recherche CNRS, Sciences Po Paris ; Sophie DUBUISSON-QUELLIER, Directrice de recherche CNRS, Sciences Po Paris (rapportrice) ; Claude FISCHLER, Directeur de recherche CNRS, Centre Edgar Morin, EHESS ; Érik NEVEU, Professeur, Sciences Po Rennes (rapporteur) ; Priscilla PARKHURST FERGUSON, Professeur, Columbia University
43Compte rendu :
44La gastronomie peut être considérée comme une attention portée à la dimension esthétique de l’alimentation. Les biens gastronomiques (repas au restaurant, produits alimentaires…) sont donc des biens symboliques dont l’échange sur le marché passe par l’existence de dispositifs de valorisation particuliers. En tant qu’il contribue à orienter les consommateurs en leur indiquant le « bon » produit ou la « bonne » manière de cuisiner, le journalisme gastronomique constitue un dispositif de médiation marchande. Cette thèse se donne pour objet de mettre au jour les ressorts de la fabrication d’un tel dispositif.
45Nous mobilisons des matériaux ayant trait à la fois aux productions médiatiques (dépouillement d’un magazine, comparaison du traitement de la cuisine dans différents journaux, statistiques textuelles…), à ceux qui produisent les contenus médiatiques (entretiens avec les acteurs, observations au cours d’événements gastronomiques, enquête quantitative auprès de blogueurs culinaires) et aux organisations au sein desquelles sont fabriqués ces contenus (exploitation de statistiques sur la presse, réalisation d’entretiens organisationnels).
46Dans une perspective diachronique, les premiers chapitres de la thèse sont consacrés à l’émergence du dispositif au XIXe siècle et à sa construction à l’articulation de différents espaces sociaux (gastronomique, amateur et journalistique) au cours du XXe siècle. L’étude sur le long terme (1947-2010) du magazine Cuisine et Vins de France permet la mise en évidence des reconfigurations successives de la fonction d’intermédiation de la presse gastronomique durant le second XXe siècle. À la fin des années 1980, le développement du marché de la presse gastronomique vient transformer la production de l’information gastronomique. Le positionnement (et le travail de mise en forme du contenu) des journaux devient alors dépendant du positionnement des titres concurrents. L’étude de deux magazines placés aux extrémités du continuum reliant la presse de recettes à la presse « purement » gastronomique permet d’établir un lien entre stratégie éditoriale, organisation du travail et type de contenu médiatique produit.
47Dans la deuxième partie de la thèse, l’hétérogénéité interne du dispositif de médiation marchande est mise en évidence par l’analyse des trajectoires professionnelles et des compétences (techniques, littéraires, journalistiques) mises en œuvre par les journalistes gastronomiques. L’attention portée aux concurrents potentiels des journalistes que sont les blogueurs culinaires offre de surcroît la possibilité de comparer les types de médiation qu’ils proposent et de mettre au jour l’émergence d’une nouvelle forme de médiation à mi-chemin entre la médiation personnelle du réseau et la médiation impersonnelle de l’expert.
48La dernière partie de la thèse est consacrée au travail journalistique. L’étude du travail concret des journalistes permet dans un premier temps de rendre compte des similitudes entre les contenus médiatiques des différents supports en montrant le caractère éminemment collectif de la construction quotidienne de l’information gastronomique. L’analyse du parcours à différentes époques de journalistes gastronomiques renommés autorise dans un second temps à saisir la manière dont certaines visions de la gastronomie et du journalisme gastronomique parviennent néanmoins à s’imposer, permettant ce faisant la singularisation des journalistes qui les portent.
49Sidonie NAULIN, ATER, Université Panthéon-Sorbonne, GEMASS. Sidonie.naulin@gmail.com
Mariana Luzzi, La monnaie en question. Pratiques et conflits à propos de l’argent lors de la crise de 2001 en Argentine. Thèse de Sociologie, réalisée sous la direction de Monique de SAINT MARTIN, Directrice de recherche EHESS, IRIS, soutenue le 20 décembre 2012, à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris. Jury composé de Jérôme BLANC, Maître de conférences HDR, Université Lumière Lyon 2 ; Pierre FRANÇOIS, Directeur de recherche CNRS (rapporteur) ; Federico NEIBURG, Professeur au Musée National, Université Fédérale de Rio de Janeiro (rapporteur) ; Bruno THÉRET, Directeur de recherche émérite CNRS ; Florence WEBER, Professeur, École Normale Supérieure Paris
50Compte rendu :
51À la fin de l’année 2001, une grave crise économique, politique et sociale a secoué l’Argentine. Il s’agissait aussi d’une crise monétaire : la pénurie de liquidités, les restrictions pour accéder à l’épargne bancaire, la prolifération des monnaies provinciales et la forte dévaluation après dix ans de stabilité monétaire sont autant de phénomènes qui ont altéré profondément les usages sociaux de l’argent et les manières courantes de le représenter. Surtout, ils ont contribué à une remise en question de la confiance dans la monnaie nationale, c’est-à-dire à la révélation des mécanismes qui, la plupart du temps demeurant invisibles, rendent possible la monnaie en tant que telle.
52Or, même si les effets de cette crise monétaire ont été nombreux, très peu de travaux ont été consacrés à leur étude. Centrée sur l’exploration des pratiques monétaires et des représentations sociales de l’argent de différents groupes sociaux, à partir d’une enquête par entretiens et par observation menée à Buenos Aires et à Córdoba, cette thèse cherche à analyser les différents modes selon lesquels la confiance dans la monnaie nationale a été remise en question lors de la crise.
53Notre étude de la crise argentine se fonde sur l’examen de trois situations qui ont impliqué divers niveaux et formes de questionnement de la confiance dans la monnaie, lesquelles sont abordées dans les première, deuxième et troisième parties de la thèse respectivement. Tout d’abord, les restrictions durables appliquées aux dépôts bancaires et, dans le cas de ceux qui étaient libellés en dollars (plus de 64 % des dépôts en 2001), leur conversion en pesos à un taux de change inférieur à celui du marché ; ensuite, la conversion en pesos des dettes établies en dollars pendant la période dite de convertibilité (1991-2001), et, par la suite, le traitement inégal des dettes contractées auprès du système bancaire ou en dehors ; enfin, la création de monnaies provinciales dans plusieurs provinces du pays.
54Dans les trois cas, les mesures dictées par les pouvoirs publics ont provoqué divers modes de résistance chez les personnes directement concernées. Ces actions publiques ont suscité à leur tour différentes réponses de la part des pouvoirs de l’État, et ont eu une importance cruciale dans l’évolution de la crise monétaire : elles exprimaient, tout comme les réactions étatiques correspondantes, l’effritement de la confiance dans la monnaie nationale, ainsi que les contours et les limites de la confiance préexistante. Ces trois situations ont donné lieu à des attitudes, des comportements et des décisions relatives à l’argent, propres à la crise, qui ont mis en évidence la rupture par rapport à la situation précédente ; à l’instar des formes de résistance mentionnées plus haut, elles fournissent un matériel de valeur pour l’étude du questionnement de la confiance dans la monnaie. C’est à partir de l’analyse de ces aspects de la crise (actions publiques de résistance aux mesures adoptées, réponses étatiques, comportements et décisions par rapport à l’argent) que se structure la thèse.
55Mariana LUZZI, Enseignante-chercheur à l’Universidad Nacional de General Sarmiento (Argentine), mluzzi@ungs.edu.ar