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Nadège Vezinat, Les métamorphoses de la Poste. Professionnalisation des conseillers financiers (1953-2010), Paris, Presses universitaires de France, coll. « Le lien social », 2012, 422 p.

1Issu d’une thèse intitulée « Une professionnalisation inachevée : sociologie des tensions vécues par le groupe professionnel des conseillers financiers de La Poste (1953-2010) », l’ouvrage que nous propose Nadège Vezinat nourrit, comme l’indique le titre retenu, l’ambition de présenter Les métamorphoses de La Poste au prisme des transformations de la « Banque postale » saisie sous le seul angle de la création et de la professionnalisation du « groupe professionnel » des conseillers financiers.

2Pour comprendre ces métamorphoses, l’auteure justifie le choix de l’étude du « groupe professionnel » des conseillers financiers, « mis en place officiellement en 1991 » et dont les 9 000 membres actuels représentent environ 3 % des effectifs de l’enseigne, en raison du fait qu’« il s’est imposé progressivement pour aboutir en 2006 à la création de la Banque postale » (p. 5). Ce lien de causalité très hardi, affirmé entre l’existence du groupe professionnel et la création de la Banque postale, reste évidemment à démontrer, mais ne résume pas à lui seul les arguments retenus par l’auteure pour privilégier l’étude de ce groupe. La séparation des activités postales et bancaires d’avec celles des télécommunications en 1988 et la création d’une entreprise publique industrielle et commerciale en 1991, avec tout ce que cela a eu comme conséquences en matière d’équilibre budgétaire mais aussi d’autonomie de gestion, a permis à La Poste et à ses services financiers d’innover, notamment, pour ces derniers, en ayant un recours croissant à des agents embauchés sous CDI de droit privé affectés dans les mêmes emplois que des agents statutaires, Le groupe des conseillers financiers est ainsi « le premier à dépasser le clivage public/privé au sein de La Poste » (p. 6). Longtemps ignoré par les syndicats selon l’auteure, le groupe a pu être « modelé » aux nouvelles valeurs promues par La Poste constituant ainsi le « principal canal par lequel une forme de marchandisation s’est insérée dans le monde postal » (p. 6). Son positionnement enfin dans la ligne hiérarchique (cadre) favorise son attractivité et offre des possibilités de mobilité entre différentes fonctions comme, par exemple, de celle de guichetier vers celle de receveur.

3L’intérêt porté aux conseillers financiers ne tient pas seulement au rôle cardinal que lui attribue l’auteure dans les mutations de l’institution. Il réside aussi dans le fait que, contrairement aux professions établies qui réussissent à acquérir la reconnaissance du monopole de l’exercice de l’expertise de leurs membres en fixant eux-mêmes les règles, à partir de leurs luttes, les modalités de la professionnalisation des conseillers financiers ont été imposées, selon elle, par la direction de l’institution. Le contexte dans lequel exercent les conseillers financiers les soumet enfin à des « prescrits » éventuellement antagoniques qui contraignent à juxtaposer au sein de l’activité des obligations de service public aux règles du marché. Cette mise en œuvre par les acteurs du « prescrit public » et du « prescrit privé » sert de trame à l’auteure pour analyser le comportement des acteurs et les différentes identités qui apparaissent au sein du groupe.

4L’ouvrage est divisé en trois parties, chacune étant consacrée à un niveau d’analyse spécifique allant du « macro » au « micro » selon les termes utilisés par l’auteure pour caractériser la démarche d’exposition de son travail de recherche. En retenant une approche sociohistorique et en ayant recours aux archives de La Poste, Nadège Vezinat retrace l’importance historique des activités bancaires de La Poste, son rôle pédagogique auprès de la population en matière de gestion de l’épargne et d’utilisation de nouveaux moyens de paiement favorisant la démocratisation de l’accès à ses services. Elle rappelle à la fois les évolutions endogènes illustrées par la diversification progressive des produits d’épargne puis de prévoyance et exogènes, liées aux règles de libéralisation des services publics adoptées au niveau communautaire qui ont conduit à la transformation de l’administration postale en établissement public en 1991, à la création de la Banque postale en 2006 rattachée à l’enseigne de La Poste devenue société anonyme à capitaux publics en 2010. Non sans conflits avec le milieu bancaire, la Banque postale est désormais une banque comme les autres et « pas tout à fait comme les autres » selon le slogan qu’elle revendique en raison des missions de service public qui l’obligent à l’ouverture d’un livret A à quiconque en fait la demande et à effectuer gratuitement les dépôts et retraits d’argent à partir d’1,50 €, ce qui représente pour elle une charge très importante.

5La deuxième partie aborde « la professionnalisation par le haut » des conseillers financiers en s’ouvrant par une recherche sur l’origine du terme de « conseiller » utilisé pour la première fois en 1953 pour les receveurs à propos de la création, à cette date, de l’épargne-construction. La fonction est sans doute bien antérieure et l’on pourrait la faire remonter à 1881 lorsque les facteurs et receveurs ont été commissionnés (déjà !) pour le placement des livrets de Caisse d’Épargne au moment de la création de cette institution. En se référant aux travaux d’Odile Join-Lambert sur les receveurs de La Poste et aux archives de l’institution, Nadège Vezinat dévoile les tâtonnements de La Poste confrontée à la place croissante de cette fonction parallèlement au développement de ses activités financières pour finir par l’institutionnaliser avec la création de la filière des activités financières en 1991. Les modalités de recrutement des conseillers financiers et leur positionnement au sein de la hiérarchie des emplois, les caractéristiques de leur activité, leur rémunération, l’organisation de leur travail et son contrôle conçus « d’en haut » par le management de La Poste auront pour effet de susciter le stress au travail et le développement de pratiques de « régulations autonomes » (notion que l’on emprunte à la théorie de la régulation de Jean-Daniel Reynaud à laquelle l’auteure ne se réfère pas), dépendantes à la fois de la diversité des situations locales de travail et des trajectoires professionnelles des agents.

6En reprenant l’un des fils conducteurs de son analyse concernant le « prescrit public » et le « prescrit privé », Nadège Vezinat propose dans la dernière partie de l’ouvrage une typologie qualitative des identités professionnelles des conseillers financiers selon qu’ils privilégient ou concilient dans leurs pratiques l’un ou l’autre de ces prescrits. On peut noter d’ailleurs que ce « jeu » entre prescrit public et privé n’est pas caractéristique du comportement des seuls conseillers financiers. En se cantonnant à La Poste, un tel comportement a été également observé chez les facteurs (Marie Cartier) et chez les agents de guichet (Fabienne Hanique), ce qui conduit à s’interroger sur la pertinence du choix de cette variable pour la mise en exergue d’identités qui seraient spécifiques aux conseillers financiers. Elle s’intéresse enfin aux trajectoires des membres de ce groupe caractérisé par un très fort turn over voulu, selon elle, par l’institution alors même qu’elle montre combien les trajectoires sont à la fois contingentes et fruit de la stratégie des acteurs dans la typologie qu’elle en propose. In fine, ce que constate l’auteure est la grande labilité du groupe professionnel des conseillers financiers, sa dispersion au sein d’une « entreprise territoire » selon l’expression de Braudel, exerçant son activité dans des contextes très différents ; la notion de groupe constamment utilisée pour le qualifier apparaît donc très problématique comme le reconnaît l’auteure en conclusion.

7Paradoxalement, ce constat appuyé sur un important travail empirique ne conduit pas Nadège Vezinat à remettre en cause la pertinence – en l’occurrence – du recours à la notion de groupe professionnel. Selon elle, sa professionnalisation est inachevée non pas seulement en raison de la relative diversité de ses membres ou de sa faible ancienneté, mais elle est « en partie volontaire, puisque l’organisation postale n’a pas cherché à créer une profession, mais plutôt à mettre en place un groupe professionnel acquis à sa cause et maintenu sous son contrôle, ce qui permet à l’organisation, d’une part, de diriger leur professionnalisation dans un but institutionnel – d’affirmation par rapport aux autres établissements bancaires et aux organismes du secteur financier, d’acquisition de légitimité et d’autonomie par rapport à l’État – et, d’autre part, d’empêcher le groupe professionnel des conseillers financiers de devenir une profession en soi et de développer des objectifs qui lui seraient propres » (p. 357). On reste bien dans le cadre de la sociologie fonctionnaliste des professions et de la conception de l’autonomie qu’elle véhicule.

8Cette thèse rectrice soutenue par l’auteure tout au long de l’ouvrage mérite donc discussion. La prétention à subsumer l’ensemble des transformations institutionnelles et organisationnelles vécues par La Poste depuis plus de vingt ans à la création du groupe professionnel des conseillers financiers n’est guère raisonnable, ignorant par ailleurs totalement les transformations parallèles à l’œuvre au sein du secteur postal. Que ce groupe professionnel (on conserve ici la terminologie de l’auteure) créé en 1991 soit le moyen utilisé par La Poste pour obtenir la création de la Banque postale en 2006 ne correspond à aucune réalité. Il est non pas la cause mais la conséquence d’un certain nombre d’évolutions économiques, sociales et politiques nationales et communautaires – c’est le traité de Rome de 1957 qui prévoit la libéralisation des marchés intérieurs de services – qui ont conduit, notamment, au choix du développement et de la diversification des activités financières de La Poste jusqu’à la création de la Banque postale nécessitant, pour leur mise en œuvre, la création d’une filière d’emplois dédiée à ces activités.

9Lors du passage de La Poste d’administration à entreprise publique puis à société anonyme à capitaux publics, le choix a été fait de ne pas séparer activités bancaires et activités postales les fédérant sous l’enseigne de La Poste. Des évolutions similaires ont eu lieu dans les pays européens soumis aux mêmes règles communautaires, mais, comme le souligne elle-même Nadège Vezinat, certains comme l’Allemagne par exemple ont, au contraire de la France, fait le choix de la séparation des activités bancaires et postales. Une des raisons du choix français, comme le mentionne l’auteure, a trait à la possibilité d’aider au maintien du réseau postal grâce aux bénéfices escomptés du développement des activités financières de la Banque postale. Cet argument deviendra une sorte de rhétorique à usage interne pour légitimer le développement des pratiques commerciales. D’autres raisons très pragmatiques expliquent aussi ce choix dont celles, pour la Banque postale, de continuer à bénéficier du réseau des bureaux de poste et de la connaissance souvent remarquable des usagers par ses agents.

10Lors de la création et du développement très rapide de la filière commerciale dont les emplois étaient positionnés à l’origine au plus haut niveau des agents de maîtrise pour les conseillers financiers et au niveau cadre pour les conseillers spécialisés et animateurs des ventes, La Poste a eu recours, pour pourvoir ces emplois, à deux marchés du travail différents, l’un interne et l’autre externe. Ceci a eu pour conséquence la coexistence au sein de ce segment professionnel d’agents statutaires issus de la promotion interne et de salariés de droit privé sous CDI, les premiers recrutés en cours de carrière, peu diplômés, relativement âgés et dotés d’une bonne connaissance de l’institution ; les seconds, beaucoup plus jeunes et diplômés. Ces différences objectives constatées sont insuffisantes pour comprendre les conséquences de celles liées au statut et au contrat d’au moins deux points de vue. La première conséquence a trait à la nature de la relation de subordination. Alors que, dans le contrat, l’agent est soumis à son employeur, dans le statut, « il n’est pas soumis à un homme déterminé mais à une organisation et aux valeurs qu’elle incarne [1] ». Ceci permet de mieux interpréter la réaction de la DRH qui pense que les agents contractuels seront moins syndiqués et prompts à faire grève, mais qui n’autorise pas à affirmer que cette soumission s’appliquera à l’ensemble d’un groupe professionnel qui, au moment de l’enquête, conserve encore une part non négligeable d’agents statutaires, même si cette part tend à s’amenuiser et devrait même disparaître à terme. La seconde, qui n’est pas sans lien avec la précédente, est issue de l’analyse du marché du travail et de ses règles de fonctionnement que l’auteure néglige. Le statut régule un marché du travail interne. Le recrutement se fait par concours national et le niveau du concours passé détermine les emplois auxquels il permet d’accéder. L’ancienneté, la durée de tenue d’un emploi, la réussite à un concours interne le cas échéant déterminent les règles de la mobilité professionnelle et géographique. Les emplois correspondent à des grades et non à des fonctions (des fonctions différentes peuvent être exercées dans des emplois de même classe et grade). Ainsi l’emploi de conseiller financier classé en II 3 puis en III 1 permet-il l’accès potentiel à tous les emplois correspondant à ces grades dans le secteur du courrier, à la DRH, etc. Le lieu d’affectation dépend de la disponibilité d’un emploi. À La Poste – comme à l’Éducation nationale – les agents ne manquent pas de déployer des stratégies très subtiles pour trouver un poste dans leur région ou localité d’origine. La création de cette nouvelle filière d’emplois dans le secteur financier a ainsi ouvert de nouvelles possibilités de mobilité dont certains se sont saisis pour des raisons multiples : envie d’une promotion, goût pour la fonction ou choix stratégique en vue d’une mobilité géographique. Les agents embauchés sous contrat de droit privé ne sont naturellement pas soumis aux règles du statut. Ils peuvent être embauchés localement (évitant ainsi le long parcours du retour au pays), mais leur embauche est aussi subordonnée à des règles, celle de la convention collective de branche de la banque qui se réfère aux diplômes pour l’accès aux différents grades et qui organise un marché du travail transverse aux différentes entreprises qui y adhèrent. Ceci explique les niveaux de diplôme plus élevés des contractuels mais aussi la possibilité pour eux de quitter La Poste pour aller travailler dans une banque. Le fort turn over constaté des conseillers financiers n’est pas voulu, comme l’interprète l’auteure, par une direction d’entreprise qui l’utiliserait comme un moyen de domination du groupe professionnel, ignorant, par ailleurs, le coût considérable qu’il représente ; il est la conséquence des règles statutaires et de la convention collective et, ce qui est une exception dans un marché du travail particulièrement atone, d’un marché du travail relativement porteur. On peut ainsi faire l’hypothèse que l’accord de 2005 modifiant in mejus la convention collective de la banque permettant de classer les conseillers financiers au niveau cadre et non plus agent de maîtrise a été un des moyens imaginés, même s’il est en partie symbolique, pour contenir le turn over des contractuels. Avec la création d’une société anonyme et la disparition progressive du statut lié à la fin du recrutement de fonctionnaires au profit de salariés de droit privé, le marché du travail des conseillers financiers n’est pas en voie de fermeture comme le suggère Nadège Vezinat, mais au contraire de plus en plus ouvert à l’ensemble du secteur professionnel des banques et des assurances.

11Le dernier point que l’on souhaiterait discuter concerne la nature de l’expertise propre des conseillers financiers, expertise qui est au cœur de toute identité professionnelle. En prenant le parti d’observer leur travail au seul filtre de leurs comportements orientés par les prescrits publics et privés et en considérant le groupe professionnel toujours dans son ensemble et non comme une filière d’emplois à spécialisation croissante, l’auteure semble considérer cette expertise comme un élément tout à fait secondaire. Or les données qu’elle présente pour mettre en exergue les méthodes de management qui leur sont appliquées sont très révélatrices de la faible expertise qui leur est reconnue : méthode de vente apprise par cœur et devant être appliquée à la lettre, obligation d’un nombre de rendez-vous quotidien et contrôle quotidien de l’activité, intervention de l’animateur des ventes pour accompagner l’activité des vendeurs défaillants, désignation par le back office des clients à contacter lors des campagnes promotionnelles dédiées à un produit, etc. On ignore si ces règles de prescription et de contrôle du travail s’appliquent de même manière aux conseillers spécialisés en gestion de patrimoine et en immobilier ; les animateurs de vente, sommet de la hiérarchie de cette filière, qui jouent un rôle majeur dans la prescription et le contrôle du travail, sont ignorés, l’auteure ayant pris le parti a priori de subsumer l’ensemble de ces fonctions au sein d’un « groupe professionnel des conseillers financiers » supposé homogène. Les méthodes mises en œuvre par la Banque postale n’ont par ailleurs rien d’original, qui sont une importation de celles observées dans l’ensemble du secteur bancaire. L’universalité de ces méthodes (que l’on peut légitimement déplorer par ailleurs) révèle la conception d’une activité qui n’est pas propre à la seule Banque postale et renforce l’idée d’un marché du travail qui ne se limite pas aux frontières de l’entreprise. Quelques allusions enfin sont faites aux relations entretenues par les conseillers financiers avec le back office, mais ce dernier ne fait l’objet d’aucune investigation spécifique, le groupe des conseillers financiers étant supposé expliquer, à lui seul, les transformations de l’institution.

12On ne peut que rendre hommage au travail de lecture effectué par Nadège Vezinat dont attestent son abondante bibliographie et les très nombreuses citations qui émaillent son ouvrage au risque, parfois, d’en alourdir la lecture. Mais ces références peuvent aussi être un piège lorsqu’elles sont utilisées pour administrer la preuve de la validité d’une démonstration insuffisamment étayée par des faits. Cette posture conduit l’auteure à minorer la place de ses enquêtes (un long questionnaire pour lequel elle a obtenu 165 réponses, 52 entretiens, des observations conduites dans le cadre d’une convention CIFRE lui ayant permis une connaissance interne de l’institution) et à exploiter ses propres données plutôt à titre illustratif qu’explicatif d’un raisonnement conçu indépendamment d’elles. On aurait souhaité des informations plus précises sur le traitement du questionnaire et sa représentativité. Les quelques tableaux issus de tris à plat qui en sont extraits présentent parfois des traitements en pourcentage qui ont une portée bien limitée compte tenu des effectifs en cause. Les réponses obtenues à certaines questions sont improbables : les conseillers ayant répondu avoir un père agriculteur sont 12 % alors que les mêmes sont 35 % à déclarer avoir une mère agricultrice !

13Au sein de La Poste, les conseillers financiers ne constituent pas un groupe professionnel comme l’affirme l’auteure, pas plus qu’une « profession » établie ou en devenir comme elle l’espère pour plusieurs raisons évidentes : ils ne conçoivent pas les produits qu’ils promeuvent et ne peuvent les amender ; leurs clients ne sont pas les leurs (ils ne les choisissent pas, pas plus qu’ils ne sont choisis par eux), mais ceux de l’institution à laquelle ils appartiennent. Ils ont une fonction et peut-être un métier dont la définition objective va de « vendeur » à « conseiller » (« le titre » ne correspondant pas toujours « au poste »). Une qualification leur est reconnue qui s’articule sur une possible spécialisation, rendant crédible une carrière dans une filière d’emplois non plus cantonnée à la seule Banque postale mais située au sein du secteur des banques et des assurances.

14Françoise PIOTET

15Université Paris 1 Panthéon Sorbonne

16francoise.piotet@wanadoo.fr

Christian Bessy, Thierry Delpeuch, Jérôme Pélisse (dir.), Droit et régulations des activités économiques : perspectives sociologiques et institutionnalistes, Paris, LGDJ, 2011, 358 p.

17Cet ouvrage collectif est consacré à la place du droit dans la régulation des activités économiques et mobilise à cette fin les apports spécifiques d’approches institutionnalistes et sociologiques. Il se présente donc à la fois comme un état des lieux des recherches menées en Europe et aux États-Unis sur des questions articulant droit et activités économiques, mais aussi comme un manifeste en faveur d’une appréhension de l’économie et du droit, libérée tant de la modélisation économique que du formalisme juridique. Découpé en trois parties, il rassemble quinze contributions de chercheurs en histoire, économie, science politique et sociologie. Faute de pouvoir entrer dans le détail de chacun des chapitres, ne seront ici évoqués que les principaux enseignements de l’ouvrage.

18L’introduction générale pose d’emblée la nécessité de comprendre le droit comme une suite d’opérations de cadrage des activités économiques, et d’analyser comment ces activités configurent en retour les modes de régulation juridique. À cette aune, l’examen du processus d’« endogénéisation du droit » vise d’abord à contrer les conceptions juridiques que l’on trouve notamment chez les économistes des Law and Economic Studies, du Public Choice et de certains courants sociologiques. En faisant du droit une variable extérieure aux actions des individus et aux mécanismes du marché, il se réduit parfois à une modalité externe, susceptible d’être instrumentalisée pour modifier les comportements, et ce, avec le présupposé que, une fois instaurée, la règle ne donne lieu à aucune ambiguïté d’interprétation et s’applique aux acteurs sans médiation. De telles conceptions formalistes souffrent ainsi, pour les auteurs de l’ouvrage, d’« une perception erronée de la façon dont les acteurs économiques se réfèrent aux règles juridiques ». Or les conséquences sur l’évolution du droit sont potentiellement lourdes dans la mesure où ces conceptions valorisent une vision néolibérale et individualiste qui tend à réduire la règle à une « contrainte incitative à optimiser par chacun » (p. 11). En s’appuyant sur des approches institutionnalistes (perspectives néo-institutionnaliste, école des conventions, théorie de la régulation, mouvement Law and Society) et sociologiques du droit, cette perception est vivement critiquée à différents endroits du livre – le chapitre 5 en particulier est éclairant. Élément constitutif de la vie économique, il importe donc de comprendre comment le droit influe sur les institutions sociales et leur évolution, mais aussi comment les normes économiques agissent en retour sur son élaboration, par le biais du travail des juges notamment (cf. chapitre 6).

19La notion d’« internormativité » est ensuite valorisée pour saisir les mécanismes d’ignorance, d’hybridation ou de concurrence de règles appartenant à des ordres normatifs distincts. En soi, l’analyse de cette rencontre constitue une feuille de route pour le chercheur chargé alors d’observer « la configuration particulière de convention d’interprétation des règles juridiques ou de normes de déviance par rapport à ces règles » découlant de cette pluralité normative. S. Montagne (chapitre 13) illustre bien ce propos quand elle souligne « les conceptions antagonistes de la prudence » défendues par les bénéficiaires, les gestionnaires et les financeurs des fonds de pension et des trusts, qui s’affrontent au moment de créer un standard de gestion, avant de trouver des solutions d’hybridation entre les logiques socio-économiques, politiques et financières.

20Par ailleurs, l’ouvrage est l’occasion de revoir à nouveaux frais la notion de régulation des activités économiques, en examinant sous quelle forme elle émerge et selon quelles dynamiques ; se pose alors la question des acteurs porteurs de la régulation et du rôle joué par l’État, instance traditionnelle productrice de droit. Outre la contribution d’A. Bernard de Raymond et F. Chateauraynaud (chapitre 10) – sur l’introduction de semences OGM dans les cultures – reconnaissant au modèle de gouvernance la mise en place de négociations qui a permis la reconnaissance de la culture biologique comme bien commun, l’ouvrage pointe aussi la montée en puissance des modèles libéraux promouvant l’autorégulation par la délibération des acteurs privés, au détriment de la réglementation qui intégrerait plus volontiers la recherche de l’intérêt général.

21La première partie analyse l’histoire des relations entre droit et économie, en examinant l’évolution des catégories et des concepts communs aux deux disciplines. Est ici soulignée par Ch. Bessy l’importance d’aborder les relations entre droit et économie avec une démarche pragmatiste, en prêtant attention à la pluralité des valeurs se confrontant à divers repères normatifs au moment où s’élaborent les dispositifs de l’action publique. Après l’examen par T. Kirat (chapitre 2) du long « oubli » du droit par la sociologie économique, l’article d’Edelman (chapitre 4) se présente comme un programme théorique visant à convaincre de l’opérationnalité d’une analyse en termes d’endogénéité du droit pour l’étude du fonctionnement des organisations. Ancré au confluent d’une perspective néo-institutionnaliste et du mouvement Law and Society, cet article programmatique et illustré par les études de l’auteure sur la discrimination au travail décrit le double mouvement de « légalisation » des organisations (mise en conformité avec les textes) et de « managérialisation » du droit (mise en adéquation des textes avec les intérêts du management) exposé dans un schéma de boucle itérative (p. 93). Dans cette logique, Edelman souligne le rôle des juges qui, loin d’être complètement neutres, ont besoin eux aussi de schémas d’orientation de leurs décisions, qu’ils empruntent aux modes véhiculées par les traductions organisationnelles du droit.

22La deuxième partie porte plus particulièrement sur les points de jonction entre les sphères économique et juridique. À l’aide des concepts de couplages et en soulignant l’importance des intermédiaires du droit, elle rassemble des contributions qui analysent les espaces de mise en tension entre les logiques juridiques et d’autres logiques d’action – en particulier économiques – que des « intermédiaires » sont chargés de rendre compatibles ou d’hybrider. Comme le rappelle la majorité des contributions de l’ouvrage, à commencer par celle d’Edelman, les textes juridiques sont intrinsèquement ambigus, expliquant le rôle éminent de ces intermédiaires, qu’ils soient professionnels du droit (avocats, juges, conseillers juridiques, etc.) ou non (administrateurs, scientifiques, experts, etc.), chargés de produire une traduction concrète de ces textes, conciliable avec les intérêts parfois contradictoires des parties prenantes. La contribution de Stryker (chapitre 9) présente le rôle des psychologues du travail américains dans l’interprétation du Titre VII de la loi sur les droits civiques de 1964, dont la mise en œuvre a généralisé l’instauration de tests de compétence censés annihiler les discriminations, et porté l’expertise des psychologues sur le devant de la scène. M. Lenglet (chapitre 8) analyse de son côté le rôle du déontologue dans le monde de la finance en montrant que ses décisions en contexte donnent un sens et orientent les actions de courtiers qui font appel à lui lorsque des intérêts économiques (financiers et de réputation) viennent potentiellement s’entrechoquer avec le respect des règles juridiques du secteur.

23La dernière partie aborde enfin les « supports, dispositifs et équipements juridiques de l’activité économique » en valorisant le rôle des instruments dans le gouvernement de l’économie. Qu’il s’agisse de circulaires, de contrats, de normes ou de standards, l’intérêt est, comme le rappelle J. Pélisse, de mettre en valeur ces supports normatifs élaborés, mobilisés, interprétés par les intermédiaires mis à l’honneur dans la deuxième partie. En rappelant notamment l’apport de Thévenot (1997), de Lascoumes et Le Galès (2005) sur la pertinence des « instruments » pour l’analyse de l’action publique, cette partie prend au sérieux le document comme intermédiaire matériel structurant des relations entre droit et économie. L’analyse des circulaires par D. Torny (chapitre 12) ou du contrat, conçu par Suchman (chapitre 11) comme un « artefact social », illustre notamment cette démarche, en considérant le document juridique comme un objet pouvant se prêter à une étude originale inspirée de la sociologie des sciences et des techniques : une fois produit, le contrat, comme la circulaire, est soumis à une diversité d’interprétations et d’usages éventuellement contraires ou décalés par rapport à ceux que le rédacteur avait à l’esprit au moment de sa conception.

24Enfin, la notion de performativité, empruntée à Callon et Muniesa [2], revient souvent dans l’ouvrage et se retrouve dans la conclusion en particulier, pour faire état des phénomènes d’influences mutuelles entre droit et économie. Les coordinateurs reconnaissent d’abord que la performativité est consubstantielle au droit et insistent sur les modes d’influence qu’opèrent les règles juridiques sur le cadrage de l’activité économique. Mais l’intérêt de l’ouvrage est justement d’affirmer que les effets performatifs ne sont pas automatiques : il ne s’agit pas d’énoncer la règle pour qu’elle s’applique mécaniquement. Un travail de traduction et de mise en regard d’interprétations concurrentes est nécessaire (comme le montrent par exemple les contributions de D. Torny et de M. Lenglet). Les phénomènes de pouvoir et de domination sont également valorisés pour analyser le mode d’influence que peut opérer le droit dans le fonctionnement des activités économiques quand, par exemple, des modalités de contrôle se font jour pour vérifier que les règles – aux multiples traductions – sont appliquées par le biais de procédures d’évaluation comme alternative acceptable à l’inspection, plus coercitive, des établissements de santé (chapitre 12). Inversement, les coordinateurs parlent de l’influence des savoirs économiques et de leur fonctionnement sur l’élaboration des règles ou leur interprétation par les juges. A. Stanziani (chapitre 1), C. Bessy et O. Favereau (chapitre 5) ou S. Montagne (chapitre 13) apportent ainsi la preuve dans leur contribution que la stabilisation d’un savoir économique et des normes morales ou de jugement qu’il charrie – en termes d’échange juste, de transaction acceptable – façonne très directement le droit de cette activité qui, en retour, produira les règles nécessaires au cadrage de l’activité.

25Plus que des actes de colloque, ce livre à la lecture relativement exigeante offre cependant, grâce à sa construction et à l’habile articulation des propos dans les différentes introductions, une stimulante réflexion sur la variété des modes d’analyse des relations entre droit et économie en sciences sociales. Il a également le grand mérite de dessiner des ponts entre les courants, les disciplines et les pays en donnant de la visibilité à des travaux américains, notamment, encore trop rarement traduits en français.

26Marie TRESPEUCH

27Orange Labs - France Telecom R&D

28marie.trespeuch@orange.com

Max Koch, Capitalism and climate change, Theoretical discussion, Historical development and Policy responses, Londres, Palgrave McMillan, 2011, 240 p.

29Max Koch a écrit un ouvrage original : il cherche à faire communiquer une analyse des développements récents du capitalisme, pour laquelle il s’inspire fortement de la théorie de la Régulation, avec une analyse de longue durée de la relation de l’économie et des ressources naturelles. Sociologue de formation, il réussit l’exploit de présenter avec une grande clarté quelques travaux économiques de référence consacrés à la question, et de les placer dans une analyse à deux entrées : la logique des régimes de croissance, d’un côté, et de l’autre la logique de ce qu’il désigne comme « les rapports de pouvoir » internationaux et intra-nationaux.

30Il est sans doute difficile de trouver un livre plus désespérant que celui-ci, mais la qualité de sa présentation et de son argumentation emporte malheureusement la conviction. Cela débouche sur un problème sur lequel on reviendra à la fin de cette recension : pour empêcher l’arrivée d’une catastrophe humaine d’une énorme ampleur – l’auteur n’hésite pas à écrire : « On ne saurait exclure que ce qu’on appelle aujourd’hui le “style de vie occidental” n’amène notre génération [3] à figurer dans les livres d’histoire parmi les assassins de masse (mass murderers) » (p. 178) –, n’existe-t-il pas d’autres stratégies crédibles que les actions de la société civile et les stratégies individuelles qu’il évoque à la fin de son ouvrage : « La résistance à la pression sociale puissante pour participer à l’augmentation infinie de la consommation à forte teneur en carbone peut certes conduire à un effet d’empowerment, qui représente presque un acte de résistance » (p. 192) ? Mais n’anticipons pas.

31L’ouvrage de Max Koch est d’une grande clarté. Après une courte introduction dans laquelle il commente quelques travaux pionniers d’analyse des rapports de l’humanité avec la nature (Fourier, le chimiste suédois Arrhenius…), il résume l’enjeu général de l’ouvrage. Avec une augmentation de température limitée à 2 °C d’ici la fin du siècle, essentiellement due aux effets de la concentration en carbone, les conséquences de la variabilité du climat seront immenses, aboutissant à un « grave risque de désorganisation » dans le monde, et particulièrement en Asie. Si cette limite est dépassée, allant par exemple jusqu’à une augmentation de 5 °C, les conséquences sont « au-delà de l’expérience humaine et de l’imagination » (p. 12). La situation est d’autant plus grave que le processus de réchauffement est déjà engagé et que ses conséquences ne se feront véritablement pleinement jour qu’à un horizon de quelques dizaines d’années.

32Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur décrit la liaison intime et indispensable existant entre le processus de développement économique et la consommation des ressources naturelles. Cette démonstration est donnée par les trois premiers chapitres. Le premier est consacré à une description des relations entre le processus productif, le travail et la nature, un chapitre où l’auteur s’appuie sur Marx et sur les travaux de ceux des économistes qui ne considèrent pas les ressources naturelles et énergétiques comme si elles étaient infinies. Dans le chapitre 2, l’auteur critique la propension du capitalisme à sous-estimer la question des valeurs d’usage et décrit « la rupture » qui a eu lieu dans « le cycle du carbone » à cause de la saturation des capacités d’absorption du CO2. La perspective, dit l’auteur, qui est ainsi plantée reste cependant trop « abstraite », et c’est l’objet du chapitre 3 que de plaider pour l’usage de la théorie de la régulation et son analyse des régimes d’accumulation pour apporter plus de précisions à celle des rapports entre capitalisme et changement climatique.

33Cette tâche est accomplie dans la deuxième partie consacrée au régime fordiste, et dans la troisième consacrée au régime piloté par la finance, régime de la financiarisation (financialisation). Les chapitres 4 à 6 (partie I) retracent une présentation de la théorie de la régulation et des normes de consommation et d’accumulation associées au régime fordiste. Les spécialistes de la théorie de la régulation estimeront peut-être que les travaux qui fondent cette partie sont présentés un peu comme s’il n’existait pas de différences entre les auteurs qui s’en réclament. L’auteur de ces lignes laissera, par incompétence, cette question de côté. C’est le chapitre 7 qui est vraiment spécifique de la question centrale de l’ouvrage (le changement climatique), puisqu’il plante les caractéristiques de ce que Koch désigne comme un « régime d’énergie fossile » (a fossil energy regime, p. 76-86), qui documente en détail le système de division du travail et d’inégalités fondamentales entre les pays développés et les autres, à l’époque du fordisme, et l’exploitation de plus en plus active des ressources en hydrocarbures de la planète (pétrole et gaz). C’est l’époque où le club de Rome publie son rapport sur les limites de la croissance : l’auteur documente l’évolution des émissions de CO2 sur la période 1950-1973.

34La structure de la troisième partie est analogue à celle de la deuxième partie, ce qui facilite la comparaison des régimes d’accumulation et de croissance. Mais il s’agit maintenant de l’époque de la mondialisation financière. Les chapitres 8 à 10 décrivent successivement le déploiement de ce nouveau régime. Ils retracent, avec force détails et tableaux, les changements de réglementation qui accompagnent la libéralisation des marchés et des investissements directs, qui aboutissent à une nouvelle division du travail internationale sur la période des années 1980 à aujourd’hui. On assiste en outre, nous dit l’auteur, à la diffusion d’une norme de consommation fondée sur l’endettement (des ménages) dans de nombreux pays développés : les spécialistes trouveront probablement que cette partie minore la variété des transformations dans le monde développé, donnant beaucoup de visibilité aux normes américaine et britannique, et à la question de la bulle immobilière qui ne concerne pas pareillement tous les pays. Cependant, ces évolutions tendent à rendre global un « régime d’énergie fossile » qui était centré précédemment sur les pays occidentaux. Contrairement aux espoirs de certains auteurs, le nouveau régime international financiarisé n’a pas seulement continué, mais il a aggravé la dépendance du régime d’énergie fossile du fordisme. Si cette évolution implique à différents degrés les différents pays, en fonction de leurs étapes de développement, les grands pays émergents tendent à rejoindre la région occidentale en termes d’émission de CO2 et de consommation énergétique, comme le montre le cas spectaculaire de la Chine, censée égaler l’Occident dès 2015 pour les émissions de CO2 par personne. Les inégalités restent cependant énormes, dans le domaine, et l’auteur souligne le cas vertueux des pays scandinaves (la Suède, tout particulièrement), mais aussi, plus curieusement, il s’attarde sur le cas de Cuba, qui l’occupe sur plus d’une page, bien que ce pays, nous dit-il, n’ait pas « hésité à utiliser des méthodes autoritaires » (p. 134) et traverse une crise grave de production.

35C’est la quatrième partie qui pose finalement le diagnostic qui sera par la suite très clairement récapitulé dans la partie conclusive. L’absence de politique crédible de maîtrise des effets anthropiques du réchauffement climatique ressortit à la fois à la logique de l’accumulation capitaliste, au jeu des intérêts puissants des pays et des entreprises capitalistes qui détournent les quelques régulations qui ont suivi les sommets internationaux depuis le sommet de Rio en 1992 et celui de Kyoto en 1997, culminant dans l’échec du sommet de Copenhague en 2009. Mieux, le mécanisme par excellence de la régulation, l’instauration de marchés de droits à polluer, produit selon Koch l’opposé de son objectif déclaré ; c’est ce qu’il montre en décortiquant le fonctionnement du système européen (EU Emissions trading system – ETS), impuissant à limiter les émissions – lesquelles ont récemment été réduites en raison de la crise, et non pas à cause de mécanismes de régulation restés inopérants. Ainsi, pour l’auteur, le défaut dirimant de la méthode actuelle de « gouvernance » tient dans sa conception fondée sur la mise en œuvre des principes de l’économie néolibérale, ce qu’explique avec, là encore, un détail bienvenu de chiffres, le chapitre 14. Les failles de la solution de marché pour la prévention du réchauffement climatique tiennent à la fois à l’instabilité des prix des certificats d’émission, aux effets d’aubaine qui les accompagnent, à la bureaucratie et aux coûts de gestion du système, ainsi qu’à l’inadaptation de cette méthode à modifier les stratégies de développement dans les pays en développement.

36Au total, le paysage décrit et la logique mise au jour de son développement laissent le lecteur dans une situation de pessimisme radical. Max Koch a sans doute poussé ici jusqu’à sa logique ultime le scénario le plus négatif. L’allusion qu’il fait à la résistance possible des individus et de la société civile ne permet pas beaucoup d’espoir, alors qu’il a montré à la fois les stratégies des entreprises, l’aveuglement collectif et l’indifférence manifeste des puissants, ainsi que les asymétries de pouvoir qui réduisent les masses du monde entier à l’impuissance. Il est évidemment difficile de critiquer un tel scénario sauf à pointer le fait qu’il est sans doute appuyé par une conception qui surestime la capacité des élites dirigeantes à endormir et manipuler les masses, d’une part [à partir d’une application déterministe de la théorie bourdieusienne – p. 190, où le consentement à la « doxa néo-libérale » est présumé découler de « l’incorporation » des habitus], et, de l’autre, l’idée que ces mêmes élites dirigeantes sont inévitablement et structurellement incapables de percevoir que des points de non-retour qu’elles laissent passer peuvent finalement aboutir au chaos planétaire. Citée plus haut, la comparaison avec les « meurtriers de masse », une allusion transparente aux crimes nazis, devrait cependant faire réfléchir plus avant.

37On aimerait – le non-spécialiste surtout – que l’auteur ait, devant une telle catastrophe annoncée, fait plus de place dans son travail à la réfutation de scénarios moins pessimistes mais surtout plus détaillés dans leurs étapes probables. En dehors d’une « solution autoritaire » que l’auteur annonce ultimement à la crise ainsi campée (p. 193), quelles seraient les marges d’action des acteurs pertinents ? La seule réponse apportée par cet ouvrage à la fois stimulant et inquiétant reste finalement peu opératoire : il faut, nous dit Koch, un « retournement complet de politique », qui suppose une réduction des inégalités mondiales et l’établissement d’une liaison essentielle entre elles et la question climatique à l’échelle internationale. Ceci implique une transition active vers les énergies renouvelables et un changement décisif du mode de vie occidental (ainsi que son imitation ailleurs). Parmi les points essentiels du changement nécessaire, Koch mentionne l’introduction de mécanismes d’imposition et de réglementation car ils sont plus efficaces et efficients que l’organisation des marchés de droits à polluer. L’ouvrage défend en même temps l’idée que ces transformations sont rendues impossibles par la persistance des acteurs dominants dans leurs stratégies et par leur domination idéologique sans partage, tant que la « crise » décisive n’est pas advenue (p. 191), mais il ne permet pas d’avancer en connaissance sur le moment où cette crise aura lieu.

38Jean-Claude BARBIER

39CES, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne

40jean-claude.barbier@univ-paris1.fr

Olivier Bailly, Ces vies en faillite. Le surendettement des ménages en Belgique, Waterloo, Renaissance du Livre, 2011, 187 p.

41La rareté des livres de sciences sociales traitant du surendettement des individus nous incite à rendre compte d’un ouvrage rédigé par un journaliste belge, Olivier Bailly, déjà rencontré dans les colonnes du Monde diplomatique. Dans ce livre, l’auteur mène l’enquête sur l’accès au crédit à la consommation, sur l’univers du recouvrement de créances de contentieux et, finalement, l’étendue du surendettement en Belgique et sa signification.

42Dans la première partie du livre, Olivier Bailly met en scène la facilité d’octroi des crédits à la consommation. Pour ce faire, il utilise un procédé classiquement utilisé dans les reportages télévisés : la souscription de nombreux crédits en un court laps de temps par le journaliste lui-même. L’absence d’originalité du procédé pourrait décourager le lecteur, mais il aurait tort et ceci pour plusieurs raisons. Les interactions de souscription sont présentées avec précision allant bien au-delà du commentaire télévisuel sur la rapidité de l’octroi. L’auteur décrit le degré de connaissance des personnes délivrant les crédits, le rôle du logiciel de scoring, le montant obtenu, les informations relatives au contrat délivrées par le vendeur. Dans ce tableau assez nuancé, l’auteur rapporte parfois des éléments relatifs à la position sur le marché des établissements de crédit sollicités ou aux liens capitalistiques qui unissent les différentes firmes de crédit. Il en vient ainsi à s’intéresser aux pratiques de Citibank – le grand méchant loup belge – et aux très nombreuses filiales de la française BNP. Dans ce tableau, on pourra toutefois regretter l’insertion de petits encadrés trop pédagogiques résumant les traits saillants de chaque souscription, lesquels rompent le fil de la lecture.

43Au terme de ces descriptions, le lecteur est frappé par la diversité voire l’incongruité des pratiques de distribution des crédits en Belgique : les contrats de crédit sont rarement remis ou doivent être demandés, l’octroi du crédit paraît tout aussi arbitraire que son refus, de nombreux commerciaux en charge de la vente de crédit oscillent entre incompétence et malhonnêteté. Et les rares compétents… on préférerait qu’ils le soient un peu moins, car ce sont ceux qui octroient le plus facilement les crédits et pour les plus gros montants. Le lecteur se demande à ce stade ce que fait la loi, la Belgique n’ayant pas la réputation d’être particulièrement laxiste en matière de protection du consommateur. C’est justement par l’examen des aspects juridiques que le livre se poursuit.

44Bailly fait le choix de centrer son propos sur un élément de la loi de protection du consommateur : le « devoir de conseil » qu’ont les établissements de crédit envers leurs clients lors de la vente de leurs produits. Sans entrer dans les détails, nous apprenons qu’en 1991 le « devoir de conseil » (l’établissement de crédit a obligation d’apprécier la situation personnelle du candidat au crédit) avait historiquement triomphé sur le « devoir d’information » (sur les produits) au grand dam des organisations représentant les prêteurs. Ces derniers ont tenté en 2008 de le remettre en cause, car il était à l’origine d’une jurisprudence fournie et en pleine expansion. L’adaptation d’une directive européenne leur a alors servi de prétexte pour malmener cet acquis des consommateurs, lequel fut sauvé in extremis par certains politiciens. Si l’enquête est étayée et l’analyse pertinente, la juxtaposition des récits de souscriptions de crédit et de cet épisode politico-juridique relatif au devoir d’information du consommateur par le prêteur plonge un peu plus le lecteur dans la perplexité. On se demande bien de quoi les politiciens sont en train de parler tant le terme de conseil semble peu adéquat pour évoquer les souscriptions qui lui ont été présentées précédemment. La réalité du terrain et les combats politiques sont pour le moins déconnectés et l’auteur ne met aucune clé à la disposition du lecteur pour lui permettre de comprendre ce décalage.

45La seconde partie du livre nous introduit dans le « business de la dette ». L’auteur décrit la division du travail entre le précontentieux et le contentieux, les différents types d’acteurs qui opèrent dans le secteur et le poids respectif des différents types de dettes. On apprend que les créances bancaires pèsent plus lourd que celles de gaz ou d’électricité, et que le marché est structuré par une variété d’intervenants : les sous-traitants des sociétés de crédit, les huissiers, les sociétés de recouvrement, et parmi celles-ci, les sociétés de recouvrement détenues par des huissiers. L’ensemble de ces acteurs prospèrent et se partagent aujourd’hui la gestion de 9 milliards d’encours en souffrance. L’auteur explicite les techniques du rachat de dettes, de la fixation du prix des stocks de dettes et d’évaluation de leur qualité. Il évoque également la diversité de leurs modèles économiques basés soit sur le paiement de frais par les débiteurs indélicats, soit sur la facturation des services rendus aux créanciers. Il termine finalement sa présentation du recouvrement de contentieux en se centrant sur le plus important acteur du recouvrement en Belgique : Fiducre, filiale du groupe ING qui gère plus de 150 000 créances en continu. Dans ce paysage qui ne diffère pas fondamentalement de l’univers français, le lecteur français peut être étonné par deux éléments qui se situent à des niveaux très différents : d’une part, il apprend qu’à la fin des années 1990, cette activité a fait l’objet d’un important débat politique et a manqué de peu d’être jugée illégale. D’autre part, les dettes d’hospitalisation semblent occuper une place importante parmi les créances non payées : 7,5 % des sommes directement payables par le patient (hors de l’assurance-maladie ou de la mutuelle) ne sont pas recouvrées et se retrouvent en partie parmi les dettes des surendettés.

46Dans cette seconde partie, Bailly poursuit l’insertion d’encadrés, en brossant cette fois le portrait de surendettés. Le parcours de Fatima est ainsi retracé et permet de percevoir à la fois la trajectoire qui mène à l’excès de dettes puis les contraintes de la vie de surendetté régentée par le règlement collectif de dettes (notre plan de surendettement). Refuser les amitiés naissantes pour ne pas avoir à engager de dépenses, recommencer une nouvelle vie de couple mais ne pas pouvoir assumer la moitié des dépenses du foyer, etc., tels sont les traits caractéristiques de la gestion d’un budget de surendetté bien mis en évidence par l’auteur. Toutefois, à l’occasion de ce portrait, ce dernier tombe dans un écueil regrettable qui consiste à établir une communauté de destin entre la trajectoire de cette surendettée particulière et le lecteur (« des gens comme moi, comme vous, comme Fatima… »). Or tout montre que la trajectoire de Fatima est liée à sa position sociale qui n’est pas celle de tous les lecteurs. Fatima est une immigrée peu qualifiée, intérimaire et mère à 19 ans, battue par son mari qu’elle finit par quitter. Pour le dire autrement, c’est son appartenance aux catégories populaires précarisées qui vivent sans filet qui explique son surendettement.

47Dans la même veine, à différents moments du livre, l’auteur utilise une expression maintes fois rencontrée dans l’espace public pour évoquer la cause du surendettement, à savoir « l’accident de la vie ». Fatima et d’autres ont connu des accidents de la vie (chômage, divorce, décès d’un proche, maladie, etc.) qui les ont menés au déséquilibre budgétaire. La métaphore « accidentologique » est séduisante et contient un puissant pouvoir rhétorique : elle simplifie la réalité en la remplaçant par une image frappante, elle est créatrice de consensus en permettant d’éviter d’entrer dans la question de la responsabilité (des prêteurs ou des emprunteurs). Elle laisse entendre que le phénomène peut toucher indistinctement chacun d’entre nous. Or les statistiques du surendettement, qu’elles soient belges ou françaises, montrent que la probabilité de devenir surendetté est très inégalement répartie dans la population. Le surendettement n’est pas un accident, il est un destin social probable, celui des ménages populaires et précaires dans les sociétés financiarisées.

48Dans la dernière partie de l’ouvrage, le lecteur français découvre l’histoire et le fonctionnement actuel du règlement collectif de dettes (RCD). Il s’agit de la procédure qui encadre le règlement judiciaire du surendettement outre-Quiévrain. Avant 1998, il existait ce que les Belges nomment « la médiation de dettes », autrement dit, des accords de règlements amiables des dettes en souffrance organisées en plan d’apurement. Mais la durée de ces derniers n’était pas réglementée, de sorte qu’ils pouvaient s’étaler sur 20 voire 30 ans. Après 1998, la procédure est revue. Il faut désormais déposer un dossier auprès du juge du tribunal du travail qui statue tout d’abord sur l’admissibilité de la personne en RCD. Une fois la demande acceptée, non seulement les poursuites sont suspendues, mais un médiateur est nommé (avocat, notaire, service de médiation de dettes…), lequel touche les revenus du médié et négocie avec les créanciers un plan de remboursement. L’établissement de ce plan repose sur deux pratiques conjointes :

49D’un côté, il faut s’entendre sur le calcul de la part « disponible » du revenu du surendetté qui sera affectée au remboursement de ses dettes. Ces calculs, appuyés de factures, d’arguments sur la légitimité des dépenses et de petits mensonges qui permettent de « sauver » 20 euros par mois ces dix prochaines années… sont réalisés entre médiateurs, surendettés et juges.

50De l’autre, il faut organiser le partage de ce disponible entre créanciers. Le plus souvent, c’est la règle de trois qui prévaut et non l’antériorité de la dette ou la légitimité de la dépense.

51Une fois le plan acté, le juge valide l’accord pour qu’il soit contraignant pour tous. Cette présentation de la procédure et des (niveaux de) vie(s) qui se jouent à ce moment entraîne l’auteur dans une discussion critique des études menées pour définir le coût de la « vie digne » en Belgique. Ces travaux ne semblent jamais prendre en compte les dépenses occasionnelles telles que le remplacement de la machine à laver, des lunettes ou de la bicyclette (nous sommes en Belgique, une des patries du vélo) qui ne peuvent pas être lissées facilement dans le budget d’un surendetté. « La pénibilité à la fois d’une vie précaire et des obligations de plus en plus lourdes liées à ces allocations revient à faire de la pauvreté une occupation à temps plein (chercher les produits les moins chers, participer aux ateliers du CPAS, régler sans un sou les pannes et les problèmes du quotidien, etc., est un obstacle à la recherche d’une vie meilleure » (p. 144). Il rappelle par ailleurs que la vie du surendetté en RCD est loin d’être « peinarde », non seulement il dispose de peu d’argent mais doit obtenir l’accord ou justifier de toute dépense qui l’empêche de tenir son budget.

52Le lecteur français est assez surpris à la lecture du passage relatif au mode de financement de ce service de médiation imposé aux surendettés. Alors qu’en France, ces dépenses sont d’une façon ou d’une autre financées par l’État (qui règle l’institution en charge du secrétariat des dossiers : la Banque de France) ou les collectivités locales (qui financent les services qui emploient les assistantes sociales), les surendettés belges prennent en partie en charge le financement de ce service qui est inclus dans leur plan. Pour les plus pauvres d’entre eux, ou bien ceux qui ne dégagent pas de « disponible » pour régler leurs créanciers, c’est un fonds (lui-même largement déficitaire), alimenté principalement par les établissements financiers, qui prend le relais.

53Le livre se termine par un chapitre où l’auteur se lance dans une discussion sur l’ambivalence de la société de consommation qui impose ses normes, mais aussi sur le droit des citoyens pauvres à s’intégrer par la consommation. Si le chapitre ne présente pas d’intérêt majeur, il permet toutefois de résumer en quelques formules choc les idées fausses relatives au surendettement. Ainsi, à propos des fantasmes d’une surconsommation qui mènerait en RCD, l’auteur rappelle qu’« il n’y a pas d’écran plasma chez les surendettés ». Il énonce également que « les sociétés de prêt ne sont pas une machination pour vous faire emprunter, mais plutôt une machinerie ». Finalement, l’auteur conclut sur le fait que les outils de médiation au service du règlement collectif de dettes traitent le surendettement, mais ne luttent pas contre la pauvreté.

54Hélène DUCOURANT

55CERTOP

56helene.ducourant@gmail.com

Jean-Claude Henrard, La perte d’autonomie. Un nouvel enjeu de société, Paris, L’Harmattan, coll. « Questions contemporaines », 2012, 145 p.

57Cet ouvrage consacré à la prise en charge de la dépendance – ou cinquième risque – est écrit par un médecin émérite de santé publique qui a une grande expérience en tant que chercheur et spécialiste de gérontologie. Il milite pour un droit social universel qui permettrait à tout individu quel que soit son âge de bénéficier d’une prestation permettant de faire face à la perte d’autonomie. En effet, la France est le seul pays à distinguer les adultes handicapés des personnes âgées de plus de soixante ans. S’il était adopté, ce droit social universel éviterait que ne se développe un système de protection sociale à deux vitesses : la prévoyance privée contre l’aide publique.

58Cette réflexion est l’aboutissement d’un long parcours de recherche en santé publique accordant une grande importance aux conditions sociales d’existence. Il se réfère à Philip Wood (santé publique) et Raymond Illsley (sociologie de la santé) qui ont contribué à la prise en compte des liens entre santé et environnement social.

59Une première partie est une approche critique du concept de dépendance tel qu’il est utilisé par les professionnels de santé et de l’action sociale qui ont le plus souvent une représentation négative de la vieillesse. Les prévisions démographiques laissent penser que l’on peut s’attendre à une augmentation de la dépendance en réponse à une évaluation normative des besoins. La dépendance, comme le rappelle justement Jean-Claude Henrard, est socialement définie et il propose de réserver ce terme aux personnes qui reçoivent l’aide d’un tiers. La perte d’autonomie fonctionnelle concerne les personnes qui ont elles aussi recours à une aide pour préserver celle-ci. Le problème essentiel est celui de l’équilibre difficile à préserver entre autonomie et sécurité. En d’autres termes, quelle est la prise de risque possible ? Il décrit finement les stratégies déployées par les personnes âgées pour préserver une autonomie en acceptant une aide pour certains aspects de la vie quotidienne, cette classe d’âge ne se comportant pas différemment des autres classes d’âge. Il est expliqué que l’évaluation de la dépendance peut varier selon les grilles utilisées qui sont parfois détournées de leur destination première comme la grille AGGIR qui permet l’éligibilité à l’APA alors qu’elle a été construite pour évaluer la charge de travail des soignants. Les nouvelles enquêtes handicap-santé proposent des indicateurs plus fiables de la situation de handicap marquant ainsi une évolution dans la représentation de la dépendance.

60L’ouvrage permet de comprendre tous les dispositifs de prise en charge des personnes âgées dépendantes qu’elles soient à domicile ou en établissement. L’APA, dont la gestion est assurée par les conseils généraux, est un droit social attribué à la personne en raison de son âge et de sa perte d’autonomie évaluée avec la grille AGGIR. Cette allocation permet de faire face aux dépenses liées à la dépendance. Les services d’aide et de maintien à domicile sont proposés par toutes sortes de prestataires. La loi du 27 juillet 2005 relative au développement des services à la personne a permis l’expansion d’un secteur d’activité faisant appel à une main-d’œuvre féminine peu qualifiée et précaire. Une description détaillée des tâches, assumées par les différents prestataires et personnes, y compris dans l’entourage familial, est donnée. Le maintien à domicile est favorisé par les aides multiples qui vont de l’allocation logement aux prestations d’amélioration de l’habitat financées par les collectivités locales, l’État et les caisses de retraite. Ensuite, des structures intermédiaires ont été développées pour répondre aux besoins des personnes atteintes de troubles cognitifs. Enfin, les établissements d’hébergement et de soins se sont diversifiés, depuis les années 1970, pour répondre aux besoins de personnes âgées dépendantes. Notons qu’un nouvel outil, le Pathos (2010), globalise les ressources médico-techniques permettant des stratégies thérapeutiques.

61Les dépenses de santé sont deux fois plus importantes pour les plus de soixante ans et les dépenses d’aide à l’autonomie se répartissent également entre les personnes âgées à domicile et en hébergement collectif. Cet état des lieux étant fait, il est constaté une importante fragmentation de la prise en charge de la dépendance qui est cause d’une variabilité dans la définition des besoins, dans le financement des services et enfin dans la coordination des services.

62La solution serait de créer un véritable secteur médico-social d’aide et de soins de longue durée pour les handicapés sans distinction d’âge. Il s’agit d’une organisation conjointe de deux types d’activité paramédicale et sociale mais dont le financement des prestations relève d’institutions distinctes (la sécurité sociale ou l’aide sociale). La décentralisation a amplifié ce partage institutionnel et de nombreux rapports critiques ont constaté une fragmentation des financements des politiques et actions relatives aux dispositifs destinés aux personnes handicapées et personnes âgées dépendantes. « La logique du qui paye décide s’oppose à celle de la réponse aux besoins. » De nombreux obstacles s’opposent à la mise en place d’un secteur médico-social. Ils sont d’ordre structurel (partage des territoires entre le sanitaire et le social), d’ordre socioculturel (domination du secteur curatif et médicalisation de la vieillesse), et enfin d’ordre économique (la protection sociale est fragilisée par la crise et les choix sont faits au détriment du secteur médico-social). Enfin, les personnes âgées ne constituent pas un groupe de pression suffisamment organisé, pour être entendues par les pouvoirs publics, contrairement aux personnes handicapées. C’est la situation en France.

63L’Europe sociale est confrontée au vieillissement de la population et à l’augmentation des handicaps qui résultent des déficiences liées, entre autres, au processus de sénescence. Les solutions sont diverses et varient selon les systèmes de protection sociale. Jean-Claude Henrard présente les différentes réponses apportées pour ce qui est des aides et soins de longue durée en fonction du système de protection sociale. Reprenant l’analyse d’Esping-Andersen, il distingue le modèle socio-démocrate (Danemark, Suède, Royaume-Uni), du modèle conservateur-corporatiste (Allemagne, Pays-Bas) et du modèle familialiste (pays du Sud et de l’Est de l’Europe). La description des services et prestations proposés montre que les systèmes de protection sociale universaliste ont développé un dispositif de prise en charge le plus souvent décentralisé. Ces services ont en commun d’évoluer vers une prise en charge ciblée sur les personnes ayant le plus besoin de soins au détriment de l’aide ménagère qui reste le plus souvent à la charge des personnes dans un contexte de services en concurrence. Une coordination des activités assumées par les aidants professionnels et informels est de plus en plus souvent réalisée. Enfin, des incitations financières encouragent les aidants informels avec parfois la reconnaissance d’un statut.

64La France est le seul pays à proposer une allocation spécifique pour les plus âgés. Il est rappelé que la protection sociale concerne les salariés et leur famille. La prise en charge du handicap est laissée à la charge des familles et/ou de l’aide sociale selon le principe de subsidiarité en référence aux principes qui ont défini les risques couverts par la protection sociale. Cependant, le contexte social et économique de la protection sociale a évolué depuis un demi-siècle et le vieillissement de la population contribue à une augmentation de la population handicapée. Il est urgent de reconnaître le risque de perte d’autonomie qui couvrirait toute personne, quel que soit son âge, en situation de perte d’autonomie pendant une longue durée. Plusieurs pistes sont proposées pour renforcer la solidarité nationale, à commencer par celle du financement.

65Il est proposé de redéployer une partie des moyens du secteur de soins de courte durée vers le secteur des soins de longue durée et d’articuler les différents secteurs de soins sous une égide unique comme celle des agences régionales de Santé. Il convient de lutter contre la fragmentation des prises en charge du handicap et de veiller à ce que les mêmes prestations soient offertes quels que soient l’âge, la condition sociale et le territoire. En conclusion, il est préconisé que soit créée une véritable filière médico-sociale de prise en charge de la perte d’autonomie.

66Cet ouvrage, d’une grande clarté, s’adresse aux professionnels et acteurs de la prise en charge du cinquième risque et contribue par ses arguments concrets à nourrir le débat social. On peut toutefois regretter que la question de la prévention des risques ne soit pas plus développée.

67Catherine DÉCHAMP-LE ROUX

68Clersé, Université Lille 1

69catherine.dechamp-le-roux@univ-lille1.fr

Alain Guery (dir.), Montchrestien et Cantillon. Le commerce et l’émergence d’une pensée économique, Lyon, ENS Éditions, 2011, 450 p.

70Ce livre sous la direction d’Alain Guery est le résultat du travail collectif du groupe de recherches « Dons, monnaies, prélèvements » composé d’historiens, d’économistes et de philosophes. Son objet concerne les œuvres d’Antoine de Monchrestien (1575-1621) et son Traicté de l’œconomie politique (1615-1616), et de Richard Cantillon (1680-1734) pour son Essai sur la nature du commerce en général (1755). Ces deux auteurs sont reconnus de manière très inégale comme des fondateurs de la pensée économique moderne. Le mérite de ce travail est de multiplier les approches dans l’analyse des textes de manière à mieux décrire ces deux œuvres, et d’expliquer l’apparition des catégories économiques à une époque où l’économie n’était pas une discipline constituée. Cette recherche a permis de redécouvrir la pensée méconnue d’un auteur comme Montchrestien, de mieux comprendre comment l’économique vient à s’articuler au politique. Un siècle sépare ces deux auteurs qui représentent deux approches très différentes de la pensée mercantiliste. Les positions de Cantillon et Montchrestien divergent en ce qu’elles représentent deux conceptions différentes de la fonction et du rôle de l’économie dans la société. L’exercice de comparaison et d’analyse opéré dans cet ouvrage permet de mieux saisir la diversité de la pensée mercantiliste.

71Dans une longue introduction, Alain Guery replace Montchrestien et Cantillon dans leurs contextes historiques. Il décrit leurs vies faites de rebondissements, d’aventures, mais suivant des parcours radicalement différents. Pour Montchrestien, la question de la stabilité politique et de la bonne gestion du royaume est essentielle. L’honneur et la vertu dans la conduite des affaires publiques constituent un axe important de sa réflexion, car l’époque est encore fraîche du sang et du désordre des guerres de religions. La fin tragique de Montchrestien fut celle d’un rebelle condamné par le pouvoir royal. À cette fin funeste s’ajoutent l’oubli et la méconnaissance du contenu de son ouvrage majeur. Comme le souligneront avec beaucoup d’instance les textes rassemblés par Alain Guery, les historiens de la pensée économique, et plus généralement les économistes, ne retiendront que le titre du Traité de Montchrestien.

72Pour Cantillon, la postérité fut différente. En tant que marchand et banquier, il fit fortune dans les affaires, et peut-être en escroquant ses clients. Il trouva lui aussi une fin pour le moins sordide : assassinat ou mise en scène de sa propre mort. Son œuvre lui survécut et prit une importance non négligeable quelques années plus tard à travers le marquis de Mirabeau. Surtout l’Essai fut reconnu bien après par des économistes autrichiens qui virent dans les thèses de Cantillon le rééquilibrage automatique de la balance du commerce et l’importance accordée à l’entrepreneur. Cantillon obtint ce statut d’illustre précurseur.

73Ce recueil se décompose, hormis l’introduction d’Alain Guery, en six parties. La première partie s’intéresse plus particulièrement à Montchrestien. Dans un premier texte, Martine Grinberg nous décrit le Montchrestien dramaturge. Avant son Traité, Montchrestien écrit six tragédies qui peignent avec force les ressorts de l’honneur et de la vertu, une morale de l’action politique qui sera développée dans le Traité. Les tragédies décrivent par exemple les actions des tyrans et du bon prince. Le bon prince doit assurer tout à la fois la concorde et l’enrichissement de ses sujets. Montchrestien développe dans le Traité une éthique de la prudence s’inspirant de Juste Lipse et de Pierre Charron (p. 71). Dans le deuxième texte, Jean Andreau s’interroge sur la présence des allusions à l’Antiquité dans le Traité. Celles-ci sont importantes, elles constituent un cadre de références morales et politiques permettant de comparer les avantages respectifs des Anciens et des Modernes.

74La deuxième partie cherche à mettre en correspondance la pensée de nos auteurs avec d’autres penseurs non moins célèbres. Le texte très critique de Jérémie Barthas discute du caractère anti-machiavélien du Traité de Montchrestien. Après une charge contre les différentes éditions du Traité, Barthas livre une critique sévère contre l’affirmation de N. Panichi suivant laquelle le Traité serait une antithèse des idées de Machiavel. En effet, il y a quelques incohérences à maintenir Montchrestien dans le cadre de la pensée mercantiliste d’un côté et, de l’autre, à en faire le chantre de l’opposition à la raison d’État (p. 121-125). Barthas explique que l’anti-machiavélisme supposé de Montchrestien, qui s’appuie sur une lecture des thèses foucaldiennes de la gouvernementalité, ne repose sur rien à part la construction factice d’une critique de Machiavel. De son côté, Catherine Larrère cherche à établir un lien entre Cantillon et Montesquieu. Malgré des liens avérés entre la femme de Cantillon et Montesquieu, les relations personnelles entre nos auteurs sont peu probables. Il est cependant possible de comparer leurs idées, notamment en matière de finance publique. Ainsi, on peut trouver des convergences à propos des variations du change entre les pays et de ses effets sur la balance du commerce. Toutefois, l’analyse de Montesquieu resitue le commerce dans le cadre plus général de sa pensée politique.

75La troisième partie compare la notion d’entrepreneur et d’entreprise chez Montchrestien et Cantillon. Jean Andreau caractérise l’entrepreneur de Cantillon comme un agent économique recevant des revenus incertains, alors que pour Montchrestien cette catégorie ne correspond pas à une fonction économique particulière. L’entrepreneur est celui qui s’active dans une entreprise quelle qu’en soit la nature. Montchrestien évoque le plus souvent les entreprises du roi. Elles doivent être guidées par une action morale conforme au bien de l’État et de ses sujets. Le mot « entreprise » ne recouvre donc pas une dimension spécifiquement économique. Le deuxième texte de cette partie expose une lecture comparée de nos auteurs sur le même sujet mais avec le prisme de la Chine médiévale. Christian Lamouroux nous propose un déplacement civilisationnel. Il essaie d’analyser le fonctionnaire entrepreneur de la Chine des xie et xiiie siècles décrit par Paul Smith à partir des catégories de Montchrestien et Cantillon. Ce fonctionnaire relève de l’agent économique de Cantillon comme acteur nécessaire au bon fonctionnement du commerce. Il est aussi agent de commandement au sens de Schumpeter, c’est-à-dire un chef capable de créer les conditions de coopération pour sortir des sentiers battus et faire prospérer son entreprise. Mais on peut aussi le rapprocher de Montchrestien dans le sens où ce fonctionnaire entrepreneur était un agent de l’État chargé de réguler par une police stricte les activités commerciales.

76La quatrième partie s’intéresse à la question de la population et des territoires. Christine Théré explique que pour Montchrestien connaître le nombre d’hommes appartient à l’art de bien gouverner (p. 217). Il s’appuie sur les écrits de Bodin, sur la censure de l’empire romain et dans une moindre mesure sur les textes bibliques. Le dénombrement constitue un outil important pour assurer la souveraineté de l’État et son utilité est orientée essentiellement vers des objectifs militaires (nombre de laboureurs nécessaire aux fortifications, etc.). Cantillon n’a que faire du dénombrement et critique par ailleurs la précision des mesures des arithméticiens politiques. Jean-Marie Baldner et Anne Conchon expliquent que Cantillon a une vision plus analytique de l’espace. Il traite l’espace en fonction de la circulation des marchandises, des rapports entre la production et le nombre d’hommes, de la multiplication des circuits et des marchés. Cantillon fait ainsi ressortir une forte polarisation entre villes et campagnes. Là encore, Cantillon jouit du statut d’illustre précurseur alors que Montchrestien est laissé dans l’oubli.

77Dans une cinquième partie, Valérie Gratsac-Legendre établit un lien entre le marché de l’orfèvrerie et le marché monétaire. L’utilisation d’or et d’argent pour l’orfèvrerie entraîne des variations de prix et de quantité qui ont des effets sur la circulation monétaire et font écho aux écrits de Cantillon. Lucien Gillard étudie plus spécifiquement le statut de la monnaie dans les œuvres de Cantillon et Montchrestien. Il constate qu’il n’y a pas une grande divergence de point de vue entre les deux auteurs, même si Cantillon fait une analyse plus fine des différentes fonctions de la monnaie. Cependant, Gillard ne trouve pas chez ce dernier de principe de rééquilibrage automatique de la balance des paiements (p. 359), car Cantillon s’intéresse avant tout aux variations des revenus nominaux.

78Dans la dernière partie conclusive, Jérôme Maucourant revient sur les conceptions différentes de l’économie entre nos deux auteurs, et souligne qu’établir une économie politique ou une analyse d’un commerce en général n’implique pas les mêmes conceptions d’articulation et de régulation du lien social. À l’aide de Polanyi, Maucourant estime que l’on peut mieux comprendre le Traité de Montchrestien en concevant l’économie comme un processus institutionnalisé (p. 387). L’approche de Cantillon relève d’une autre logique, celle d’un commerce en général fondé sur une analyse coût-bénéfice (p. 388). Maucourant insiste alors sur la difficulté à qualifier la pensée mercantiliste (p. 407). Celle-ci recouvre une diversité d’approches. Et Alain Guery de conclure que l’œuvre de Montchrestien se caractérise par cette innovation : alors que chez les auteurs antiques il existe une « asymétrie » de traitement entre économique et politique (p. 438), Montchrestien ramène l’économique dans le champ du politique.

79Finalement, l’ouvrage nous apprend à relativiser le contenu de la pensée mercantiliste. La diversité des approches permet d’expliquer par le contexte les problématiques propres à chaque période de l’histoire. Cet ouvrage montre qu’entre Cantillon et Montchrestien se jouent deux visions de la société, avec ses préoccupations et des intérêts très différents. Enfin, il affirme que le mérite du Traité de Montchrestien réside plus que dans son titre. Intégrer l’économie dans le champ politique a constitué une véritable innovation intellectuelle.

80Romuald DUPUY

81Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

82romuald.dupuy@uvsq.fr

En ligne

Richard Duhautois, Héloise Petit, Delphine Remillon, La mobilité professionnelle, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2012, 126 p.

83Cet ouvrage de synthèse propose une contribution à la fois didactique et originale à l’analyse de la mobilité professionnelle, en s’efforçant de restituer ses différentes facettes et de les articuler aux théories économiques. Les auteurs abordent d’emblée les enjeux et les débats qui traversent l’analyse de la mobilité professionnelle. Ce sujet fait en effet l’objet de thèses contradictoires : pour certains, on assisterait à une augmentation massive et généralisée de la mobilité tandis que d’autres mettent en avant la stabilité de l’ancienneté moyenne dans l’emploi. D’autres approches, auxquelles les auteurs se rallient, soulignent la dualisation des positions sur le marché du travail avec une instabilité plus forte pour les salariés les plus vulnérables et le maintien de la stabilité pour ceux bien insérés dans l’emploi. Cette thèse défendue tout au long de l’ouvrage s’appuie bien sûr sur des hypothèses sous-jacentes : l’évolution de la mobilité professionnelle tiendrait aux transformations du système productif et/ou aux modes de gestion de l’emploi par les entreprises.

84La définition de la mobilité professionnelle retenue est large, elle désigne tous les changements intervenus dans la situation d’un individu vis-à-vis de l’emploi (de fonction, de statut, de secteur, d’établissement, d’entreprise, etc.). Elle comprend donc les transitions entre l’emploi et le non-emploi et d’emploi à emploi. L’ouvrage se centre sur la France et vise à fournir une analyse des dimensions de la mobilité professionnelle destinée à « poser les bases de constats empiriques généralisés » (p. 4). Les auteurs choisissent de mettre en valeur les travaux intégrant le rôle de l’entreprise dans les mobilités individuelles aux côtés de ceux, plus classiques, qui partent des caractéristiques des individus. La référence théorique privilégiée est celle de la segmentation du marché du travail. Schématiquement, cette grille de lecture oppose les salariés stables du marché primaire aux personnes instables sur le marché secondaire. Il s’agit ici de donner des fondements empiriques à cette approche qui n’en a pas ou peu développé, en mobilisant des données qui apparient les employeurs et les salariés afin de mieux questionner le rôle de l’entreprise.

85Le premier chapitre est didactique, il porte sur les indicateurs et les sources permettant de quantifier la mobilité. Comme le relèvent les auteurs, la notion de mobilité professionnelle n’est pas bien stabilisée, ils la distinguent en préalable à la mobilité sociale et géographique, même si ces dernières peuvent interagir ? les plus mobiles géographiquement le sont aussi professionnellement. Ils rappellent que les problématiques ont progressivement glissé de la mobilité sociale à la mobilité professionnelle, en lien avec la montée de la salarisation et la volonté des pouvoirs publics d’orienter l’offre de formation en fonction des besoins du marché du travail. La montée du chômage, des emplois précaires puis l’émergence des débats sur la flexicurité au début des années 2000 ont déplacé les centres d’intérêt sur cette question. Parallèlement, depuis la fin des années 1990, la mobilisation d’autres sources d’information a permis de mieux articuler la mobilité des individus aux caractéristiques des entreprises.

86Concernant la mesure des mobilités, les auteurs remarquent que chaque source présente des intérêts et des limites qui sont ici recensés avec précision. Parmi les différentes sources disponibles, certaines retiennent plus particulièrement l’attention. L’enquête Emploi et l’enquête Formation et Qualification professionnelle (FQP) de l’Insee sont des enquêtes en coupe, répétées et rétrospectives, qui sont souvent utilisées dans les travaux sur la mobilité professionnelle. Ces enquêtes font ressortir les traits marquants des changements professionnels, mais elles repèrent mal les passages par des emplois très courts. La limite principale de ce type d’enquête est le biais de mémoire des personnes interviewées. Les données de panel présentent l’intérêt d’être longitudinales, mais elles comportent d’autres biais et sont coûteuses à mettre en place pour suivre une carrière complète. De leur côté, les données administratives permettent de faire le lien avec les politiques de gestion des entreprises, mais elles restent pauvres sur les aspects sociodémographiques car ce n’est pas leur objet.

87Dans le chapitre 2, les auteurs dressent un état des lieux empirique et théorique et proposent de retenir quelques faits stylisés : au cours des 30 dernières années, la mobilité a augmenté, en raison principalement de la hausse du chômage et par ailleurs, l’ampleur de la mobilité varie beaucoup selon le niveau de qualification ? les personnes les moins qualifiées sont aussi les plus mobiles. Le diagnostic sur l’évolution de la mobilité sépare à grands traits ceux qui défendent l’idée d’une flexibilisation croissante de l’emploi avec son corollaire, une érosion des marchés internes. Pour d’autres, on assisterait plutôt à un accroissement des inégalités entre les personnes non qualifiées et qualifiées ou entre les salariés ayant une forte et une faible ancienneté professionnelle. Cette polarisation selon l’ancienneté dans l’emploi trouverait une explication dans les évolutions démographiques : certaines générations nées entre 1944 et 1963 ont été embauchées sur des postes particulièrement stables. Avec leur départ à la retraite, l’instabilité se diffuserait à l’ensemble des salariés, ce qui corroborerait la thèse de la déstabilisation et de l’érosion des marchés internes. Les auteurs discutent cette hypothèse et avancent d’autres arguments : depuis le départ à la retraite des premiers baby boomers, la tendance à la polarisation selon l’ancienneté dans l’emploi demeure car elle répond toujours à un besoin de stabilisation des entreprises. La coexistence d’emplois primaires et secondaires au sein d’une même entreprise n’est d’ailleurs pas une caractéristique récente du tissu productif, il s’agirait plutôt de l’approfondissement d’une caractéristique ancienne des entreprises françaises. Ceci irait dans le sens d’un renouvellement des marchés internes, avec des frontières plus mouvantes que dans le passé, plutôt que de leur disparition. Ce champ de recherche fait l’objet de peu de comparaisons internationales, quelques études disponibles permettent néanmoins de conclure à une stabilité dans l’emploi qui se maintient dans l’ensemble des pays industrialisés. La polarisation des situations des salariés stables et instables serait un phénomène commun aux pays développés, même si les modèles sociaux conservent des particularités. Au total, l’état des lieux empirique montre que l’augmentation de la mobilité ne s’est pas diffusée de manière uniforme sur le marché du travail.

88Les auteurs expliquent ensuite pourquoi ce champ d’analyse a peu de fondements dans la théorie économique standard. En effet, par principe, les premiers modèles économiques étaient statiques et s’intéressaient donc peu aux mobilités. En introduisant de la dynamique dans les modèles, la nouvelle microéconomie a permis de prendre en compte les mobilités. Dans le courant néoclassique, les mobilités se comprennent à l’aune des stratégies individuelles. Par exemple, dans les approches en termes de capital humain et ses prolongements, les individus optimisent leurs investissements en capital humain afin de maximiser leurs revenus. Les modèles du job search ou de recherche d’emploi fournissent un autre cadre théorique pour penser les mécanismes de prospection sur le marché du travail où le salaire de réservation joue un rôle central. Avec Jovanovic, une relation positive entre le salaire et l’ancienneté est mise en avant dans un raisonnement qui s’éloigne des approches néoclassiques de base. Ultérieurement, les modèles d’appariement ont innové dans le champ néoclassique en introduisant les deux versants du marché du travail : les salariés et les employeurs sont alors en interaction et les mobilités sont ainsi un moyen de tester la qualité de l’appariement. Dans leurs versions macroéconomiques, les modèles d’appariement relient les flux d’offres d’emploi vacantes et de demandes d’emploi. Le niveau de chômage s’explique alors par des causes multiples et les politiques de l’emploi ou la législation protectrice de l’emploi (LPE) interviennent. Dans cette perspective, cette législation protectrice de l’emploi devient une source de rigidité qui limite les mobilités et entretient le dualisme sur le marché du travail (OCDE).

89Du côté des stratégies d’entreprise, le principal cadre théorique mobilisé dans l’ouvrage est celui de la segmentation du marché du travail, cadre où les stratégies des entreprises jouent un rôle prépondérant et où les mobilités sont au cœur du raisonnement. Le principe est le suivant : les entreprises ont intérêt à stabiliser une partie de leur main-d’œuvre dans des marchés internes, ceux-ci étant régis par des règles stables de rémunération et de mobilité, abrités de la concurrence. Ces salariés constituent le segment du marché du travail qualifié de marché primaire. Le reste des entreprises et des salariés forme le segment secondaire. Chaque segment est caractérisé par une mobilité particulière : mobilité externe sans progression de carrière sur le segment secondaire, mobilité interne avec carrière sur le segment primaire inférieur et mobilité externe avec carrière sur le segment primaire supérieur, Pour les auteurs, ces approches s’intéressent au contexte des mobilités et rompent avec celles strictement centrées sur les caractéristiques individuelles. À cet égard, l’encadré 4 présente fort utilement une bonne synthèse des théories de la segmentation et de leurs renouvellements récents.

90Le chapitre 3 est plus descriptif, il s’intéresse aux inégalités qui traversent les mobilités professionnelles en s’appuyant sur des données individuelles caractérisant les personnes et les emplois occupés. Les mobilités choisies et subies sont alors distinguées. Traditionnellement, les jeunes sont plus mobiles que les autres. En début de carrière, les mobilités viennent en partie corriger les effets du déclassement massif qui intervient lors de l’insertion sur le marché du travail, il s’agirait donc en quelque sorte d’un rattrapage. Les promotions se concentrent actuellement en début de carrière, ce qui n’était pas le cas pour les générations précédentes où elles se faisaient au fil de l’avancement professionnel. Par ailleurs, la nature des mobilités varie avec l’âge : les jeunes démissionnent plus et les personnes âgées de plus de 50 ans sont davantage touchées par les licenciements. Les mobilités des jeunes se particularisent aussi par leur sensibilité aux cycles économiques et par leur vulnérabilité face au risque du chômage : leurs chances d’y tomber sont fortes mais ils ont aussi plus de facilités à en sortir rapidement. De leur côté, les seniors sont moins mobiles et leur problème principal est de sortir du chômage, même s’ils sont moins exposés à ce risque. Les fortes différences de mobilité selon l’âge sont interprétées par certains comme un conflit de générations : la dégradation de la situation des plus jeunes aurait pour contrepartie le maintien des avantages acquis pour les plus âgés. Les auteurs n’adhèrent pas à cette thèse en soulignant, à juste titre, qu’une partie des seniors risquent une exclusion définitive du marché du travail. De surcroît, l’âge n’explique pas tout : la qualification, le secteur d’activité et mode de gestion de l’emploi par les entreprises forment des déterminants majeurs de la mobilité.

91Par ailleurs, les inégalités entre les hommes et les femmes persistent en matière de mobilité professionnelle : les femmes connaissent moins de mobilités d’emploi à emploi ou de mobilités internes que les hommes et elles sont aussi plus exposées au risque de passage par le chômage. Un chiffre retient l’attention : elles ne sont que 19 % à avoir connu une promotion sur l’ensemble de leur carrière contre 52 % pour les hommes. Si, toutefois, les mobilités ascendantes ont progressé avec le temps pour les femmes, le risque de déclassement a aussi augmenté. Le nombre d’enfants joue toujours négativement sur la mobilité des femmes tandis qu’il agit positivement sur celle des hommes. Les déterminants familiaux expliquent donc, en partie, la persistance de ces inégalités entre les hommes et les femmes.

92Les parcours professionnels se différencient fortement selon le niveau de qualification : pour les personnes peu qualifiées, la mobilité est le plus souvent externe tandis que les cadres empruntent plus fréquemment la voie de la mobilité interne. L’intensité des mobilités externes des salariés peu qualifiés s’explique avant tout par le risque de passer par le chômage ; les emplois non qualifiés sont aussi les plus instables. Le type d’emploi occupé joue aussi pour beaucoup dans les chances de connaître une promotion, au détriment des emplois dans les secteurs des services aux particuliers ou d’entretien, secteurs où les femmes sont aussi surreprésentées. Ceux ayant une faible ancienneté dans l’entreprise sont aussi les plus instables, ce résultat tautologique s’expliquerait par le fait que les coûts de séparation sont alors réduits pour les entreprises. À ce sujet, les débats portent surtout sur la généralisation ou non de l’insécurité : les plus anciens dans l’emploi sont-ils toujours les plus protégés ? L’insécurité se serait concentrée sur les salariés les plus jeunes ou les plus âgés et elle se maintiendrait pour ceux d’âge médian (entre 30 et 49 ans), ce qui corroborerait la thèse du déclin des marchés internes. En lien avec le ralentissement de la croissance et l’horizon temporel raccourci des firmes, ces dernières remettraient en cause le contrat implicite de long terme et les bénéfices de l’ancienneté diminueraient. L’instabilité de l’emploi tient bien sûr au développement des contrats courts. Sont-ils des tremplins vers l’emploi stable ou des trappes vers la précarité ? Pour les auteurs, certains sont des marchepieds ou des « ports d’entrée » des marchés internes et d’autres restent des trappes, tout en rappelant à juste titre que les CDI ne sont pas une protection contre l’instabilité. Au total, la persistance des inégalités entre les salariés corrobore l’interprétation en termes de segmentation du marché du travail. Les mobilités nombreuses concerneraient une population flexible, surtout lorsqu’elles débouchent sur le chômage. Elles s’opposent aux mobilités de qualité qui concernent d’autres catégories de salariés. La mobilité n’est donc pas le simple résultat de décisions individuelles mais plutôt le résultat d’un ensemble de contraintes où certains tirent mieux que d’autres leur épingle du jeu.

93Le chapitre 4 porte sur les liens entre les caractéristiques des entreprises et la mobilité professionnelle en se centrant uniquement sur les mobilités externes. À titre de cadrage, les taux annuel de création et de destruction brutes d’emplois s’élèvent à 12 % environ chacun en moyenne. Cependant, ces flux ne fournissent que peu d’informations pour comprendre la nature des mouvements de main-d’œuvre. Chaque création d’emploi correspond à de nombreuses entrées et sorties de salariés. La taille de l’entreprise est un facteur explicatif important car cette variable synthétise de nombreuses autres différences. Structurellement, la taille des entreprises a tendance à diminuer dans l’ensemble de l’économie, en lien avec la tertiarisation et le déclin des grandes entreprises industrielles. De ce fait, les espaces de mobilité pour les salariés ont changé. Les taux de mobilité sont globalement plus élevés dans les petites entreprises. Toutefois, dans les PME, de nombreuses entrées et sorties de salariés se font par rotation de la main-d’œuvre, donc sans dynamique de création ou de destruction d’emploi. Ce phénomène peut s’expliquer par de moindres perspectives de carrière ou de progression salariale dans les petites unités, qu’il s’agisse des primes, des compléments de salaire ou des possibilités de mobilité interne. Par ailleurs, un quart des pertes d’emploi est lié à des fermetures d’entreprises et, parallèlement, ce sont les plus jeunes entreprises qui créent le plus d’emplois. En termes de politiques publiques, les auteurs plaident pour une meilleure prise en compte de ce critère par les pouvoirs publics afin de mieux cibler les aides à l’emploi.

94Les mouvements de main-d’œuvre sont aussi plus fréquents dans le tertiaire que dans l’industrie, en lien avec les perspectives de croissance : les secteurs les plus dynamiques sont ceux où les créations d’entreprises sont les plus nombreuses et où les entreprises ont de plus grandes capacités d’innovation. Les travaux de Le Minez [4] ont montré l’importance de la mobilité intra-sectorielle et donc, l’existence d’espace de mobilité au sein des secteurs. De plus, la mobilité intersectorielle, moins fréquente, suit souvent le cheminement des produits, il s’agit alors de la mobilité d’un secteur à l’autre en suivant la même filière de production. Certains secteurs jouent en quelque sorte un rôle analogue aux marchés internes ou professionnels car les mobilités qui s’effectuent au sein d’un même secteur s’appuient sur des compétences transférables entre les entreprises du même secteur.

95Concernant la mobilité au sein des groupes (ceux-ci emploient actuellement environ la moitié des salariés du secteur privé), Calavrezo et al.[5], et Delarre et Duhautois [6] ont souligné l’existence de carrière à l’intérieur des groupes, notamment pour les cadres car les possibilités de réallocations internes peuvent se faire entre les filiales. La synthèse des études utilisées par les auteurs montre qu’entre les entreprises appartenant à un groupe et les entreprises indépendantes, les flux d’emploi et de mobilité sont différents. Par ailleurs, les restructurations occasionnent bien sûr des mouvements de main-d’œuvre : au sein des groupes, elles peuvent être l’occasion de réallouer les salariés entre les filiales. Les fusions-aquisitions ont des effets importants et, contrairement à une idée reçue, l’effectif ne baisse pas systématiquement à la suite d’une fusion-acquisition. À grands traits, elles conduisent souvent à une nouvelle répartition de la main-d’œuvre, au détriment des ouvriers et des employés non qualifiés, et favorisent un redéploiement des services de R&D.

96La nature des mobilités dépend aussi du cycle économique : les licenciements et les fins de CDD augmentent en période de récession tandis que les démissions diminuent en raison de moindres opportunités d’emploi ou de crainte du chômage – le mouvement est réciproque en période de croissance. La sensibilité au cycle économique n’est pas la même selon le secteur d’activité, l’industrie subissant plus les récessions que le tertiaire. Globalement, l’essentiel des mouvements de main-d’œuvre s’effectue à l’intérieur des sous-secteurs de l’industrie ou du tertiaire. Cependant, en période de récession, les flux d’emploi en provenance des secteurs en déclin alimentent les secteurs plus dynamiques, les services notamment. Traditionnellement, l’ajustement de l’emploi à la conjoncture se fait avec retard du fait du cycle de productivité. Le type d’ajustement de l’emploi à la conjoncture a fait l’objet de nombreux travaux car ces ajustements varient selon le type d’entreprises et de salariés : les jeunes et, dans une moindre mesure, les seniors sont particulièrement sensibles à la conjoncture. Les grandes entreprises subissent plus les cycles économiques que les petites. Autre trait saillant à retenir : les taux de sortie des salariés sont élevés dans les entreprises qui vont très bien ou, au contraire, très mal. Les auteurs soulignent la difficulté à isoler les caractéristiques des entreprises les unes des autres car les différents facteurs explicatifs sont connexes.

97À caractéristiques données, la stratégie de gestion de l’emploi des entreprises intervient pour beaucoup sur la mobilité, cette dimension fait l’objet du chapitre 5. Il est ici question des politiques salariales ou d’organisation du travail qui contribuent – ou non – à la stabilisation de la main-d’œuvre. Les salariés « bien payés » sont aussi les plus stables ; cet effet stabilisateur est plus fort dans les grands établissements et concerne particulièrement les salariés peu qualifiés car il permet une réduction des départs volontaires. Ces résultats empiriques confirment les principes des marchés internes : une politique salariale favorable aux salariés est un moyen de les stabiliser. Par ailleurs, la spécificité des qualifications est l’un des critères justifiant la mise en place de marchés internes : ceci semble se vérifier dans les travaux empiriques récents qui mettent l’accent sur le rôle du financement de la formation par l’entreprise comme facteur de stabilité des salariés.

98Les choix organisationnels et technologiques sont d’autres facteurs explicatifs importants de la mobilité externe. La mise en place des NTIC (usage des ordinateurs, d’Internet, des machines-outils, des systèmes assistés par ordinateur…) a affecté différemment les catégories de main-d’œuvre. Certes, leur implantation a permis d’augmenter le niveau des qualifications requises dans l’entreprise. Toutefois, dans le même temps, ces nouvelles technologies ont induit un sentiment de déstabilisation générale des salariés et ont accru le turnover, surtout pour les ouvriers. Ainsi, les changements d’ordre technologique qui ont augmenté le turnover méritent d’être différenciés des changements organisationnels qui ont plutôt diminué les mobilités. Une autre dimension importante est ensuite abordée, celle tenant aux conditions de travail. Les travaux récents montrent qu’une forte intensité du travail et des conditions de son exercice dégradées accroissent la mobilité des salariés concernés. Les auteurs avancent l’idée que les salariés tolèrent de mauvaises conditions de travail jusqu’à un certain point et surtout, tant qu’ils n’ont pas d’opportunité de changer d’emploi. À cet égard, le cas des métiers en tension sur le marché du travail aurait mérité d’être examiné plus avant. Par ailleurs, le taux de syndicalisation ou, plus largement, les possibilités d’expression collective, réduisent la mobilité volontaire des salariés. En mettant en avant les stratégies de stabilisation des salariés par les entreprises, les auteurs entrent dans le débat de fond sur la mobilité professionnelle car cette perspective va à rebours de l’idée de mobilité « généralisée ».

99Les liens entre le recours aux contrats courts, les stratégies des entreprises et les mobilités des salariés sont ensuite abordés. Ces aspects méritent une attention particulière car ils font l’objet de nombreux débats et controverses. L’analyse des différentes formes de flexibilité de l’emploi s’appuie ici sur la référence au modèle « cœur-périphérie » d’Atkinson [7]. Le questionnement porte surtout sur l’articulation entre la flexibilité numérique (ou flexibilité externe) et la flexibilité fonctionnelle (ou flexibilité interne). Deux niveaux d’analyse sont distingués : le premier concerne l’articulation entre flexibilités fonctionnelles et numériques des salariés permanents (ceux du « cœur »). Des hypothèses ont été avancées sur une possible extension de la flexibilité interne qui remplacerait la flexibilité externe sur le modèle de « spécialisation flexible » (Piore et Sabel) [8]. Ce mécanisme est en phase avec la diffusion de formes flexibles d’organisation du travail et en cohérence avec les stratégies des entreprises visant à stabiliser les salariés du « cœur » car cette flexibilité interne permet de réduire le turnover. Les auteurs relèvent que, lorsque la flexibilité vise d’abord l’adaptabilité de la production, elle entraîne des mobilités accrues des salariés. En revanche, une flexibilité plus qualitative ou orientée vers les besoins des salariés permet leur stabilisation. Le deuxième niveau d’analyse concerne l’articulation entre la périphérie d’emplois instables et les contrats permanents : ces deux types d’emplois sont-ils complémentaires ou substituables ? Le questionnement porte sur l’existence d’une périphérie d’emplois instables qui permettrait de stabiliser le « cœur » d’emplois stables. Il s’agit ici d’évaluer la complémentarité ou la substituabilité entre les flux de salariés en contrats permanents et atypiques. En la matière, les travaux empiriques donnent des résultats assez contradictoires ? complémentarité et substituabilité peuvent d’ailleurs aussi coexister. Ceux qui concluent à une complémentarité insistent sur le rôle d’amortisseur des contrats temporaires ou périphériques (sous-traitance, indépendants, etc.) qui permettent de stabiliser les salariés du « cœur ». Les auteurs proposent alors d’analyser les motifs du recours des entreprises aux emplois à durée limitée, intérim et CDD. En France, l’intérim est particulièrement associé à la flexibilisation de la production. De leur côté, les entreprises qui recourent aux CDD se distinguent plus par les caractéristiques de leur main-d’œuvre que par les caractéristiques de leurs marchés. Pour Sauze [9], on assisterait à une stratégie d’éclatement du noyau dur du fait de la mobilisation des CDD par des entreprises en bonne santé économique. Selon ces hypothèses, l’emploi périphérique, notamment la sous-traitance, aurait tendance à se substituer à l’emploi stable.

100Pour les auteurs, les contrats courts et la sous-traitance ne peuvent pas être analysés en soi comme des instruments de protection de l’emploi stable ou du noyau dur des salariés. De ce fait, ils ne tirent pas de conclusion précise sur leur complémentarité. En demi-teinte, ils avancent l’idée que les entreprises peuvent combiner des formes de flexibilité différentes qui concernent aussi des groupes de salariés différents. Dans le même temps, des salaires élevés, de bonnes conditions de travail et une organisation flexible du travail forment une configuration qui est associée à un faible niveau de turnover, ce profil d’entreprise correspond à grands traits à celui des marchés internes.

101Au total, ce panorama sur la mobilité professionnelle invite à se pencher sur les inégalités qui la traversent, selon l’âge, le genre, la qualification ou le contrat de travail des salariés. On comprend bien que la véritable source de segmentation se trouve dans les stratégies des employeurs et dans leurs pratiques de gestion de l’emploi. Cet ouvrage stimulant rejoint d’autres travaux qui s’intéressent aux contraintes qui pèsent sur les carrières professionnelles. Son intérêt et sa force viennent de la mobilisation des théories de la segmentation qui lui permet d’échapper à l’approche centrée strictement sur les individus. Il faut saluer l’effort de synthèse accompli dans cet ouvrage : les références sont précises et variées, tant sur le champ théorique qu’empirique. À une nuance près, car certains aspects ne sont abordés que de manière allusive. Il s’agit des débats sur la sécurisation des parcours professionnels ou sur l’accompagnement des restructurations notamment, ces questions auraient mérité de plus amples développements. Par ailleurs, les auteurs ne se positionnent pas clairement sur le rôle supposé du contrat de travail et de la législation protectrice de l’emploi sur la segmentation du marché du travail. Autant de points à creuser qui feront, on l’espère, l’objet de futures recherches des auteurs.

102Laurence LIZÉ

103Université Paris 1 Panthéon Sorbonne

104Laurence.Lize@univ-paris1.fr

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Bernard Gazier, John Maynard Keynes, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je? », 2009, 128 p.

105Lorsqu’un tel livre vous tombe, par hasard ou par intention, entre les mains, vous êtes nécessairement saisi par la curiosité mais aussi par les doutes : à quoi bon encore un nouveau « Que sais-je ? » consacré à John Maynard Keynes [10] ? La curiosité est plus que légitime même si la crise a ravivé, au moins pour un temps, l’intérêt pour le Maître de Cambridge. Dans le flot des publications, il y a du bon et du moins bon, voire du pire. Toutefois, l’essentiel est de s’interroger de nouveau sur le rôle que sa pensée joue et peut jouer encore dans les réflexions sur la crise et son dépassement. Mais dans quelle perspective ? C’est ce qui justifie les doutes. Heureusement, la lecture de l’ouvrage de Bernard Gazier permet de les dissiper très rapidement. Outre ses grandes qualités pédagogiques, ce qui sied à un écrit destiné à un public assez large, le livre tranche, à la fois par sa composition et son contenu avec les ouvrages du même genre. Bien que l’espace d’un « Que sais-je ? » soit trop réduit au regard de l’immense tâche consistant à offrir une synthèse la plus complète possible de la vie et de l’œuvre d’un homme pour le moins complexe et dont l’influence fut et est encore immense, l’auteur s’en acquitte avec un certain brio. Sa grande originalité réside dans le souci de satisfaire à un double impératif : éclairer les phases caractéristiques de l’émergence et du développement de la pensée de Keynes et évaluer son héritage en s’appuyant notamment sur les acquis du développement des études keynésiennes durant les trois dernières décennies. Ce qui permet du même coup de mettre en exergue des aspects méconnus et de Keynes, l’homme, et des idées économiques ou non économiques d’ailleurs [11] pour lesquelles il a combattu. Cette ligne directrice est permanente dans les quatre chapitres qui composent l’ouvrage.

106Les deux premiers chapitres sont consacrés respectivement au « personnage Keynes » et aux « étapes de [sa] percée » en notoriété. L’auteur revient, en effet, sur l’homme Keynes et sa vie en le qualifiant à juste titre de « personnage de roman ». Il est vrai qu’il y a quelque chose de romanesque dans la personnalité de Keynes, mais il s’agit plus d’un romanesque à la mode Oscar Wilde qu’à la mode Charles Dickens. De sa naissance, dans un milieu assez aisé de la fin de l’ère victorienne, à sa maturité en passant par les années de formation, tout dans le parcours de Keynes dénote du destin d’un membre de l’élite à part entière. Gazier a raison d’insister, à l’instar de tous les biographes, sur les rapports au père durant les années de formation [12]. La trajectoire parcourue n’est toutefois pas linéaire. Keynes est un personnage multidimensionnel. L’auteur brosse par petites touches un portait de Keynes qui est conforme à ce caractère : enfant choyé, jeune économiste récalcitrant, fonctionnaire révolté et enfin oracle de Cambridge. Dans la même veine, les « mondes » de Keynes sont complexes : à la fois privés (les « Apôtres », Bloomsbury, etc.) et publics (activités éditoriales diversifiées, prises de positions politiques, engagement dans le Parti libéral, etc.) à travers ses interventions et ses actions notamment contre le Traité de Versailles où il s’oppose au fardeau que les Alliés imposent à l’Allemagne. Les enseignements de cette expérience feront l’objet d’un ouvrage, Les conséquences économiques de la paix, qui va faire connaître Keynes aussi bien en Europe qu’aux États-Unis [13]. Keynes fut ainsi un combattant permanent même si parfois il savait que les combats engagés étaient perdus d’avance. Mais c’est sur le front de l’économie qu’il a mené ses combats les plus acharnés et peut-être les plus éclatants.

107D’ailleurs, Keynes devient économiste par accident et non par volonté, manifestant un intérêt beaucoup plus important pour les mathématiques, la philosophie, la politique et l’histoire, et plus tard pour les arts et le théâtre. Bernard Gazier identifie trois étapes correspondant à « trois longues batailles » (p. 48) dans la percée de Keynes sur le front de la pensée : 1) le Treatise on Probability (1905-1921) – qui n’est pas un ouvrage d’économie – où il tente de convaincre, difficilement d’ailleurs, de l’importance d’une théorie de l’action dans le cadre de l’incertitude ; 2) l’échec créateur du Treatise on Money (1930) où se manifeste la tentative de dépasser la théorie quantitative de la monnaie pour jeter les fondements d’une « économie monétaire » et enfin, 3) le couronnement de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936) où il cherche à corriger et dépasser les défauts du Treatise pour cette fois-ci fonder une théorie du capitalisme comme économie monétaire de production. Bien que ce découpage en trois étapes ait des vertus heuristiques certaines, il a le défaut de minimiser l’importance des écrits des années 1920. Certains parmi eux, généralement considérés comme mineurs, sont, en effet, d’une importance décisive dans l’explication de la tournure que va prendre l’évolution de la pensée de Keynes. La quête d’une infrastructure théorique cohérente avec les objectifs politiques allant du Treatise à la Théorie générale peut-elle se comprendre, en effet, sans la référence aux idées formulées dans Suis-je un libéral ? ou La fin du laissez-faire ?

108Le troisième chapitre, de facture beaucoup plus convenue, est entièrement dédié à l’exposé des concepts et des enchaînements fondamentaux de la Théorie générale. L’auteur insiste fort justement sur l’importance de la demande effective, sur le rôle et l’articulation des trois fameuses fonctions psychologiques ainsi que sur l’insuffisance de l’incitation à investir dans l’explication du chômage. En fait, le problème fondamental que se pose Keynes est celui du chômage involontaire et des moyens d’y remédier par la politique économique, certes, mais aussi par la socialisation (de l’investissement) à travers la Réforme institutionnelle. On sera néanmoins quelque peu étonné de trouver aussi dans ce chapitre l’exposé du modèle IS/LM alors que sa véritable place serait plutôt dans le chapitre quatre consacré à l’héritage de Keynes. Les raisons que l’auteur avance pour justifier ce choix ne sont pas totalement satisfaisantes. Il laisse entendre, en effet, que ce modèle est devenu tellement célèbre qu’il est difficile de ne pas l’accoler à l’opus magnum. Il consacre ainsi, certainement inconsciemment, une tradition qui est pour le moins fallacieuse en particulier pour un ouvrage destiné notamment au large public des étudiants et ce d’autant plus qu’une partie non négligeable des héritiers de Keynes n’aura de cesse de dénoncer une telle tradition [14].

109Le quatrième et dernier chapitre porte justement sur l’héritage et les héritiers. Il est opportunément intitulé « Keynes après Keynes ». On aurait pu penser que c’est pour éviter ainsi le qualificatif autrement problématique de keynésien que Keynes, tout comme Marx, l’aurait récusé, dit-on ! En fait, ce n’est qu’une illusion dans la mesure où, dans le corps du texte, l’auteur n’hésite pas à user du terme de « keynésianisme » pour qualifier les différents courants se réclamant du Maître de Cambridge. L’explication réside probablement dans la volonté d’embrasser dans le même mouvement les héritiers de la « révolution keynésienne » et les adeptes de la contre-révolution. Il est peu de dire que la réception de la Théorie générale ne fut pas un long fleuve tranquille. Les jeunes économistes ont été peut-être plus réceptifs que les anciens et certains pays mieux que d’autres, mais ce n’est pas une garantie d’une interprétation judicieuse des idées de Keynes. Autant dire que l’héritage est lui-même objet de conflits et que les figures de « Keynes après Keynes » se dessinent au gré des modes et des époques. Si le développement de la macroéconomie, voire de la macro-économétrie, s’est accéléré, c’est moins par fidélité à la pensée de Keynes que par les nécessités de la codification des politiques économiques pendant la période de l’après-guerre. Le modèle IS/LM par sa simplicité s’y prêtait merveilleusement. Popularisé par une majorité d’économistes de la Cambridge américaine (Alvin Hansen puis Paul A. Samuelson, Robert Solow…), ce modèle offre la fameuse « synthèse néoclassique » qui va servir de référentiel aux politiques dites keynésiennes de la longue période de croissance de l’après-guerre.

110Ce qui n’a pas manqué de susciter des réactions très critiques notamment de la part de Cambridge l’anglaise (Joan Robinson, Nicholas Kaldor…). Les deux sœurs ennemies croiseront d’ailleurs le fer à plusieurs reprises, notamment à propos de la mesure du capital ou des déterminants de la croissance. Si la victoire de Cambridge l’anglaise est avérée, elle ne fut qu’une « victoire à la Pyrrhus » (p. 102). L’essoufflement de la croissance, ainsi que le retour progressif du chômage pendant les années 1970 ont donné l’occasion aux contre-révolutions, monétariste, d’une part, celle des anticipations rationnelles de l’autre, de reprendre la main ouvrant la voie à trois décennies de néolibéralisme triomphant. Les tenants de la contre-révolution, particulièrement les adeptes de la nouvelle économie classique, ont voulu jeter par-dessus bord y compris le modèle IS/LM et ses développements. Face à cette contre-offensive, l’auteur présente de manière un peu trop ramassée ce qu’il identifie comme trois types de réponses : accepter d’intégrer de plus en plus les anticipations ; adopter l’hypothèse des prix fixes (théorie du déséquilibre) et enfin « donner une place plus ample aux effets de la concurrence imparfaite avec des décalages [temporels] » (p. 114). Ces réponses ne sont pas nécessairement toutes d’inspiration keynésienne bien que l’auteur tente d’en identifier les représentants contemporains dans les figures médiatiques de Joseph Stiglitz, Paul Krugman ou encore Olivier Blanchard. Vis-à-vis de cet ensemble, il y a eu persistance des démarches postkeynésiennes. Ces démarches éclatées sont classées dans trois catégories : le courant « keynésiano-kaleckien », la théorie du circuit et enfin une troisième catégorie qui regroupe des auteurs marginaux dont la figure emblématique serait Hyman Minsky.

111Le chapitre se clôt par des interrogations sur la nature du retour de Keynes à l’orée du xxie siècle. En fait, il s’agit d’un retour qui se conjugue au pluriel. Bernard Gazier rejoint ainsi Robert Skidelsky [15] en mettant l’accent sur l’actualisation par effet de crise et donc à court terme de certaines idées de Keynes : la place centrale de la question de la liquidité, mais aussi la réaction rapide des gouvernements à travers la mise en œuvre des plans massifs de relance et/ou de sauvetage des systèmes bancaires. Il souligne néanmoins que les retours de Keynes seront persistants y compris à long terme : d’abord, la mise à l’index des ravages de la finance et la nécessité d’y mettre bon ordre ; ensuite, l’affaiblissement des programmes issus de la contre-révolution lancée pendant les années 1970 [16] et, enfin, le pragmatisme comme perspective de recherche concurrente de celle qui serait fondamentaliste ou radicale. Bien qu’on soit enclin à être en accord avec l’auteur sur l’ambiguïté du projet de Keynes (rupture ou continuité avec les [néo]classiques ?), affirmer que le dernier des retours serait celui du pragmatisme est un peu court. Car rien n’empêche de concilier pragmatisme et radicalisme ou pour reprendre la critique voilée qu’Arnaud Berthoud [17] formule dans son commentaire de l’article d’Olivier Favereau [18] sur la dualité du projet de Keynes : être pragmatique, c’est déjà être radical. Keynes ne se réduit pas à un adepte des politiques conjoncturelles. Il est aussi celui qui a envisagé avec lucidité la nécessité de la Réforme institutionnelle. Gageons que par les temps qui courent, ce n’est pas ce Keynes-là dont on saluera le retour, mais celui de « la boîte à outils » en période de panique et de désorientation des esprits, quitte à le vouer aux gémonies une fois la panique passée. En somme, si retour de Keynes il y a, il s’opère sous deux modes : l’un est celui du simulacre et du faux-semblant ; l’autre, beaucoup plus sérieux et plus angoissant est celui du « spectre ». Keynes est-il condamné à être le spectre qui hante la crise du capitalisme financier de la mondialisation débridée ? À chacun de se forger, librement et en connaissance de cause, son intime conviction. En tout cas, l’ouvrage de Bernard Gazier dont la lecture doit être vivement conseillée a l’immense mérite de pouvoir y contribuer grandement.

112Slim THABET

113CRIISEA, Université de Picardie Jules Verne

114slim.thabet@u-picardie.fr

Notes

  • [1]
    Alain Supiot (2000), « Introduction », in Jean-Luc Bodiguel, Christian-Albert Garbar, Alain Supiot, Servir l’intérêt général, Paris, Presses universitaires de France.
  • [2]
    M. Callon & F. Muniesa (2009), « La performativité des sciences économiques », in P. Steiner & F. Vatin (dir.) Traité de sociologie économique, Paris, Presses universitaires de France, p. 289-324.
  • [3]
    La question de la génération reste imprécisée : s’agit-il de la sienne ?
  • [4]
    S. Le Minez (2002), « Topographie des secteurs d’activité à partir des flux de mobilité intersectorielle des salariés », Économie et Statistique, n° 354.En ligne
  • [5]
    O. Calavrezo, R. Duhautois et F. Kramarz (2011), « L’importance des réseaux d’entreprises dans la mobilité sectorielle des salariés », Document de travail du CEE, n° 149.
  • [6]
    S. Delarre et R. Duhautois (2004), « La mobilité intra-groupe des salariés : le poids de la proximité géographique et structurale », Économie et Statistique, n° 369-370.
  • [7]
    J. Atkinson (1984), « Manpower strategies for the flexible organizations », Personnel management, n° 16.
  • [8]
    M. Piore, C. Sabel (1984), The Second Industrial Divide. Possibilities for prosperity, New York, Basic Books.
  • [9]
    D. Sauze (2006), Le recours aux contrats de travail à durée déterminée en France : une analyse sur données d’entreprises, thèse de doctorat, Université de Paris I.
  • [10]
    Il faut saluer à cet égard l’entreprise de renouvellement de la prestigieuse collection. L’éditeur a pris le parti de l’actualiser en s’adressant notamment aux nouvelles générations d’auteurs. L’ancien volume, aujourd’hui épuisé, était certes consacré à Keynes mais aussi au keynésianisme (Pierre Delfaud, Keynes et le keynésianisme, 1977 pour la première édition), alors que celui-ci, sans négliger l’héritage, met davantage l’accent sur Keynes.
  • [11]
    La pensée économique de Keynes ne peut se comprendre, en effet, que lorsqu’elle s’articule à ses idées non économiques, notamment politiques et philosophiques. L’ouvrage du regretté Gilles Dostaler (Keynes et ses combats, Paris, Albin Michel, 2005) a permis de combler cette lacune courante en particulier chez les économistes.
  • [12]
    On omet néanmoins de mentionner les rapports à la mère, certes d’une nature différente, mais qui ne furent pas moins décisifs, notamment pour la formation de la conscience politique et sociale du jeune Keynes. Cf. notre article « À la recherche du capitalisme raisonnable. Keynes sur la route de Madison », Critique économique, n° 23, 2009, p. 113-134), qui établit un parallèle intéressant entre John Maynard Keynes et John R. Commons à propos de l’influence de leurs mères respectives.
  • [13]
    Cet ouvrage constitue selon nous une étape importante dans le cheminement intellectuel de Keynes alors que Gazier ne lui accorde pas assez d’importance. Le grand historien de la pensée Joseph A. Schumpeter y avait décelé, à juste titre, l’origine de la vision de Keynes (Histoire de l’analyse économique. I. L’âge des fondateurs, 1983, p. 74-75).
  • [14]
    John R. Hicks reviendra lui-même à plusieurs reprises sur ce modèle dont il fut l’instigateur pour en nuancer la portée. Voir à ce propos l’article de Dostaler : « De J. R. à John ou les métamorphoses de Hicks : éléments de biographie intellectuelle », Cahiers d’économie politique, n° 39, 2001, p. 9-23.
  • [15]
    Keynes, the Return of the Master, New York, Public Affairs, 2009. La parution des deux ouvrages ayant eu lieu à quelques semaines d’intervalle, il est fort peu probable que Bernard Gazier ait pris connaissance des idées de Skidelsky dans la mesure où celui-ci n’est mentionné dans la bibliographie qu’en référence à sa biographie monumentale de Keynes.
  • [16]
    On ne peut qu’être en relatif désaccord avec l’auteur à ce sujet. Une fois la panique passée, ceux dont les responsabilités furent lourdes dans le déclenchement de la crise ont repris magistralement la main.
  • [17]
    « Le double projet dans La “Théorie générale” de Keynes : un commentaire du texte d’Olivier Favereau », Cahiers d’économie politique, nos 14-15, 1988, p. 221-226.
  • [18]
    « La Théorie générale : de l’économie conventionnelle à l’économie des conventions », Cahiers d’économie politique, nos 14-15, 1988, p. 197-220.
Mis en ligne sur Cairn.info le 10/05/2013
https://doi.org/10.3917/rfse.011.0235
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