CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1On retrouve dans le dernier livre de Jean-Pierre Dupuy tous les thèmes auxquels son œuvre nous a maintenant habitués : désir mimétique, sens du sacré, problème du mal, annonce de la catastrophe, critique de la rationalité. Deux idées relativement nouvelles me retiennent. Un approfondissement de la notion de rationalité par l’effet d’un rapprochement entre le paradoxe de Newcomb et Max Weber, d’une part, et, d’autre part, une réflexion sur l’économie et son avenir.

2Rappelons-nous comment se formule le problème de Newcomb. Soient deux boîtes, l’une, transparente, qui contient mille euros, l’autre opaque, qui soit contient un million d’euros, soit ne contient rien. Le choix de l’agent A est soit 1 : ne prendre que le contenu de la boîte opaque, soit 2 : prendre les contenus des deux boîtes. Au moment où le problème est posé à l’agent, une figure extérieure a déjà placé un million d’euros dans la boîte opaque si et seulement s’il a prévu que l’agent choisirait 1. L’agent sait tout cela et ne doute pas des capacités prédictives de l’instance extérieure. Que doit-il faire ? (p. 227, 271)

3Première solution : choisir la boîte opaque. Le prédicteur l’aura prévu et l’agent aura un million. S’il choisissait les deux boîtes, il trouverait la boîte opaque vide et n’aurait que mille euros. Deuxième solution : au moment du choix, il y a ou il n’y a pas un million d’euros dans la boîte opaque. En prenant les deux boîtes, il gagne en toute hypothèse mille euros de plus. Le bon choix est donc 2.

4L’expérience montre que trois quarts des sujets soumis à cette épreuve font spontanément et sans réfléchir le choix 1 et que ceux qui choisissent 2 le font après délibération et sur la base d’une argumentation invoquant ce que J.-P. Dupuy appelle « le principe de fixité et de réalité du passé » (p. 281). A contrario, on peut dire que le choix spontané 1 relève d’un principe implicite contraire selon lequel, tant que l’agent n’a pas choisi, le moment de la prédiction n’est pas fixé et reste indéterminé. C’est avec le choix présent que le passé lui-même se détermine – se fixe et devient réel. Le problème de Newcomb oppose donc deux solutions possibles en fonction de deux conceptions différentes du temps.

5Dans les deux cas, selon J.-P. Dupuy, il faut dire que le choix est rationnel, mais la forme de rationalité est différente. Ici, J.-P. Dupuy avance deux références. La première est sans surprise. Il appelle « rationalité de la stratégie dominante » le choix n° 2 qui est le choix délibéré sur la base d’un temps linéaire fixé à chacun de ses moments. Ce choix correspond à la théorie orthodoxe de la science néo-classique de la décision – type L. Savage. La seconde référence est beaucoup plus surprenante. Elle constitue le point fort de l’ouvrage de J.-P. Dupuy. Il appelle « esprit capitaliste ou raison calviniste » le choix n° 1 suivi spontanément par la majorité des sujets – et dont il fait remonter l’origine à Weber dans son ouvrage sur L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Ce qui est décisif, c’est à la fois d’opposer un esprit capitaliste ou une raison économique à la rationalité orthodoxe mise en avant par la science économique et de prêter à Weber cette interprétation en plaçant son ouvrage sur L’Éthique protestante dans l’éclairage de Newcomb.

6Selon J.-P. Dupuy, qu’on soit dans l’horizon néo-classique ou dans l’horizon de Weber, il n’est pas nécessaire d’en savoir plus sur ce Dieu qui prévoit. Il est simplement « Prédicteur » dans le langage de Newcomb. Il est le Dieu du dogme calviniste de la prédestination dans le résumé de Weber que J.-P. Dupuy propose. Par contre, ce qui est indispensable, pour identifier et apprécier les deux rationalités mises en œuvre dans le problème de Newcomb, c’est de comprendre ce qui est en jeu dans la distinction des deux temporalités. Le principe de fixité et de réalité du passé correspond à une temporalité linéaire. La temporalité contraire pour laquelle le passé ne se fixe réellement qu’au moment du choix et de l’action actuelle, J.-P. Dupuy l’appelle « temps du projet ».

7Le texte de J.-P. Dupuy pose ainsi plusieurs questions. Weber se prête-t-il à tout ce que J.-P. Dupuy lui attribue – à savoir une indétermination de la notion de Dieu, une rationalité supérieure et opposée à ce qu’il appelle la rationalité orthodoxe de la stratégie dominante et la conception correspondant au « temps du projet » ? Je prendrai ces trois points dans l’ordre inverse. Enfin, que peut-on penser – indépendamment de la question relative à l’interprétation de Weber – de cette opposition entre deux raisons économiques différentes au sein de la même économie capitaliste ?

81. Dans le temps du projet, la nécessité est rétrospective. Rien ne m’oblige, avant mon action, à choisir un parti plutôt qu’un autre. Je me considère donc libre dans mon choix. Mais une fois que j’ai choisi et que mon action se déroule selon mon choix, il deviendra vrai d’un point de vue rétrospectif – qui est le point de vue de l’entendement ou de la raison théorique – que je ne pouvais pas agir autrement que je l’ai fait. J.-P. Dupuy dit : « Les sujets apparaissent alors être assujettis à un destin, mais le destin c’est eux qui le choisissent. » (p. 236) Plus loin, on lit encore ceci : « Le temps du projet est le temps d’un sujet qui exécute un plan qu’il s’est donné à lui-même tout à la fois auteur et acteur. Tout est déjà écrit lorsque le sujet agit, mais puisque le sujet est libre il peut se hisser au niveau où le scénario se trouve écrit et exercer sur lui une sorte de pouvoir […] » (p. 145).

9Pensant à Leibniz, J.-P. Dupuy parle de pouvoir de révélation. Mon action n’a pas de pouvoir causal rétrospectif : l’essence d’Adam n’est pas choisie par Adam mais par Dieu, mais c’est l’action d’Adam qui révèle le monde que Dieu a choisi parmi tous les autres mondes possibles pour y placer l’essence d’Adam. Autrement dit, agir et penser, c’est dévoiler la pensée de Dieu : toute pensée est analytique. Pensant à Sartre, J.-P. Dupuy parle d’autoproduction de son destin. Mon action choisit son destin : l’existence d’Adam précède son essence et « il choisit de se faire apprendre ce qu’il est par les fins vers lesquelles il se projette » (p. 244). Agir et penser, c’est produire et se produire : toute pensée est synthétique.

10L’agent pour lequel le temps est « le temps du projet » est « tout à la fois leibnizien et sartrien. Son essence détermine son existence, mais puisqu’il a la liberté de choisir celle-ci, il a la liberté de choisir celle-là » (p. 244). J.-P. Dupuy parle aussi du temps du projet comme « le temps de l’éthique » pour lequel le moment actuel d’une affirmation de ma liberté rejoint tous les moments du temps de Dieu que me fait éprouver mon acquiescement à l’universalité du monde dans lequel je me trouve toujours déjà inscrit.

11Comme on le voit, la réflexion sur le temps du projet ne porte pas directement sur la nature de la temporalité mais plutôt sur le thème classique « déterminisme et liberté ». Pourquoi J.-P. Dupuy ne mentionne-t-il pas Kant à cette étape ? Pourquoi ne pas dire que le temps éthique du projet est le temps de la liberté nouménale, de la volonté ou de la raison pratique, auquel fait face, de l’autre côté d’une séparation ontologique, le temps de la sensibilité et de l’entendement, de la raison théorique et du jugement assurant la saisie et le déterminisme des phénomènes ? Pourquoi, en somme, invoquer une alliance insolite entre Leibniz et Sartre à propos de l’acteur choisissant spontanément la solution 1 ? Pourquoi ne pas dire plus simplement qu’il s’agit d’un acteur kantien – libre sous la perspective de sa raison pratique et selon un temps mesuré par l’avènement d’une fin ou l’accomplissement du bien – temps éthique, temps kairologique, temps concret de l’action où on ne veut plus compter le temps d’horloge dans le mouvement des astres mais en une sorte de présence plus ou moins dense de la volonté à la fin des temps – un temps où « les insurgés de la Commune tirent sur les horloges » selon la belle image de W. Benjamin ?

12Cette distance par rapport à Kant est assurément voulue. Si J.-P. Dupuy acceptait le dualisme kantien, la raison dont il dote l’acteur de la solution 1 ne serait plus au même étage que la rationalité orthodoxe de la solution 2. Il n’y aurait plus deux logiques constituant un paradoxe pour la raison théorique, mais deux formes d’esprit dont la confrontation ne pourrait donner lieu – comme le dit précisément Kant – qu’à des antinomies, des contradictions ou des paralogismes insolubles au seul niveau de la raison théorique ou spéculative. Il faut donc pour que l’entreprise de J.-P. Dupuy ait un sens que la raison pratique ne soit pas comprise comme un désir ou une volonté sous l’impératif du bien, mais comme l’exercice d’une logique et d’un entendement. Il faut que l’acteur de la solution 1 qui semble choisir sans réfléchir ne soit pas seulement porté par un sentiment ou un désir qui se fait volonté sous la loi morale, mais par un raisonnement implicite qu’il peut reconnaître comme sien dès que le philosophe le met au jour. Pour J.-P. Dupuy, cet agent raisonnable d’une raison plus profonde que « la raison étriquée » de l’orthodoxie néo-classique, c’est l’agent calviniste ou l’entrepreneur capitaliste de Weber – cet acteur « qui se voile à lui-même sa propre logique » (p. 219, 240 et 241).

132. J.-P. Dupuy sait que son interprétation de Weber n’est pas commune. Selon lui, la thèse de Weber a toujours souffert d’une incompréhension de sa structure logique. À vrai dire, Weber lui-même ne la saisit pas et ne la met pas au jour. « Tache aveugle » dans sa pensée, dit plusieurs fois J.-P. Dupuy. En quel sens ?

14J.-P. Dupuy résume alors Weber. Celui-ci appelle « fatalisme » le choix d’une vie oisive, pour laquelle « la répugnance au travail » est la solution rationnelle. Rationnelle, parce que, quel que soit l’état du monde – que l’on fasse partie des élus ou des réprouvés – il n’y aurait rien à gagner à se livrer à l’épreuve coûteuse de l’engagement professionnel. Or c’est le contraire qui se passe : poussé par l’inquiétude suscitée par la prédication de la prédestination, « la grande masse des hommes ordinaires » choisit de travailler sans relâche pour surmonter l’angoisse d’une éventualité défavorable et gagner de cette manière une confiance en soi suffisante. Citation de Weber : « C’est évidemment le fatalisme qui devrait être la conséquence logique de la prédestination. Pourtant le résultat psychologique fut exactement inverse du fait de l’idée d’épreuve. Les élus sont par nature réfractaires au fatalisme ; c’est précisément par leur refus de celui-ci qu’ils se prouvent à eux-mêmes leur élection, qui les rend attentifs et diligents dans leurs tâches. » (p. 208)

15Ce que veut donc faire J.-P. Dupuy, c’est montrer que l’opposition à la solution fataliste de la stratégie dominante n’est pas seulement d’ordre psychologique, mais relève d’une « rationalité supérieure » (p. 139). « Prédestination et libre arbitre ne sont pas en contradiction logique. » (p. 209) « Il n’est pas incohérent pour les agents de croire à la fois que Dieu a choisi pour eux et qu’ils sont libres de choisir. » (p. 242) « Cette raison supérieure implique la foi… et réconcilie l’éthique de la confiance et de la promesse avec la rationalité. » (p. 220 et 236)

16Il y aurait donc, si l’on comprend bien J.-P. Dupuy, deux plans différents : la psychologie d’un côté, la raison ou la logique de l’autre. Qu’y a-t-il du côté de la psychologie ? Des sentiments, les âmes inquiètes des protestants, la jalousie dans Les Liaisons dangereuses ou le malaise de la fausse solitude dans L’Étranger que commente tour à tour J.-P. Dupuy dans son ouvrage, ou encore l’envie du désir mimétique de R. Girard que J.-P. Dupuy n’a cessé d’illustrer de différentes manières : on pourrait dire tout ce qui constitue des motifs d’action et tout ce qui remplit un traité des passions. Qu’y a-t-il du côté de la raison et de la logique ? La délibération de l’entendement placée sous les règles de la clarté, de la distinction et de la non-contradiction avec ou sans éthique – les deux formes de la rationalité.

17C’est ce dualisme psychologie-logique sur lequel J.-P. Dupuy ne s’explique pas et qui doit dans son esprit remplacer le dualisme ontologique de Kant. Chez Kant, le choix d’agir sous impératif du meilleur ou du bien est toujours un acquiescement du désir qui se fait volonté. Sa réalité est autre et plus profonde que la réalité de la délibération. L’entendement délibère entre différentes solutions possibles, probables ou plus ou moins incertaines, mais la volonté choisit et agit pour ou en vue d’une seule fin. Doute et incertitude se disent de l’entendement. Foi et confiance se disent de la volonté. Pour J.-P. Dupuy, par contre, foi et confiance ne sont pas des sentiments, mais elles ne relèvent pas non plus de la volonté et de la raison pratique. Foi et confiance, raison éthique sont à même la raison théorique et l’enchaînement de ses concepts et en même temps au-dessus et opposés à la rationalité orthodoxe de la stratégie dominante. Il y a ainsi deux domaines : l’ordre du cœur aveugle et des sentiments toujours irrationnels dont fait partie tout ce qui concerne le désir ; l’ordre de l’esprit dont font partie foi, confiance, jugement et raisonnement – ordre plus ou moins large ou plus ou moins étroit ou étriqué. La question peut se poser de savoir si la pensée de Weber correspond à cette séparation pragmatique entre ces deux ordres du cœur et de l’esprit ou s’il faut plutôt comprendre L’Éthique protestante sous l’inspiration kantienne des deux formes d’esprit.

183. On retrouve encore la même question de savoir si la pensée de Weber n’est pas déformée lorsque J.-P. Dupuy range le Dieu des calvinistes de L’Éthique protestante et le Prédicteur de Newcomb sous la même catégorie non seulement d’une instance omnisciente, dont la connaissance a pour caractère de « changer le monde en fonction de leurs prévisions » (p. 230), mais plus encore d’un destin dont la genèse correspond à ce que J.-P. Dupuy appelle un mécanisme d’autotranscendance : la violence des hommes produit sa propre extériorité sous la forme de forces qui semblent s’imposer à chacun alors qu’elles résultent de la synergie de leurs actions (p. 59).

19À la base de cette même structure de l’autotranscendance, il faut lire deux choses. D’abord et de manière générale – comme l’a fait René Girard, – la dynamique du désir mimétique : un mouvement et un ordre qui semblent de l’intérieur guidés par une fin qui lui préexiste alors même qu’elle la fait émerger (p. 125). Ensuite et de manière plus particulière, le mouvement par lequel s’opère en politique comme en économie la projection d’un avenir ou d’un point fixe dans l’avenir assurant par son truchement une coordination des différents agents (p. 139 et 200). J.-P. Dupuy donne ici l’exemple d’une « détermination d’un avenir autotranscendant » en citant le commentaire de Pierre Massé sur la production de la planification à la française. Il s’agit d’obtenir par la concertation et l’étude une image de l’avenir suffisamment optimiste pour être souhaitable et suffisamment crédible pour déclencher les actions qui engendreraient sa propre réalisation » (p. 141). La prévision de l’avenir consiste ici à chercher le point fixe où se rencontrent une anticipation au sujet de l’avenir et une production causale de cet avenir (p. 282). Le planificateur, c’est le prophète de la Bible et l’avenir qu’il désigne, c’est le Dieu calviniste de la prédestination.

20L’audace et le talent de J.-P. Dupuy consistent ainsi à sauter d’un monde à l’autre pour faire surgir par transposition la même logique à l’œuvre – précisément la même raison supérieure enfouie sous la psychologie de l’agent calviniste et la même instance transcendante sous des figures différentes. Weber s’y reconnaîtrait-il ? Il me semble qu’on peut dire ceci. Cette transposition opérée par J.-P. Dupuy relève à tout moment de la raison théorique ou spéculative et fait par là même de la prédestination une notion philosophique. Il n’est pas sûr que Weber se prête à cette inscription ou cette reprise de la foi des élus dans un schéma d’anthropologie générale.

21Ne faut-il pas plutôt s’en tenir à cette idée plus simple selon laquelle pour Weber la conduite de l’agent calviniste ou de l’entrepreneur capitaliste est enveloppée dans un tourment de la foi dont il ne peut précisément pas sortir par un argument théorique. Je cite à nouveau : « Les élus sont par nature réfractaires au fatalisme ; c’est précisément par leur refus qu’ils se prouvent à eux-mêmes leur élection, qui les rend attentifs et diligents dans leurs tâches. » La preuve est ici dans la conduite – le travail, l’épargne et l’accumulation sans fin des richesses. La preuve est pratique : elle n’est pas accessible à la raison théorique, elle n’est pas un calcul de chances, elle est une preuve dans et pour la foi – cette foi qui pourrait précisément dire, comme l’écrit Bernanos de son curé de campagne [1] : « Calculer nos chances, à quoi bon ? On ne joue pas contre Dieu. » [Bernanos, 1961, p. 1034]

224. Que penser enfin de cette opposition entre deux sortes de raison économique : la rationalité dite orthodoxe de la théorie économique standard et la rationalité de forme supérieure correspondant à l’esprit capitaliste évoquée sous la référence de Weber ? Ici, il ne s’agit plus de situer J.-P. Dupuy par rapport à Kant ou Weber. Il s’agit de comprendre le sens de cette dualité inscrite dans l’économie des sociétés modernes.

23La thèse de J.-P. Dupuy sur la dualité des raisons s’inscrit dans un ensemble plus vaste. On peut le décomposer en cinq points successifs.

  1. L’esprit du capitalisme s’élève au-dessus de la seule gestion de l’intendance (p. 219). L’économie qui lui correspond est animée d’un souffle qui peut alors passer aux yeux de ses contemporains pour un vent de l’histoire (p. 219). Cette raison économique implique une confiance mutuelle et une confiance dans l’avenir – un avenir qu’elle fait elle-même advenir. En face d’elle, il y a une rationalité économique – la rationalité de la théorie économique de la décision « qui sacralise le principe de la stratégie dominante » (p. 236). Elle correspond à l’économie actuelle. Dans les deux cas, est vrai le propos de Hegel selon lequel « l’économie est la forme essentielle du monde moderne » (p. 54).
  2. Cette rationalité étriquée qui prévaut aujourd’hui envahit la politique, l’humilie en la transformant en une immense intendance (p. 9), lui ôte tout avenir (p. 62), et remplace les rapports de confiance mutuelle en rapports de méfiance dont on ne peut attendre la stabilité d’une communauté humaine. Elle marque aussi la fin de l’économie comme puissance religieuse.
  3. C’est en effet la fonction propre à l’économie des temps modernes – et donc du capitalisme de la première période – de contenir la violence des hommes à la manière où la religion des sociétés antérieures a rempli cet office (p. 39, 51, 53). L’économie était alors la continuation du sacré par de tout autres moyens (p. 54). Cela ne veut pas dire que l’économie était hors violence intérieure, mais cela veut dire que les intérêts nous protégeaient alors des passions destructrices de l’envie et du ressentiment et se coordonnaient sous l’effet d’une croyance et d’une confiance sacrée dans le système de prix et la fixité de l’avenir (p. 75 sqq. et 101 sqq.).
  4. Cette transformation récente de l’économie et de la politique nous fait entrer dans l’ère des catastrophes. Aux luttes et aux guerres intestines que font peser sur la vie des peuples les menaces nucléaires et écologiques actuelles, on ne peut plus opposer les digues constituées par la religion profane de l’économie. Apocalypse et catastrophe : J.-P. Dupuy se reconnaît comme « un catastrophiste » (p. 193) relevant d’un « catastrophisme éclairé » (p. 265).
  5. J.-P. Dupuy considère plus précisément que sa voix mêlée à quelques autres équivaut à la voix du prophétisme – annoncer la catastrophe comme un destin de manière à entraîner des conversions plutôt que prévoir un état possible du monde sans effet sur les cœurs. En ce sens, J.-P. Dupuy se veut moins économiste, sociologue ou philosophe averti que poète sacré. Il entame son ouvrage sur un vers de J. L. Borges à propos du temps qui se fait en chacun substance, fleuve, tigre et feu et il le conclut à la manière de Heidegger par le vers fameux de Hölderlin : « Mais là où il y a danger, croît aussi/ Ce qui sauve. » (p. 290) C’est assurément cette posture de prophète et de poète sacré qui donne à l’ouvrage son ton, sa véhémence, sa force, sa profondeur et son émotion.
Reste toutefois le contenu de la thèse. Elle repose sur trois idées étroitement liées : d’abord, l’idée d’une dualité des raisons, des économies et des moments à l’intérieur de la période unique du capitalisme ; ensuite, l’idée selon laquelle toute l’économie capitaliste fonctionne sous le même mécanisme d’autotranscendance ; enfin, l’idée selon laquelle l’économie autrefois séparée de la politique ne fait plus avec elle qu’une seule forme entièrement dominée par la rationalité économique de la théorie économique standard. Trois idées liées l’une à l’autre. La structure du désir mimétique ne porte pas sur la seule économie financière mais sur toute l’économie – retirant toute portée significative à l’opposition de l’économie financière et de l’économie réelle (p. 60-61). Cette unique économie capitaliste est tantôt une économie politique et éthique – premier moment de la période – tantôt une économie rationnelle d’intendance – moment actuel. Enfin, aucune institution politique ne permet de contenir l’économie du moment présent – le moment apocalyptique. Je m’en tiens ici à quelques remarques.

24D’abord, la question de la relation entre politique et économie est à peine effleurée. C’est à mon sens le point faible de l’ouvrage. Nous ne savons pas comment au premier moment de la période capitaliste la politique pouvait se maintenir séparée de l’économie ou, pour le dire en ses propres termes, comment la fonction religieuse de l’économie pouvait encore laisser une place à la souveraineté du Droit. Ce qui manque ici à mon sens, c’est une note de philosophie politique affrontant la question des rapports entre société civile et raison d’État.

25Ensuite, la question de la production endogène d’une autotranscendance dans l’économie sous l’effet du désir mimétique est assurément centrale dans toute l’œuvre de J.-P. Dupuy. Son examen supposerait une analyse comparée des économies girardiennes dépassant largement le cadre de cet article. Mais je doute qu’il soit logiquement nécessaire d’en passer par là pour soutenir l’idée centrale de ce dernier livre selon laquelle l’économie actuelle est sans avenir.

26J’en arrive par là au troisième point relatif à la question de la dualité de deux formes d’économie dans l’économie capitaliste. Cette idée me paraît profonde et juste – quelle que soit la valeur de la référence à Max Weber ou René Girard. Il suffit de donner un peu plus de consistance au fait que le capitalisme n’a jamais cessé jusqu’à cette toute dernière période de porter en lui une autre économie que l’économie de l’intérêt, des relations d’argent et de la rationalité orthodoxe. En termes aristotéliciens, on dira que l’économie chrématistique ne fait pas disparaître l’économie dont elle est la perversion. En termes de Marx, on dira que l’économie capitaliste est grosse d’une économie où l’humanité des hommes trouvera son accomplissement. Dans les deux cas, cette économie cachée sous les apparences de la mécanique des intérêts et de la rationalité d’un entendement strictement productif est une économie de la confiance et une économie éthique.

27Le propos de J.-P. Dupuy peut se dire en définitive de la manière la plus simple : le capitalisme n’a jamais pu encore fonctionner sans éthique – c’est-à-dire sans la mesure propre à tout ce qui constitue la justice. J.-P. Dupuy a été un des premiers en France à résister aux sirènes de la philosophie pragmatique de la justice. Cela nous a valu une remarquable critique de l’utilitarisme et de J. Rawls. Il n’y a pas de justice qui n’ait à combattre le mystère du mal. Il n’y a pas d’économie sans la présence toujours menaçante de ce mystère. Mais la méditation philosophique et théologique sur ce mystère est une chose. La lutte contre les formes multiples qu’il ne cesse d’inventer est autre chose. Sous cette dernière perspective, le mal c’est ce qu’on combat.

28L’ouvrage de J.-P. Dupuy nous place ainsi devant cette double question spéculative et pratique. Quelque chose disparaît – une forme de confiance mutuelle et d’espérance dans l’avenir qui empêchait la violence, l’injustice et les formes familières du mal de déferler sur les communautés humaines. Nous entrons peut-être dans une période nouvelle de nos économies capitalistes. Il nous faut alors mettre au jour les nouvelles figures du mal en découvrant de nouveaux moyens de les repousser et de les tenir encore une fois – ou encore un moment – à distance.

Notes

  • [1]
    Georges Bernanos (1961), Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade ».
Arnaud Berthoud
Clersé, Université Lille 1
Mis en ligne sur Cairn.info le 10/05/2013
https://doi.org/10.3917/rfse.011.0223
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