1 – Introduction
1L’administration Obama affirme régulièrement vouloir résoudre les problèmes que connaît le système d’immigration des États-Unis. En effet, ce dernier est considéré par le président américain comme « cassé [et] nécessitant une réparation », laquelle constituerait selon lui « l’un des principaux enjeux auxquels la nation [américaine] fait face » [Obama, 2009]. Cette préoccupation n’a pas disparu avec la victoire républicaine aux élections de mi-mandat de novembre 2010. Au contraire, B. Obama a insisté à cette occasion sur « [sa] détermination et celle de [son] administration à passer une réforme de l’immigration » en coopérant avec la nouvelle majorité républicaine élue à la Chambre des représentants [Obama, 2010]. Celle-ci partage cette volonté : plusieurs propositions de renforcement des contrôles à la frontière sont incluses dans le Pledge to America présenté lors de la campagne électorale des derniers mois [House Republican Conference, 2010].
2Le besoin de réforme du système d’immigration américain a trois explications. La première est liée à la forte croissance de l’immigration en situation irrégulière. Cette population était estimée à 10,8 millions de personnes en janvier 2009 [Hoefer, Rytina, & Baker, 2010]. Sa provenance, essentiellement d’origine mexicaine (55 %) et d’Amérique centrale (15 %), participe de la perception d’une « perte du contrôle » de la frontière Sud. La seconde explication est liée à des dysfonctionnements de la régulation de l’immigration légale. Les États-Unis disposent d’un système d’immigration ouvert à plus d’un million d’entrants annuels légaux depuis les années 1990. Or le nombre de candidats à l’immigration est aujourd’hui nettement supérieur à la disponibilité des quotas. Les délais d’attente occasionnés peuvent atteindre une – voire deux – décennies pour les ressortissants des principaux pays d’origine, c’est-à-dire le Mexique, la Chine, l’Inde et les Philippines [Wasem, 2010]. Selon la troisième explication, la prédominance du regroupement familial comme critère d’admission des étrangers rend l’immigration légale peu adaptée aux besoins de l’économie américaine [Borjas, 1999 ; Hanson, 2005].
3La crise économique traversée par les États-Unis depuis fin 2007 renforce la perception d’un système d’immigration dysfonctionnel. En effet, les sondages d’opinion montrent un accroissement des préférences en faveur d’une réduction de l’immigration depuis début 2008 et 64 % des Américains considèrent l’immigration en situation irrégulière comme un problème « très » voire « extrêmement sérieux » pour leur pays, une proportion comparable à l’évaluation des dommages des guerres d’Irak et d’Afghanistan [Saad, 2010]. Ils pourraient aussi inciter à sa fermeture, comme le suggère l’adoption (aujourd’hui non suivie d’application) de SB 1070 par l’Arizona en avril dernier. Ce texte de loi accroît les sanctions à l’encontre des étrangers en situation irrégulière et facilite leur contrôle, détention et expulsion par les services de police locaux. Il désigne l’État fédéral comme responsable de l’accroissement de l’immigration illégale et autorise les poursuites contre ce dernier. Les initiateurs de SB 1070 cherchent à influencer l’agenda fédéral. La gouverneure de l’Arizona indique ainsi que « [le contrôle des étrangers en situation irrégulière] est sous la responsabilité des fédéraux. Ils n’ont pas fait leur travail et nous allons donc les aider à le faire » [Brewer in Fox News, 2010].
4Au regard de cette actualité, on peut supposer que la crise économique aura des répercussions pour les préférences fédérales de réforme de la politique d’immigration. Ce texte montre que cette probabilité de la réforme est en définitive faible au cours des deux prochaines années. Il appuie la thèse d’une stabilité du système d’immigration américain (et de ses dysfonctionnements) à partir du concept institutionnaliste de « régime d’immigration », entendu comme système de principes et règles d’admission des étrangers, résilient aux variations de conjoncture économique et autres chocs exogènes. Cette résilience est illustrée depuis deux décennies par l’incapacité structurelle du gouvernement américain de mener à bien une réforme du système d’immigration.
5Trois arguments sont développés en appui de cette thèse. Tout d’abord, la théorie économique « standard » prédit plutôt correctement la structuration des préférences individuelles de politique d’immigration mais échoue à expliquer pourquoi elle est sans effets sur le contenu de cette politique publique (2). L’apport de cet article réside dans la proposition d’une explication à cette situation paradoxale, par une analyse institutionnaliste du processus d’agrégation des préférences individuelles en préférences collectives. L’inertie des institutions politiques fédérales et les coalitions de groupes d’intérêts priment lors de la formation de la politique d’immigration et la déconnectent des préférences de l’opinion publique (3). Selon les résultats de cette analyse, ni la conjoncture économique dégradée ni le changement partiel de majorité politique ne semblent susceptibles de provoquer de changements majeurs pour le contenu de la politique d’immigration (4).
2 – L’argument de la théorie standard en faveur d’un lien entre transferts de revenus et préférences individuelles de politique d’immigration
6L’analyse économique des migrations internationales est un champ de recherche en pleine émergence. Elle porte sur deux problématiques principales : d’une part, la constitution de théories explicatives de la structure des migrations internationales [1], d’autre part, la définition et la quantification des externalités des flux migratoires pour les marchés du travail des pays d’accueil [2] et – dans une moindre mesure – des pays d’origine [3]. En revanche, la science économique n’a pas formulé de théorie positive de la politique d’immigration jusqu’à très récemment [4]. L’analyse de cette politique publique pouvait alors être réalisée à partir de six approches analytiques (marxiste, réaliste, constructiviste, des identités nationales, domestique et institutionnaliste). Ces six paradigmes empruntent leurs concepts et méthodes à plusieurs sciences sociales dont l’histoire, les sciences politiques et la psychologie, mais sans influence majeure de l’économie [Meyers, 2000].
7Ce constat d’une théorie économique peu soucieuse de discuter la politique d’immigration est cependant progressivement remis en question. L’article « On the political economy of immigration » de 1996 [Benhabib, 1996] constitue le travail pionnier de l’analyse de cette politique faite à partir des outils de l’économie « standard », entendue comme restreinte aux variables explicatives de nature économique.
8Il convient ici de préciser que de nombreux travaux ne peuvent être réduits au corpus d’hypothèses présentées ci-dessous. En effet, la génération la plus récente de travaux académiques [Facchini & Willmann, 2005 ; Facchini, Mayda, & Mishra, 2008] s’inscrit désormais souvent dans un paradigme alternatif de l’économie néoclassique (en général l’école des choix publics) permettant de prendre en compte l’existence de groupes d’intérêts organisés et procurant une certaine autonomie dans la fixation de l’offre politique. La théorie standard de la politique d’immigration continue alors à servir de référentiel dans ces travaux, qui conviennent néanmoins de la nécessité de s’en écarter : ses erreurs sont alors corrigées par l’ajout d’hypothèses dérivées de la science politique (en particulier des travaux de G. Freeman), voire de travaux institutionnalistes. Ces « emprunts » ne sont que peu souvent analysés, et ne donnent pas lieu à une réflexion plus globale sur le rôle de l’immigration dans la structuration de la société américaine.
9Pour en revenir à l’analyse de la théorie standard de l’immigration, celle-ci part du constat que l’admission d’immigrés génère des transferts de revenus entre groupes domestiques déterminant la structure des clivages de préférences en matière d’immigration. Cette structuration des rapports économiques induits par l’immigration détermine en retour les critères d’admission des étrangers édictés par l’État. En d’autres termes, les variations du degré d’ouverture des économies nationales à l’immigration sont explicables uniquement par les externalités économiques de cette dernière, quelles que soient les institutions politiques. La démonstration de cette relation procède en deux temps.
10Premièrement, la théorie standard explique l’existence de clivages sociaux portant sur la détermination de la politique d’immigration par les transferts de revenus entre groupes nationaux générés par l’admission d’immigrants. La venue d’étrangers dotés de facteurs de production modifie la dotation factorielle relative de l’économie d’accueil, et par conséquent les revenus que tirent les nationaux de leur participation à l’activité productive. Dans une économie à deux facteurs de production travail et capital, une immigration composée en majorité de détenteurs de travail augmente l’abondance relative de travail et diminue celle du capital. En conséquence, l’admission d’étrangers occasionne des transferts de revenus vers les facteurs devenus relativement plus rares, au détriment de ceux devenus relativement plus abondants. À l’instar des travaux en économie politique du protectionnisme commercial formulés à partir de la proposition Stolper Samuelson [Rogowski, 1987], la théorie standard de la politique d’immigration retient donc l’hypothèse de groupes perdants car en concurrence avec l’immigration, tandis que les groupes en complémentarité gagnent à son admission.
11Deuxièmement, la politique d’immigration est assimilée à un instrument de sélection des étrangers en fonction de leur dotation factorielle. Elle met en place des barrières à l’entrée des individus en deçà d’un seuil de dotation relative en capital et permettant la libre circulation de ceux-ci au-delà. Le contenu de cette « règle » est déduit d’un modèle à électeur médian, c’est-à-dire d’un vote majoritaire des nationaux [5]. En tant que détenteurs de facteurs de production, les électeurs votent pour la politique d’immigration vectrice d’une déformation des dotations factorielles relatives de leur économie maximisant leur revenu [6]. Les résultats de ce modèle théorique démontrent que la politique d’immigration d’équilibre est celle permettant la formation d’une coalition majoritaire, c’est-à-dire celle maximisant les revenus de l’électeur médian. Ce modèle standard de détermination de la politique d’immigration prédit donc une ouverture à l’immigration dont la dotation factorielle est complémentaire de celle de l’électeur médian.
12L’économie politique de l’immigration peut prendre d’autres formes que celle d’un clivage de classe (capital-travail). F. Sollner propose une extension du modèle Benhabib différenciant travail peu qualifié et travail qualifié [Sollner, 1999]. Les différences en matière de préférences de critères et de nombre d’immigrants peuvent aussi émaner de clivages sectoriels ou encore régionaux, correspondant à la localisation souvent concentrée du travail immigré. La théorie de la segmentation des marchés du travail peut enfin être mobilisée pour proposer une interprétation alternative de l’immigration en situation irrégulière. A. L. Hillman et A. Weiss montrent qu’une part des nationaux a intérêt à tolérer une immigration en situation irrégulière, car l’absence de statut légal réduit la mobilité du travail immigré à une gamme limitée de secteurs (agriculture, construction, etc.) [Hillman & Weiss, 1999]. À condition que le votant médian soit un travailleur employé hors du secteur d’emploi de l’immigration illégale, une majorité peut émerger pour tolérer la venue de travailleurs illégaux tout en s’opposant à une légalisation qui accroîtrait la mobilité sectorielle de cette population et donc la concurrence entre natifs et immigrés.
13Enfin, la prise en compte des externalités fiscales des admissions d’étrangers permet de caractériser d’autres équilibres de politique d’immigration [Boeri, Hanson, & McCormick, 2002 ; Dolmas & Huffman, 2004]. En effet, les migrations internationales sont disproportionnellement constituées de travailleurs peu qualifiés et aux revenus situés dans les tranches inférieures du pays d’accueil. La répartition du coût fiscal de l’immigration devrait être inverse à celle de son admission sur les marchés du travail dans les économies vérifiant trois critères : un État-providence développé, une progressivité des prélèvements fiscaux et une accessibilité des étrangers aux droits des citoyens. L’immigration devrait alors occasionner des transferts de revenus en provenance des détenteurs de facteurs de production capital et travail qualifié, venant contrebalancer les externalités positives attendues de leur complémentarité sur les marchés du travail. Ces modèles prédisent donc que les détenteurs de facteurs de production soumis à forte fiscalité devraient se joindre aux travailleurs en concurrence avec l’immigration pour réclamer une réduction du nombre d’immigrants et/ou de leurs droits à prestations sociales. Ils confirment la proposition de G. Freeman d’une incompatibilité entre un État-providence développé et la libre circulation des humains [Freeman, 1986].
14Les prédictions de l’analyse économique standard sont confirmées en matière de structuration des groupes de préférences en matière d’immigration. Dans le cas américain, les enquêtes d’opinion démontrent régulièrement que la proportion des attitudes favorables à une réduction de l’immigration est la plus élevée parmi les Américains disposant de faibles qualifications [cf. tableau 1 pour l’exemple de l’ANES]. Parmi les Américains les moins qualifiés, ce sont les plus susceptibles d’entrer en concurrence avec le travail immigré de par leur secteur d’emploi, leur ethnicité [7] et leur localisation géographique tendent à se déclarer en faveur d’une réduction [Fetzer, 2000 ; Scheve & Slaughter, 2001]. La variable fiscale contribue enfin à la structuration de l’économie politique de l’immigration : les Américains diplômés du supérieur et/ou à revenus élevés sont plus protectionnistes en matière d’immigration dans les États où la population d’origine immigrée est nombreuse et a accès aux prestations sociales publiques [Hanson, 2005].
Relation entre réponses en faveur d’une réduction de l’immigration et niveau d’études

Relation entre réponses en faveur d’une réduction de l’immigration et niveau d’études
15Ce lien entre attitudes à l’égard de l’immigration et variables économiques se vérifie aussi en dynamique. Dans le cas américain, la proportion d’individus se déclarant favorables à la réduction de l’immigration se renforce pendant et juste après les récessions connues par l’économie en 1981-1982, 1990-1991, 2001-2002 et depuis 2008. À l’inverse, les périodes de prospérité économique se caractérisent par une réduction des attitudes anti-immigration. Cette relation est illustrée par la similarité entre l’évolution du taux de chômage aux États-Unis et le pourcentage de réponses favorables à une réduction du nombre d’immigrés admis (en opposition avec son maintien ou son augmentation) mesurées par sondages d’opinion Gallup Poll effectués sur un échantillon représentatif de la population américaine depuis 1981 [cf. graphique 1].
Chômage et préférences pour une réduction de l’immigration États-Unis, 1981-2010

Chômage et préférences pour une réduction de l’immigration États-Unis, 1981-2010
16Bien entendu, les préférences individuelles en matière de politique d’immigration ne se réduisent pas uniquement à une simple rationalisation d’intérêts économiques. D’autres variables extra-économiques entrent très certainement aussi en jeu : idéologie, démographie, traditions régionales, perceptions de l’immigration comme facteur de menace (culturelle, linguistique, ethnique) pour la nation du répondant… Il existe d’ailleurs un débat non seulement sur la part attribuable aux variables économiques et extra-économiques dans la formation des préférences d’immigration, mais aussi sur la nature de leurs interactions [8] [Hardwood, 1986 ; Espenshade & Hempstead, 1996 ; Burns & Gimpel, 2000 ; Fetzer, 2000]. Nonobstant ce débat, nos observations accréditent l’idée que les préférences individuelles d’immigration sont en partie formées à partir de critères économiques : les intérêts « égoïstes » du répondant découlent de son appartenance à un groupe gagnant ou perdant à l’immigration et de sa perception de la situation macroéconomique d’ensemble.
17En revanche, l’hypothèse selon laquelle les préférences collectives de mise en place de barrières à la libre circulation des étrangers seraient une fonction des préférences individuelles est démentie pour trois raisons. Tout d’abord, la part d’Américains favorables à une réduction de l’immigration est disproportionnellement supérieure à celle favorable à son expansion [9]. Cette opposition de l’opinion publique à des niveaux élevés d’immigration pointe une première limite de la théorie standard de la politique d’immigration. Comme l’expriment G. Facchini et A. M. Mayda, « d’après l’étendue de l’opposition à l’immigration révélée par les mesures attitudinales des votants, nous prédisons à partir d’un modèle d’électeur médian que les migrations internationales devraient être restreintes à un niveau de zéro, alors même que la plupart des pays inclus dans notre échantillon sont des receveurs nets d’un nombre non négligeable de travailleurs étrangers » [Facchini & Mayda, 2008]. On peut bien évidemment critiquer cette affirmation en raison de l’existence de nombreux biais que fait apparaître l’utilisation d’enquêtes d’opinion : l’absence de mesure de l’intensité des opinions exprimées, le jugement exprimé portant sur la population immigrée prise comme un tout homogène ou encore la question de la transformation des attitudes en préférences. La persistance de l’ouverture des États-Unis à l’immigration oblige cependant à s’interroger sur la pertinence de la grille d’analyse proposée par l’analyse économique standard. C’est d’ailleurs ce que font ces auteurs en proposant de l’enrichir par une prise en compte des groupes d’intérêts puis, en appliquant dans un article ultérieur [Facchini & Steinhardt, 2011] cette nouvelle grille de lecture (à l’optique « public choice ») pour analyser la libéralisation de l’immigration de travail aux États-Unis.
18De plus, le modèle standard de détermination de la politique d’immigration est contredit par l’absence de corrélation entre les variations (temporelles et internationales) du contenu des politiques d’immigration et celles des préférences mesurées de l’opinion publique. Dans le cas américain, cette seconde limite de la théorie standard de la politique d’immigration est particulièrement explicite lors des périodes de récession de l’économie américaine : la politique d’immigration américaine contemporaine est restée systématiquement inchangée au cours de ces épisodes. Plus surprenant, elle a quelquefois été expansionniste : la dernière réforme majeure en date du système d’immigration date de 1990, c’est-à-dire du début d’une phase de contraction de l’activité économique du pays. Contrairement aux prédictions théoriques, le contenu de cette réforme a très fortement accru les quotas d’immigration (environ 35 %) annuellement admissible aux États-Unis.
19Enfin, l’analyse économique ne rend pas compte de la crise des institutions politiques américaines dans leur capacité à réformer la politique d’immigration. Au cours des quinze dernières années, deux tentatives d’adoption par le Congrès de réformes majeures de la politique d’immigration ont ainsi totalement ou partiellement échoué : l’Illegal Immigration Reform and Immigrant Responsibility Act (IIRIRA) en 1996, puis la Comprehensive Immigration Reform (CIS) pourtant soutenue par l’administration W. Bush tout au long de ses deux mandatures. À mi-mandat, le bilan de l’action de l’administration Obama est identique à celui de ses prédécesseurs. L’échec de la CIS ASAP à franchir la barrière des commissions parlementaires atteste de l’incapacité de lancer le processus de réforme. Même le DREAM Act, un projet de régularisation limité aux seuls étrangers en situation irrégulière entrés mineurs sur le territoire américain et poursuivant des études supérieures a connu un échec patent sous une majorité démocrate. Il est donc nécessaire de complémenter la théorie standard pour comprendre les raisons de cet échec structurel des réformes du système d’immigration américain.
3 – Les institutions politiques et le jeu des groupes d’intérêts, facteurs de la stabilité temporelle des préférences collectives de politique d’immigration
20Le constat de la faible portée prédictive de la théorie standard montre donc que, si cette dernière permet de comprendre la structuration des groupes perdant et gagnant à l’immigration, elle se montre en revanche peu pertinente pour comprendre la formulation de cette politique. Elle indique notamment que le processus d’agrégation des préférences individuelles en préférences collectives ne peut se déduire de l’observation de la répartition des coûts et bénéfices économiques de l’immigration pour la population. Pour comprendre la formulation de la politique d’immigration américaine, il est tout d’abord nécessaire de réintégrer dans notre analyse des paramètres non pris en compte par la théorie standard : les institutions politiques. Ces dernières ont pour propriété d’« insulariser » le législateur responsable de la définition de la politique d’immigration de la pression de l’opinion publique [Tichenor, 2002]. À cet égard, les principes d’organisation du gouvernement fédéral jouent un rôle fondamental.
21En effet, le gouvernement fédéral américain est caractérisé par un degré élevé de séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire et par la multiplication des acteurs ayant un pouvoir de veto. Cet éclatement institutionnel des acteurs impliqués est particulièrement marqué pour la politique d’immigration, car sa formulation est sous autorité du Congrès. Cette prépondérance du pouvoir législatif explique la faible réactivité de la politique d’immigration américaine à la conjoncture [10]. Parmi les multiples points de veto du parcours d’un projet de loi, les commissions parlementaires jouent un rôle souvent méconnu mais stratégique en raison de leur rôle d’expertise, d’évaluation et de proposition. La composition de ces commissions a été vitale pour le devenir de plusieurs réformes de l’immigration. Le passage de l’INA de 1965 a été permis par la démission de la présidence de la commission sénatoriale de J. Eastland, Southern Democrat du Mississippi opposé à l’abolition des restrictions raciales à l’immigration aux États-Unis. De même, l’opposition du président républicain de la commission J. Sensenbrenner aux projets de réforme de l’immigration de l’administration Bush explique en partie son échec [Leibovich, 2006].
22La forte inertie de la politique d’immigration au changement peut être mesurée par la durée d’examen des principales réformes : celle de l’INA de 1965 – pierre angulaire du système d’immigration contemporain – a fait l’objet de négociations dès les années 1950. L’Immigration Reform and Control Act de 1986 a été précédé de cinq années de débats parlementaires ponctués d’échecs du Congrès pour adopter un projet de loi [Fuchs, 1990]. Le dernier échec majeur de réforme a figuré sur l’agenda de la majorité républicaine pendant près de six années [Sauviat, 2007]. Seul l’IMMACT a été adopté au terme de moins de deux années de débats parlementaires. La quasi-totalité des réformes du système d’immigration américain s’inscrivent au-delà des cycles politiques américains, caractérisés par des renouvellements fréquents des législateurs.
23Ce temps long des réformes de la politique d’immigration contribue de deux manières à leur déconnexion des pressions de l’opinion publique et des cycles de l’activité économique. Tout d’abord, les préférences de la population américaine ne sont pas stables dans le temps : la politisation accrue pendant et après les épisodes de crise économique de la thématique de l’immigration ne survit pas au retour à une activité économique normale. Les cycles de politisation de la thématique de l’immigration dans la société américaine et au Congrès ne coïncident donc pas. Surtout, ces préférences ne sont habituellement pas intenses : les électeurs américains ne choisissent pas leur législateur en fonction de leurs préférences en matière d’immigration. Les institutions politiques américaines jouent donc un rôle de filtre des préférences manifestées par l’opinion publique.
24Cette inertie provoquée par le fonctionnement des institutions politiques américaines donne en définitive à la politique d’immigration américaine un degré élevé de stabilité temporelle. À la suite de D. Tichenor, on peut dès lors parler de « régime d’immigration » pour décrire l’ensemble de principes, règles et procédures institutionnalisées pour réguler l’immigration et déterminant – en conjonction avec d’autres facteurs – son nombre et sa composition [Tichenor, 2002]. Les changements de régime sont rares et plutôt associés à des bouleversements sociétaux profonds, inscrits dans les temps longs de l’histoire américaine. Par exemple, la mise en place en 1965 du régime actuel (décrit en encadré 1) peut être reliée au mouvement pour les droits civiques et à la politique de déségrégation adoptée par le gouvernement fédéral à partir de la Seconde Guerre mondiale. La reconnaissance du caractère multiethnique et multiculturel de la société américaine explique l’abolition des critères d’exclusion raciale et de quotas orientés vers la sélection d’une immigration anglo-saxonne.
Encadré 1. Du régime d’immigration par origine nationale à celui de 1965

25À court terme, la stabilité du régime d’immigration est assurée par deux processus : le rôle de filtrage conjoncturel des institutions politiques – analysé ci-dessus – mais aussi sa capacité propre à maintenir existantes des coalitions d’acteurs socio-économiques favorables à sa préservation. Dans l’actuel régime d’immigration américain, le principal groupement d’acteurs jouant ce rôle est désigné par J. Gimpel et J. Edwards sous le terme de coalition « family and business » [Gimpel & Edwards, 1998].
26Comme son nom le suggère, la coalition family and business est pour partie constituée de groupes ayant un intérêt à maintenir le regroupement familial comme principal critère de l’immigration permanente. Il s’agit en premier lieu des associations représentatives des Américains des ethnies hispaniques (par exemple National Council of la Raza, League of United Latin American Citizens) et asiatiques (Organization of Chinese Americans, National Association of Korean Americans). Ces organisations sont souvent rejointes par celles représentatives de la communauté afro-américaine (National League for the Advancement of Colored People) et plus largement par des groupes de protection des droits civiques (American Civil Liberties Union), des Églises (notamment l’United States Conference of Catholic Bishops), voire de certaines associations conservatrices attachées aux valeurs familiales.
27L’autre pôle de la coalition est composé des principaux employeurs des secteurs intensifs en travail immigré. Les associations d’exploitants agricoles de Californie et du Sud des États-Unis ont traditionnellement constitué une opposition majeure aux restrictions à l’immigration légale et aux sanctions contre l’embauche de travailleurs en situation irrégulière. L’inapplicabilité de ces dernières depuis leur adoption en 1986 est un résultat direct de l’action de ce lobby très influent politiquement aux niveaux local et national [Lowell, Bean, & de la Garza, 1986 ; Fuchs, 1990]. Avec l’expansion des secteurs recourant à une main-d’œuvre immigrée, il est rejoint par plusieurs autres groupes d’employeurs de travailleurs peu qualifiés (construction, hôtellerie restauration, textile et industrie légère) mais aussi qualifiés. Le secteur informatique est par exemple un secteur très dépendant de l’importation de travailleurs étrangers titulaires d’un visa permanent de travail ou temporaire H-1B [Batalova & Lowell, 2006]. Ces entreprises et secteurs ont participé à la mise en place de lobbies comme le National Immigration Forum et l’Essential Worker Immigration Coalition. Ces organisations assurent une meilleure coopération avec d’autres acteurs favorables à la préservation d’un système d’immigration ouvert.
28Les syndicats américains ont récemment rejoint cette coalition de groupes d’intérêts. Les principaux syndicats américains représentant les travailleurs des services sujets à la concurrence immigrée adoptent des positions favorables à la régularisation de l’immigration en situation irrégulière et au maintien de l’ouverture à une immigration légale [Haus, 1995]. Cette évolution a été symbolisée par l’adoption officielle de ces revendications en 1999 par l’American Federation of Labor-Congress of Industrial Organization, la principale fédération syndicale américaine. Cette observation contradictoire est explicable par le déclin syndical aux États-Unis. Cette situation de faiblesse incite les syndicats à abandonner leurs positions hostiles à l’immigration pour organiser les travailleurs des ethnies minoritaires, employés dans les secteurs les plus dynamiques en termes de création d’emploi.
29La capacité de la coalition family and business à faire valoir ses préférences s’explique en particulier [11] par sa composition éclectique en termes d’idéologie et d’affiliation politique. Les acteurs impliqués dans cette coalition forment d’« étranges compagnons de lit » [Tichenor, 2008] disposant d’un accès aux législateurs de chacun des deux partis de gouvernement : le Parti démocrate représente traditionnellement les minorités ethniques et est fortement dépendant de cet électorat dans les États du Nord-Ouest et de l’Ouest. Les préférences des élus républicains sont quant à elles polarisées entre une frange « conservatrice » restrictionniste et une frange « modérée », plus proches des positions des employeurs et généralement issues du Texas, de Floride et d’autres États et circonscriptions conservateurs à forte population immigrée.
30Nombre d’études de cas montrent l’impact de la coalition family and business sur les préférences des élus. Certains de ces travaux privilégient une approche narrative. D’autres proposent une mesure des déterminants des votes en fonction de variables proxy capturant [12] leurs canaux d’influence recensés. J. Gimpel et J. Edwards ont ainsi proposé une étude des déterminants de la politique d’immigration sur la période 1965-1996 [Gimpel & Edwards, 1998]. Ils observent une rupture du consensus bipartisan sur la politique d’immigration qu’ils expliquent par la perception des républicains d’un coût fiscal élevé de nouveaux flux hispaniques et asiatiques. Ils montrent néanmoins comment les pressions des employeurs expliquent l’incapacité des républicains à réformer en 1996 la politique d’immigration américaine dans le sens de leurs préférences. Gonzalez et Kamdar [2000] complètent cette analyse en démontrant que l’opposition à la réforme mentionnée émane essentiellement des circonscriptions à forte proportion de population hispanique et afro-américaine [13]. J. Fetzer confirme ce résultat quant à l’adoption dix années plus tard d’une autre réforme restrictionniste, le Sensenbrenner Bill de 2005 [Fetzer, 2006].
31La ligne de clivage structurellement observée sépare les circonscriptions électorales blanches, conservatrices, du Sud et des régions rurales des États-Unis, à celles composées d’ethnies minoritaires des agglomérations du Nord-Est et de la côte ouest américaine et où l’immigration joue un rôle économique vital. Le débat sur l’immigration aux États-Unis est donc révélateur de la coexistence de deux pays en un. Le premier est constitué des régions les plus urbanisées et cosmopolites fortement intégrées dans la mondialisation, dans lesquelles l’immigration est un phénomène ancien et canalisé, jouant un rôle économique vital non seulement pour les industriels mais aussi pour les ménages. Le second est constitué de régions rurales ou semi-urbaines relativement moins bien insérées au sein de cette mondialisation et dans lesquelles l’immigration est soit absente soit très récente. Celle-ci est alors beaucoup plus à même de cristalliser les inquiétudes et d’être perçue comme intrusive et vectrice de déstabilisations de l’ordre politique et social.
32Le constat de l’influence des employeurs dans la formation de la politique d’immigration ouvre un champ de recherche particulièrement exploitable par des économistes. Pour la quantifier, G. Facchini, A. Mayda et P. Mishra ont utilisé une méthodologie s’inspirant de la théorie de demande de protection [Grossman & Helpman, 1994]. Leur travail novateur démontre l’existence d’un lien [14] entre répartition sectorielle des visas de travailleurs qualifiés H1B et certaines des dépenses de lobbying affectées par les entreprises et les Political Action Committees des secteurs concernés à l’immigration [Facchini, Mayda, & Mishra, 2008]. Ces résultats confirment l’analyse de G. Freeman et D. K. Hill consacrée aux « efforts » du secteur informatique pour libéraliser l’admission de travailleurs étrangers qualifiés, souvent des Indiens [Freeman & Hill, 2002]. Ce lobbying résulte d’une évolution structurelle du secteur informatique américain depuis les années 1980, externalisant un nombre croissant de ses activités vers des sociétés de service en ingénierie informatique indiennes. Des entreprises d’origine américaine comme Microsoft et d’origine indienne comme Tata Consultancy ont donc un intérêt commun à garantir la libre circulation de leurs travailleurs.
33L’ensemble de la littérature sur le sujet conclut donc à une constance dans le parcours législatif des réformes du système d’immigration américain : la capacité des lobbies cités à faire prendre en compte leur préférence pour un maintien d’un système d’immigration ouvert, voire son accroissement. Ces travaux, inspirés par les travaux de l’école des choix publics ou par ceux des auteurs institutionnalistes s’inscrivent d’ailleurs dans une redécouverte/confirmation de travaux théoriques déjà anciens comme ceux de M. Piore ou encore de G. Freeman. Ce dernier interprète la politique d’immigration comme un cas d’interest group politics, c’est-à-dire comme favorisant l’adoption des préférences des groupes « bénéficiaires de l’immigration », plus concentrés et organisés que les groupes « perdants » [Piore, 1979 ; Freeman, 1994 ; Freeman, 1995].
34La persistance du régime d’immigration de 1965 s’explique par l’opposition commune contre une réforme mais aussi par leur incapacité à s’organiser pour une réforme. En effet, les préférences diffèrent fortement entre les deux pôles constitutifs de la coalition family and business. Les employeurs s’expriment en faveur d’admissions (permanentes ou temporaires) sélectionnées en fonction de qualifications et en adéquation avec les besoins des marchés du travail tandis que les associations ethniques privilégient une immigration de regroupement familial de facto peu qualifiée. De même, chaque groupe souhaite une régularisation de l’immigration en situation irrégulière mais selon des modalités souvent opposées. Cette situation est clairement révélée dans le cas du projet de réforme de l’administration G. W. Bush. À cette occasion, les employeurs ont soutenu les propositions de certains républicains d’« ajustement » des salariés en situation irrégulière vers un statut temporaire : ce dernier conditionne donc la légalisation à l’emploi continu sur le territoire américain et limite les possibilités de mobilité sectorielle. Les associations ethniques se sont exprimées en faveur d’un accès au statut de résident permanent pour la totalité de la population irrégulière.
35En d’autres termes, la coalition family and business partage une préférence de second rang : le maintien d’un système d’immigration ouvert et éventuellement des expansions conjointes des quotas d’immigration. La mise en conformité de leurs préférences de premier rang est un exercice plus difficile voire impossible. Ce fait est l’une des clés pour expliquer la stabilité du régime d’immigration américain, malgré le consensus existant sur ses dysfonctionnements et en dépit de l’effet de la conjoncture. En conséquence, la crise du système d’immigration américain se présente comme une crise durable : les solutions de réforme permettant de la résoudre sont difficilement envisageables, non seulement techniquement mais aussi politiquement. Le statu quo actuel est certes inconfortable, mais il représente néanmoins un compromis limitant les pertes d’acteurs dont les intérêts diffèrent en termes de contenu de réforme.
4 – Pourquoi la réforme du système d’immigration n’aura pas lieu pendant le 11e Congrès
36Conscients que cet article ne propose qu’une esquisse introductive d’une analyse de la politique d’immigration en termes de régime, nous invitons le lecteur intéressé à consulter S. Guidecoq [2012] pour une analyse plus approfondie des soubassements et du fonctionnement de ce régime. Nous espérons néanmoins avoir démontré, dans le cadre plus restreint de cet article, que le rôle conjugué des institutions politiques, comme filtres de l’opinion publique, et des groupes d’intérêts organisés, comme garants d’un système d’immigration ouvert, explique le statu quo de la politique d’immigration américaine au cours des dernières décennies. Ces paramètres ont-ils été modifiés par les dernières élections ? Notre interprétation de leurs résultats suggère que la probabilité d’une déstabilisation du régime d’immigration américain est faible. Le blocage des réformes devrait continuer pour deux raisons.
37En premier lieu, la victoire républicaine de 2010 doit être relativisée. Il est vrai que, numériquement parlant, les gains réalisés par le Parti républicain en 2010 ont une dimension historique. Le nombre de sièges gagnés par ce parti est particulièrement important, et ce même dans certains États traditionnellement démocrates comme l’Illinois ou l’État de New York : 63 sièges à la Chambre des représentants et 6 sièges au Sénat. Il faut remonter à la déroute républicaine consécutive à l’affaire du Watergate pour retrouver un changement du nombre de sièges détenus par un parti d’une telle ampleur. Néanmoins, les élections de 2010 s’inscrivent dans une continuité des résultats électoraux obtenus par le Parti républicain lors des élections législatives fédérales depuis les années 1990. De fait, la taille de la majorité républicaine dans la future 111e Chambre des représentants (242) n’est pas si éloignée de la moyenne (227,3) du nombre d’élus républicains de 1994 à 2006, années durant lesquelles ce parti a détenu une majorité législative [15]. Ils ne se traduisent pas non plus par un changement complet de la majorité au pouvoir à l’échelon fédéral : le gouvernement fédéral des deux prochaines années sera un gouvernement de cohabitation entre une présidence et un Sénat démocrates et une Chambre des représentants républicaine.
38En second lieu, la composition interne du Parti républicain n’a pas été modifiée en profondeur en 2010. Elle ne devrait donc pas plus que par le passé favoriser l’adoption d’une réforme restrictive de l’immigration. Sans conteste, les résultats électoraux ont confirmé la domination de la branche conservatrice sur les autres composantes du parti. La rhétorique utilisée lors de la campagne républicaine a particulièrement mis en avant la volonté de réduire les déficits, recettes et dépenses de l’État fédéral. Il est donc peu probable que les préférences de la future majorité républicaine soient radicalement éloignées de ces objectifs conservateurs. On peut dès lors filer une analogie entre la victoire républicaine de 2010 et celle de 1994, laquelle avait elle aussi amené au pouvoir une nouvelle génération d’élus républicains se présentant comme des outsiders venant juguler l’accroissement de la taille d’un État fédéral jugé dispendieux.
39Cette analogie ne conclut pas en faveur de la possibilité d’une réforme. En effet, les élections de 2010 et 1994 se caractérisent par une absence de propositions détaillées des républicains en matière de réforme de l’immigration. De même que le Contract with America de 1994 ignorait totalement la thématique de l’immigration, le Pledge to America de 2010 ne fait pas de référence précise à des propositions en matière de réforme, au-delà de l’énoncé de trois principes de base : « L’établissement d’un contrôle opérationnel de la frontière » en renforçant les effectifs et l’autonomie décisionnelle de la police aux frontières, le « renforcement de la sécurité des visas » et « la réaffirmation du droit des autorités locales et étatiques à participer à l’application de toutes les lois fédérales en matière d’immigration », cette dernière proposition pouvant être interprétée comme un soutien de principe au cas de SB 1070 en Arizona [House Republican Conference, 2010].
40Au-delà de ces affirmations de principe, il est difficile de déterminer une position commune aux élus républicains. Même ceux considérés comme ultra-conservateurs par leur affiliation au Tea Party semblent potentiellement divisés sur la thématique de l’immigration [16]. Le caractère imprécis des préférences et du degré de priorité assigné à une éventuelle réforme du système d’immigration par la nouvelle majorité législative républicaine rend donc difficile la formulation de prédictions quant à son devenir lors du 111e Congrès. Deux scénarios sont fortement probables : une totale inaction du gouvernement fédéral sur ce dossier ou alors une répétition du débat de 1995-1996 sur l’adoption de l’IIRIRA. Nous penchons en faveur de la seconde hypothèse. En effet, l’année 2010 présente à nouveau de nombreuses similitudes avec celle de l’arrivée au pouvoir des républicains en 1994. Dans les deux cas, les législateurs favorisent une réduction des déficits publics fédéraux par une réduction des dépenses fiscales, notamment sous la forme de programmes sociaux. Dans les deux cas également, un projet de loi a été adopté par un État fédéré pour accroître localement les sanctions contre la population immigrée en situation irrégulière, puis a été déclaré anticonstitutionnel par une cour fédérale.
41SB 1070 pourrait donc jouer le même rôle que la proposition 187 californienne de 1994 : susciter une offre de réforme des élus républicains à l’échelle fédérale. Un projet de loi fédéral reprenant partiellement ou totalement son contenu peut donc présenter deux avantages pour une majorité politique républicaine. Il permet d’une part de cibler symboliquement une minorité étrangère en situation irrégulière, impopulaire parmi l’électorat conservateur et perçue comme une source de coûts fiscaux. Il interroge d’autre part la formulation fédérale d’une fonction de la politique d’immigration américaine en proposant sa dévolution à l’échelon étatique. Cette proposition est compatible avec l’idéologie réunissant les différentes composantes du parti républicain (conservatrice, libertarienne, etc.), unies dans une commune méfiance à l’égard du gouvernement fédéral [17].
42Une résurgence du débat sur l’immigration aux États-Unis n’est donc pas à exclure au cours des deux prochaines années. Si cette possibilité se réalise, il est en revanche très improbable qu’elle se conclue par l’adoption d’une réforme conforme aux préférences initiales républicaines. Premièrement, le consensus sur la nécessité de renforcer les contrôles contre l’immigration en situation irrégulière est peu profond. Il pourrait mener au renforcement de la barrière de sécurité à la frontière États-Unis-Mexique ou encore à une augmentation des sanctions (non appliquées) contre l’embauche de travailleurs en situation irrégulière. La mise en place de mécanismes efficaces de dissuasion au séjour de cette population ne manquerait pas de susciter une mobilisation des associations d’employeurs dont l’influence auprès des élus républicains n’est pas à mésestimer. Deuxièmement, l’offre politique de ce parti est contrainte par la cohabitation. En présence d’un gouvernement toujours partiellement contrôlé par le Parti démocrate, un texte de loi adopté par la Chambre des représentants aurait peu de probabilités de traverser en l’état le reste du parcours législatif.
5 – Conclusion
43La théorie économique standard permet de comprendre la structuration des préférences en matière d’immigration mais échoue à expliquer à elle seule la formulation de la politique d’immigration. L’analyse de la « boîte noire » de ce processus en constitue donc le « chaînon manquant » : elle explique tout d’abord la déconnexion observée aux États-Unis entre préférences individuelles de politique d’immigration et contenu de cette dernière. Elle permet aussi de comprendre le faible impact des crises économiques sur les préférences fédérales de politique d’immigration. En conséquence, les deux manifestations de la « crise » de la régulation de l’immigration aux États-Unis, c’est-à-dire le stock de population en situation irrégulière et la longueur des délais d’admission de l’immigration légale, devraient également faire preuve de leur stabilité.
44Cette analyse a des implications pour le devenir du système d’immigration. Elle suggère que ni le changement de majorité politique ni la dégradation de la conjoncture économique ne semblent susceptibles de produire rapidement de rupture dans le régime d’immigration américain tel qu’il existe depuis quatre décennies. Ce constat n’élimine pas la possibilité de réformes à visée symboliste et électoraliste, bien au contraire. La résurgence du débat sur l’immigration en 2010 pourrait comme par le passé mener au renforcement des contrôles et sanctions à l’égard de l’immigration en situation irrégulière. Ces dernières dégraderaient les conditions de vie de cette population. Pour autant, elles ont prouvé leur absence d’efficacité pour améliorer la régulation des admissions d’étrangers. En ce sens, l’histoire semble à même de se répéter. En revanche, nos résultats sont contradictoires avec la volonté affichée par l’administration démocrate de résoudre les dysfonctionnements du système d’immigration des États-Unis en le réformant en profondeur.
Notes
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[1]
Deux lignées de travaux sont respectivement connues sous les termes de théorie standard des migrations internationales [Ethier, 1985 ; Borjas, 1989] et de nouvelles théories des migrations internationales [Stark & Bloom, 1985 ; Taylor, 1999]. Pour une revue de littérature sur les déterminants économiques et extra-économiques des migrations, voir Massey et al. [1993].
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[2]
Friedberg et Hunt [1995] et Mouhoud et Oudinet [2003] proposent une revue de littérature respectivement centrée sur le cas américain et européen. Borjas [1994], Card [2001], Ottaviano et Peri [2008] permettent de comprendre les enjeux méthodologiques du débat sur la quantification des coûts et bénéfices de l’immigration aux États-Unis.
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[3]
Bhagwati et Rodriguez [1975] étudient le brain drain. Ratha, Mohapatra et Silwal [2010] et Coiffard [2010] évaluent l’impact des transferts financiers des migrants pour l’économie d’origine.
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[4]
Papademetriou et Loehr [1996] et Borjas [1999] proposent par exemple des recommandations normatives en matière de politique d’immigration. Sayad [1986] critique les postulats de ces propositions.
-
[5]
Benhabib prend en compte la possibilité de l’accès des étrangers immigrés au droit de vote. Des travaux ultérieurs ont adapté cette caractérisation de la politique d’immigration à des cas plus proches des pratiques empiriquement constatées [par exemple Amegashie, 2004, pour un modèle de quotas numériques].
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[6]
Dans d’autres extensions, les préférences individuelles de politique d’immigration intègrent les décisions futures des agents en termes d’épargne, d’acquisition de capital humain et d’offre de travail [Dolmas & Huffman, 2000 ; Ortega, 2004]. Le principal intérêt de cette version dynamique du modèle est de montrer comment les nationaux d’un pays peuvent anticiper les externalités attendues de l’immigration en modifiant leurs dotations relatives (ex. prolongement des études des natifs en présence d’une immigration de travailleurs peu qualifiés) et de ce fait atténuer l’effet de distorsion des dotations factorielles relatives prédit par le modèle statique.
-
[7]
Le rôle de l’appartenance ethnique est trop complexe pour être étudié dans cet article. Les travailleurs de même ethnicité que celle de l’immigration présente (ex. Mexicains) tendent à adopter des préférences en faveur d’un maintien de l’ouverture aux étrangers. Les individus dont l’ethnicité les rend susceptibles de travailler sur des marchés à forte proportion de travailleurs immigrés sans les assimiler à cette population (ex. Afro-Américains) tendent à adopter – à l’échelle individuelle – des préférences conformes aux prédictions de l’analyse économique.
-
[8]
Une conjoncture économique défavorable peut influer directement sur les préférences d’immigration en accroissant la perception d’une concurrence entre Américains et étrangers sur les marchés du travail ou pour la captation de prestations sociales dont la disponibilité est menacée par les difficultés budgétaires des gouvernements locaux et fédéral. Elle peut aussi intensifier la perception d’un coût extra-économique de l’immigration préexistant via la frustration et le sentiment d’insécurité des répondants.
-
[9]
Presque toujours inférieure à 15 % de 1981 à 2010.
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[10]
Précisons que cette inertie n’est pas une anomalie du fonctionnement du gouvernement fédéral américain mais bien une propriété recherchée par ses concepteurs : les « pères fondateurs » de la démocratie américaine et leurs continuateurs. Cette spécificité du Congrès fédéral est bien résumée par la description faite du Sénat par l’un de ses membres passés, l’ex-sénateur du Delaware T. Kaufman : « [La Chambre haute du Congrès] est supposée être l’institution chargée de stopper toutes les initiatives [législatives]. Et, à cet égard, elle fait un très bon boulot. » [Kaufman, 2010]
-
[11]
Mais aussi son organisation en lobbies fortement présents à Washington D.C., ses capacités d’expertise et de soutien logistique et/ou financier aux campagnes politiques américaines ou encore leur légitimité.
-
[12]
Un des problèmes majeurs rencontrés pour la mesure de l’influence des lobbies, en particulier d’employeurs, est qu’ils ciblent non pas la totalité des législateurs, mais un nombre restreint d’élus détenant des positions d’autorité au sein de leur parti ou dans les instances du Congrès fédéral, comme par exemple les présidents et ranking members des commissions parlementaires.
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[13]
J. G. Gonzalez et N. Kamdar échouent cependant à démontrer quantitativement l’influence des lobbies patronaux, mesurée par l’intermédiaire de la notation des élus effectuée par la United States Chamber of Commerce. Comme le notent les deux auteurs, « le résultat le plus curieux de notre étude est que les élus pro-business sont plus susceptibles d’approuver le passage de l’IIRIRA », résultat interprété comme « un mouvement préemptif conçu pour éviter l’examen de projets de loi encore plus restrictifs ». Cette hypothèse est confirmée par les autres études réalisées sur l’IIRIRA de 1996, loi la plus restrictive passée sur l’immigration aux États-Unis depuis les années 1920, mais dont le contenu a été cependant démembré en comparaison avec les versions initiales [Gimpel & Edwards, 1998 ; Tichenor, 1999].
-
[14]
La méthodologie utilisée ne permet pas de savoir si les auteurs mesurent un mécanisme législatif ou en aval dans l’application bureaucratique de la politique d’immigration.
-
[15]
Il aura fallu pour la déstabiliser une addition d’événements exceptionnels : l’enlisement des deux plus importants conflits impliquant les États-Unis depuis la guerre du Vietnam, une succession de scandales de corruption impliquant les leaders républicains au Congrès, une présidence particulièrement impopulaire et les prémisses de la plus importante crise économique connue par les États-Unis depuis les années 1930. À ce titre, le caractère « inédit » de la victoire des républicains en 2010 est pour le moins à relativiser. Les résultats électoraux attestent plutôt d’un retour à un rapport de forces politiques structurellement attendu mais momentanément perturbé au cours des quatre précédentes années.
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[16]
Plusieurs candidats se sont déclarés opposés à toute possibilité de régularisation de l’immigration en situation irrégulière et ont apporté leur soutien au passage de SB 1070. D’autres ont des positions beaucoup plus modérées : c’est notamment le cas du nouveau sénateur de Floride Marco Rubio, considéré comme l’un des succès majeurs du mouvement Tea Party mais aussi comme proche des préférences de l’électorat latino politiquement et numériquement important dans son État d’élection.
-
[17]
On retrouve cette préférence républicaine pour une décentralisation des fonctions de l’État dans plusieurs sphères de la société américaine : protection sociale (cas de l’assurance chômage ou celui très actuel de l’assurance-maladie), mais aussi droits civiques (notamment à travers l’arrêté de la Cour suprême Roe vs. Wade sur le droit à l’avortement) et, comme nous l’avons évoqué, dans le cas de la régulation de l’immigration (notamment contrôles de l’immigration en situation irrégulière et accès aux prestations sociales de l’immigration légale).