1 – Introduction
1En France, comme dans la quasi-totalité des pays, le système de transplantation est fondé sur le don. Cependant, la persistance de la pénurie constitue pour de nombreux économistes la preuve de l’inefficacité d’un tel système. Partant, deux alternatives peuvent être explorées pour favoriser l’augmentation du taux de prélèvements : contraindre les individus à céder leurs organes ou introduire une contrepartie explicite pour les y inciter. Préférant, dans leur grande majorité cette seconde option, de nombreux économistes ont tenté de montrer le bien-fondé, en termes d’efficacité entendue comme moyen de lutter contre la pénurie, de l’introduction des prix dans le système de transfert des organes [à titre d’exemple, Becker & Elias, 2007]. Si cette solution a été critiquée d’un point de vue économique [Sambuc, 2012], un des axes de l’analyse critique met en évidence l’importance d’une double lecture articulant les apports de la sociologie à ceux de l’économie. La plupart des analyses économiques des transplantations négligent, ou du moins sous-estiment, l’influence des préférences de la famille sur la décision finale concernant les prélèvements. Cette omission remet en cause l’efficacité des solutions avancées. La principale source d’organes provient en effet de prélèvements post mortem et, dans ce cadre, la famille joue un rôle déterminant.
2Les transplantations d’organes sont un champ d’application où l’apport de la sociologie économique, dépassant les frontières disciplinaires, ne fait aucun doute [Steiner, 2001]. L’intérêt d’une approche octroyant une place à la famille dans les transferts d’organes a largement été précisée [Steiner, 2004]. Pour autant, les conséquences de la non-prise en compte de la famille dans les théories économiques ont rarement été discutées. L’objectif de cet article est de montrer l’apport de la sociologie à l’analyse économique des transplantations en nous appuyant sur les débats économiques concernant l’introduction des prix. Ces débats permettent en effet de mettre en évidence le rôle de la famille et les difficultés rencontrées par les économistes pour lui donner sa place dans toutes les dimensions qu’elle recouvre.
3La première partie est consacrée à mettre en lumière que la place accordée à la famille dans les analyses économiques des transplantations est insuffisante au regard du cadre légal dans lequel s’inscrivent ces transferts (2). La seconde partie s’attache à discuter la pertinence des propositions économiques tenant compte de la famille. Si elles se confrontent en partie à la réalité de la greffe en introduisant la famille, ces propositions restent peu convaincantes pour saisir la complexité des relations qui se jouent dans le cadre des transferts d’organes. (3). Les questions laissées en suspens par l’analyse économique faciliteront la mise en évidence de ce que pourrait apporter, plus spécifiquement, la sociologie des relations familiales pour l’analyse économique. Ainsi, la troisième partie montre, à partir des arguments mobilisés pour rejeter la pertinence de l’hypothèse de l’homo œconomicus, l’enrichissement d’une approche transdisciplinaire pour analyser un domaine comme celui des transplantations d’organes (4).
2 – Analyses économiques des transplantations et législations comparées
4La confrontation, dans les années 1970, entre, d’un côté, le sociologue Titmuss [1970] et, de l’autre, les économistes de l’Institute of Economic Affairs [1] et Arrow [1972] sur l’impact de la rémunération du sang, a révélé que pour le sang – bien d’origine humaine – l’efficacité de la rémunération n’est pas une évidence. L’introduction des prix des organes fait écho à ce vieux débat. Dans les deux cas, le marché est défini comme le mécanisme qui organise la confrontation des offres et des demandes et conduit à la détermination d’un prix. La gratuité est alors un système dans lequel le prix de vente est égal à zéro [2]. Les économistes ont donc réinvesti le thème de la transplantation en adoptant le même angle que celui de la transfusion, celui de l’incitation individuelle à donner. Pourtant, alors que l’offreur est toujours en état d’exprimer sa volonté dans le cas d’un transfert de sang, il ne l’est pas, la plupart du temps, dans le cas du transfert d’organe. Cette différence a d’importantes conséquences qui se font jour dès lors que se pose la question de l’identité de l’offreur – problématique –, et elle a été, à tort, largement sous-estimée. Un retour sur les analyses économiques des transferts d’organes post mortem permettra d’en souligner les limites.
5Par souci d’intelligibilité, nous commencerons par discuter les analyses où l’identité de l’offreur n’est pas donnée (2.1) avant d’explorer celles qui, inversement, se sont confrontées à cette difficulté (2.2). Ces dernières nous permettront de mieux cerner l’intérêt économique qu’il y a à examiner les préférences « familiales » dans la modélisation des comportements de transferts d’organes post mortem. Cet intérêt se justifie d’autant plus qu’au regard du droit et des faits la place accordée à la famille est primordiale dans la plupart des pays (2.3).
2.1 – « Offreur » non identifié
6Barney et Reynolds [1989], Barnett et Kaserman [1991, 2000] tentent d’expliquer comment l’introduction des prix agit de manière positive sur le niveau de l’offre d’organes post mortem (figure 1).
L’augmentation de surplus du bien-être liée à l’introduction des prix

L’augmentation de surplus du bien-être liée à l’introduction des prix
[Barnett et Kaserman, 1991]7Comme en témoigne ce graphique, le transfert d’organe post mortem est envisagé dans le cadre d’une problématique microéconomique classique d’offre et de demande en concurrence pure et parfaite. La demande de transplantation est décroissante en fonction du coût, celle-ci est représentée par la droite (e, b). L’offre d’organe à prix zéro est représentée par la droite (a, S). L’écart entre l’offre et la demande est représenté par le segment [a b]. Dans un système de don, l’offre ne dépend pas du prix, et le nombre de donneurs (a) est insuffisant pour satisfaire la demande. Alors que dans un système de marché, l’offre est sensible à l’augmentation du prix de l’organe. Le coût de la transplantation intégrant la rémunération du donneur passe de a à c. Le surplus total est représenté par la surface oeca. L’introduction des prix induit un transfert de surplus des receveurs aux donneurs (la zone hachurée) : la ressource initialement gratuite a dorénavant un coût pour les receveurs. Ce coût permet d’augmenter la quantité disponible. La variation de surplus au niveau collectif est positive. Le gain en termes de surplus de bien-être est représenté par le triangle agc. Ce dernier se décompose en deux triangles : celui du haut représente le surplus en termes de quantité, obtenue par les receveurs et celui du bas le surplus financier obtenu par les offreurs.
8Diminuer la demande par le prix n’élimine pas le besoin, mais, d’après les estimations de Kaserman et Barnett [2000], cette solution est pertinente. Elle devrait en effet permettre d’augmenter l’activité des greffes. Pour moins de 1 000 $ par donneur, la pénurie de reins cadavériques peut être éliminée. « Un cadavre contient plus de 20 organes transplantables. En moyenne, approximativement 3,5 organes par cadavre sont actuellement utilisés pour la transplantation. De ce fait, le coût de l’acquisition d’un organe devrait être inférieur à 300 $ dans un système de marché » [Kaserman & Barnett, 2000, p. 340-341]. Les analyses économiques des transplantations prennent le rein comme exemple, bien que les préconisations des auteurs semblent implicitement pouvoir s’étendre à d’autres organes.
9Becker et Elias [2007] prennent également l’exemple du rein pour souligner l’impact des transferts entre vifs sur les transferts post mortem. Compte tenu du faible coût d’opportunité pour l’offreur, ces transferts, dans ce cas, peuvent être acceptés à un prix relativement faible. L’offre est élastique au prix à partir du moment où il devient supérieur à zéro. Contrairement aux précédents, ces auteurs considèrent que la rareté naturelle des organes impose le recours aux dons de vivants. Ce faisant, ils considèrent que le prix des organes dépend du prix de cession des organes prélevés sur les vivants. Bien que le prix de cession d’un rein prélevé sur une personne vivante soit beaucoup plus élevé que celui consenti post mortem, la rémunération de l’offre facilitera la rencontre de l’offre et de la demande tout en permettant une augmentation de l’activité [Becker & Elias, 2007, p. 15].
10Au final, ces analyses argumentent toutes en faveur de l’introduction des prix, qu’elles fassent ou non référence aux transferts entre vifs. En outre, elles partagent un autre point commun, leur validité pratique repose sur les mêmes hypothèses implicites. Le prix reste toujours un élément incitatif quelles que soient la date du transfert et l’identité de l’offreur. Discuter cette hypothèse fait émerger la famille dans les analyses économiques des transplantations.
2.2 – De l’individu à la famille
11Les deux analyses précédemment explorées évoquent le cas des transferts post mortem sans spécifier qui bénéficie du paiement des organes. La personne prélevée étant morte, elle n’a pas d’intérêt à recevoir un paiement post mortem et le caractère imprévisible de la mort rend plus complexe une rémunération directe ante mortem. Contrairement à ce qu’ils sous-entendent, l’introduction des prix avancés par Kaserman et Barnett [2000] ou par Becker et Elias [2007] n’aura pas le même impact sur l’offre selon qui reçoit le paiement et quand ce dernier est mis à disposition. De ce point de vue, les propositions de Hansmann [1989] et de Cohen [1989] sont plus élaborées : elles défendent la mise en place d’un « marché futur » où l’offreur, le moment du paiement et son bénéficiaire sont précisés. Le terme « marché futur » recouvre toutefois plusieurs interprétations dans le sens où ces trois paramètres varient d’une théorie à l’autre. Ces interprétations permettent de souligner certaines des difficultés, propres aux transferts d’organes post mortem, masquées dans les analyses où l’offre n’est pas identifiée.
12Pour Hansmann, le marché futur bénéficie directement à l’individu. En échange d’un accord sur les prélèvements post mortem, toute personne peut obtenir une réduction de sa prime d’assurance-maladie. En contrepartie, les compagnies d’assurance deviennent titulaires des droits sur les organes au moment du décès, à charge pour elles de les céder ensuite sur le marché. La baisse des primes d’assurance-maladie serait évaluée sur une base actuarielle en fonction de la valeur marchande des organes et de la probabilité que le décès de l’assuré permette effectivement d’envisager le prélèvement des organes. Cette proposition va, d’après Hansmann, dans le sens de l’équité dans la mesure où la baisse des primes d’assurance permettrait aux personnes peu fortunées d’accéder plus facilement aux marchés des organes.
13Il n’en reste pas moins que, compte tenu de la faible probabilité de mourir d’une mort compatible avec un prélèvement en vue de transplantation, la réduction de prime d’assurance sera nécessairement faible. Proposer une réduction importante afin d’inciter tous les assurés induirait une très forte augmentation du prix des organes, ce qui, in fine, risque de réduire l’activité des transplantations. Les prix d’équilibre proposés par Kaserman et Barnett [2000] ou Becker et Elias [2007] ne peuvent pas être garantis à tous les offreurs potentiels ante mortem. Mais accepter ces organes post mortem contre un paiement au moment où le prélèvement devient effectif n’a aucun intérêt du seul point de vue individuel.
14Cohen [1989] montre qu’accorder 5 000 $ par organe effectivement prélevé n’augmente pas de manière substantielle le coût de la greffe. En outre, parce qu’elle modifie l’identité du receveur du paiement, sa proposition permet de sortir du dilemme précédemment évoqué. La mise en place d’un marché futur permet à l’individu d’augmenter, en cas de prélèvement effectif, le montant de l’héritage qu’il laisse à sa famille. Ce sont alors les sentiments de chacun envers sa propre famille qui favorisent une augmentation de l’offre d’organes. Cette seconde option introduit la famille dans l’analyse économique des transplantations, mais ne lui donne qu’un rôle de figuration : elle n’a aucun pouvoir décisionnel, elle reçoit, après le prélèvement, une somme d’argent.
15La comparaison des postures adoptées par Hansmann [1989] et Cohen [1989] montre que la date et le bénéficiaire du paiement ne peuvent pas être considérés comme des variables neutres. Les relations familiales et les liens économiques qui les constituent permettent d’envisager de nouvelles formes d’incitation. Selon Cohen, la possibilité pour l’individu de laisser un héritage plus important à sa famille est une incitation positive à accepter le prélèvement d’organes. En autorisant cette forme d’incitation, l’introduction de la famille permet indiscutablement de lever un certain nombre de problèmes posés par les prélèvements post mortem. Toutefois, le modèle de Cohen laisse implicitement entendre que seules les personnes qui se sont déclarées offreuses de leur vivant seront prélevées, cela lui permet de prêter à la famille un rôle passif.
2.3 – En droit ou en fait, la famille : une variable incontournable
16En France, les tâtonnements juridiques autour du concept de propriété du corps post mortem réaffirment l’importance de discuter la place de la famille. Les pratiques, quant à elles, permettent de comprendre en quoi sa prise en compte dans l’analyse économique est indispensable.
17En France, les prélèvements sont régis par la norme du consentement présumé. Ce dernier exige l’anonymat et suppose une solidarité sociétale établie. Le consentement présumé est, en effet, une manière de promouvoir la gratuité en contournant le problème de l’incitation à donner. La loi accorde aux individus le droit d’infirmer l’hypothèse de solidarité, mais ne reconnaît pas celui de l’affirmer. Elle doit donc fournir aux individus les moyens de s’opposer aux prélèvements. Jusqu’en 1997, date à laquelle un registre des refus a été créé pour que chacun puisse, de son vivant, exprimer son non-consentement au prélèvement, rien n’était légalement prévu pour garantir la non-opposition des individus aux prélèvements. Par ailleurs, le faible pourcentage de la population inscrite sur le registre ne garantit pas que les non-inscrits consentent aux dons d’organes. D’après l’enquête de Carvais [2005], seulement 8,7 % de la population répond avec justesse et sans incohérence aux questions posées à propos du consentement aux prélèvements post mortem. Dans les faits, les professionnels de la santé ont toujours demandé l’accord de la famille avant d’envisager un prélèvement, elle est garante de la non-opposition. Son rôle dans la prise de décision d’un prélèvement post mortem a été légalement défini lors de la révision des lois de bioéthique en 2004. L’article L.671-7 du code de la santé publique stipule que la famille est le « témoin de la position de leur proche défunt à propos du don d’organe ».
18Le rôle de témoin n’est pas si facile à endosser car, la plupart du temps, la famille ne connaît pas l’opinion du défunt. Par ailleurs, les désirs de la famille ne coïncident pas toujours avec ceux de l’individu : en admettant que la personne ait effectivement fait part de ses volontés à ses proches, comment être sûr que ces derniers les acceptent ? Les nombreux cas recensés par les médiateurs où la famille s’oppose aux prélèvements alors même que l’individu a une carte de donneur, montrent qu’il y a de bonnes raisons de penser que la famille ne reflète pas toujours les décisions de ses membres pris individuellement.
19La famille peut endosser deux rôles : celui de « substitut » et celui d’« alternative » à la décision individuelle [Boddington, 1998, p. 76]. Si elle est légalement considérée comme un substitut, elle est, en pratique, une alternative à la décision individuelle. Les formes juridiques du consentement post mortem varient fortement d’un pays à l’autre selon aux moins trois critères principaux : l’importance légale accordée à la famille, l’acceptation ou non de la présomption de consentement et enfin la recherche des promesses de don ou le repérage des refus. Pour autant, la famille, d’une part, a toujours une place importante dans la décision et, d’autre part, la tension entre alternative et substitut n’est jamais éliminée [3]. En effet, alors que toutes les législations mettent l’accent sur le choix du donneur, en pratique dans la quasi-totalité des pays c’est à la famille que revient le dernier mot. Ainsi, il semble que la diversité des règles légales relève plus d’une nuance formelle que d’une différence de nature. Quelle que soit la règle, il y a, inévitablement en pratique dans la majorité des pays, un glissement de la propriété individuelle à la propriété familiale du corps. La décision n’est jamais individuelle, la famille, dans la plupart des cas, loin d’être passive, détient le pouvoir décisionnel.
3 – Intégrer la famille à l’analyse économique des transplantations
20Face à ce constat, l’analyse économique offre deux options théoriques permettant de prendre en compte la famille. La première piste vise à obtenir systématiquement l’opinion des individus afin de ne plus consulter la famille (3.1). La seconde, au contraire, admet la famille comme une variable incontournable et cherche à l’intégrer en tant qu’acteur du modèle (3.2).
3.1 – Évincer la famille de la décision
21L’importance prise par la famille s’explique en partie par la difficulté de connaître l’opinion de l’individu. Dans une grande majorité, les individus de leur vivant ne se déclarent ni donneur ni non-donneur et ce, quel que soit le moyen d’expression mis à leur disposition. En France, un questionnaire a montré que si moins de 10 % de la population s’oppose aux dons, lorsqu’on demande aux individus s’ils consentent à donner leurs propres organes ou ceux de leurs proches, « on s’aperçoit que [seul] 34,46 % de l’échantillon est favorable au prélèvement d’organes » [Carvais, 2005, p. 17]. Se déclarer donneur d’organes impose d’accepter sa propre finitude et de penser à sa propre mort, la difficulté que cela représente explique sans doute une part importante des non-déclarations. Du point de vue du nombre de prélèvements, ce constat permet d’argumenter en faveur du consentement présumé et du rôle de témoin accordé à la famille qui n’impose pas aux individus de se positionner.
22Pourtant, de prime abord, il semble que l’intromission de la famille soit plutôt défavorable aux dons. En effet, la plupart des enquêtes révèlent que le prélèvement d’organes est généralement plus facilement accepté pour soi-même que pour ses proches. Par exemple, « en Suisse 66 % du public soutient les donations, mais seulement 40 % de la population se dit prête à consentir aux prélèvements d’organes sur un proche si les vœux de ce dernier sont inconnus » [Childress et Liverman, 2006, p. 29].
23Aussi de nombreux auteurs plaident-ils pour une recherche plus systématique de l’opinion individuelle. Par exemple, Thaler et Sunstein [2008] encouragent vivement l’expérience menée dans l’Illinois qui tente d’inciter chacun à inscrire sa préférence sur le permis de conduire tout en revendiquant le bien-fondé d’appliquer le consentement présumé dans les situations où cette préférence n’est pas connue. Rodríguez-Arias [2009], quant à lui, estime qu’il faut abandonner la dichotomie « présumé/explicite » au profit d’un choix mandaté. Ce qui reviendrait pour l’auteur à obliger les individus à opter pour l’une ou l’autre de ces formes de consentement. En d’autres termes, soit à se positionner explicitement pour ou contre, soit à accepter implicitement le prélèvement d’organes.
24Dans cette perspective, il s’agit de savoir comment obtenir le consentement des individus aux dons d’organes post mortem sans passer par la famille. Dans la mesure où les promesses de dons restent insuffisantes, une des pistes envisagées par les économistes a consisté à offrir une contrepartie financière au consentement. En d’autres termes, il s’agit d’une réhabilitation de la thèse de Hansmann [1989]. Or, afin de valider l’intérêt pratique d’une telle proposition, il faut s’assurer que la contrepartie qui peut être offerte aux individus est suffisante pour générer une prise de position massive. Certaines mesures mises en place constituent des applications pratiques de cette thèse, ces exemples montrent que sa validation est loin d’être une évidence.
25Pour lutter contre le phénomène de défection concernant la prise de position des donneurs post mortem potentiels, en 2005, l’État de Géorgie offrait 8 $ de réduction sur le permis de conduire à toute personne qui acceptait de s’inscrire sur le registre des donneurs d’organes. Une grande partie des individus, pourtant favorables aux « dons », a refusé de s’inscrire et de bénéficier de cet avantage de peur que les médecins n’essayent pas de les réanimer sachant qu’ils sont donneurs. Ainsi, le refus de se positionner clairement n’est pas nécessairement enrayé avec la mise en place d’une contrepartie. Au vu des réticences à se proclamer officiellement donneur, il n’est pas souhaitable d’essayer d’imposer aux individus de prendre une décision hâtive. Dans le doute ou par peur de ne pas être réanimés, ils risqueraient de s’opposer. Une incitation plus importante pourrait éventuellement permettre d’augmenter le taux de consentement, mais il n’est pas possible de déterminer quelles seront les personnes qui pourront effectivement, d’un point de vue technique et médical, être donneuses après leur décès. La prime offerte à tous ne peut donc être que peu importante. Ainsi, des incitations trop faibles ou des contraintes trop fortes visant à obtenir le consentement de l’individu pourraient avoir un effet négatif sur le niveau d’offre d’organes. Ne prélever que les donneurs d’organes déclarés réduirait considérablement l’activité des prélèvements.
26Par ailleurs, les compensations financières individuelles peuvent ne pas avoir l’effet escompté. Pour Howard [2007], la famille peut plus facilement être incitée à penser que la personne n’était pas réellement donneuse d’organes dans un système où des récompenses ont été introduites. Cette opinion est largement partagée, comme le soulignent Childress et Liverman [2006] à propos du risque provoqué par l’intromission d’un paiement : le signal que la famille obtient par la décision individuelle de signer un registre de donation peut être modifié par la récompense. Or rien ne garantit que le rôle qui lui est accordé dans les faits par les équipes médicales soit moindre dans un système où les incitations au consentement individuel ont été introduites. D’autant qu’« il apparaît socialement difficile aux professionnels de prélever les organes sans que les proches n’en aient donné la permission tant est prégnante l’idée du droit de lignage en matière du devenir du corps au moment du décès » [Steiner, 2004, p. 276].
27Les campagnes d’information invitant la population à donner son point de vue telles que les slogans diffusés en France (« Pour sauver des vies il faut l’avoir dit » ; « Pour ou contre, prenez position » ; « En parler c’est agir ») évitent ce problème, mais leur impact est limité. Rodríguez-Arias [2009], défenseur du choix mandaté, reconnaît lui-même qu’il n’est pas évident de savoir comment, en pratique, obliger les gens à décider.
28Bien qu’il soit préférable de connaître l’opinion individuelle, cela ne semble pouvoir être obtenu ni par l’échange, ni par la contrainte et il n’est pas souhaitable, en termes d’offre, de ne prélever que les personnes qui se sont officiellement déclarées donneuses. Le rôle accordé à la famille peut donc difficilement être allégé sans tomber dans une nationalisation discrète des cadavres et en interdisant au personnel médical de déroger à la règle. Ainsi, aucun des systèmes d’organisation ne peut échapper à l’intromission de la famille. La question se pose alors de savoir comment intégrer la famille à l’analyse économique.
3.2 – La famille comme pouvoir de décision
29Prenant l’impossibilité d’obtenir l’opinion individuelle et d’évincer la famille de la décision comme contrainte, l’analyse économique doit alors considérer que l’offreur n’est plus l’individu, mais sa famille. Cette perspective offre des justifications théoriques à certaines solutions qui ont été envisagées. En effet, les propositions visant à inciter par des transferts monétaires, ou en nature, les familles n’ont pas de sens tant que l’on considère que l’offre d’organes émane de la personne prélevée. Or ce type d’incitations économiques a été mis en place sous différentes formes.
30La décision dans l’État de Pennsylvanie en 1994 de rembourser les funérailles à hauteur de 3 000 $ en est un premier l’exemple. Comme l’explique Howard [2007], pour éviter toute confusion avec un paiement, cette somme a ensuite été transformée en un fonds fiduciaire destiné uniquement au remboursement des dépenses de nourriture et de logement, et non les dépenses de funérailles. La différence entre ces deux types de récompenses n’est pas une différence de nature, mais de degré. L’introduction d’une récompense monétaire importante a d’ailleurs été jugée comme enfreignant l’acte de 1984 qui interdit la commercialisation des organes.
31En Espagne, si la gratuité est également inscrite dans la loi, une compensation des familles peut être pratiquée. Elle inclut notamment la prise en charge des frais d’enterrement. Une étude indiquait que ces dédommagements ont pu être suffisamment importants pour devenir un élément crucial de la décision finale des proches [Rodríguez-Arias, 2007]. De la même manière, certains hôpitaux proposent par exemple la gratuité des soins de conservation du corps en cas de don d’organes afin d’inciter la famille à accepter le transfert des organes.
32De prime abord, ces exemples sont justifiés par les mêmes arguments que ceux défendus par les économistes (cf. partie 2) à deux différences près :
- les incitations ne sont pas dirigées vers l’individu mais la famille ;
- elles sont plutôt en nature.
33Si les actions humaines ne sont pas déterminées de façon uniforme au niveau de l’individu, le don se distingue de l’échange dans la mesure où ces deux modalités de transfert ne donnent pas la même importance aux différentes motivations qui impulsent un transfert. À la différence de l’échange où l’égoïsme occupe une place centrale pour expliquer les transferts, les motivations reliées aux dons sont multiples et plus complexes. Ces dernières font partie intégrante de la façon dont le sujet interagit avec le monde extérieur [Caillé, 2008], sans exclure l’égoïsme, cette modalité de transfert est également une action qui répond aux sentiments de sympathie et d’empathie. Dans le cadre des transferts d’organes, notamment lorsque le donneur est vivant, l’intensité de la relation à autrui est primordiale [Sambuc, 2009]. Or ces sentiments peuvent être considérés comme des forces opposées à celle de l’égoïsme. La distinction entre les deux types de motivations, intrinsèque et extrinsèque, permet aux économistes de sortir de la fiction du pur homo œconomicus et de tenir compte de la difficulté, voire de l’impossibilité, de distinguer les différentes motivations au cœur des interactions humaines. Ces motivations peuvent en effet s’entremêler pour expliquer les actions humaines.
34Steiner [2003] et Howard [2007] rappellent que, dans le cas des transferts d’organes, l’interaction entre motivations intrinsèques et extrinsèques peut engendrer des anomalies par rapport au comportement de maximisation. La motivation intrinsèque, permettant aux agents de trouver en eux-mêmes des motivations à leur comportement, peut être renforcée par l’effet prix (qualifié de « motivation extrinsèque »), lorsque la rémunération est perçue comme un moyen de valoriser la première. Si ce n’est pas le cas, la motivation intrinsèque peut être réduite ou détruite, elle devient purement extrinsèque – il y a un effet d’éviction et lorsque la motivation intrinsèque est essentielle à l’action, alors les contributions vont fortement décroître. Healy [2006] a souligné l’importance de la motivation intrinsèque dans le transfert d’organes. En effet, le « Don de vie » est actuellement en Europe comme ailleurs la position dominante dans la promotion des transferts d’organes. La vente d’organes fait partie des actes considérés par l’opinion publique comme « répugnants ». Cette répugnance doit être prise en compte comme s’il s’agissait d’« une barrière technologique », car elle a des conséquences sur l’efficacité du marché [Roth, 2007]. Sans une évaluation précise de l’effet prix sur la motivation intrinsèque et sur la répugnance inspirée par la vente d’organes, il est impossible de conclure qu’introduire des prix garantisse une augmentation des greffons disponibles.
35Envisager la pluralité des motivations individuelles attachée aux dons et aux échanges offre de nouvelles perspectives aux analyses économiques. Cela permet notamment de montrer que l’introduction des prix peut avoir un impact négatif sur l’offre d’organes, mais également de souligner que les incitations en nature ne sont pas nécessairement assimilables aux incitations financières. Cependant, dans le cadre des transferts post mortem l’individu n’est pas le seul décideur, sa famille doit être prise en considération. Dans une perspective théorique, la question se pose de savoir si ce type de mesure – récompenser les familles – a un impact positif sur l’offre d’organes et sur l’activité des transplantations. Pour apporter des éléments de réponse à cette problématique, les débats menés au niveau des individus doivent être transposés dans la situation où la famille détient le pouvoir décisionnel. Or, si les économistes sont assez démunis pour appréhender les relations familiales, les sociologues le sont moins.
4 – De l’analyse économique à la sociologie de la famille
36Afin de jauger la pertinence des incitations financières, une voie consiste à enrichir l’analyse économique des transplantations des travaux sociologiques. Partant, il s’agit, en s’appuyant sur des travaux sociologiques, d’analyser dans un premier temps la place de la logique économique au sein des relations familiales dans le contexte de la décision médicale (4.1). Dans un second temps, le fait que la famille se trouve face à la mort d’un de ses membres – particularité du cadre dans lequel intervient la décision de transfert post mortem – sera pris en compte. Cela permettra de mettre en évidence que l’économie et la sociologie se répondent pour faciliter l’émergence de pistes de solutions adaptées à la complexité de la problématique (4.2). Dans cette perspective, nous montrerons enfin qu’il est nécessaire de savoir en quoi la famille se distingue d’un décideur et que la sociologie peut contribuer à apporter des éléments de réponse à la question (4.3).
4.1 – La logique économique et les relations familiales
37Le domaine médical offre de nombreux exemples de situations où la famille est confrontée à des décisions difficiles où différentes logiques, dont la logique économique, peuvent entrer en ligne de compte. Les travaux de Weber [2010], de Béliard [2008] et de Béliard, Lacan et Roy [2008], Béliard et Eideliman [2009] permettent d’envisager trois contextes d’analyse différents où la place accordée à la logique économique au sein de la famille peut être discutée.
38Weber [2010] a mis en évidence que les évolutions législatives en matière de prise en charge du handicap permettent aux bénéficiaires de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) de salarier un membre aidant de leur famille, à l’exception de leur conjoint. Or seuls 13 % d’entre eux en 2007 utilisent cette possibilité. Cela peut indiquer qu’il existe une difficulté, pour un membre de la famille, à accepter le rôle d’« aidant » à temps plein, mais également à être rémunéré pour permettre à un membre vulnérable de sa famille de rester à domicile. Le travail de Béliard et Eideliman [2009] sur les catégories médico-administratives dans le cadre du handicap psychique a d’ailleurs permis de souligner la diversité des enjeux de ces catégories. Ils relèvent à la fois de logiques économiques, puisque ces catégories donnent droit à des aides financières, mais également d’une logique plus symbolique participant à expliquer le handicap et déculpabiliser les familles.
39Béliard [2008] ainsi que Béliard, Lacan et Roy [2008] ont étudié, respectivement, les théories diagnostiques profanes et les opinions concernant la justice intrafamiliale ainsi que la solidarité publique autour de la maladie d’Alzheimer. Le premier article montre que la logique économique peut induire les théories profanes. L’investissement financier induit par le placement d’une personne atteinte d’Alzheimer dans une institution spécialisée peut modifier la perception des symptômes. Par ailleurs, le moment du diagnostic est également un bouleversement important dans la détermination des rôles de chacun auprès et autour de la prise en charge de la personne malade. Les différentes logiques déterminant les réactions peuvent expliquer les décalages observés dans les discours, l’interprétation du diagnostic et le positionnement de chacun des membres de la famille. Le second article souligne que l’ensemble de la population concernée par la prise en charge d’un parent atteint d’Alzheimer ne considère pas que l’aide doive induire un salaire différé. Comme l’expliquent les auteurs, la réponse à cette question pouvait être expliquée par divers facteurs, comme par exemple le fait de vouloir préserver ses enfants ou la culpabilité de ne pas aider suffisamment. Elle dépendait en partie au moins de caractéristiques individuelles (sexe, âge ou le fait d’avoir des enfants).
40En définitive, ces trois exemples confirment que les relations familiales sont par nature complexes et, si elles ne les excluent pas, elles ne se réduisent pas aux relations économiques. Ils mettent en lumière la diversité et, parfois, l’antagonisme des logiques qui entrent en ligne de compte autour de la prise en charge d’un handicap ou de la maladie : jeux de pouvoir, culpabilité et affectivité sont au moins autant déterminants que la logique économique. Si la décision de céder les organes diffère des trois cas présentés ci-dessus, elle s’en rapproche toutefois sur des dimensions essentielles : la décision intervient dans un moment de souffrance psychique, pouvant être associée à des questions financières (prise en charge des obsèques) et où les logiques affectives et symboliques jouent un rôle important. Cependant, cela n’est pas totalement transposable au contexte des transplantations d’organes où il ne s’agit pas de prise en charge d’un membre de la famille vulnérable, mais d’accepter les prélèvements d’organes pour un membre de la famille à la suite de l’annonce de son décès.
4.2 – La famille face aux prélèvements post mortem
41Implicitement, la diversité des propositions incluant la famille dans les analyses économiques, que ce soit en tant que véritable décideur ou simple récipiendaire de l’incitation, s’accorde sur le fait que le corps puisse lui-même être intégré à l’héritage. Les organes seraient donc inclus dans les transferts intrafamiliaux. Cohen [1989] propose l’exemple le plus illustratif (cf. 2.2) : les prélèvements d’organes deviennent la possibilité pour l’individu d’augmenter le capital qu’il pourra laisser à ses héritiers. Les autres propositions considèrent de fait que les organes appartiennent aux héritiers et cherchent un moyen de les inciter à céder leur droit sur les parties du corps de leur parent défunt. En ce sens, les organes seraient une des composantes des transferts intrafamiliaux observés entre les générations ou au sein d’une même génération. Cela revient à assimiler le corps à n’importe quels autres biens patrimoniaux. Or, même dans ce cas-là, comme l’a noté Barthelemy [2004], il n’est pas aisé de dissocier la logique économique des considérations sociales, affectives et symboliques. Mais, la question se pose toutefois de savoir si le corps peut être assimilable à un bien patrimonial pour la famille.
42Le corps a une dimension symbolique et affective, Waissman [2000] oppose d’ailleurs la représentation médicale du corps à la représentation sociale. La transplantation impose de « charcuter, abîmer, amputer », le corps du patient est considéré comme un objet, « un outil de travail ». Alors que l’inviolabilité du cadavre, le lien entre le corps et l’identité sont des valeurs socialement reconnues contraires à l’image du corps objet. Les transplanteurs introduisent une rupture profonde entre la vision mécanique du corps et celle des individus. La prise en compte de l’importance sociale du deuil relève d’une exigence éthique. « L éthique va naître en effet de la reconnaissance des limites de l’objectivité médicale pour définir la nature d’une situation et surtout de ses conséquences devenues de plus en plus sociales. » [Orfàli, 2002, p. 107]
43Respecter la famille au moment de l’annonce du décès et de la demande d’un accord pour un prélèvement impose de prendre en compte toute la dimension affective et symbolique du corps et, en outre, de ne pas le rapprocher d’un objet marchand. Prendre en compte la relation sociale en jeu au moment d’un décès permet de justifier en quoi les contreparties en nature se différencient des prix et comment les différentes motivations identifiées au niveau individuel peuvent être transposées dans le cadre d’une décision familiale. Pour les familles, les contreparties en nature ne sont pas nécessairement perçues comme une forme de prix déguisé. Ces contreparties peuvent être envisagées comme étant une forme de reconnaissance du don d’organes. Dans cette perspective, les motivations intrinsèques de la famille peuvent être renforcées alors qu’un paiement s’y opposerait. En effet, alors que les incitations financières nient la dimension sociale du corps, une forme de récompense de l’action de don peut, à l’inverse, être perçue comme une valorisation de la relation affective qui unit la famille au défunt. Cela permet d’expliquer les résultats d’enquêtes telles que celle conduite aux États-Unis, qui montrait que « la majorité des répondants rapportent que l’incitation financière ne modifierait pas leur décision. Ils se disent généralement prêts à accepter plus facilement une prime aux funérailles qu’une somme d’argent, mais aucune des enquêtes n’indique un déplacement important de la courbe d’offre » [Howard, 2007, p. 31].
44Certaines législations ont choisi d’introduire des incitations en nature, remboursements des frais d’obsèques (envisagée en Pennsylvanie et en Espagne) et réductions d’impôts (proposées dans l’État du Wisconsin). L’introduction de rétributions symboliques a été également défendue dans la littérature [Monaco, 2006]. Il serait opportun d’approfondir la collecte d’informations afin de mesurer leurs effets sur l’offre, mais également de s’assurer qu’à long terme les incitations indirectes ne soient pas perçues par les familles comme un moyen de commercialiser les organes. Valoriser l’acte de don peut avoir un effet positif, mais marchander le corps pourrait, inversement, conduire à réduire le taux d’acceptation des prélèvements d’organes par les familles. Les actions incitatives visant à augmenter les prélèvements doivent être la traduction de l’ensemble des logiques qui caractérisent la relation familiale pour avoir un impact positif. En outre, une telle démarche favorise l’émergence de solutions à la pénurie qui ne soient pas tournées vers l’échange ou la contrainte. Le culte des morts est considéré comme étant à la base du lien familial : « Mort et famille sont donc indissolublement liées. » [Dubois, 1998 ; Marette & Hanus, 1998] Mais, plus largement, il est à la base du lien social. Or le don d’organes peut permettre de souligner la dimension collective de la mort. L’évolution sociale a en effet pu perdre, en partie, la dimension collective des rites et de la commémoration des morts [Rouault, 1998]. Et intégrer l’étape du don dans le processus de deuil, sans rompre avec certains aspects de l’évolution sociale de la prise en charge des morts par leur famille, participe à donner un sens nouveau à la dimension collective de la mort. Cela implique que le prélèvement ne soit pas socialement perçu comme une rupture dans l’accomplissement du deuil, mais soit l’expression de la continuité des relations sociales dans la mort. Dans cette perspective, il reste néanmoins essentiel de questionner les ressorts de la décision familiale afin de valoriser l’acte de don dans le respect des différentes logiques qui animent la prise de décision.
4.3 – La famille comme nœud de relations
45Dans les analyses économiques qui ont été examinées, la famille a été envisagée comme une entité pouvant s’apparenter à un individu : la famille a toujours été appréhendée, jusqu’à présent, comme un tout répondant d’une voix unique. Comme si, d’une certaine manière, les individus qui la composent étaient identiques et que les diverses incitations agissaient sur tous ses membres de la même façon. Cette approche ne prend en compte qu’un des multiples exemples des réactions au moment de l’annonce d’un décès : des personnes unies face au décès d’un proche. Or ce n’est pas toujours le cas, la famille est un nœud de relations. Comme dans le cadre des transmissions de patrimoine, le transfert des organes peut également devenir une source de conflits entre les membres d’une même famille qui n’ont pas les mêmes convictions, ni les mêmes façons de faire leur deuil. Le conflit familial concernant la prise de décision médicale est d’ailleurs très présent dans la littérature [Orfàli, 2002, p. 115 ; Béliard et al., 2008]. De la même manière, la mort et le deuil réactivent, au sein des familles, les zones de conflits [Hanus, 1998].
46Déchaux [2009] définit la famille comme « l’ensemble des personnes apparentées par la consanguinité et/ou l’alliance ». La famille nucléaire n’est qu’une composante d’un réseau plus vaste formé des liens qui unissent des individus sur la base biologique et/ou sociale. Le concept de famille s’est modifié avec le temps, notamment parce que les types d’interactions au sein des familles évoluent. La place accordée à la parenté, le style d’interactions conjugales et les conflits au sein des couples ne sont pas identiques dans chaque foyer [Widmer et al., 2004]. Il y a un effet d’ancrage social des couples (en termes de capitaux culturels et économiques à leur disposition) sur les styles d’interactions. Dubois [1998] met en évidence l’existence de cinq types de comportements de la famille face à la mort et souligne que cette variété indique l’absence de repères fixes à propos de la mort et des obsèques. Toutes les familles ne se ressemblent pas et ne vont donc pas nécessairement être sensibles aux mêmes types d’incitations.
47La famille évolue constamment et notamment lorsque des événements tels qu’un décès se produisent. Les décès font partie des nouveaux arrangements qui vont conduire à une redéfinition des relations familiales [Eideliman, 2009]. Dans le cadre d’un décès pouvant donner lieu à des prélèvements d’organes, la nécessité de « ces nouveaux arrangements » est bousculée dans le temps, la personne ou les personnes prises comme témoin de la volonté du défunt peuvent se retrouver dans une situation difficile au regard de la famille élargie. De nombreux témoignages révèlent qu’une des plus grandes difficultés pour ceux à qui la question est posée est de se porter garant de l’assentiment d’une famille et d’accepter leur légitimité en tant que référent. Un exemple en est révélateur : un homme décède, sa compagne sait qu’il souhaitait donner ses organes, mais refuse le don par peur de la réaction des parents de ce dernier [Carvais & Sasportes, 2000]. Dans le contexte médical, le personnel semble avoir une tendance naturelle à accorder une place centrale à l’aidant ou à ceux qui sont présents et à laisser dans l’ombre la famille élargie [Béliard & Biland, 2008]. Pour autant, il n’est pas toujours facile pour ces personnes d’assumer pleinement ce rôle.
48Orfàli [2002] propose une analyse comparée des législations concernant la place de la famille dans le domaine de la décision médicale. Il montre que, dans l’État de l’Illinois, il y a une priorité établie entre les membres d’une famille. Envisager de se calquer sur le droit français pour établir de telles priorités reste toutefois largement discutable. D’une part, il y a un décalage entre la notion juridique de famille et la famille telle qu’elle est vécue par les individus. Pour Déchaux [2009], la famille doit être abordée comme « des réseaux aux frontières mouvantes à l’intérieur desquels circulent les enfants ». Au sein de ces réseaux, les affinités interpersonnelles, souvent liées à la cohabitation ou à la proximité, sont très importantes et parfois plus que celles résultant des liens de sang. En revanche, dans le droit français, la filiation de sang reste souvent plus marquée que celle reposant sur la volonté des individus. Ce décalage entre la famille telle qu’elle est vécue par les individus et le droit est également souligné par Eideliman [2009] à propos de l’aide aux parents d’enfants handicapés.
49Chaque membre de la famille n’a pas le même rôle au sein des familles. Et le rôle attribué à chacun peut également être différent en fonction de l’espace social, du temps et des caractéristiques individuelles de chacun [Attias-Donfut, 2000 ; Charbonneau, 2004]. La littérature sociologique sur les solidarités familiales met en évidence le rôle déterminant des femmes dans les transferts, l’aide et le maintien de la cohésion familiale. Les mères ont également un rôle particulier dans la prise en charge du handicap d’un enfant. Elles sont le principal interlocuteur, ce qui laisse entendre qu’elles sont aussi en première ligne [Eideliman, 2009]. Est-ce que le don d’organes est également une affaire de femmes dans le cadre des transferts d’organes post mortem ?
50Le rôle particulier des femmes a été mis en évidence de manière indirecte dans le cadre des transferts d’organes entre vifs : elles sont plus souvent donneuses que les hommes. Si notre étude porte sur les transferts d’organes post mortem, la famille est également au centre des transferts d’organes entre vifs [Gateau, 2009 ; Steiner, 2004]. Les relations au sein de la famille ne peuvent être que bouleversées par la nécessité de s’interroger sur la possibilité du recours à un donneur vivant. Qui devient donneur au sein de la famille ? Quels sont les mécanismes qui entrent en jeu dans la décision ? Si la décision est individuelle, elle ne peut pas être totalement déconnectée d’une prise de décision familiale. Consciemment ou non, les membres de la famille, notamment quand un seul donneur potentiel est compatible, peuvent exercer une pression morale sur ce dernier. Ainsi, là encore, les recherches conduites sur le handicap psychique, physique ou la prise en charge de la dépendance liée à la vieillesse au sein des familles peuvent participer à révéler ce qui motive les personnes à devenir des donneurs potentiels. Ces thématiques aux confins de la sociologie de la famille et de la santé permettent de mieux saisir la place de la famille dans la décision médicale et la façon dont les relations au sein de la famille peuvent déterminer la prise de décision.
51Au total, on peut observer que les relations sociologiques se jouant au sein des familles rendent discutables la posture individualiste qu’adoptent les économistes qui peinent à prendre en compte la diversité des logiques et des motivations déterminant la prise de décision au sein d’un groupe d’individus comme d’une famille. Il n’y a donc pas nécessairement une solution optimale pour clarifier le rôle de chacun, mais saisir les difficultés que pose le processus de décision familial est indispensable pour discuter l’impact d’incitations économiques.
5 – Conclusion
52L’économiste, spécialiste de la science de l’allocation efficace des ressources rares, ne peut qu’être intellectuellement stimulé par le défi de résoudre le problème de la pénurie d’organes. Cependant, les débats autour de l’introduction d’une contrepartie financière dans les transferts post mortem permettent de montrer que l’une des faiblesses de l’analyse économique des transplantations est d’occulter, ou du moins de minimiser, l’importance des relations familiales dans les transferts d’organes. Étant donné leur rôle sur le niveau de l’offre d’organes, l’analyse économique des transplantations ne peut faire l’économie des relations familiales. Les analyses économiques sont pertinentes pour discuter l’impact des incitations financières et des motivations individuelles. Sur ce sujet, les débats sont riches, de nombreux économistes ont, en effet, critiqué une posture trop simpliste qui associerait les organes à n’importe quels biens marchands, ignorant d’autres motivations qu’externes [Roth, 2007 ; Steiner, 2010 ; Thorne, 2006 ; Howard, 2007].
53Les analyses économiques sont toutefois confrontées à une seconde difficulté : la famille n’est pas nécessairement réductible à un individu. Prendre en compte la dimension familiale, loin de résoudre les difficultés liées au consentement individuel post mortem, impose de se confronter aux relations familiales et à leurs impacts sur le processus de décision en matière de prélèvements d’organes. Ainsi, la sociologie apporte des éclairages sur les mécanismes décisionnels et leur complexité dans des domaines comme celui de la transplantation. L’intégration de « la famille » à l’analyse économique des transplantations reste actuellement un immense chantier dont l’intérêt ne fait aucun doute. En outre, si notre propos a porté exclusivement sur les problématiques posées par les relations familiales dans l’analyse économique des transplantations d’organes, un double regard économique et sociologique permettrait également un enrichissement des débats à d’autres égards. Steiner [2010] souligne en effet que les transplantations d’organes peuvent être envisagées comme un système interrelationnel entre la famille, le corps médical et l’individu. Un regard sociologique sur l’ensemble de ces relations permettrait de mieux appréhender les mécanismes incitatifs à chaque étape du processus de transplantation.
54Orfàli [2002] considère que, dans le cadre des transplantations d’organes, la famille est un « lieu de travail médical reconnu institutionnellement », qu’elle est pourvoyeuse d’organes et partenaire de la médecine. Les incitations ne doivent donc pas seulement être envisagées au niveau de l’individu, ni même de sa famille, mais également au niveau des intermédiaires du don : le personnel hospitalier. Or l’économiste Thorne [2006] insiste sur l’importance d’« exhorter » les intermédiaires du don. L’exhortation comprend entre autres le soutien psychologique, le besoin d’empathie et la compassion que la famille a besoin de trouver au sein des équipes médicales pour donner son accord aux prélèvements d’organes dans un moment tragique. La mise en place d’un forfait T2A en France autour des activités de dépistage ou celle de la rémunération à l’activité en Espagne sont des éléments incitatifs qui méritent d’être analysés au regard de l’économique, mais également du sociologique. En effet, comme l’a montré Da Silva [2012], dans la prise en charge médicale, les motivations ne sont pas seulement externes, l’éthique médicale doit être prise en considération.
55Enfin, l’approche de la relation thérapeutique a été étudiée en sociologie, par exemple par Castel [2005]. Or cette approche permet de mettre en évidence les relations entre les différents médecins, médecins et personnel paramédical, médecins, patients et famille. Les éléments incitatifs mis en lumière par cette approche pourraient également être utilisés pour favoriser la perception positive du prélèvement et limiter le sentiment négatif associé à cette tâche, exprimé quelquefois par les équipes [Schwach, 2000].
Notes
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[1]
Notamment Culyer & Cooper [1973].
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[2]
Cette interprétation de la gratuité se trouve dans les analyses d’Arrow [1972], Culyer & Cooper [1973], Barney & Reynolds [1989], Barnett & Kaserman [1991, 2000], Thorne [2006], Becker & Elias [2007].
-
[3]
Sur ce point se référer, par exemple, aux descriptions des systèmes anglais, espagnol et norvégien, proposées respectivement par McLean en 2003, Borrillo en 2000 et Hambro-Alnaes en 2003.