1 – Introduction
1Le label « Recherche et Découverte » décerné aux films répondant aux critères d’excellence du champ cinématographique, innovation formelle à travers le langage filmique, fonctionne d’abord en tant que marqueur distinctif, mais il peut aussi être considéré comme un opérateur de production de capital symbolique visant tout à la fois la réaffirmation des valeurs culturelles du champ et la création de conditions favorables à la diffusion de ces œuvres sur le marché de l’exploitation : il s’agit alors de « donner valeur et de tirer les profits » de l’attribution du label [Bourdieu, 1977, p. 5]. En effet, le film, comme tout bien culturel, est traversé par des logiques à la fois économiques et symboliques. En tant que produit industriel, il suppose la mobilisation de fonds particulièrement importants en comparaison d’autres secteurs culturels, et son caractère reproductible permet sa diffusion auprès d’un large public ; en tant qu’œuvre d’art, il se doit d’être une « singularité » [Karpik, 2007] portant l’empreinte d’auteurs originaux [Marry, 2006] et devant être défendue au nom de la « diversité culturelle ». Ces impératifs se traduisent dans le champ cinématographique par une forme de consensus sur la nécessité de maintenir une offre diversifiée sans entraver le libre jeu du marché. La politique de soutien à la qualité cinématographique [Creton, 1997] a consisté entre autres dans la mise en place, au cours des années 1960, du label Art et Essai (AE), qui concerne à la fois les films et les salles.
2Or le succès de cette politique, mesurable au maintien d’un maillage territorial de salles et à la diversité des œuvres projetées ? inédits à l’échelle mondiale [1] ? a paradoxalement conduit à une perte d’efficacité (tant symbolique qu’économique) du label, dévalué du fait de son extension [2] et d’une programmation accrue des films AE « porteurs » [3] au détriment de films économiquement plus fragiles. C’est dans ce contexte qu’a été imaginé le label RD, « sous-label » du label AE, auquel les salles AE peuvent prétendre selon la part de la programmation qu’elles consacrent à des films recommandés RD. Les films RD peuvent dès lors être définis comme le « secteur de pointe » de l’AE, puisque, d’une part, ils répondent aux critères les plus restrictifs de la qualité cinématographique (ils représentent environ un quart des films AE) et que, d’autre part, par analogie avec n’importe quel secteur industriel (RD faisant alors écho au secteur « Recherche-Développement »), ils sont censés représenter les œuvres les plus innovantes de l’offre cinématographique, assurant ainsi l’une des conditions de la perpétuation du marché.
3Plusieurs travaux de socio-économie tendent à montrer que la qualification des produits est l’un des fondements de la construction des marchés [Stanziani, 2005 ; Garcia, 2009] en ce qu’elle correspond à la mise en place de conventions [Biencourt, Eymard-Duvernay, Favereau, 2002] et de normes relativement stables reposant sur des « dispositifs de jugements » [Karpik, 2007]. Nous tenterons alors moins de répondre à la question de la construction du marché de la qualité cinématographique par la qualification des biens sous le label RD qu’à celle de l’inscription des films « de qualité » dans le(s) marché(s) de l’exploitation, à l’aval du processus de qualification, en nous appuyant sur leur programmation dans les salles de cinéma. Ce n’est donc pas tant l’analyse des caractéristiques intrinsèques du bien (et des traditionnels questionnements sur le degré d’incertitude auquel elles exposent offreurs et demandeurs) qui nous intéressera mais plutôt l’élucidation des conditions de possibilité de leur diffusion, selon les types de marché sur lesquels ils sont offerts. En suivant ce principe, on montrera que la diffusion des films « de qualité » s’apparente à un continuum de situations de marché entre, d’un côté, un pôle concurrentiel caractérisé par une demande abondante et des offreurs en concurrence pour la captation de ce public et, de l’autre, un pôle non concurrentiel au sein duquel la demande est en quelque sorte « à créer » [4].
4On s’appuiera notamment sur le traitement statistique de la programmation des 81 films classés « Recherche et Découverte » en 2007-2008 dans 1 500 établissements cinématographiques répartis sur l’ensemble du territoire. Nous avons eu accès aux données collectées par le CNC auprès des distributeurs, dans le cadre d’une enquête commandée par une association de cinémas RD qui souhaitait approfondir la connaissance de sa politique de soutien de certains films labellisés, ainsi que les pratiques de programmation de ses salles membres. Pour chacun des films de l’échantillon [5] étaient indiqués la semaine de sa programmation, la salle correspondante, le nombre de séances auquel le film y avait été programmé, et le nombre d’entrées qu’il y avait réalisées.
5Il convient dans un premier temps de situer les films RD dans l’espace des films sortis à la même période et de décrire leur profil pour effectuer un découpage heuristique de la catégorie RD. On proposera dans un second temps une analyse de leur parcours entre deux configurations locales de marché polaires et idéal-typiques de la diffusion des films « de qualité » : Paris et la Seine-Saint-Denis [6].
2 – Objectiver l’excellence. Le profil des films RD
6La définition du label RD repose sur une ambiguïté de fond. Conçu comme un soutien de fait économique à des œuvres dont la diffusion risque d’être compromise par les logiques marchandes, il n’ouvre néanmoins droit à aucune subvention spécifique en sus de la subvention AE. En outre, le label s’appuie sur des critères exclusivement symboliques, par ailleurs extrêmement flous. Labelliser un bien symbolique ne saurait en effet par définition consister en l’édiction d’une liste de clauses d’appartenance à l’avant-garde ou reposer sur des critères explicitement économiques [Bourdieu, 1977], qui leur feraient courir le risque d’une dévaluation symbolique. Selon cette logique, le règlement fixé par le Centre national de la cinématographie et de l’image animée (CNC) se limite à stipuler qu’une œuvre RD doit présenter… « un caractère de recherche ou de nouveauté dans le domaine cinématographique ».
Le principe de labellisation des films et des salles RD est le même que pour l’AE : un sous-collège du collège AE vote pour « recommander » les films RD ; les salles AE obtiennent le label RD par la Commission AE en fonction du quota de séances consacrées à des films RD. Ce label est avant tout symbolique, dans la mesure où il n’ouvre pas automatiquement droit à une subvention supplémentaire ; on remarque cependant que les salles RD, identifiées comme des salles d’excellence, bénéficient toutes de coefficients majorateurs dans le calcul de leur subvention AE.
2.1 – Une place marginale des films RD dans le marché cinématographique
7Les films labellisés AE représentent en moyenne 60 % des titres de films sortis en 2007-2008 [7]. Ainsi, sur cette période, sur 568 films sortis, 311 ont été recommandés AE. Pour donner quelques exemples, le film recommandé AE le plus haut du box-office comme Into the Wild de Sean Penn a réalisé autour de 1,5 million d’entrées et se situe à la 27e place du palmarès des entrées tous films confondus, derrière Bienvenue chez les Ch’tis de Dany Boon (près de 20,5 millions d’entrées), ou Disco de Fabien Onteniente (près de 2,5 millions d’entrées). S’il n’y a pas lieu ici d’analyser en détail les caractéristiques économiques et esthétiques des films recommandés AE, on peut au moins dire que sont par définition exclus du label les « blockbusters » nord-américains ainsi que les comédies françaises « grand public », au moins repérables aux stratégies de diffusion des distributeurs, notamment au travers du nombre de copies sur lequel le film est édité. Par suite, bien que représentant plus de la moitié des titres sortis sur une année, les films AE ne rassemblent qu’entre 20 et 30 % de l’ensemble des copies et des séances.
8L’écart entre le volume des titres désignés comme œuvres ou produits « de qualité » à travers le label AE et le nombre d’entrées ou de séances qu’elles représentent effectivement peut être lu comme l’expression d’une divergence entre valorisations symbolique et économique des œuvres cinématographiques [Caves, 2000 ; Hadida, 2010]. Cette divergence s’avère encore plus éclatante lorsque l’on se concentre sur les œuvres distinguées par le label RD. En effet, si les films RD représentent en moyenne 15 % des titres distribués chaque année, ils réalisent environ 2 % des entrées et des séances. Ces films, qui se révèlent dès lors très distinctifs par rapport aux films seulement recommandés AE, bénéficient globalement de budgets publicitaires restreints, sortant pour la plupart chez des petits ou moyens distributeurs indépendants, corrélés à des budgets de production relativement faibles [8] [Ebbers, Wijnberg, 2012]. Et même si nous ne disposons pas de chiffres spécifiques sur les recettes des films RD, on peut avancer qu’elles représentent quant à elles une part encore plus restreinte des recettes globales, dans la mesure où ces films ont tendance à être programmés dans des salles aux tarifs relativement plus faibles que la moyenne nationale.
Nombre de titres, copies et entrées par label

Nombre de titres, copies et entrées par label
Part des titres, entrées et copies AE et RD parmi l’ensemble des films

Part des titres, entrées et copies AE et RD parmi l’ensemble des films
2.2 – Des indicateurs jugés imparfaits
9Une fois surmontée la déception de la très faible place des films RD sur le marché (« On ne pèse que ça ! »), les réactions des membres de l’association m’ayant commandé l’enquête ont consisté à mettre à distance le verdict de chiffres bruts, réactions qui évoquent les résistances au sein de nombreuses professions se trouvant confrontées à des méthodes d’évaluation ou de « benchmarking » jugées inadaptées à la réalité de leur activité [Pierru, 2003].
10Ils entendent d’abord montrer que, si les entrées des films RD se situent entre seulement 3 et 4 millions d’entrées annuelles sur une moyenne de 180 millions, ce chiffre n’est toutefois pas négligeable, car il représente la condition de possibilité de l’existence de tout un secteur de la création cinématographique. Lorsqu’un film sorti sur moins de 10 copies (distribution très modeste) parvient à atteindre les 10 000 entrées [9], l’ensemble des acteurs de la chaîne de production (essentiellement les producteurs et distributeurs) peuvent, même s’ils ne se rémunèrent pas sur ce type de films, se prévaloir de ces résultats pour continuer à recevoir des aides publiques (automatiques ou sélectives) nécessaires à la mise en chantier de nouveaux films [10]. Une deuxième réponse à ce dévoilement douloureux consiste à critiquer la pertinence des indicateurs utilisés : s’il peut être approprié de comptabiliser sur quelques semaines le nombre d’entrées de films à grand tirage dont la stratégie est d’occuper un maximum d’écrans durant les premières semaines suivant la sortie du film [11], il semble que ce mode de comptage puisse désavantager des films voués à un parcours plus long. La contrainte matérielle d’un nombre de copies plus restreint, les moyens de promotion plus réduits compensés par le « bouche-à-oreille » que peut susciter un « bon » film, ainsi que la relance éventuelle de l’exposition après l’obtention de prix, sont à même d’expliquer, pour les films recommandés RD, des durées de vie plus longues que celle de la moyenne des films. À cet égard, l’exemple de Lady Chatterley de Pascale Ferran, recommandé RD pour la période précédente, est souvent cité [12].
11Enfin, l’opposition quantitatif / qualitatif peut être lue comme une stratégie d’atténuation de la violence du verdict des chiffres. Lors de la présentation des résultats de l’enquête, le secrétaire général de l’association a souligné en introduction que cette enquête quantitative devait absolument être complétée par une enquête « qualitative ». Les chiffres bruts des séances ou des entrées masquent en effet le travail d’accompagnement des films réalisé par certaines salles (classées AE, parfois RD), qu’il s’agisse de l’invitation du réalisateur ou de l’équipe technique du film, de l’organisation d’une rencontre avec des associations locales liées au thème du film, de l’édition de programmes spécifiques. Bien que pouvant se traduire dans l’évaluation chiffrée de la réception du film (les séances spéciales amenant en général un public plus abondant que des séances courantes), les conditions d’exposition du film ne transparaissent pas directement dans une telle enquête. Or les tenants de la qualité cinématographique insistent tout autant sur les qualités intrinsèques de l’œuvre que sur l’expérience individuelle et collective qu’elle peut susciter au sein du public : 100 entrées réparties sur 15 séances ne sont, de ce point de vue, pas équivalentes à 1 séance accompagnée d’un débat ayant réuni 100 personnes.
2.3 – La valorisation symbolique des œuvres RD à travers les festivals et la critique
12Les films RD cumulent les indicateurs de l’appartenance au secteur le plus « culturel » de l’espace des films : les films étrangers (hors États-Unis) y sont surreprésentés et ils ont été pour une grande part d’entre eux sélectionnés, nominés ou récompensés dans les festivals nationaux et internationaux les plus distinctifs, qui plus est dans les catégories les plus « artistiques » [13], qu’il s’agisse, à Cannes, de la Semaine de la Critique, de la Quinzaine des réalisateurs ou de la Sélection « Un certain regard ». Figurent ainsi parmi les films classés RD en 2007-2008 la Palme d’Or de Cannes 2007 (4 mois, 3 jours, 2 semaines de Cristian Mungiu), la Caméra d’Or de Cannes 2007 (Les Méduses d’Etgar Keret et Shirale Geffen), le César du Meilleur film 2008 (La Graine et le mulet d’Abdellatif Kechiche) et une nomination aux Golden Globes pour le meilleur film étranger (Valse avec Bachir d’Ari Folman). La présence dans les festivals constitue d’ailleurs l’un des plus anciens marqueurs de qualité des films, puisque l’un des arguments des promoteurs du label AE était précisément de faire sortir les films d’avant-garde de leur statut de « curiosités de festivals » en créant un marché permettant la diffusion auprès d’un public plus large [14]. La consécration par des prix peut intervenir indifféremment en amont de la labellisation (lorsque les films n’ont pas encore été distribués, cas de Cannes), ou a posteriori (cérémonie des Césars) : s’il est donc impossible de conclure à un label RD qui viendrait distinguer des films consacrés par ailleurs, on peut cependant remarquer une forme de cumul des marques de distinction, comme si, selon la célèbre formule, le capital (symbolique) allait au capital (symbolique et économique, les prix les plus prisés revenant aux films les plus « riches » de l’échantillon) [15].
13En ce qui concerne la critique, la revue de presse réalisée sur l’ensemble des films de l’échantillon montre que, très classiquement, ces films bénéficient d’une couverture médiatique [16] proportionnelle à leur budget de distribution et/ou à leur sélection dans des compétitions. Les Hommes d’Ariane Michel, sorti sur 9 copies chez Shellac (petit distributeur) le 11 avril 2008, qui n’a été retenu dans aucun festival international a bénéficié de 9 articles dans la presse généraliste et d’un article dans les Cahiers du Cinéma, publiés entre le 10 et le 16 avril 2008. L’un contre l’autre, de l’Allemand Jan Bonny, sorti chez Haut et Court (distributeur moyen) sur 35 copies le 30 avril 2008, sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes en 2007, a fait l’objet de 20 articles dans la presse généraliste, entre mai 2007 et mai 2008. Enfin, 58 articles de la presse généraliste ont été consacrés à La Graine et le mulet sorti par Pathé sur 90 copies en décembre 2007 puis réédité à l’occasion des Césars, et 4 articles sont parus dans les Cahiers entre mars 2007 et février 2008.
2.4 – Un label homogène ?
14Il apparaît ainsi que la probabilité de trouver un public, fortement liée à la couverture médiatique et critique très inégale des films RD, dépend des moyens financiers et de la stratégie des distributeurs. Dès lors, il est nécessaire de réintroduire une caractérisation économique au sein de la catégorie RD construite à partir de fondements symboliques (i.e. caractère « innovant » de l’écriture cinématographique). Le choix du nombre de copies comme indicateur s’appuie d’abord sur les multiples situations d’observation et les entretiens menés avec des exploitants, programmateurs et distributeurs, qui ont révélé son importance comme catégorie pertinente de perception d’un film, ainsi que sur les modalités d’intervention des pouvoirs publics [17].
15Derrière le label d’excellence se redessine dès lors une différenciation des produits qui relèvent de stratégies de distribution et de diffusion très différentes selon l’endroit où ils se situent dans la distribution (statistique) des films. En combinant ces critères indigènes et l’observation des effectifs des catégories, il semble pertinent de procéder au découpage de l’échantillon en quatre groupes :
Structure de l’échantillon RD en fonction du nombre de copies

Structure de l’échantillon RD en fonction du nombre de copies
16Cette répartition des copies et des entrées révèle des tendances similaires à celles de l’ensemble des films sortis la même année, à savoir une forte concentration des copies ainsi qu’une concentration encore plus prononcée des entrées sur quelques titres. Ainsi, 5 % des titres RD de 2007-2008 représentent 27 % des copies et réalisent 57 % des entrées ; autrement dit, seuls 4 films (La Graine et le mulet d’Abdellatif Kechiche, Paranoïd Park de Gus Van Sant, Valse avec Bachir d’Ari Folman, I’m not there de Todd Haynes) concentrent plus de la moitié des entrées nationales. On peut en conclure que la phase d’exploitation renforce les effets de concentration à l’œuvre dans la phase de distribution des films d’excellence.
17Cette analyse permet ainsi de reconnecter différentes étapes de la filière cinématographique : le nombre de copies est en effet fortement corrélé à la taille du distributeur, dont la stratégie est elle-même fortement liée à la taille du producteur (ou des coproducteurs). Toutefois, l’étape de l’exploitation est susceptible d’introduire des décalages dans la continuité économique du film. Cette rupture est rendue possible par la nature de l’activité d’une salle : proposer un certain nombre de films chaque semaine en ciblant différents types de public (pas nécessairement dans une visée exclusivement financière) à travers une programmation qui peut théoriquement aller de blockbusters surmédiatisés aux films les plus confidentiels. Dès lors, si les espaces des producteurs et des distributeurs se recouvrent dans une large mesure, la projection de celui des exploitants sur les deux premiers ne pourrait révéler une homologie qu’imparfaite. Ainsi, pour rendre compte des logiques de structuration de la diffusion des films RD, dont nous avons livré les caractéristiques pertinentes, il convient de regarder de plus près le parcours de ces films au sein des salles obscures.
3 – La diffusion des films RD en salle : des marchés locaux contrastés
18Pour étudier le parcours de diffusion des films RD, on pourra s’appuyer sur l’hypothèse formulée par Julien Duval en conclusion de son article portant sur le champ cinématographique du début des années 2000 [Duval, 2006] dans lequel il montre que, même s’il est possible de mettre en évidence un pôle commercial et un pôle culturel au sein de cet espace, conformément à l’analyse des champs artistiques de P. Bourdieu [1992], l’importance des contraintes économiques atténue cette dichotomie. L’auteur considère cependant que les transformations actuelles du champ cinématographique laissent augurer d’une opposition croissante entre deux secteurs étanches : « Le premier serait fortement soumis aux logiques commerciales qui s’intensifient ; le second développerait des stratégies de recherche très autonomes, mais dans la marginalité [18]. »
19Nous tenterons de tester cette proposition à travers l’étude de la diffusion des films RD, en montrant que si elle vaut pour certaines configurations de marché, elle ne semble pas correspondre aux évolutions des marchés locaux de l’exploitation économiquement, voire symboliquement, les plus importants. Du fait de la structure particulière du marché parisien que l’on peut définir comme le marché concurrentiel idéal-typique, les films RD représentent un enjeu commercial similaire à celui de l’ensemble des films : dès lors, les entreprises économiquement dominantes de l’exploitation occupent une large place dans la diffusion de l’ensemble des films « de qualité ». À l’inverse, sur le marché dionysien, marché non concurrentiel idéal-typique, les films RD sont diffusés par des salles dédiées : ils représentent alors moins un enjeu marchand que l’objet d’une politique publique.
3.1 – Une filière d’excellence unifiée ?
20Si, comme nous l’avons montré, les films RD représentent une part très restreinte du marché cinématographique, ce constat n’implique pourtant pas qu’ils s’identifient à un pôle de diffusion restreinte. L’hétérogénéité des profils économiques des films et la diversité des configurations locales de marché induisent des modes de diffusion des films « de qualité » eux-mêmes très diversifiés.
21Les films labellisés RD étant par définition des films AE, il n’est pas étonnant que ces films soient avant tout programmés dans des salles AE (presque 150 000 séances dans des salles AE, soit 84 % de leur diffusion nationale, et plus de 2,5 millions d’entrées dans des salles AE, soit 80 % de leurs entrées nationales). Au regard du tableau suivant, on peut dire que le nombre de copies commande le type d’établissements dans lesquels les films RD sont projetés. Ainsi, les films des deux premières catégories (jusqu’à 30 copies) sont montrés dans des salles « de qualité » : presque exclusivement dans des salles classées AE et dans une part très importante dans des salles classées RD. Ce sont donc avant tout les films économiquement les plus solides (de plus de 30 copies) qui sont projetés dans des établissements aux caractéristiques plus variées, le décrochage étant particulièrement net pour les films distribués sur plus de 70 copies (qui, rappelons-le, concentrent plus de la moitié des entrées des films RD).
Part des salles AE et des salles RD dans la diffusion des films RD en France

Part des salles AE et des salles RD dans la diffusion des films RD en France
Lire : Les films du groupe 1 réalisent 97 % de leurs entrées dans des salles AE.22Un marché unifié de l’excellence n’existe pas : s’il est une réalité pour une certaine région de la diffusion cinématographique, à savoir les films les plus conformes à la définition de l’avant-garde (films sortis sur 1 à 30 copies), il éclate au fur et à mesure que l’on monte dans le nombre de copies, donc dans l’impact commercial espéré par le distributeur et l’exploitant. Dès lors, il convient de distinguer selon qu’il s’agit d’un bien « de qualité » à faible potentiel économique (conforme à la définition canonique du prototype artistique, « difficile » d’accès, ne pouvant s’adresser qu’à un public restreint), ou d’un bien identifié comme de qualité (label RD), mais dont les budgets promotionnels peuvent assurer la venue d’un public représentant un enjeu économique non négligeable. La place prise par les salles non classées multiplexes ou salles « généralistes » ? dans l’exploitation des films RD, varie très fortement selon les configurations locales et constitue en cela un indicateur fort de la structuration des marchés de l’exploitation de la qualité. Même si le protocole ne permet pas de déterminer l’effet propre de la recommandation RD [19], il révèle cependant, en complément de méthodes d’enquête ethnographiques, des logiques locales extrêmement différenciées.

Part des séances de films RD dans les salles AE

Part des séances de films RD dans les salles AE
23Analyser la structure de ce marché suppose alors de restituer tout à la fois les caractéristiques sociales des publics, le contexte concurrentiel des marchés locaux (poids des multiplexes et des circuits), l’histoire cinématographique des territoires, le poids de l’intervention publique (que ce soit à travers les subventions nationales et locales versées aux salles, ou à travers le statut juridique des salles ? municipales ou associatives) et la trajectoire des acteurs de l’exploitation (exploitants, programmateurs, médiateurs culturels le cas échéant). En somme, la topologie de ce marché peut être lue comme une cristallisation de l’histoire du label AE, fruit de la rencontre d’agents porteurs de dispositions à la fois marchandes, cinéphiles et d’action culturelle [20].
3.2 – Paris : le marché « concurrentiel » idéal-typique
3.2.1 – Des films « parisiens »
24Le parcours de ces films « d’excellence » révèle le poids incontournable de Paris : si la capitale est considérée comme un « marché directeur » pour l’ensemble des films, elle concentre encore plus fortement la fréquentation des films RD. En effet, un tiers des entrées de ces films est réalisé à Paris, contre moins de 15 % pour l’ensemble des films [21] ; de plus, on peut dire que chaque séance rassemble en moyenne plus de public qu’en province, puisqu’un quart des séances RD sont programmées dans la capitale. En outre, certains films (parmi les plus petits, sortis sur moins de 10 copies) ont des carrières quasi exclusivement parisiennes : le film En avant Jeunesse de Pedro Costa, sorti sur 3 copies, a réalisé à Paris 1 979 entrées et 83 séances (soit 2/3 de ses entrées nationales et le 1/3 de ses séances nationales) ; si l’on prend en compte Paris et sa périphérie, ces parts s’élèvent aux 3/4 des entrées et plus de la moitié des séances. Cette concentration de la fréquentation des films « de qualité » induit une surreprésentation de Paris dans la géographie des établissements classés RD (18 cinémas, soit 10 % des 174 cinémas RD en France, contre 4 % de l’ensemble de l’exploitation), malgré des contraintes plus restrictives de classement ; ce constat vaut aussi à l’échelle de la Région parisienne qui compte à elle seule 25 % des salles RD.
3.2.2 – Un marché segmenté
25À travers la comparaison de la place des salles RD dans la diffusion des films RD entre Paris et la province, on voit se dessiner des marchés de la diffusion de la qualité très contrastés. Il apparaît ainsi qu’à Paris les films du groupe 1 (1 à 10 copies) sont diffusés quasi exclusivement par les salles classées RD et ce, de façon beaucoup plus marquée qu’en province (90 % des séances de films RD sont diffusées dans des salles RD à Paris contre 71 % des séances en province ; 93 % des entrées RD sont réalisées dans des salles RD à Paris contre 72 % en province). À l’inverse, les salles non classées RD occupent une place beaucoup plus marquée dans la diffusion des films RD à grand tirage (groupes 3 et 4) : la part des salles RD s’établit en effet à 34 % à Paris, contre 44 % en province. L’opposition est encore plus nette si l’on prend en compte le seul classement AE : à Paris, les films recommandés RD sortis sur plus de 70 copies réalisent la moitié de leurs séances et de leurs entrées dans des salles non classées (globalement des multiplexes), quand, en province, ce sont seulement 22 % des entrées (et 30 % des séances) qui sont proposées dans des salles non classées AE.
Part des salles RD dans la diffusion des films RD à Paris et en province

Part des salles RD dans la diffusion des films RD à Paris et en province
26Dès lors, se dégage à Paris un marché relativement segmenté : les « petits » films RD sont diffusés dans des salles identifiées RD ; pour les films « de qualité » économiquement plus solides, les cinémas généralistes et les multiplexes occupent une place prédominante. Il faut cependant noter que certaines salles appartenant à des circuits sont classées AE voire RD : c’est le cas de certains MK2, notamment le MK2 Beaubourg qui réalise à lui seul près de 40 % des entrées parisiennes des films du premier groupe et qui reçoit par ailleurs la subvention AE parmi les plus importantes à l’échelle nationale [22]. Le seul classement RD des salles ne suffit donc pas, à Paris, à caractériser le profil économique des salles, et il ne faudrait pas trop vite dresser une correspondance entre salle RD et « petite salle » [23].
3.2.3 – Les conditions sociales de possibilité d’un marché « concurrentiel »
27On se propose d’analyser le marché parisien comme l’idéal-type du marché concurrentiel ; non au sens du marché de « concurrence pure et parfaite » de l’économie néoclassique, défini par un ensemble de critères théoriques [Walras, 1988], mais comme le fruit du déploiement de la logique concurrentielle marchande. En effet, si l’on définit comme Weber la concurrence comme une « lutte pour des opportunités d’échange » [Weber, 1995], il apparaît que le potentiel économique des films « d’excellence » (quel que soit leur nombre de copies) dans la capitale est tel qu’il suscite une lutte entre des entreprises aux profils variés pour leur diffusion. Plusieurs conditions sont en effet réunies pour l’émergence de cette forme particulière de marché : une demande abondante, un territoire historiquement constitué comme « ville du 7e art », des agents aux dispositions entrepreneuriales [Zalio, 2009] et la présence d’agents dominants sur le marché.
28La condition première d’une telle configuration est la présence d’un public abondant, permettant ainsi des anticipations raisonnables d’affluence et suscitant par là une lutte pour des opportunités d’échange, caractéristique de la concurrence marchande selon la terminologie wébérienne. L’étendue du public parisien s’explique par ses caractéristiques particulièrement ajustées aux œuvres AE, voire RD, que ce soit en termes de catégories socio-professionnelles ou de niveau de diplômes [24] [Donnat, 2008 ; Ethis, 2007]. De ce point de vue, la comparaison entre Paris et la Seine-Saint-Denis est particulièrement éloquente :

29Pour expliquer la spécificité du marché parisien des films RD, il faut aussi évoquer l’ancienneté de la diffusion des œuvres « de qualité » dans la capitale, à travers le cinéma d’avant-garde des années 1920 dans certains théâtres parisiens et, plus tard, par le biais du label AE qui a concerné, dans ses 15 premières années d’existence, presque seulement des salles parisiennes. S’il est vrai que « le mort saisit le vif », on peut voir les effets de cette histoire sur l’ensemble du marché parisien de la RD. L’ancienneté du label a en effet imposé des normes de diffusion qui se sont étendues aux salles même les plus commerciales, normes observables à travers le contenu de la programmation (films RD les plus porteurs) ou l’extension de la version originale (VO).
30Un autre indice de la conformité du marché parisien à l’idéal-type du marché concurrentiel réside dans sa structure oligopolistique, qui peut être vue comme une conséquence du déploiement de la logique marchande à l’œuvre dans l’exploitation cinématographique [25]. Bien que ce rapprochement puisse paraître contre-intuitif (la concurrence optimale supposant théoriquement une atomicité de l’offre), il se justifie si l’on adopte une démarche inductive. C’est en partant de l’observation des formes et des enjeux de la concurrence, observation qui atteste de l’existence d’une lutte pour les opportunités d’échange (qui n’a rien d’évidente en soi) que l’on peut conclure au type de structure de marché sur lequel se livre cette concurrence. Cette démarche est par exemple celle de N. Fligstein [2001] qui, à l’encontre de la vision atomistique de l’économie néoclassique, décrit des entreprises en position de force cherchant à se répartir le marché entre elles.
31La domination très nette du marché parisien par les trois premiers groupes que sont UGC, Europalaces (Pathé-Gaumont) et MK2, qui dépassent à eux seuls les 80 % de parts de marché, se lit également à travers le parcours parisien des films RD, puisque ces circuits (notamment UGC et MK2) adoptent très largement une programmation AE, voire RD. Tout se passe comme si ces acteurs étaient parvenus à créer un espace unifié d’équivalence pour y faire jouer une logique quasi exclusive de concurrence par les prix [26]. L’introduction des dispositifs d’abonnement (ou « cartes illimitées ») par les circuits en 2000 illustre cette logique. L’objet de la transaction et par suite l’enjeu concurrentiel ne portant désormais plus uniquement sur un ticket de cinéma (en moyenne 10 € dans les salles de circuits), mais sur la souscription d’un abonnement annuel (267,60 € par an), il s’agit d’attirer un public aux caractéristiques diversifiées, justifiant de proposer une programmation elle-même très large. À l’appui de l’hypothèse de la construction d’un espace unifié d’équivalence, on peut souligner le fait que les cartes permettent de surmonter les barrières spatiales des salles, puisqu’elles sont aujourd’hui acceptées dans la plupart des salles parisiennes (y compris celles qui n’appartiennent pas aux trois circuits cités).
32Cette configuration explique alors le fait que ces groupes tendent à occuper une place déterminante dans la programmation des films « d’excellence ». Le graphique suivant propose une bipartition du marché de la diffusion des films RD entre les établissements appartenant aux trois premiers groupes parisiens (UGC, Europalace, MK2) et les autres, dont la plupart s’inscrivent dans des circuits indépendants (Écrans de Paris, Multiciné, etc.) qui n’ont cependant pas la même surface financière que les trois circuits identifiés ici.

33Dès lors, les choix de diffusion des exploitants classés des « autres salles » se trouvent extrêmement contraints par les stratégies des circuits, notamment en ce qui concerne l’accès aux copies des films de plus de 30 copies largement diffusés dans les multiplexes. Cette tension croissante du marché explique les recours de plus en plus fréquents des salles indépendantes et des distributeurs auprès du Médiateur du Cinéma [27].
34Outre la structure de la concurrence, les dispositions des agents du marché parisien de l’exploitation cinématographique paraissent ajustées à cette configuration. En effet, les recherches biographiques et les entretiens menés avec des exploitants de la capitale (propriétaires ou non de leur salle) indiquent des trajectoires marquées d’un double sceau : un certain goût cinéphile et des dispositions entrepreneuriales acquises selon des modalités très diverses [28], souvent dans un cadre familial. Ainsi, pour Roger Diamantis [29], fils de restaurateurs grecs du Quartier latin et exploitant du cinéma parisien le Saint-André-des-Arts qui compte aujourd’hui parmi les salles RD de référence, l’ouverture de sa salle en 1970 a représenté une porte d’entrée dans l’univers culturel. Les ressorts de cette reconversion sont à chercher tout à la fois dans le savoir-faire gestionnaire acquis en observant la trésorerie du restaurant, dans le capital économique qu’a représenté l’héritage d’une salle de restaurant lui permettant d’investir dans l’achat d’une salle de cinéma, dans le contact quotidien quoique distant avec la cinéphilie parisienne et, plus généralement, dans une « humeur » autodidacte caractéristique de 1968, dont on peut faire l’hypothèse qu’elle a nourri ses aspirations à participer d’une manière ou d’une autre à cet univers de la « culture » sans nécessairement disposer des titres légitimes [30]. Pour le tandem d’exploitants à l’origine du réseau des cinémas Action, monter son affaire pour « montrer les films qui leur plaisaient » a représenté une « porte de sortie à l’ennui » ressenti dans les murs d’une compagnie d’assurances. Pour tel autre exploitant de la Butte Montmartre, l’exploitation de la salle qu’il a héritée de son oncle, mémoire de l’AE, ne représente qu’une partie de son activité professionnelle, consacrée par ailleurs à la direction d’une agence de publicité et de communication.
35Enfin, il est important de souligner que cette structure de marché concurrentiel idéal-typique n’exclut en aucun cas (au contraire) l’intervention publique. Quelle que soit leur surface économique, les salles AE de la capitale bénéficient d’aides sélectives liées à la qualité de leur programmation dans le cadre de la subvention AE, dont le montant n’est, selon un certain nombre d’informateurs siégeant au sein de la Commission nationale AE, jamais discuté, contrairement aux salles de province. Les salles parisiennes reçoivent par ailleurs des aides spécifiques, à l’instar de « l’aide aux salles maintenant une programmation difficile face à la concurrence » conçues exclusivement pour les salles parisiennes, ou encore des aides municipales.
3.3 – Seine-Saint-Denis : une filière d’excellence homogène
36La Seine-Saint-Denis représente une configuration de marché radicalement opposée à celle de la capitale : les films labellisés y figurent comme des biens spécifiques projetés dans des salles dédiées, portés par des agents aux trajectoires et dispositions très éloignées des exploitants parisiens, selon des modalités elles-mêmes très différentes. À l’idéal-type du marché concurrentiel des films « de qualité » s’oppose ainsi celui d’un marché non concurrentiel, au sens où les films RD y sont dans une mesure largement moindre l’objet d’une lutte pour des opportunités d’échange, marché sur lequel prime une conception de « service public » de l’offre de ces mêmes biens, dans le cadre d’une politique culturelle explicite.
37La Seine-Saint-Denis peut apparaître comme un territoire cinématographique contradictoire : les différents indicateurs sociaux (taux de pauvreté, chômage, pyramide des âges, taux de logements sociaux, niveaux de diplômes, etc.) en font l’un des départements les plus défavorisés socialement. Dans ces conditions, la composition du public potentiel, relativement distante de celle du public AE [31] ne peut expliquer la place prépondérante des salles de ce département dans la diffusion des films de notre échantillon en Île-de-France (hors Paris). En effet, le quart des séances et des entrées de ces films y est réalisé ; qui plus est, ce sont avant tout les films les plus « difficiles » (groupes 1 et 2) qui y réalisent l’essentiel de leur carrière banlieusarde (36 % des entrées pour 30 % des séances).
38La segmentation du marché entre « petits » et « gros » films RD apparaît beaucoup moins évidente que pour Paris : pour les films des trois premiers groupes de copies, la quasi-totalité des séances et des entrées sont effectuées au sein de salles classées AE et, parmi elles, les salles classées RD assurent une place tout à fait prépondérante.
Part des salles AE/RD dans la diffusion des films RD en Seine-Saint-Denis

Part des salles AE/RD dans la diffusion des films RD en Seine-Saint-Denis
39Tout d’abord, les salles RD parisiennes sont privées [32], comme l’ensemble des salles de la capitale, alors que l’ensemble des salles RD du 93 sont des salles publiques [33]. Ces dernières partagent une histoire relativement similaire, puisqu’elles ont été reprises par les collectivités locales dans les années 1980-1990, lorsqu’une crise de fréquentation générale a contraint de nombreux exploitants privés, en premier lieu les circuits, à se retirer des zones les moins rentables, comme la périphérie parisienne [34] et qu’elles s’inscrivent par ailleurs dans un territoire riche en institutions culturelles couvrant d’autres domaines (comme le théâtre), alimentant une offre culturelle globale « de qualité » [35]. Bien que l’espace des salles du 93 soit lui-même très différencié, elles rassemblent un ensemble de caractéristiques communes, au premier rang desquelles la trajectoire des directeurs/trices de salles (que l’on ne nomme d’ailleurs pas « exploitants/es »), marquée par une prédominance du capital culturel dans la structure de leur capital (quel que soit par ailleurs son volume). Cette structure renvoie à une composante du mouvement AE évoquée plus haut, à savoir les mouvements d’éducation populaire [Dubois, 2005] auxquels les ciné-clubs apparus après-guerre sont fortement liés. Le parcours du directeur d’une salle RD située dans une commune du 93 limitrophe de Paris en est exemplaire : après des études supérieures de lettres, il s’investit dans l’animation d’ateliers-théâtre au sein des Maisons des Jeunes et de la Culture (MJC) avant de prendre la tête de la salle qu’il dédie avant tout au jeune public. Refusant le « remplissage » de sa salle, il décrit son activité en termes vocationnels : « Le cinéma AE pour les enfants, c’est presque un sacerdoce » ; « Je revendique ce statut de Don Quichotte ». Le répertoire des discours militants entourant l’acte de programmation va du reste de l’exigence de « l’excellence pour la banlieue [36] » à une subordination du contenu du film à sa capacité à faire dialoguer le public, en passant par la volonté de soutien de l’amont de la filière cinématographique (producteurs et distributeurs indépendants).
40La comparaison des décisions de programmation des films projetés en commun entre salles AE et salles de circuit confirme le caractère spécifique de la diffusion des films « de qualité » dans le 93. En effet, l’écart du nombre d’entrées par séance entre les différentes structures peut être un bon indicateur de l’étanchéité des types de programmation et des lieux de projection. Au cours de la première semaine d’exploitation de Paranoïd Park de Gus Van Sant, UGC Ciné-Cité Rosny (qui a projeté deux films de l’échantillon sur la période) a réalisé 785 entrées sur 49 séances (soit un taux moyen de 16 entrées par séance) [37], tandis que le Méliès de Montreuil a enregistré 991 entrées sur 30 séances (soit 33 entrées par séance) ; L’Écran de Saint-Denis a quant à lui réalisé 207 entrées sur 9 séances (soit 23 entrées par séance) en troisième semaine d’exploitation. Ainsi, il apparaît que, contrairement à Paris, il n’existe qu’une très faible porosité entre les filières de diffusion des films « de qualité » et des films « commerciaux ». Cet argument a d’ailleurs été mobilisé dans la bataille autour du recours intenté par UGC et MK2 contre le projet d’extension du Méliès : les premiers insistaient sur la « concurrence déloyale » menée par une structure subventionnée ; les seconds sur la spécificité des programmations qui empêche de considérer que ces établissements participent au même marché.
41« Désencastrer » l’œuvre et s’intéresser aux conditions de sa réception est l’une des conséquences de l’attention portée au parcours des films. En effet, l’opposition entre les configurations locales des marchés parisien et dionysien se prolonge dans les modes d’exposition des films. Pour reprendre l’exemple du film d’Abdellatif Kechiche, sa mise à l’affiche en première semaine dans un multiplexe parisien ne requiert pas un travail spécifique par rapport à un film non classé sorti sur le même nombre de copies : les « dispositifs de jugement » anonymes (consultation de critiques sur différents supports par un public « ajusté » indépendamment du travail spécifique du cinéma) suffisent à amener un public abondant [Shrum, 1991 ; Gemser, Van Oostrum, 2007]. À l’inverse, même pour un film qui appartient à la catégorie des films les plus « commerciaux » de notre échantillon, la plupart des salles du 93 « travaillent » (selon leurs mots) le film en amont de sa sortie. C’est ainsi que l’Espace 1789 de Saint-Ouen a organisé une « soirée couscous » dans une école primaire mitoyenne du cinéma autour de la projection de La Graine et le Mulet, afin d’attirer du public et d’impliquer les habitants, le couscous ayant été préparé par des femmes maghrébines du quartier. Ce « travail » est d’ailleurs rendu possible par des temporalités différentes de programmation : si la plupart des salles parisiennes (et l’ensemble des salles de circuit) programment « au lundi », après avoir consulté les performances des films pendant le week-end, les salles RD du 93 programment quasi exclusivement « au mois » (ne serait-ce que du fait des contraintes d’affichage dans les programmes de la ville). On peut d’ailleurs sans doute rapporter ces formes différentielles d’exploitation à la « polyphonie » de ce type d’œuvres qui peuvent donner lieu à des lectures savantes [38] autant qu’à une identification par un public populaire. Un autre versant de la programmation des salles RD du 93 s’inscrit par ailleurs dans la plus pure tradition des ciné-clubs de la cinéphilie cultivée des années 1950-1960, à savoir celle de débats avec des critiques consacrés face à un public… AE [39].
4 – Conclusion
42Nous avons montré que la seule qualification du produit ne suffit pas à structurer les marchés : si nous avons pu mettre en évidence des configurations locales de marché où les films « de qualité » étaient projetés exclusivement dans des salles « de qualité » (Seine-Saint-Denis), d’autres marchés locaux (notamment le marché parisien) laissent penser que le pôle le plus commercial (incarné ici par les salles de circuit) peut devenir largement dominant dans la diffusion de ces films (exceptés les plus confidentiels), dès lors qu’une demande suffisante existe. C’est ainsi que l’hypothèse d’une bipolarisation accrue entre deux secteurs étanches (pôle culturel / pôle commercial) doit être nuancée en fonction des configurations locales de marché.
43L’examen du parcours des films RD se révèle par ailleurs utile pour la compréhension du fonctionnement de l’ensemble du marché cinématographique de la « qualité ». Il peut en effet être considéré comme le lieu d’une réfraction de ce marché, dans la mesure où il embrasse un spectre de films aux caractéristiques économiques très diverses. Les processus mis en évidence permettent alors d’éclairer un ensemble de problèmes plus généraux qui traversent régulièrement le champ du cinéma « de qualité » : inflation du nombre de titres labellisés, question de la pertinence de la labellisation de films économiquement solides, brouillage des frontières de la qualité cinématographique, hétérogénéité des types d’établissements cinématographiques classés, etc.
44S’intéresser au parcours de ces films « distinctifs » se révèle enfin, d’un point de vue méthodologique, extrêmement fécond. En effet, si le traitement de cette enquête quantitative n’avait pas été pensé comme tel au début, la manipulation des données et la comparaison entre des territoires enquêtés par ailleurs ont agi à la manière de révélateurs photo-argentiques de la structure du champ de l’exploitation cinématographique. L’objectivation du parcours des films RD à travers les données délivrées par les distributeurs permet d’élucider les conditions de possibilité de la diffusion des films « de qualité » en envisageant les rapports systématiques entre les trajectoires des agents, les histoires locales des marchés et leurs contraintes spécifiques.
Notes
-
[1]
Voir le site de l’Observatoire européen de l’audiovisuel (www.obs.coe.int).
-
[2]
Environ 60 % des films sont recommandés et plus de la moitié des établissements cinématographiques sont classés.
-
[3]
La profession entend par là les réalisateurs révélés par le mouvement AE qui rencontrent aujourd’hui un grand succès commercial, comme Woody Allen, Pedro Almodovar, Clint Eastwood, Robert Guédiguian ou Ken Loach.
-
[4]
Ce qui correspond à une structure d’offre de biens culturels inédite, qu’on la compare par exemple à celle du théâtre, où les biens dits de « qualité » sont offerts par des structures publiques, quelle que soit leur localisation.
-
[5]
Certains distributeurs n’ayant pas donné leur accord pour la communication des données, quatre films n’ont pu être inclus dans l’analyse ; l’un d’eux comptant parmi les films bien diffusés, sa présence aurait sans doute accentué les oppositions mises en évidence.
-
[6]
D’autres configurations locales de marché ont été investiguées, telles que Nantes, Bordeaux ou Lille : le format de l’article ne permettait en effet pas d’inclure ce que l’on peut néanmoins considérer comme des figures intermédiaires entre les deux situations idéal-typiques proposées.
-
[7]
Le découpage annuel fixé par le CNC pour le calcul de différentes subventions courant du 1er juillet au 3 juin de l’année suivante.
-
[8]
Sur les 18 films de l’échantillon dont les données sont disponibles (CBO), les budgets de production croissent en même temps que le nombre de copies (entre 0,05 et 1,3 million d’euros pour les films jusqu’à 70 copies, entre 1,2 et 3,84 millions d’euros pour les films entre 31 et 70 copies) et 6,14 millions d’euros pour La Graine et le Mulet distribué sur le maximum de copies. Ces budgets sont relativement modestes si on les rapporte à l’ensemble des films produits sur la période.
-
[9]
C’est le cas, par exemple, du film Old Joy de Kelly Reichardt qui, sorti sur 5 copies, a réalisé plus de 12 000 entrées pour un budget initial de production de 60 000 $.
-
[10]
J’ai ainsi pu observer un intérêt récurrent de représentants de la RD pour des études de rentabilité (jusque-là non conduites par le CNC) qui rapporteraient les frais de production et de distribution aux recettes des films afin de remettre en cause l’idée que les « gros films rapporteraient de l’argent », contrairement aux « petits ».
-
[11]
Conformément à la stratégie adoptée par les majors depuis les années 1970 [Biskind, 1999] ; sur les processus « winner-takes-all », voir de Vany [2004].
-
[12]
Le Club des 13 (2008), Le milieu n’est plus un pont mais une faille, Paris, Stock.
-
[13]
On peut y voir une différence fondamentale avec les principes de valorisation à l’œuvre dans l’industrie états-unienne où les « Awards » et le box-office apparaissent très corrélés [Ginsburgh, Weyers, 1999].
-
[14]
Léglise P. (1980), Le cinéma d’art et d’essai. Notes et études documentaires, Paris, La Documentation française.
-
[15]
Sur le modèle de l’« effet Saint-Matthieu » mis en évidence par Merton dans le domaine scientifique [Merton, 1968].
-
[16]
Mesurée au nombre d’articles dans la presse généraliste, spécialisée, simples recensions, articles de fond ou interviews.
-
[17]
L’ADRC (Agence pour le développement régional du Cinéma) créée au début des années 1980 pour corriger les déséquilibres de l’exploitation cinématographique édite des copies supplémentaires selon différents groupes de copies.
-
[18]
Art. cité, p. 115.
-
[19]
Puisque les données recueillies sur les parcours de films ne concernent que les films recommandés RD, rendant impossible la comparaison avec des films non recommandés mais distribués sur le même nombre de copies.
-
[20]
Que ces dispositions soient présentes au sein des mêmes agents ou chez différents agents réunis à la faveur de conjonctures propices.
-
[21]
La géographie du cinéma, Dossier du CNC, n° 312, septembre 2009, p. 10.
-
[22]
Données CNC (2008).
-
[23]
Chaque établissement du réseau s’appuie cependant sur la surface économique du groupe intégré MK2.
-
[24]
Les études du CNC [CNC, 2000 ; 2006] sur le public AE montrent ainsi une surreprésentation du public « CSP+ » (32,7 % contre 21,5 % dans le public du cinéma en général en 2005). Même s’il n’est pas fait explicitement référence au cinéma d’art et d’essai, on peut s’appuyer sur certains résultats de l’enquête 2008 sur Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, lorsque 17 % des cadres et professions intellectuelles supérieures déclarent apprécier La Vie des autres (classé AE mais non RD) contre 1 % des ouvriers.
-
[25]
Selon Weber, « les bénéficiaires de monopoles d’ordre affirment leur pouvoir contre le marché et le limitent, tandis que le monopoliste économique rationnel règne à travers le marché » [Weber, 1995].
-
[26]
Il faudrait ici nuancer, dans la mesure où les pratiques d’exposition des films ne sont pas tout à fait les mêmes entre UGC et MK2, les salles classées AE de ce dernier groupe offrant contrairement aux salles UGC des animations caractéristiques d’une salle « de qualité ».
-
[27]
Lorsqu’une salle estime être victime d’un refus systématique de location de copie par le distributeur (souvent contraint par le circuit présent sur la même zone de chalandise), elle peut solliciter le Médiateur du Cinéma (fonction créée en 1982) qui peut jouer un rôle de médiation simple ou, dans certains cas, imposer la transaction. En 2008, plus du tiers des saisines ont concerné la seule ville de Paris (Rapport d’activité 2009).
-
[28]
Et qui connectent en cela des scènes sociales hétérogènes [Zalio, 2007].
-
[29]
Delporte F. (2003), Une vie d’art et d’essais. Roger Diamantis et le Saint-André-des-Arts, Paris, La Dispute.
-
[30]
Recalé à la classe préparatoire à l’IDHEC (temple de la cinéphilie) proposée par Henri Agel au lycée Voltaire, il tente d’autres filières universitaires qu’il finit par abandonner.
-
[31]
Hormis certaines communes limitrophes de Paris (comme le « bas » Montreuil-sous-Bois) ou non (comme certaines zones résidentielles à Tremblay-en-France).
-
[32]
On pourrait penser à la politique d’excellence culturelle de certaines institutions, telles la Cinémathèque française, le Forum des Images ou Beaubourg, mais elles n’appartiennent pas à la catégorie des « salles commerciales » dans la nomenclature du CNC ; par ailleurs, elles diffusent plutôt des œuvres de patrimoine ou des films qui ne sont plus de première exclusivité (contrairement aux films de l’enquête réalisée).
-
[33]
En régie municipale directe, ou associatives subventionnées par les mairies.
-
[34]
C’est le cas, par exemple, du cinéma Méliès de Montreuil, racheté par la ville à UGC en 1985.
-
[35]
Indicateur important des chances de survie d’une entreprise culturelle [Greffe, Simonnet, 2010].
-
[36]
Mot d’ordre notamment inscrit sur les banderoles des défenseurs du Méliès lors du conflit avec UGC et MK2 en 2007-2010.
-
[37]
En « plein écran », c’est-à-dire à toutes les séances pour un écran de l’établissement.
-
[38]
À l’instar de la lecture d’un critique des Cahiers du Cinéma : « Des formes populaires de base (montage parallèle, suspense, duel, danse du ventre…) sont convoquées sans demi-mesure afin de faire accoucher le naturalisme d’autre chose : un archaïsme remontant jusqu’au mythe » (Stéphane Delorme, « La viande et le poisson », Cahiers du Cinéma, n° 630, janvier 2008, p. 14).
-
[39]
À l’issue de la projection de Paranoid Park à l’Espace 1789 de Saint-Ouen, un critique d’une revue spécialisée développe la thèse de la « construction cathédrale » du cinéma de Gus Van Sant en s’appuyant sur une analyse formelle de l’œuvre complétée par de nombreuses références à l’art cinématographique ainsi qu’à la philosophie.