1 – Introduction
1À l’heure où les secteurs culturels connaissent des mouvements de concentration et de rationalisation croissantes, qui tendent à les rapprocher de l’économie « standard », plusieurs poches de résistance à « l’économicisation » s’y sont développées au nom de l’autonomie des sphères culturelles. Si l’économie de la culture a élaboré depuis les années 1970 des concepts spécifiques pour analyser les secteurs culturels en intégrant leurs particularités [1] [Benghozi, Sagot-Duvauroux, 1994 ; Towse, 2006 ; Benhamou, 2010], elle ne peut expliquer l’existence de ces niches dans la mesure où elle sous-estime les mécanismes de croyance qui s’y manifestent par le déni de l’intérêt matériel à court terme, qui dessinent les contours d’une « économie à l’envers » [Bourdieu, 1992].
2Cet article propose de mettre en évidence l’importance de ces mécanismes à partir de l’analyse des discours et des pratiques d’une catégorie d’acteurs hétérodoxes, les éditeurs « critiques », qui illustrent de manière exemplaire certaines stratégies, tant choisies que subies, de contournement de la dimension économique dans les industries culturelles. Par éditeurs critiques sont désignées les structures indépendantes publiant dans le domaine des sciences humaines et des essais, animées par une conception politique (globalement de gauche) ou « engagée » de leur métier, dont la production se situe au carrefour des secteurs universitaire, militant et grand public (voir tableau). Apparues à partir de la fin des années 1980, au moment de la montée de la critique du néolibéralisme, ces maisons s’inscrivent dans une économie extrêmement précaire, mais à forte portée symbolique. À cheval sur plusieurs taxinomies professionnelles, elles forment un espace éditorial flou qui se caractérise par des degrés variables de professionnalisme, d’engagement politique et d’exigence intellectuelle [2].
3Comment ces éditeurs parviennent-ils à composer avec le marché sans perdre leur légitimité symbolique ? Comment procèdent-ils pour mettre leur pratique en accord avec leurs idées ? Nous nous interrogerons tout d’abord sur les raisons pour lesquelles l’édition constitue, dans certaines franges, un domaine particulièrement favorable à la critique de « l’économicisation générale des biens singuliers » [Karpik, 2007], qui se manifeste dans les discours de présentation et les mises en scène de l’identité des éditeurs étudiés. Nous nous intéresserons ensuite aux conditions de possibilité de la mise à distance de la dimension marchande dans la pratique des éditeurs à partir de l’analyse de quelques cas idéal-typiques, et à ses inévitables contradictions.
Méthodologie
La population retenue est composée de trente-trois maisons d’édition créées entre 1985 et 2005, qui ont pour point commun de publier majoritairement des textes non fictionnels, d’être économiquement indépendantes (absence de participation extérieure au capital ou de filiale de groupe), et d’être diffusées sur l’ensemble du territoire français. Ces maisons publient entre un et quarante titres par an et réalisent un chiffre d’affaires annuel compris entre 15 000 et 500 000 euros. Leurs effectifs vont de une à six personnes, la grande majorité fonctionnant sans salarié. Près de la moitié est diffusée de manière professionnelle, seule une petite minorité étant auto-diffusée. Il s’agit par conséquent d’une nébuleuse rassemblant des associations relativement marginales (pour un quart) mais aussi des petites entreprises professionnalisées. Leur production est diversifiée, qui va des témoignages aux analyses théoriques, des enquêtes aux essais d’actualité en passant par la réédition de classiques politiques.
2 – Le livre, un bien « pas comme les autres » ?
2.1 – Éléments d’explication
4L’édition est sans doute le secteur culturel, avec le cinéma, le plus travaillé par la critique de la diffusion d’une vision économique, et celui dont les transformations suscitent les réactions les plus passionnées, tout au moins en France [3]. Plusieurs faisceaux explicatifs, qui ont trait aux caractéristiques intrinsèques du livre, à la force historique de certaines croyances, ainsi qu’aux aspects structurels du marché du livre, permettent d’éclairer ce phénomène. L’édition, comme la plupart des industries culturelles, se caractérise par une identité « double », marquée par une forte dimension symbolique (les livres sont des idées, des contenus symboliques) et commerciale (ce sont également des supports matériels reproductibles destinés à la vente). Par rapport à un secteur comme le cinéma, où les investissements et les enjeux économiques sont très élevés, elle peut plus facilement jouer d’une certaine ambiguïté entre ces deux dimensions et maintenir un idéal de non-compromission avec la logique commerciale [4] [Duval, 2006]. Cette dualité trouve son prolongement dans la figure de l’éditeur, à la fois artiste et marchand, homme de l’art et de l’argent [Bourdieu, 1992]. L’équilibre entre ces deux dimensions fondamentales, typiques des intermédiaires culturels et présentes dès les origines de l’édition [Martin, Febvre, 1958], est par définition précaire ; Pierre Bourdieu parle à cet égard de la nécessité de « concilier l’inconciliable ».
5Ceci explique que l’édition soit protégée, particulièrement au pôle de production restreinte [5], par une croyance dans la spécificité du livre en tant qu’objet symbolique singulier. Cette croyance est relayée par les dispositions des acteurs engagés dans cette activité, ainsi que par l’existence de complexes culturels (critiques, journalistes, associations) faisant contrepoids à la logique de rentabilité à court terme [Karpik, 2007]. L’accélération du processus de concentration capitalistique s’est ainsi accompagnée de prises de position alarmistes d’une frange de la profession, sur laquelle s’est particulièrement bien greffé le discours des éditeurs à l’identité critique [6]. Les manifestations, salons professionnels [7] et groupements d’éditeurs qui se sont développés depuis les années 1990 ont contribué à la formation d’un espace spécifique avec ses instances de diffusion et ses grandes figures de référence. La croyance fondatrice dans la spécificité du livre s’incarne notamment dans la figure de l’éditeur, nimbée d’un grand prestige social. Ce dernier est valorisé en tant que découvreur audacieux et visionnaire, et son rôle au pôle le plus autonome va bien au-delà de la définition coutumière de filtre ou de gatekeeper [Coser et al., 1982]. La mythologie du « grand éditeur » s’enracine dans des noms emblématiques (Jérôme Lindon, François Maspero), et dans une certaine représentation de la France comme patrie des intellectuels et de l’engagement [Casanova, 1999]. Un portrait de l’éditeur américain André Schiffrin, paru dans le journal Le Monde, est représentatif des discours véhiculant une vision romantisée de l’éditeur, très éloignée de l’univers marchand :
« André Schiffrin reste avant tout un résistant, quelqu’un qui refuse de rendre les armes devant l’indigence de la pensée, la trahison des clercs, les outrances du marché et la “concentration suicidaire” qui, selon lui, torpille l’édition et les médias. »
7Ce socle culturel, pour puissant qu’il soit, suppose le relais des dispositifs institutionnels existant en France depuis les débuts de la Ve République. L’État assure en effet le cadre législatif et économique indispensable à des projets éditoriaux de diffusion restreinte aux profits différés, qui seraient intenables laissés à la seule logique du marché, et dont la pierre angulaire est la loi sur le prix unique du livre de 1981 [8]. La justification de l’intervention publique repose à la fois sur des arguments économiques – la nature spécifique des livres, biens d’expérience s’inscrivant dans un cycle économique long et soumis à une incertitude fondamentale quant à leurs débouchés [Caves, 2000 ; Canoy et al., 2006] – et sur des arguments d’ordre politique et culturel, les livres publiés participant à la construction des identités culturelles et nationales. Le Centre national du livre est l’un des pivots du dispositif grâce à une politique active de prêts sans intérêt aux éditeurs, de subventions à la traduction ou de soutien à des projets d’envergure. Plusieurs conseils régionaux ont également développé des politiques de soutien aux éditeurs, comme la région Île-de-France [9]. Ces aides sont cruciales pour l’économie de la petite édition, bien que les bénéficiaires soient peu enclins à les évoquer [10]. Une réticence qui reflète le rapport ambivalent entretenu avec la puissance publique, entre demande de protection face à la logique de marché et refus de toute intervention au nom de l’indépendance éditoriale.
8Une des conséquences de la politique publique du livre a été le maintien d’un réseau de librairies indépendantes qui constitue, malgré un effritement constant, le premier canal de vente de détail en France avec 45 % du marché [11]. Le discours de ces libraires présente des affinités avec celui des petits éditeurs, en particulier dans la dénonciation de la fausse abondance du marché et de la rotation trop rapide des titres [12]. Les débats et rencontres organisés lors de parutions d’ouvrages sont l’occasion de célébrer une communauté de situation et de vision, mais aussi d’accéder aux lecteurs, et de compenser en partie la faiblesse de l’écho médiatique dont bénéficient généralement leurs titres [Noël, 2010]. Les éditeurs critiques peuvent également s’appuyer sur des réseaux associatifs ou militants. C’est le cas de Syllepse, dont plusieurs collections sont animées par des syndicats comme la Fédération syndicale unitaire (FSU) ou des organismes comme la Fondation Copernic. Ces canaux alternatifs permettent des apports de trésorerie appréciés dans le cas de livres préachetés. S’ils ne constituent qu’un apport d’appoint dans la commercialisation de leur production, ils contribuent à un modèle alternatif en affinité avec l’identité des ouvrages publiés.
9Cette conjonction de facteurs culturels et institutionnels explique le développement d’une frange de maisons d’édition indépendantes mobilisant un discours opposé à « l’économicisation », dont nous allons maintenant analyser les principaux ressorts théoriques.
2.2 – Esquisse de généalogie des discours
10L’opposition entre la sphère du marché et la sphère de la culture est un thème ancien de la littérature, notamment à travers le motif de la prostitution de l’art, Voltaire plaçant « la malheureuse espèce qui écrit pour vivre » à un niveau social en dessous des prostituées [Darnton, 1983]. À la fin du xixe siècle, l’avant-garde littéraire se pose en incarnation des valeurs intellectuelles contre la corruption par l’argent et les compromissions, et en défenseur des justes causes [Charle, 1990]. Dans le champ scientifique, les premières formulations théoriques de l’opposition entre culture et économie remontent à Marx et à Simmel. Mais c’est surtout Adorno et Horkheimer [1947] qui popularisent l’idée selon laquelle l’art se dégrade et perd son caractère propre dès qu’il est mis sur le marché et est l’objet d’une quête d’utilité. Le thème de l’aliénation de l’œuvre d’art à l’ère de la reproduction technique développé par Benjamin [1955] s’inspire d’une même vision élitiste fondée sur les notions kantiennes d’authenticité et d’unicité. Karpik rappelle que les « singularités », c’est-à-dire les biens uniques et incommensurables qui ignorent le prix comme mécanisme de fixation de la valeur, sont confrontées selon ce schéma historique à la pression incessante du marché, et à l’extension de la calculabilité à tous les domaines de l’existence [Karpik, 2007]. Ils ne peuvent conserver leur spécificité que du fait de leur inscription dans des « enclaves » protégées par la puissance publique [13].
11On retrouve ces thèmes chez plusieurs éditeurs proches du situationnisme, qui mobilisent un discours typique de la critique artiste du capitalisme comme source de désenchantement de l’existence et d’aliénation [Boltanski, Chiapello, 1999]. Ils ont en commun une perception défensive de l’évolution de l’édition en tant que sphère culturelle de plus en plus inféodée aux normes économiques, perdant de ce fait sa valeur et sa signification profondes. La marchandisation et la standardisation de la production sont déplorées dans la mesure où elles conduisent à un nivellement généralisé (« Des textes prêts-à-penser fabriqués et servis à la chaîne par les industriels de l’édition », comme le formule un éditeur). La montée en puissance de conglomérats imposant des méthodes de gestion incompatibles avec le cycle lent des livres, dans l’unique objectif de faire progresser leurs marges, est considérée comme la cause de ces évolutions néfastes et, d’une certaine façon, contre nature. Ces thèses s’inscrivent dans la droite ligne de la critique des industries culturelles développée par l’École de Francfort, mais aussi par l’Internationale situationniste au travers de la dénonciation du conformisme et de l’inauthenticité de la société de consommation massifiée. Ainsi cet éditeur qui se présente sur son site :
« Une structure éditoriale indépendante des groupes monopolistes qui phagocytent et tuent à petit feu l’édition en transformant connaissances et œuvres en produits. Des phrases qui donnent à penser dans cette civilisation du loisir et du divertissement permanent. Des livres qui vivent, durent, s’installent et poursuivent une histoire, à l’époque du culte de l’instant présent qui ordonne le passé en un vaste réservoir à musées et commémorations. Des écrits pour abolir l’objet éphémère de la pure consommation et retrouver l’objet singulier, relié et porteur de sens qui permet à la vie de dépasser le stade de la survie [14]. »
13Un second argumentaire, moins radical et caractéristique des éditeurs les moins politisés, s’articule autour du thème de la défense de la diversité culturelle, qui a été mobilisé par le mouvement altermondialiste dans les années 1990. La demande de préserver la diversité des « écosystèmes culturels » au bénéfice des générations présentes et futures, à partir d’un parallèle avec le domaine du vivant, a été consacrée par l’Unesco en 2001. Reprise dans le domaine éditorial sous le terme de « bibliodiversité », elle souligne la nécessaire diversité des productions éditoriales, en tant qu’œuvres de l’esprit [15]. On en trouve une illustration dans la présentation des Éditions Homnisphères :
« Dans le monde en général, en France en particulier, les logiques de concentration dans les secteurs de la culture, de la communication et des médias se sont accélérées ces dernières années. Ces logiques menacent la diversité des formes d’expression et la production culturelle indépendante. La diffusion des œuvres de l’esprit suit ainsi une logique de marché uniforme, dans laquelle prédominent des produits standardisés et la préoccupation d’une rentabilité à court terme [16]. »
15Enfin, la dimension politique est inextricablement mêlée à ces arguments culturels, avec l’affirmation de la vocation des livres à nourrir le débat en société, et plus spécifiquement la résistance contre « l’ordre dominant ». Les livres se voient dans cette optique assigner un rôle d’émancipation central. Ils sont, comme le dit le responsable des éditions La Fabrique, « les plus puissants des outils de subversion [17] ». Les éditeurs critiques sont par conséquent animés par une croyance rationaliste dans la puissance des mots, et particulièrement dans le caractère intrinsèquement subversif de l’écrit. Les thèses défendues par les auteurs publiés sont dans cette optique des ressources intellectuelles et de véritables armes symboliques dans le combat contre l’édition « marchandisée », qu’il s’agisse de la critique des médias développée par Kraus, Chomsky et Bourdieu, des rééditions de classiques révolutionnaires, ou de la remise en cause de l’ordre néolibéral développée par de nombreux auteurs de leurs catalogues. Plus précisément, plusieurs ouvrages dénonçant la concentration capitalistique dans l’édition ont contribué à l’élaboration d’un corpus théorique de référence. Le plus célèbre est L’édition sans éditeurs d’André Schiffrin, publié par La Fabrique en 1999. L’auteur y stigmatise une édition passée aux mains de conglomérats aux exigences de profit incompatibles avec la réalité du métier d’éditeur. Cette thèse, prolongée par deux autres écrits en 2005 et 2010, a rencontré un large écho en France, où elle venait conforter les craintes de nombreux acteurs.
16Ces thèmes sont déclinés de multiples façons sur les catalogues et les sites Internet, dans les témoignages et analyses produits par les éditeurs, qui mettent ainsi en scène la prééminence accordée à l’ordre symbolique sur l’ordre marchand. Reste à comprendre comment de telles positions prennent forme dans les pratiques, et quels sont les moyens déployés par les éditeurs pour concilier la dimension commerçante et intellectuelle de leur activité, qui donne lieu à une multitude de positionnements différentiels.
3 – Une (tentative de) mise à distance de la dimension économique
17Les professions intellectuelles se distinguent par la mise en avant du désintéressement qui les anime ou, ce qui revient au même, de leur intérêt pour les choses spirituelles (le monde des idées, ou de l’art) [18]. Les éditeurs critiques ne dérogent généralement pas à cette règle. Ils ont tendance à valoriser la dimension strictement intellectuelle de leur pratique et à n’évoquer qu’avec une certaine réticence les données économiques concrètes (chiffre d’affaires, données quantifiables en général), sur lesquelles ils cultivent un flou parfois déroutant [19]. Le maintien d’une distance à la nécessité, à la trivialité de la vie quotidienne, caractéristique des sphères culturelles, est ici très affirmé. Une éditrice, interrogée sur le fléchissement de son chiffre d’affaires, le commente de la façon suivante : « Ce n’est pas un problème pour nous, on n’est pas dans la rationalisation économique. » Plus ironique, un éditeur à qui était demandé lequel de ses titres s’était le mieux vendu : « Je ne sais pas. Je suis un très mauvais éditeur, je ne sais pas compter », révélant un sens aigu de la mise en scène de son désintéressement, sans doute favorisé par le fait que, comme il l’ajoute peu après, « l’argent n’est pas un problème ». Dans son esprit, être un « bon éditeur » consiste justement à ne pas s’abaisser à compter, les « épiciers », incarnation de la mesquinerie comptable, étant un repoussoir fréquemment évoqué. Dans l’espace des biens intellectuels, ce type de discours ouvre droit à des gratifications symboliques (réputation d’exigence, de non-compromission…) et devient par conséquent un enjeu entre les différents acteurs en présence qui se rappellent mutuellement à l’ordre.
18Le récit proposé par le fondateur des éditions Les Arènes sur les conditions de création de sa maison [20] fournit une illustration exemplaire de mise en scène de la précarité, du désintéressement, et d’inversion des valeurs par un nouvel entrant. Le propos consiste à transformer ce qui pourrait apparaître, du point de vue de la rationalité économique, comme des éléments rédhibitoires (manque de moyens, amateurisme, prise de risque inconsidérée…) en vertus et indicateurs d’audace. Revivifier les croyances fondamentales du champ permet de perpétuer le mythe, et de renvoyer les éditeurs « installés » dans le camp du conservatisme et de la frilosité. Tout le récit est construit autour de la notion d’improvisation, de « coup de tête » au nom d’une nécessité impérieuse (« Tout s’est passé dans l’urgence, en juin 1997, de manière clandestine et bricolée, comme un anti-manuel d’économie » ; « J’ai trouvé le nom de la maison d’édition sur la plaque de ma rue »). Les obstacles les plus importants, notamment signer avec un diffuseur, sont aisément balayés, trouvant une solution relevant presque du merveilleux : un nom est trouvé dans l’annuaire (le hasard), le directeur le reçoit le soir même (à la veille de partir en vacances) et donne une réponse favorable huit jours plus tard. La précarité financière de l’aventure en est l’élément central, qui lui confère sa véritable valeur et situe la maison d’édition du côté positif du champ éditorial : celui des « petits », dépourvus de moyens et de connexions avec le monde des affaires (« J’ai commencé l’aventure dans une chambre de bonne de 6 m2, avec moins de 8 000 € en poche. Sans actionnaires, sans prêt bancaire »). Une position « iconoclaste » qui s’accorde bien avec les ouvrages publiés – des enquêtes-révélations comme celle de Denis Robert sur l’affaire Clearstream [21].
3.1 – L’économie subordonnée
19En poussant à son terme la logique de l’art pour l’art selon laquelle la valeur d’une œuvre est irréductible à sa valeur marchande, la faible diffusion des livres publiés peut devenir une ressource dans la revendication d’appartenance au pôle de la production restreinte. Un éditeur affirme ainsi développer une production « à fort rendement politique et à faible rendement économique », les deux étant implicitement présentés comme mutuellement exclusifs. D’une manière générale, l’accusation de « faire des coups », et donc de viser le grand public plutôt que de publier de « vrais » ouvrages de réflexion, est une des armes les plus fréquemment utilisées pour se démarquer de ses concurrents. Cette « règle » souffre pourtant des exceptions dans la mesure où réussite commerciale et engagement critique peuvent aller de pair. La rentabilité immédiate n’est jamais absente, même au pôle d’avant-garde, qui sait mettre en œuvre une « logique mixte » permettant de concilier production à court et à long terme [Simonin, 2004]. Certaines formes de capital symbolique peuvent se convertir relativement rapidement en capital économique – il suffit de songer aux auteurs du champ critique aux ventes presque assurées, tels que Noam Chomsky. L’opposition stricte entre ces deux ordres de valeur a pourtant tout intérêt à être rappelée en tant que croyance partagée, qui permet de justifier le maintien de pans de l’activité peu lucratifs.
20Ce qui est en jeu dans ce petit univers d’interconnaissance est la définition légitime de l’éditeur critique, et il est essentiel de montrer que les critères économiques ne sont pas une fin en soi, à laquelle seraient subordonnés les objectifs intellectuels et politiques. Ils sont certes un moyen sur lequel il est difficile de faire l’impasse, mais sous réserve de « ne pas inféoder l’activité à des critères marchands ». Cette hiérarchie est rappelée de manière appuyée par une maison d’édition comme Agone, au statut associatif, créée à Marseille en 1997, qui mêle dans son catalogue ouvrages militants et savants. Devenue un acteur relativement important avec six salariés et une production de près de vingt titres par an, elle risque plus que d’autres d’être suspectée de s’éloigner de la pureté de ses origines. Il est par conséquent particulièrement important pour ses animateurs d’insister sur l’ordre des priorités :
« Contre les prétendues nécessités du compromis, le pari est de ne jamais publier un livre pour le seul motif de sa rentabilité, de ne pas choisir un auteur sur le seul critère de sa notoriété et de ne pas traiter un sujet en vertu de sa seule “actualité”. »
22Les contraintes de gestion sont présentées comme circonscrites à des moments précis, et subordonnées à des valeurs supérieures. De manière symptomatique, la faillite n’est pas présentée sous l’angle économique :
« Est-ce qu’à la fin de l’année on va boucler le budget, avoir un chiffre d’affaires progressif, etc. ? Cette partie-là, elle est foncièrement indexée à tellement d’autres choses que ça passe bien après. À la limite, ça va avoir lieu quand le comptable débarque. À ce moment-là, oui, probablement, je suis un chef d’entreprise, mais c’est le seul moment. Le reste du temps, ce dont je m’occupe c’est, est-ce que la ligne éditoriale est assurée, est-ce que tel bouquin la conforte. […] La première faillite, elle va être sur l’organisation propre de la maison d’édition et sur la cohérence interne politique et intellectuelle des titres. Et à la limite […] si on doit sacrifier ça pour rendre la maison rentable, ce sera ça, la faillite. »
24Mais si les éditeurs critiques ont tendance à euphémiser la dimension commerciale, ils ne peuvent pas totalement la nier. Dans les entretiens, plusieurs la réintroduisent spontanément, se glissant dans un pragmatisme de « petit entrepreneur » pour évoquer leur pratique au quotidien. Comme le souligne une éditrice développant une production peu politisée :
« Si c’était tout le temps déficitaire, j’arrêterais. Je n’ai pas les moyens, je suis un éditeur indépendant, je n’ai pas de fortune personnelle, je n’ai pas de mécène. Donc il faut vivre de ce qu’on produit. On est dans la vérité absolue de ce qu’on produit. »
26La petite taille des structures empêche la division des tâches et des responsabilités entre éditeur et gestionnaire, entre principe artistique et principe économique, qui est un schème d’organisation classique des entreprises culturelles [Chiapello, 1998]. Le responsable se doit de cumuler ces deux fonctions et d’intérioriser des contraintes souvent contradictoires afin de maintenir la viabilité de son projet. Dans leur pratique quotidienne, les éditeurs limitent de manière drastique leurs coûts fixes, faisant preuve d’une grande polyvalence : « On fait tout en interne, le travail de maquette, la mise en pages, la correction, on ne sous-traite rien », note un éditeur parisien qui est parvenu à dégager deux salaires après plusieurs années d’existence, et déclare amortir ses ouvrages autour de 400 exemplaires vendus. Les travaux de relecture, de traduction sont le plus souvent réalisés par des proches, ou grâce à diverses « combines » (emplois aidés, stagiaires), ce qui permet de maintenir des seuils de rentabilité très bas [22]. Devant les difficultés de diffusion, certains ont débuté en faisant eux-mêmes la tournée des librairies. Et si la signature d’un contrat de caractère commercial avec les auteurs est presque toujours la règle, le versement de droits d’auteurs demeure souvent virtuel, du fait des faibles ventes dégagées [23]. Cette forme d’« économie parallèle » marquée par le dénuement permet à la majorité d’entre eux de ne pas perdre d’argent, à défaut d’en gagner. De là découle, paradoxalement, une attention très pointilleuse à la gestion quotidienne, au suivi des titres, les risques de dérapage étant toujours présents : « On fait très attention sur tout, on contrôle tous les coûts », déclare l’un d’eux. La fragilité financière se traduit en effet par un nombre important de faillites ou de rachats et par une grande vulnérabilité aux sanctions commerciales [24]. Toute la difficulté consiste par conséquent à concilier une conception « haute » du métier, sans concession aux valeurs du marché, tout en s’assurant une installation pérenne dans le champ éditorial, c’est-à-dire, malgré tout, un volume de ventes correct.
3.2 – Ascèse et auto-exploitation
27Dans ces conditions, le travail tend à être vécu sur le mode vocationnel et ascétique. Il est perçu comme d’autant plus valorisant qu’il est déconnecté des profits économiques, selon la logique du don [Mauss, 1950]. En effet, « ce qui est central dans la notion de travail “de vocation”, c’est l’idée que son exécution n’obéit pas au désir ou au besoin d’un gain matériel » [Freidson, 1986]. Tel cet éditeur débutant évoquant un confrère plus chevronné :
« C’est un sacerdoce, il y a consacré vraiment sa vie. Je sais qu’il se paie une misère, il est salarié au SMIC je crois. Je trouve que c’est un parcours remarquable, c’est un type que j’admire. »
29De manière caractéristique, l’auto-exploitation est perçue par certains comme un signe d’élection, comme un gage de dévouement sur le modèle de l’art. Elle est compensée par les profits symboliques associés au statut d’intellectuel engagé et à la « passion » inhérente au métier [Moati, 1992]. Une salariée d’une structure associative militante exprime clairement les contradictions liées à ce niveau d’investissement, où l’intériorisation des contraintes joue un rôle essentiel :
« Moi je suis à 1 500 € parce que je suis plus âgée [40 ans] et que j’ai un enfant. On essaie de peser le moins possible sur la structure, le fric on le gère ensemble. […] C’est dur avec les nouveaux salariés, c’est vrai que s’ils travaillent moins que nous, ça va m’énerver. En même temps, ils nous apprennent un rapport plus sain au travail. On a peut-être à apprendre de ce côté-là. Nous, c’est de l’auto-exploitation manifeste. »
31Tous ne parviennent cependant pas à tenir sur la durée, et rejoindre une structure plus importante assurant un minimum de moyens financiers peut être un compromis acceptable. Un jeune Parisien, qui a longtemps travaillé pour des éditeurs et des journaux alternatifs :
« Le principe de réalité s’impose à vous, quand vous ne pouvez pas payer votre loyer, vous payer à bouffer, que dans votre couple il y a un très net déséquilibre entre les contributeurs. Moi à un moment je me suis dit, ok, on oublie tout, on verra si on peut y revenir un jour […]. »
33Le motif de l’exploitation est un point aveugle de l’activité de ces éditeurs, qui ont d’autant plus tendance à l’occulter qu’elle est en contradiction avec les principes éthiques qu’ils défendent et qu’elle les renvoie aux pratiques des « grosses » structures contre lesquelles ils se définissent. Le travail est de ce fait souvent érigé en idéal enchanté, intériorisé comme réalisation de soi, et ne souffre plus de limites ; il est présenté comme une activité permanente de curiosité et d’ouverture au monde. Seule la confusion entre temps de travail et temps de loisirs permet le maintien de tels modes de fonctionnement, qui seraient inimaginables dans des emplois « classiques ». Le rejet de la routine avec tout ce qui lui est associé de « sclérosant » et d’évocateur de la vie bourgeoise est typique de l’ethos de l’artiste bohème cultivé par les milieux intellectuels [Seigel, 1991]. Le schème de la vocation, et particulièrement de la vocation au métier (Beruf) analysée par Max Weber est un moyen extrêmement efficace d’intérioriser une exploitation vécue comme un libre choix. Le récit que fait Éric Hazan de « l’atmosphère exceptionnelle » qui régnait aux éditions Hazan avant le rachat par Hachette reflète bien cette utopie de travail-passion qui serait le rêve de toute entreprise puisqu’elle produit des gens qui s’investissent au point de ne plus être malades et de travailler sans limite d’horaire :
« Aux éditions Hazan nous avions créé – je dis « nous » parce que c’était une affaire d’équipe – une atmosphère exceptionnelle. Ceux qui sont partis ailleurs après le rachat de la maison m’ont confirmé qu’il s’était produit là, durant des années, quelque chose d’unique. La preuve, c’est que le taux d’absentéisme était de zéro : quand les gens étaient malades, ils venaient quand même travailler. Il n’y avait pas d’horaire fixe mais le soir, à 7 ou 8 heures, on trouvait encore deux ou trois membres de l’équipe qui planchaient sur une maquette, des épreuves. Et le samedi aussi. »
35On peut voir dans ce phénomène une illustration de l’extension du statut et des valeurs artistiques à l’ensemble de l’économie, dans la mesure où ils représentent l’envers du travail aliéné, souvent associé au salariat classique [Menger, 2002]. Un statut défini par l’autonomie, l’individualité, la souplesse, l’affranchissement des normes et des hiérarchies professionnelles, la qualité du contenu, bref un nouvel idéal de travail qualifié à forte valeur ajoutée, notamment pour la bourgeoisie intellectuelle. La précarité, sous une forme élective, en vient à devenir l’horizon normal, voire souhaitable d’un travail « enrichissant », comme l’exprime un éditeur parisien :
« Se mettre en danger matériellement, ça peut conduire à une certaine acuité dans les choix éditoriaux […] plutôt que d’être confortablement installé derrière un bureau, avec un salaire qui tombe tous les mois. »
37Il faut rappeler que consacrer son existence aux idées n’est réalisable que dans les milieux sociaux privilégiés [Bourdieu, 1991], qui fournissent les ressources indispensables au maintien d’une activité ne dégageant aucun revenu pendant plusieurs années : local, apports financiers, soutien logistique. Le fait que plus de la moitié (60 % de l’échantillon) des éditeurs soient issus des classes supérieures n’est donc pas surprenant. En effet, s’il réussit à développer sa production avec une quinzaine de titres par an, un éditeur parvient au mieux à dégager un demi-SMIC au bout de deux ou trois ans. Il se voit donc contraint de maintenir un travail alimentaire en parallèle – graphisme, enseignement, traduction le plus souvent – et il n’est pas rare qu’une contribution financière soit en plus nécessaire pour couvrir certains frais de fonctionnement. Cette situation est proche de celle des artistes, pour lesquels occupations principale (leur art) et secondaire se mêlent étroitement [Benghozi, Moire, 1986 ; Moulin, 1992]. Par conséquent, rares sont les éditeurs qui parviennent à vivre de leur activité. Lorsqu’un revenu est dégagé, il permet parfois tout juste de « payer les cigarettes et les vacances ». Les statuts intermédiaires, peu stabilisés, sont donc majoritaires, comme les personnes bénéficiant d’allocations Assedic, les retraités, ou encore celles qui peuvent s’appuyer sur des ressources familiales.
3.3 – L’enjeu de la professionnalisation
38« En vivre » ou « ne pas en vivre » sont les deux termes opposés d’une même problématique, deux choix possibles pour maintenir une position indépendante. La première option a pour ambition de prouver qu’une politique éditoriale exigeante est économiquement viable, et peut être menée de manière autonome (si l’on fait abstraction des aides publiques), en étant plus qu’un simple hobby. Elle implique une normalisation des pratiques à moyen terme et se traduit souvent par l’abandon du statut associatif pour celui de SARL pour « gagner en crédibilité ». C’est une position délicate étant donné les contraintes inhérentes à l’activité éditoriale qui se caractérise par un cycle long et une structure de coûts particulière (coûts fixes élevés et coûts variables faibles) qui entraînent des besoins de trésorerie importants [25]. La seconde position s’inscrit au contraire dans une optique volontairement dilettante sur le plan économique, rejetant la dimension commerciale du métier pour mieux en souligner la gratuité. La professionnalisation est vécue comme une compromission avec l’institution, une rupture avec la bohème. Demeurer « à la marge » apparaît comme le seul moyen d’échapper aux contraintes du marché, un volume de production accru impliquant d’embaucher, de s’endetter, etc. Comme le résume une éditrice : « Il faut rester petit pour être libre. » La modestie des objectifs reflète l’intériorisation des contraintes du champ, dans lequel seules des positions périphériques et précaires sont envisageables pour les petites structures qui se définissent comme perpétuellement « sur le fil du rasoir ». Le refus du développement, associé au reniement de leurs valeurs et à la perte de contrôle de leur outil, est très répandu [26]. Le fondateur de La Fabrique considère ainsi ne devoir sa survie qu’au maintien d’une structure minimaliste :
« Je ne vise pas du tout le développement. C’est un cercle infernal. […] Trouver un investisseur, c’est perdre son indépendance. Trouver un banquier sympa, deux banquiers sympas, c’est perdre son indépendance. »
40Ce type de position contribue à réactiver la tension récurrente dans le travail intellectuel entre mode vocationnel et mode professionnel, et à brouiller la frontière entre pratique amateur et professionnelle, qui représente un enjeu crucial. La frontière mouvante entre ces deux pratiques relève en effet d’une double dimension : celle du revenu et celle de la compétence technique [Weber, Lamy, 1999 ; Poliak, 2006]. Étant généralement démunis sur le premier point, il est essentiel pour les éditeurs de s’affirmer sur le second, en mettant en valeur leur compétence spécifique. Ils sont de fait contraints d’affirmer leur identité sur deux fronts distincts : celui qui les oppose aux grands éditeurs, par rapport auxquels ils doivent faire preuve d’un « supplément d’âme », et celui qui doit les démarquer des amateurs, qui ne font pas de « vrai travail éditorial ». D’où une position de prise en tenaille assez inconfortable, qui les contraint à des redéfinitions permanentes.
41La valorisation du perfectionnisme ainsi que d’un savoir-faire artisanal idéalisé – soin apporté aux textes comme à la fabrication des ouvrages, qualité humaine des relations avec les auteurs – sont des motifs récurrents, qui s’inscrivent dans une stratégie de distinction du « petit contre le gros ». La dimension laborieuse devient ainsi un élément valorisant, symbole d’authenticité, à l’opposé des « coups » superficiels. Le principe de lenteur est réactivé contre la fuite en avant censée caractériser les « grosses machines sans âme », qui traitent les textes et les auteurs comme des produits sans qualités. Ne faire que « les livres qu’on a envie de faire, en les faisant bien, en prenant le temps de les faire » vient s’opposer à la surproduction, et à la trop grande rapidité des rotations. Une éditrice parisienne :
« En général, nos auteurs sont assez surpris. Ils nous disent : plus personne ne travaille comme ça ! On reprend tout : le fond, la forme, le vocabulaire, tout. Ils apprécient énormément, c’est la preuve qu’on s’intéresse à ce qu’ils font. »
43L’appareil d’accompagnement des textes est généralement soigné, les notes, commentaires et préfaces venant nourrir une conception exigeante du rôle de l’éditeur. Ces efforts participent d’une forme d’ethos artisanal qui se manifeste par l’amour de « la belle ouvrage » et la fierté du travail soigné, non dénué de romantisme. L’ouvrier typographe constitue ainsi une figure d’identification forte qui renvoie à un idéal de maîtrise de l’ensemble de la chaîne du livre. La distinction par le caractère unique, singulier de l’objet-livre dans sa dimension matérielle et esthétique, au-delà du texte qu’il abrite, s’exprime dans le choix du papier, de la typographie, de la couverture. Dans les cas les plus poussés de « culte de la forme », cette pulsion de distinction conduit à refuser la composition informatique des textes et la PAO au profit de la typographie au plomb.
3.4 – Une position alternative radicale
44Les éditeurs critiques faisant le choix du non-développement présentent des caractéristiques homogènes : généralement de statut associatif, ils sont peu insérés dans le marché du fait de structures de diffusion alternatives, n’entretiennent pas de relations avec la puissance publique, et n’ont que rarement accès aux auteurs prestigieux. Vivant d’activités annexes, ils ne conçoivent leur activité éditoriale que comme dégagée de toute considération économique, la dimension politique se voyant renforcée par le désintéressement financier. Un bon exemple est fourni par L’Insomniaque, une maison d’inspiration libertaire animée par un collectif [27]. Une forme de coquetterie est perceptible dans la distance affichée pour les considérations monétaires :
« En principe, les ressources permettent de faire les livres suivants mais en fait cela ne suffit pas toujours, donc chacun y est de sa poche. Non seulement c’est une entreprise qui ne nous rapporte pas, mais qui en plus nous coûte de l’argent ! »
46Le caractère amateur et gratuit du travail éditorial est revendiqué, perçu comme un gage de liberté, dessinant les contours d’une position de dilettante engagé – « ce qu’on fait, c’est du dilettantisme au sens positif du terme ». C’est une manière d’affirmer un idéal où « la passion serait l’unique raison d’être du livre [28] ». L’activité éditoriale est ici clairement assimilable à une « identité seconde » dans laquelle les individus s’investissent d’autant plus fortement qu’elle leur assure des ressources symboliques importantes [Weber, Lamy, 1999]. Les animateurs de L’Insomniaque vivent tous d’activités « alimentaires », le plus souvent en indépendants, réalisant qui des travaux de graphisme, qui des traductions pour d’autres éditeurs. Le parallèle avec les formes de militance se structurant autour de l’idée de « faire de la politique autrement », comme chez Attac, est ici frappant. Ce type de position permet de se maintenir à la marge du champ, faute de ressources ou de dispositions nécessaires pour y accéder, en constituant un « simili-champ », doté de propriétés distinctes mais aussi de « jeux, d’enjeux et de croyances apparentés à ceux du champ […] » [Poliak, 2008, p. 78]. C’est un espace d’engagement gratifiant permettant de faire de l’édition hors des sphères professionnelles, tout en devant sans cesse se situer par rapport à celles-ci.
47L’Insomniaque a pour projet de développer un modèle alternatif radical visant à « dépasser la division du travail » en « transgressant les règles marchandes » : refus du salariat et de la hiérarchie (c’est un collectif), mais aussi du profit et des subventions publiques, perçus comme les deux revers d’une même médaille. Le retrait de la sphère marchande se traduit notamment par le choix de vendre les livres à faible prix, et même de donner une bonne partie de la production, dans un objectif de diffusion maximale des ouvrages. Le fonctionnement « normal » d’une maison d’édition est ainsi assimilé à celui d’une maison close, reprenant l’association classique entre commerce et prostitution :
« Nous, de toute façon, un bon tiers de notre production, on la donne. On est une association à but non lucratif, on critique le commerce, on en fait parce que sinon nos livres n’auraient aucune visibilité, mais dès qu’on a la possibilité matérielle d’y échapper, ça devient une exigence morale. »
49Cette posture représente certes un cas limite, mais elle exerce des effets réels dans le champ. Les éditeurs critiques faisant le choix de la professionnalisation se trouvent confrontés à ce modèle de déni économique, avec l’obligation plus ou moins tacite pour eux de se justifier sur ce point. On en trouve des traces dans leur discours, en particulier lorsqu’ils valorisent un rapport hiérarchique enchanté, dégagé de toute forme d’autorité, puisant dans les pratiques autogestionnaires des années 1970. Ou lorsqu’ils euphémisent leur rôle de chef d’entreprise, ce qui leur permet de maintenir l’activité dans une sphère malgré tout protégée, marquée par l’utopie et l’égalité. Ainsi ce jeune éditeur parisien qui souhaite se développer sans verser dans le rôle déprécié de patron :
« Idéalement, j’aimerais travailler avec deux ou trois personnes qui soient des associés, pas des salariés. Je n’ai pas envie d’être l’éditeur avec deux collaborateurs dont je serais le patron de fait. […] j’aimerais qu’il y ait d’une façon ou d’une autre des rapports égalitaires. »
51Cet effort de maintien d’une relation au travail vécue sur le modèle du désintéressement et de l’engagement plutôt que sur celui de la froide relation économique se manifeste de manière particulièrement marquée chez Agone, dont les locaux appartiennent aux employés. Cette maison se trouve confrontée à une tension entre la rationalité économique d’une structure de facto professionnalisée et la fidélité aux principes politiques ayant présidé à sa création, qui conduit son fondateur à vouloir :
« Être en cohérence avec les livres qu’on édite. On ne peut pas à la fois publier les bouquins qu’on fait et avoir un fonctionnement hiérarchique, bureaucratique comme n’importe quelle maison. »
53Cette volonté est perceptible dans l’organisation concrète du travail et notamment dans la répartition des tâches les moins gratifiantes entre les différents salariés, qui nécessite des réajustements permanents :
« Ça se passe comment, c’est au jugé ou il y a des principes clairs ?
– Il y a quelques principes qui sont clairs. Par exemple, tout le monde fait le ménage, des choses aussi élémentaires que ça. Et même, celui qui a le plus grand bénéfice symbolique de l’activité fait particulièrement attention à faire le ménage. »
55Pour autant, l’inscription de l’activité éditoriale dans un cadre économique « réel » est un élément central du projet d’Agone, qui est utilisé comme un moyen de se distinguer d’autres maisons d’édition au profil proche, désavouées par leur refus de se professionnaliser :
« Personne n’est bénévole chez nous. Si on devait fonctionner grâce au bénévolat, autant arrêter. Il est fondamental pour nous de faire la preuve que l’on peut faire ce métier en étant autonomes [29]. »
57La voie est donc étroite entre une professionnalisation risquant à tout moment de devenir « excessive », car proche de l’édition telle qu’elle est pratiquée dans les groupes, mais qui donne les moyens d’une critique agissant sur le social, et une professionnalisation insuffisante, qui condamne à la marginalité. Confrontés à l’enjeu de la pérennisation de leur activité, les éditeurs critiques se situent sur un continuum de positions de radicalité variable, entre rejet et acceptation, sous certaines conditions, des règles du marché. Mais quelle que soit la solution adoptée, la logique artisanale demeure prépondérante et le modèle artistique vient fournir un cadre de référence permettant d’abolir certaines contradictions.
4 – Conclusion
58L’édition indépendante critique représente un sous-espace spécifique au sein d’un univers symbolique encore imprégné des normes de la sphère de production restreinte, même si ces dernières sont de plus en plus concurrencées. Cet espace se vit toujours, de manière plus ou moins consciente, sur le mode du désintéressement, qui est rendu possible par un certain nombre de dispositifs institutionnels et par un cadre culturel spécifique. Il exerce de ce fait une fonction normative sur le champ éditorial, liée à la mobilisation de valeurs clés comme le pluralisme et l’indépendance et à une définition idéalisée du métier d’éditeur, placée sous le signe de la vocation.
59Les éditeurs critiques, bien qu’animés par la volonté de fonctionner « autrement » et de générer un rapport au travail et au commerce alternatif, en accord avec les thèses véhiculées par les livres qu’ils publient, ne peuvent cependant s’extraire totalement des contraintes du marché. On serait tenté d’affirmer, pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre [Bey, 1997], qu’ils parviennent tout juste à créer des zones d’autonomie temporaire. Leurs pratiques et leurs discours portent la marque de cette contradiction, entre précarité choisie et subie, mise en scène et euphémisée. À quelques exceptions près, ils déploient plus souvent des modes d’aménagement qu’un véritable déni de la dimension économique : le temps de l’édition militante traditionnelle, à l’instar des anciennes maisons d’édition du parti communiste, est bel et bien révolu [Bouju, 2010]. Ces maisons à la viabilité incertaine connaissent le dilemme des structures anti-institutionnelles qui sont prises en tenaille entre le risque d’épuisement lié à une position impossible à tenir, et celui du renoncement à leurs idéaux originels, imposé par le fonctionnement à long terme.

Notes
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[1]
P.-J. Benghozi et D. Sagot-Duvauroux (1994) répertorient trois postures principales de recherche chez les économistes travaillant dans le domaine de la culture : l’expertise, qui tend à prouver que la culture n’est pas un domaine économique à part ; l’économie sectorielle, qui utilise des outils d’analyse classiques, principalement dans le cadre de monographies sur différents secteurs ; l’élaboration d’un champ de recherche autonome, avec la production de concepts spécifiques.
-
[2]
Une ACM nous a permis de dégager les principes de structuration majeurs de cet espace. Nous nous permettons de renvoyer à notre travail de thèse sur ce point.
-
[3]
Sur la situation dans les pays anglo-saxons, voir Thompson [2010].
-
[4]
Créer une maison d’édition est relativement aisé du fait du faible droit d’entrée [Mauger, 2006] et de la modestie de capitaux nécessaires – 10 000 € suffisent pour imprimer deux ouvrages à environ 2 000 exemplaires. La difficulté se situe du côté de l’accès au marché, tant au niveau de la diffusion que de la distribution des ouvrages dans un contexte de surproduction et d’accélération des rotations en librairie.
-
[5]
Ce pôle, qui s’oppose à celui de la grande production, produit des biens symboliques de cycle lent, destinés à un public restreint [Bourdieu, 1992].
-
[6]
De manière non exhaustive : Brémond [2002 et 2003] ; revue Esprit, juin 2003, et Lignes, mai 2006 ; Schwartz [2006] ; Association L’Autre livre, 2006 ; Vidal [2006] ; Jourde [2007] ; Schiffrin [2007] ; Alberto et al. [2008] ; Prosper [2009] ; Discepolo [2011].
-
[7]
Notamment le Salon du livre libertaire et le Salon du livre d’expression populaire et de critique sociale d’Arras depuis 2002, le Salon L’Autre livre, organisé à Paris depuis 2003, ainsi que Le petit salon du livre politique depuis 2009.
-
[8]
L’intervention de l’État n’est pour autant pas une évidence dans le champ culturel, et ne s’est imposée que progressivement [Bourdieu, 1992 ; Dubois, 1999]. Son rôle est par ailleurs ambigu dans la mesure où les politiques culturelles ont contribué à la diffusion d’une vision économique de la culture [Dubois, 2001].
-
[9]
Voir l’« Enquête sur les aides en 2005 à l’édition en région », Fédération interrégionale du livre et de la lecture, novembre 2006.
-
[10]
Le ratio subventions/budget total est très variable selon les éditeurs. Il peut s’élever jusqu’à 45 % d’après nos données.
-
[11]
Syndicat national de l’édition [2011].
-
[12]
Cette communauté d’intérêt explique que les petits éditeurs hésitent à développer les ventes directes de leurs ouvrages par Internet, qui viennent concurrencer les librairies.
-
[13]
V. Zelizer [1992] a, avec d’autres, souligné les limites de cette « critique du marché illimité », qui opère une dichotomisation excessive entre la sphère marchande et la sphère non marchande. Pour ce qui est du marché du livre, les travaux des historiens ont nuancé cette vision en démontrant l’ancienneté du phénomène de massification, qui date du xviiie siècle, et de la financiarisation, effective dès la fin du xixe siècle [Chartier, Martin, 1983 ; Mollier, 1988].
-
[14]
www.lechappee.org, consulté le 29/10/2012.
-
[15]
L’origine de ce terme n’est pas totalement claire. Il est diffusé en France par l’Alliance internationale des éditeurs indépendants.
-
[16]
http://art-engage.net/@Editions-Homnispheres%2C40@.html, consulté le 29/10/2012.
-
[17]
Débat organisé le 8 mai 2010 à la librairie L’Atelier à Paris. www.article11.info/spip/spip.php?article794, consulté le 29/10/2012.
-
[18]
Cette distinction remonte au droit romain, avec l’opposition entre les operæ liberales, qui livrent un service inappréciable d’un point de vue pécuniaire, et les operæ illiberales qui reçoivent un paiement en espèce, réservé au travail manuel.
-
[19]
On note des exceptions à cette réticence, particulièrement chez les éditeurs les plus jeunes, qui ont un rapport plus décomplexé à la dimension marchande, sans pour autant la placer au premier plan.
-
[20]
Consultable sur www.arenes.fr, « Qui sommes-nous ? » (consulté le 29/10/2012).
-
[21]
Denis Robert, Ernest Backes, Révélations, Les Arènes, 2001.
-
[22]
Thompson [2010] note un phénomène d’« économie des faveurs » chez les petits éditeurs aux États-Unis qui obtiennent, de par leur statut d’indépendant précaire, des tarifs inférieurs pour certaines prestations externes.
-
[23]
Une petite minorité d’éditeurs ne signe pas de contrat avec leurs auteurs, ce dernier symbolisant un formalisme inimaginable dans une relation marquée par le sceau du désintérêt et des affinités électives.
-
[24]
Les chances de survie des nouveaux éditeurs se sont nettement dégradées depuis les années 1980. Près de la moitié des structures apparues entre 1988 et 2005, tous secteurs confondus, ont vécu moins de cinq ans [Legendre, Abensour, 2007]. Sur la période étudiée, deux maisons d’édition de la population ont été absorbées par un groupe, quatre ont provisoirement ou définitivement cessé leur activité.
-
[25]
Le besoin en fonds de roulement serait trois fois supérieur dans l’édition à la moyenne de l’industrie, alors que les fonds propres sont bien inférieurs et que l’accès au prêt bancaire est difficile [Lefebvre, 1991].
-
[26]
Ce type de comportement « antiéconomique » évoque les artisans, qui font passer au premier plan leur indépendance absolue [Zarca, 1988].
-
[27]
L’Insomniaque trouve son origine dans deux journaux satiriques issus de la mouvance libertaire : L’Exagéré, lancé en 1986, et Mordicus, en 1991.
-
[28]
« 15 ans d’insomnies c’est un rien chouette ! », Éditions de L’Insomniaque, juin 2008.
-
[29]
T. Discepolo, débat sur « Critique de l’édition et édition alternative » organisé par Acrimed, Bourse du travail de Paris, 27 mai 2010.