Antoine Bevort, Annette Jobert, Michel Lallement et Arnaud Mias (dir.), Dictionnaire du travail, Paris, PUF, 2012, IX+860 p.
1Quatre auteurs, inconscients des charges et des risques qu’ils assumaient, ont entrepris de produire un « dictionnaire du travail ». Ils nous livrent un ouvrage de près de 900 pages en petits caractères dont chaque lecteur pourra mesurer la qualité et l’utilité, mais à propos duquel toute recension bibliographique paraît être une tâche impossible ou, pour le moins, dangereuse.
2Comment rendre compte d’un dictionnaire ? Et d’abord, comment le lire ? Le lecteur peut-il donner la priorité aux entrées qui l’attirent particulièrement, puis, en suivant les renvois au terme de chaque article, tenter de reconstituer des blocs de savoir plus ou moins complémentaires, avec des risques d’oublis et de traitements inégaux ? Ou bien, sa conscience professionnelle le contraint-elle à une lecture méthodique et intégrale ? On pense alors irrésistiblement au héros de La nausée qui entreprend la lecture des ouvrages de la bibliothèque municipale de sa ville et qui, pour être sûr de ne rien négliger, décide de suivre l’ordre alphabétique : il entend parvenir ainsi à maîtriser l’ensemble des savoirs, de A à Z. Rassurons les futurs lecteurs : ils ne courent pas à la lecture du dictionnaire le risque d’une nausée sartrienne. Chacun doit plutôt se préparer à une montée de l’angoisse avec la découverte progressive de l’étendue de ses ignorances.
3Un autre danger surgit. Le dictionnaire comporte, selon un comptage approximatif, 140 entrées [1]. Comment ne citer que certaines d’entre elles sans prendre le risque de se brouiller avec un nombre considérable de collègues ou, pire encore, de les blesser ? Qu’il soit clairement affirmé que les entrées et les auteurs ici évoqués le sont à titre purement illustratif et ne reflètent en aucune façon une hiérarchisation implicite des contributions. Ces précautions étant prises, nous proposons, autour et à l’intérieur du dictionnaire, un libre parcours inévitablement partiel et subjectif. À chacun de construire ensuite son propre itinéraire.
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5Une première curiosité porte sur la sélection des contributeurs. Ils sont au nombre de 139 dont 86 sociologues. Les autres disciplines viennent bien loin derrière : quinze économistes, onze historiens ou historiennes, six politistes, cinq ergonomes, quatre juristes… Globalement, cette distribution reflète une pondération des apports des différentes disciplines qui n’est peut-être pas sans lien avec le fait que les quatre responsables du dictionnaire sont eux-mêmes des sociologues. On songe aussi à la division du travail qui s’était opérée dès les années 1950 entre économistes et sociologues et qu’avaient justement mise en cause André-Clément Decouflé et Margaret Maruani [2] : les économistes s’occupaient de l’emploi à partir du fonctionnement des marchés du travail et des régulations macroéconomiques ; les sociologues étudiaient les conditions d’usage des forces de travail au sein des unités productives. Vingt-cinq ans plus tard, le partage ne semble pas vraiment remis en question. Mises à part deux contributions de portée générale (Économie des conventions et École de la régulation), les économistes restent cantonnés dans leur domaine traditionnel : Économie du travail, Emploi (mais l’entrée Chômage va à un sociologue), Employabilité (mais Flexibilité et Précarité vont à des sociologues), Politique de l’emploi, Coût du travail, Mobilité professionnelle… Les problèmes de frontière sont moins présents avec les autres disciplines qui interviennent sur des domaines où leur expertise n’est pas contestée.
6Parmi les sociologues, un poids remarquable est accordé à deux équipes : le Lise (Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique) et l’IDHE (Institutions et dynamiques historiques de l’économie) fournissent respectivement seize et dix-sept contributions alors qu’aucune autre équipe ne dépasse six contributions. Comme l’indiquent les responsables du dictionnaire, dont deux sont rattachés au Lise et deux à l’IDHE, les logiques de réseaux ont nécessairement joué puisqu’il a été décidé de ne pas procéder à un appel à contributions. L’avantage est d’assurer une grande cohérence à l’ouvrage. S’ils proposent une couverture complète et objective des différentes approches sur chacun des thèmes, la quasi-totalité des auteurs se situent dans une perspective critique face aux logiques qui s’imposent dans les sociétés contemporaines. La place est ouverte pour un ouvrage concurrent qui refléterait la problématique des idéologies dominantes.
7Deux remarques peuvent être ajoutées sur le choix des auteurs. En premier lieu, un souci très positif a été de mêler de « grandes signatures » (c’est, par exemple, Jean-Daniel Reynaud qui fournit l’entrée Théorie de la régulation sociale) et les contributions de jeunes collègues qui ont su affirmer leur maîtrise dans divers domaines de recherche. En second lieu, et ici une limite apparaît clairement, un monopole a été accordé aux contributions françaises à neuf exceptions près. L’absence de budget de traduction explique, dans ces derniers cas, le recours à des collègues francophones (belges, suisses et québécois). Seules les expériences aixoises de David Marsden permettent d’assurer symboliquement la présence d’un auteur de langue anglaise. Bien entendu, les contributeurs accordent une large place aux apports des différents courants de recherche à l’échelle internationale, mais il est hors de doute que des dictionnaires conçus et rédigés par des collègues anglo-saxons ou germanophones proposeraient d’autres visions. Espérons que l’exemple sera suivi hors de France !
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9Une autre spécificité du dictionnaire réside dans le choix d’entremêler d’une part, des entrées dont le contenu est étroitement lié à différents aspects précis du travail (Cancers professionnels, Handicap, Inspection du travail…) et, d’autre part, des entrées qui portent sur des thèmes d’une grande généralité. Ainsi, on ne songerait pas spontanément à inclure dans un dictionnaire du travail des rubriques telles que Corps, Don, Émotion, Justice, Nation, Rationalité, Sujet, Symbolique, Utopie… Dans ces cas, il a été demandé aux auteurs d’établir un lien avec les problèmes du travail. La contrainte ayant été (plus ou moins bien) respectée, l’introduction de ces éclairages parfois inattendus permet un élargissement et un enrichissement de la compréhension de l’objet « travail ». Ceci constitue l’un des apports majeurs de l’ouvrage. De ce fait, les hasards de l’ordre alphabétique engendrent de surprenants changements de niveau de généralité. Ainsi, l’entrée Administration du travail propose une périodisation de l’histoire du ministère du Travail en France, avec l’évolution de son périmètre de compétence, de ses priorités et de ses instruments d’action. Elle voisine avec la rubrique Aliénation qui, de Rousseau à Marcuse en passant notamment par Hegel et Marx, offre une brillante synthèse des variétés d’un concept polysémique. Autre exemple : Harcèlement nous vaut l’analyse technique minutieuse par un juriste des difficultés de définition et de la complexité des moyens d’action mobilisables. Immédiatement après, l’entrée Histoire propose une vaste fresque de la naissance de la spécialisation « histoire du travail », de son essor, de sa crise et de sa réorientation actuelle.
10L’effet de contraste est accentué par l’option qui a été retenue de fixer la même dimension (25 000 signes) pour chacune des entrées. La norme commune permet à certains auteurs de traiter leur thème avec moult détails (CHSCT, Premier Mai…) alors que d’autres sont conduits à proposer d’ambitieux, mais fort synthétiques, états des savoirs (Capitalisme, Division du travail, État, Socialisme…).
11Toujours à propos de la sélection des entrées, il faut signaler une curiosité. Les responsables du dictionnaire ont choisi de ne pas y faire figurer de noms de personnes. Un Index nominum final permet de repérer celles et ceux qui sont cités dans le texte. Cependant, deux exceptions sont faites ; elles concernent Karl Marx et Frederick Taylor. Nul ne discutera l’importance de leur rôle dans l’histoire du travail, mais pourquoi eux seulement ? S’il s’agit de l’histoire de la pensée, la lecture des entrées met en évidence l’ampleur des références qui sont faites à Weber, Durkheim, Commons, Dunlop ou Friedmann (pour se limiter à des auteurs disparus). Quant à l’histoire des faits, il est surprenant que le nom de Henry Ford ne figure même pas dans l’Index nominum (mais fordisme est présent dans l’Index rerum).
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13Un troisième axe de réflexion concerne le choix des thèmes, le poids qui leur est accordé, la délimitation du périmètre. Certains choix sont clairs et font l’objet d’une justification. D’autres peuvent créer quelques sentiments de perplexité ou de frustration.
14Une première option est affichée d’entrée. L’analyse du travail peut être identifiée à celle de l’activité de l’Homo faber, repérable depuis au moins un million d’années [3]. Mais on peut aussi considérer qu’elle ne prend sens que dans les sociétés au sein desquelles le travail constitue un élément fondateur des structures sociales et des représentations collectives. La condition n’est pleinement remplie qu’avec la Révolution industrielle. C’est dans ce cadre que s’inscrit le dictionnaire, ce qui explique la rareté des entrées renvoyant aux sociétés préindustrielles (Esclavage et travail forcé, Manufacture). En revanche, les phases préindustrielles sont évoquées lorsque le sujet l’exige (Corporatisme, Métiers). Probablement pour les mêmes raisons, le dictionnaire ne couvre-t-il que les économies avancées et n’évoque-t-il que de façon ponctuelle la situation du travail dans les économies émergentes (Développement) ; ainsi, l’entrée Migrations ne traite-t-elle que de la situation dans les pays développés d’immigration.
15Si l’on accepte ces limitations, ne serait-ce que pour des raisons de volume, il reste à interpréter le poids qui est donné aux différentes dimensions du travail dans les économies développées contemporaines. Le dictionnaire étant le premier sur son champ, les bases d’une stricte comparaison font défaut. Cependant, il se trouve qu’il y a cinquante ans paraissaient presque simultanément le premier Traité de sociologie du travail [4] et le premier manuel d’Économie du travail [5]. La comparaison est difficile puisqu’on dispose, pour le dictionnaire, d’une liste alphabétique des entrées et, dans les deux ouvrages, de tables des matières qui traduisent un plan logique et en principe exhaustif. Cependant, il nous semble significatif de comparer les ordres de grandeur puisque la sociologie et, à un moindre titre, l’économie sont les disciplines dominantes du dictionnaire. Les différences ne sont pas négligeables.
16Fidèle reflet des incertitudes et des controverses qui marquent l’époque, le Traité consacre d’importants chapitres aux modalités du changement technique et à leurs conséquences sur le travail. Le dictionnaire ne l’aborde directement que par deux entrées : Automation et Techniques de l’information et de la communication. L’important débat sur la nature des interactions entre les changements techniques et les changements dans les formes d’organisation n’est abordé qu’indirectement par l’intermédiaire de leur impact sur les conditions de travail (infra).
17Le manuel d’Économie du travail accorde une place centrale aux revenus du travail : leurs composantes, leurs évolutions, leurs modes de fixation, les conflits et négociations qu’ils engendrent… Le dictionnaire n’ignore pas la question, mais ne lui consacre que quatre entrées : Rémunérations (par un sociologue), Coût du travail (par un économiste), Protection sociale (par un économiste) et Retraites (par deux sociologues). Il n’y a pas d’entrée pour salaire ou salaire minimum (seulement des renvois dans l’index) ; l’intéressement, la participation et l’actionnariat salarié ne sont pas évoqués dans l’Index rerum ; rien non plus sur pouvoir d’achat ou niveau de vie ou travailleurs pauvres ; des questions importantes et complexes, comme l’indemnisation du chômage, le RSA, l’exonération des charges sociales patronales, ne sont abordées que dans la rubrique Protection sociale d’une manière fort pertinente, mais nécessairement succincte. Peut-être trouve-t-on ici une illustration du partage, évoqué plus haut, entre sociologues et économistes : conçu par des sociologues, le dictionnaire n’accorde qu’une place limitée à un domaine probablement considéré par eux comme relevant typiquement de l’économie.
18En revanche, et toujours par comparaison avec les deux ouvrages de référence, le dictionnaire démontre une exceptionnelle richesse pour tout ce qui concerne les contenus, les statuts, les conditions, l’organisation et la division du travail. Ici convergent de manière particulièrement féconde les contributions des sociologues, des psychologues, des ergonomes, des anthropologues, des juristes et des historiens, trop nombreuses pour pouvoir être citées. La même richesse s’observe dans l’analyse des acteurs sociaux (Entreprises et entrepreneurs, Groupes d’intérêt, Militant, Patronat, Syndicats et syndicalisme) et des rapports qui les unissent (Action collective, Conflits, Convention collective, Négociation, Relations professionnelles, Représentativité).
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20Il faut savoir gré à nos quatre collègues d’avoir accepté d’assumer la lourde tâche et les multiples aléas qui s’attachaient à un objectif aussi ambitieux. Ils nous fournissent un ouvrage sans équivalent qui est précieux à plusieurs titres. La collaboration de spécialistes des différentes disciplines alimente une approche multidimensionnelle de l’ensemble des questions qui concernent aujourd’hui le travail et les travailleurs. La variété des niveaux d’analyse permet, d’une part, de situer le travail en référence aux catégories fondamentales d’analyse des systèmes sociaux, d’autre part, d’explorer avec une technicité experte de multiples aspects des transformations du contenu du travail, des structures d’emploi, de la condition des travailleurs. Enfin, les bibliographies accompagnant chaque entrée et les deux index font du dictionnaire un instrument de travail efficace aussi bien pour le débutant que pour le spécialiste conscient de ses lacunes.
21Jacques FREYSSINET
22CEE
Bernard Hours, Développement, gouvernance, globalisation : du xxe au xxie siècle, Paris, L’Harmattan, 2012, 118 p.
24Les trois vocables qui composent l’intitulé de cet ouvrage figurent parmi les plus communément utilisés dans les discours savants, politiques ou médiatiques sur l’état du monde actuel et son devenir possible dans tous les domaines et à toutes les échelles. Si l’on en croit les experts qui les manient à l’envi, principalement les économistes et les politologues suivis par les sociologues, on aurait affaire à des concepts scientifiques. Tel n’est pas l’avis de Bernard Hours, pour qui les « usages particulièrement flous et élastiques » dont ils font l’objet en font des notions idéologiques. Ce qui ne veut pas dire qu’elles ne soient que des représentations sans impact sur la réalité. Au contraire, « il s’agit, selon l’auteur, de rhétoriques opératoires dont les effets sur les sociétés sont extrêmement forts, y compris sur les micro-rapports sociaux ». Aussi, plutôt que de proposer d’énièmes définitions de ce que seraient le développement, la gouvernance et la globalisation, il a choisi de montrer « à quoi servent in fine » l’emboîtement et l’articulation de ces trois notions. Moins à expliquer le monde, comme on le croit et le fait croire, qu’à « le rendre supportable en projetant en permanence le projet d’un avenir, sinon radieux, du moins de plus en plus régulé ». On aura compris que le propos de B. Hours s’inscrit dans une perspective résolument critique. Mettant d’emblée les points sur les i pour les lecteurs qui en douteraient, il précise : « Ainsi, à défaut de supprimer l’indignité présente, la projection de normes rassurantes sur une future sécurité permet de supporter l’insécurité chronique engendrée par les formes multiples de la domination politique, économique, sociale vécues quotidiennement par tout un chacun. »
25Le fait que l’auteur soit anthropologue n’est peut-être pas étranger à l’éclairage novateur adopté pour aborder des thématiques rebattues. Tout en reprenant comme point de départ la surdétermination de l’évolution des sociétés contemporaines par la dynamique du devenir monde du capitalisme, il échappe à la vision économiciste prédominante, fût-elle anticapitaliste, pour dégager le trait essentiel de la mutation anthropologique en cours. « La fin de l’URSS qui est aussi la fin du xxe siècle » sonne « l’avènement d’un troisième millénaire marqué du sceau d’une globalisation naturalisante et moralisante », où, pour enrayer les peurs engendrées par la décomposition sociale et la dévastation écologique due à un mode de production qui s’avère être désormais avant tout un mode de destruction, le déferlement simultané des idéologies environnementalistes et humanitaires incite et conduit les individus à percevoir les liens qui peuvent encore les unir comme une « solidarité presque biologique entre membres de l’espèce humaine ». En effet, sous le signe de la gestion technocratique des risques tous azimuts et l’application aussi impérative qu’universelle du principe de précaution, « le sujet d’une telle solidarité apparaît être l’espèce humaine entière et non plus des sujets particuliers », tels, comme jadis, les prolétaires, les paysans sans terre ou les peuples (néo)colonisés « dont l’émancipation était le projet ». L’émancipation des sujets politiques héritée des Lumières ayant fait long feu, « une nouvelle matrice idéologique et le paradigme fondateur d’une humanité post-moderne » se mettent en place, « dont l’objectif n’est plus la poursuite d’un grand récit mais la simple survie de tous les membres de l’espèce, projet conservateur autant que conservatoire ».
26Sans doute cette entrée de l’humanité dans l’univers gelé de la reproduction où la survie est devenue le seul horizon promis avait-elle été signalée et disséquée sous ses diverses facettes, dès la fin du siècle dernier, par les post-situationnistes de L’Encyclopédie des nuisances. De même, plus récemment, le philosophe Alain Brossat a-t-il, dans Le droit à la vie ? déjà émis et argumenté l’hypothèse, vérifiée chaque jour par l’expérience, selon laquelle la promotion de ce droit, en substituant le culte du vivant au culte de l’Histoire, avec tout son cortège d’injonctions normalisatrices imprégnées du « syndrome de la catastrophe, de l’accident majeur, du risque omniprésent », faisait passer l’humanité à un statut relevant de « l’espèce plutôt que du genre entendu comme communauté soutenue par des valeurs, des idéaux, des espérances (le genre humain de L’Internationale, précisément) [6] ». L’apport de Bernard Hours est de montrer comment on cherche, par la mise en avant de notions dotées d’une neutralité et d’une positivité pourtant infondées, à alarmer et rassurer tour à tour ou en même temps cette espèce humaine appréhendée maintenant comme « un peu animale, voire génétique » confrontée à « un futur qui ne s’appelle plus avenir, mais qui prend le masque grimaçant de la crise », à seule fin de préserver le statu quo social.
27Dans l’ordre chronologique de leur émergence, B. Hours rapporte chacune de ces notions aux politiques qu’elles ont inspirées et justifiées, et aux problèmes qu’elles ont contribué moins à résoudre qu’à susciter. À commencer par celle de « développement », recyclage par les économistes et les capitalistes étasuniens au cours de l’après guerre mondiale de l’idéal progressiste mis sur orbite par les philosophes européens des Lumières. Elle fera ensuite les beaux jours du tiers-mondisme avant de laisser la place, après l’échec de celui-ci et la contre-offensive néo-libérale, aux « ajustements structurels » imposés par les bailleurs de fonds multilatéraux et à la « lutte contre la pauvreté » qui en résultera. Parallèlement, sur fond de dépérissement de l’anti-impérialisme, de discrédit des régimes parés du label « socialiste » et de dépolitisation des enjeux, l’humanitaire porté par des ONG stipendiées fera une entrée en force sur la scène planétaire, en force militaire, notamment, avec le « devoir d’ingérence » transmué en « droit d’ingérence ». En était-ce fini avec le développement ? C’était sans compter avec l’« avènement de l’environnement comme représentation concrète, symbolique, politique et économique de l’interdépendance globale », grâce auquel le développement va acquérir un caractère « durable », pour ne pas dire éternel, la nature remplaçant la société comme cadre et champ de réflexion.
28Dans ce « monde naturalisé devenu post-politique », souligne B. Hours, « les sociétés tendent à être considérées comme des champs de gestion des risques de toute nature ». Risques écologiques, bien sûr, mais aussi économiques, « avatars à gérer, naturels eux aussi » car « si l‘économie de marché est la fin de l’histoire, cette histoire est on ne peut plus naturelle ». Autant dire que gouverner n’est plus choisir mais gérer, puisque dans un univers de contraintes, toutes naturelles, c’est-à-dire incontournables, il n’y a plus de réels choix, mais pilotage performant pour faire durer ce qui existe et le prémunir contre ce qui pourrait le faire cesser d’être, « seul programme politique pensable appelé aussi gouvernance ».
29Importée du monde de l’entreprise, cette notion est appliquée à toutes les sphères de l’activité sociale, ce qui implique que celles-ci doivent être gérées « avec les mêmes qualités et compétences que celles prêtées aux chefs d’entreprise performants », confirmant ainsi que la planète est devenu un vaste marché. Par là, « la gouvernance débouche donc immédiatement sur la globalisation ». Mais il s’agit d’une « bonne gouvernance » où l’efficacité économique n’est pas le seul critère d’appréciation à prendre en compte. À tous les niveaux (transnational, national et infranational), il faut faire intervenir la dimension morale sous peine de voir la logique du marché, laissée à elle-même, provoquer des évolutions « toxiques et mortifères » non seulement pour les finances publiques, l’emploi, la « croissance », mais aussi la « solidarité nationale ». Une notion pacificatrice et mystificatrice chère aux gouvernants, qui évoquent sans le dire la réactivation toujours à craindre des conflits sociaux et, au-delà, de la lutte des classes. D’où les appels non seulement à re-réguler le capitalisme, mais à en « civiliser la partie la plus sauvage ». Ainsi se profile, note B. Hours, une « gouvernance politique » qui, à la gestion technique, ajoute des préoccupations de « transparence », de « démocratie », de « participation », finalement de « société civile », laquelle « constitue dans la rhétorique technocratique sur la bonne gouvernance le bénéficiaire final de toutes ces “bonnes” normes ».
30Il va de soi que cette « société civile globale, virtuelle, abstraite » soumise à des « normes de gouvernance à portée universelle, condition de leur normativité » – la bonne gouvernance étant elle-même hyper-normative, selon B. Hours, en tant que « norme des normes » –, a peu de rapports avec les sociétés réelles. En fait, c’est une société « civique » qui s’instaure où « l’homme générique », apeuré et consentant, est, comme ses « semblables », sommé de se plier à une multiplicité de règles de son plein gré, puisque c’est pour garantir la pérennité de l’espèce qui le définit comme humain. « Participer soi-même à l’édification d’un ordre sécuritaire qui domine à l’ombre de ses normes, ainsi se présente la démocratie post-politique d’aujourd’hui. »
31Comment s’extraire de ce « système globalisant, globalisateur et globalisé » ? B. Hours ne se borne pas à un réquisitoire et, à défaut de solutions, il indique quelques voies pour sortir de la résignation. Mais, peut-être est-ce là la partie la plus faible de son essai. Autant la critique du triptyque idéologique « développement-gouvernance-globalisation » est approfondie et acérée, autant l’« utopie attentive et modeste » dont il esquisse les lignes directrices apparaît fade et convenue.
32Pour rompre avec la vision pragmatique, gestionnaire et technocratique de l’évolution en cours et à venir des sociétés, B. Hours s’appuie sur le triptyque « marché-État-société civile », tout aussi idéologique que celui qu’il récuse, mais sur le plan sociologique, puisqu’il érige ainsi en acteurs des entités déconnectées des groupes sociaux qui pourraient leur donner chair et des conflits les opposant pour l’appropriation de l’avoir, du pouvoir et du savoir. Ce qui l’amène à verser dans un humanisme plat teinté de psychologisme, au lieu de chercher à identifier les forces sociales susceptibles de s’affirmer comme de nouveaux sujets collectifs et de reprendre à nouveaux frais la lutte anticapitaliste. Peut-être une certaine allergie aux théorisations d’inspiration marxienne explique-t-elle que l’auteur ait délaissé la grille d’analyse des rapports sociaux en termes de classes. Si, comme il le note, « les classes sociales survivent difficilement aux mirages du marché qui occultent et masquent les formes présentes et passées de l’exploitation », rien n’interdit de s’y intéresser, comme le font déjà maints chercheurs, car elles sont parfaitement observables pour peu que l’on se décide à les étudier [7]. Et surtout les « mirages du marché » n’exercent leurs effets que sur ceux qui s’y laissent prendre, et ne sauraient aucunement faire disparaître la matrice de la division de la société en classes que constituent les rapports de production capitalistes [8].
33Conformément à la vulgate « altermondialiste », B. Hours ne remet pas fondamentalement en cause la légitimité de ces rapports, se bornant à fustiger « les entrepreneurs, repreneurs et autres chacals industriels, mais finalement financiers ». Il en vient ainsi à se rabattre, en guise de conclusion, sur des préconisations déjà énoncées par d’autres, en forme de vœux pieux : « redéfinir la gouvernance, son sens et sa portée » pour la rendre « plus souriante », « remettre à sa place le marché qui n’est pas la société » pour permettre « une globalisation plus heureuse ». Sans trop y croire, cependant, pour ne pas courir le risque de se contredire, au vu des chapitres qui précèdent : « Reste donc l’entité nommée société civile, le peuple, la population dont la conscience est fragilisée par les manœuvres et les promesses des États et des marchés. » Mais au lieu d’oser franchir le pas et postuler l’actualité du communisme, à la manière d’un Alain Badiou ou encore d’un Slavoj Žižek qu’il se contente de mentionner sans aller plus loin, B. Hours termine par une ultime recommandation : « C’est bien à cette entité de prendre la parole malgré tous les pièges tendus par les États et les marchés. » Avouons qu’il n’y a pas là de quoi les faire trembler sur leurs bases !
34Jean-Pierre GARNIER
Corinne Delmas, Sociologie politique de l’expertise, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2011, 125 p.
36L’expertise occupe une place grandissante dans « les sociétés contemporaines » car l’expert « est au cœur du débat public et d’un marché », nous dit Corinne Delmas. En outre, cette place est « paradoxale ». Le paradoxe, selon l’auteur qui y consacre ce petit essai dans la collection « Repères » tient à la contradiction entre la place centrale de l’activité et l’incertitude de ce qu’on entend par le terme.
37C’est pourquoi C. Delmas a conçu son essai, qui comporte une bibliographie fournie, comme un parcours du lecteur parmi les différentes définitions et actualisations possibles du terme. À vrai dire, le plan choisi cache un peu ce fil directeur empirique de la présentation de nombreuses facettes de ce qui peut se nommer « expertise ». Isabelle Berrebi Hoffmann et Michel Lallement avaient coordonné à ce sujet un dossier dans les Cahiers internationaux de sociologie (2009/1, n° 126). Ils visaient dans leur introduction les figures du « consultant, de l’évaluateur et de l’auditeur ». Corinne Delmas complique nettement ce paysage : l’expertise est associée, dans son essai, aux grands corps, au conseil, à la participation à des commissions, à des organismes d’études, aux agences, à l’évaluation, à l’appréciation des grands risques (type Tchernobyl), à l’expertise manifestée dans les « savoirs profanes » et « savoirs d’usage », voire « d’amateurs », ou encore à celle d’un « intellectuel collectif ».
38Elle intitule son premier chapitre « L’expertise, enjeu de définitions », mais la question des définitions court à travers l’ensemble du texte, car elle est effectivement cruciale. Dans ce premier chapitre, l’auteur évoque quatre critères dont on anticipe que la combinaison vise à cerner les caractéristiques de l’expertise : la compétence, qui est envisagée plus particulièrement comme liée à l’activité scientifique (un encadré contraste l’activité du chercheur et celle de l’expert), mais l’auteur évoque une palette peu spécifiée de « savoirs ou de savoir-faire mobilisés » par les experts. En second lieu, la demande sociale et le mandat : ici l’expertise se définit comme la réponse à une demande, comme une application « utilitaire de la science ». Troisième caractéristique, l’expertise est inscrite dans l’espace public : l’auteur discute cette thèse et conclut que l’expertise « ne se réduit pas au duo entre savant et politique ». Quatrième caractéristique, l’expertise a une finalité pratique. En quoi ces quatre critères seraient-ils spécifiques de l’expertise ? L’auteur ne conclut pas sur ce point mais sur une prise de position en faveur d’une « approche constructiviste » dont on apprendra plus tard, dans les autres chapitres, notamment les chapitres 3 et 4, le sens qu’elle donne à ce terme.
39Le deuxième chapitre se présente plutôt comme un excursus, consacré à une étude de cas qui décrit le passage des « sciences d’État » à une diversification de l’expertise, marquée par la multiplication des agences publiques et d’instituts indépendants. Ici, la référence principale est celle du cas français, même si des contrepoints tirés de l’étranger sont mobilisés en miroir à quelques reprises. La figure centrale de l’expert considérée est celle des « grands corps », une spécificité bien française.
40Le troisième chapitre est consacré à la mise en cause de « l’expertise scientifique » par l’affirmation du « profane ». Cette affirmation aboutit, pense Corinne Delmas, à un « élargissement de la notion d’expertise » ; le mot expertise est alors mis entre guillemets dans le sous-titre. La question de la démarcation entre science et non-science est présentée, et confrontée très brièvement aux positions des « science studies ». Ce chapitre est logiquement articulé avec le suivant, intitulé « L’expertise et la démocratie », qui souligne à la fois l’importance de l’expertise dans l’outillage du militantisme et dans l’intervention politique ; la naissance des « forums hybrides » à l’occasion des grandes controverses scientifiques, mais aussi le développement des systèmes participatifs et de « l’impératif délibératif », avec leurs limites. Le chapitre se conclut par une évocation de la figure, elle aussi hybride, des « intellectuels » en tant qu’experts : le cas d’un « intellectuel spécifique » (G. Noiriel) est évoqué, ainsi que celui de la « sociologie publique » prônée par M. Burawoy.
41Le chapitre 5 se présente comme un nouvel excursus, consacré qu’il est à l’évocation de la naissance d’un « système normatif néolibéral ». C’est sous cette étiquette que sont passés en revue les développements du management public, et, au passage, mais sans l’approfondir (ni la définir), la question de l’évaluation des politiques publiques. Ce « référentiel néolibéral », à l’aide de la forme « think tank » et des organisations internationales, transforme, nous dit l’auteur, l’expertise, dont elle voit, s’appuyant la « gouvernementalité » de Foucault, le rôle de facilitation d’une « subjectivation néolibérale ». Ce dernier point fait l’objet du dernier chapitre, consacré à l’action publique qui s’emploie à « agir sur l’individu » ; l’auteur associe – curieusement – une « injonction à la réflexivité » et le recul des politiques ou de la protection sociale. Par quels moyens cette forme d’« expertise » s’insère-t-elle sans solution de continuité dans la variété des activités, passées auparavant en revue, on peut se le demander.
42Si l’auteur nous conduit avec aisance à visiter un grand nombre de lieux et de forums de l’expertise contemporaine, son lecteur reste cependant sur sa faim quand il referme le livre. Quels sont finalement, après la riche promenade empirique, les traits qui unissent toutes ces formes éclatées de l’activité qualifiée d’expertise ? Plusieurs questions clés ne sont pas approfondies, au premier rang desquelles les critères de jugement de ce qui est science et non-science, dans la connaissance ou « les savoirs » mobilisés par tous ces types d’experts. Ici, l’aide de la remarquable critique du « constructivisme social » et de la sociologie des sciences relativiste, écrite par le regretté Jean-Michel Berthelot, aurait été utile, mais l’auteur, qui cite ses Vertus de l’incertitude, ne cite pas son Empire du vrai, connaissance scientifique et modernité [9]. En effet, qu’il s’agisse de l’expertise profane, des forums hybrides ou encore de la sociologie publique, de l’évaluation, du conseil, etc., la question des rapports entre ce que Berthelot, contrairement au relativisme épistémologique, appelle « le noyau épistémologique » non vide de la science [10] et la politique, la normativité, et l’argent n’est pas véritablement traitée dans l’ouvrage. Un absent important de la discussion qui, pourtant, permet de distinguer l’activité scientifique de l’expertise, et d’autres activités sociales liées à la gestion politique de la société, est la discussion entre pairs, la tâche de la communauté scientifique de produire ce que Max Weber – très peu cité par l’auteur – et J.-M. Berthelot appellent, à des époques bien différentes, « le vrai », par la discussion jamais terminée. L’expertise n’est-elle pas en définitive, par opposition à la science qui pourtant en permet l’existence, une mobilisation de connaissances politisée, intéressée par sa marchandisation et ne faisant droit à aucun moment de neutralité axiologique, ni a aucune discussion entre pairs ?
43Les critères de R. K. Merton [11], partiellement rappelés par Corinne Delmas, ne sont-ils pas encore opératoires aujourd’hui pour juger de l’expertise, en opposition à la science ? Ce que dit l’expert est en effet intéressé financièrement et politiquement, non débattu entre les pairs et non universalisable parce que toujours situé dans une situation locale.
44Jean-Claude BARBIER
45CES, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
Sylvie Lupton, Économie des déchets. Une approche institutionnaliste, Préface de Milad Zarin-Nejadan. Bruxelles, De Boeck, coll. « Ouvertures économiques », 2011, 272 p.
47Dans les cours d’introduction à l’économie, on enseigne souvent aux étudiants de première année qu’on peut aborder l’économie sous deux angles : d’un point de vue mathématique et d’un point de vue littéraire. De façon moins systématique, on leur dit aussi que deux grands types d’approches s’opposent : une démarche orthodoxe et une autre hétérodoxe. Par orthodoxie, on entend le paradigme néoclassique et tous ses avatars. Ce dernier repose sur quelques principes de base, en particulier l’individualisme méthodologique, la rationalité des agents, le calcul coûts-bénéfices. La définition de l’économie qui s’est imposée depuis le xxe siècle est d’ailleurs l’économie comme science du choix efficace sur la base du calcul coûts-bénéfices. Selon Robbins, c’est en effet la « science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre les fins et les moyens rares à usages alternatifs [12] ». Les modèles mathématiques sont le corollaire d’une telle approche. Or, alors que la majeure partie de la production scientifique en économie est orthodoxe et donc aussi mathématique, l’ouvrage de Sylvie Lupton est à la fois hétérodoxe et littéraire. Comme son titre l’indique, il traite de l’économie des déchets (qu’est-ce qu’un économiste a à dire sur ce sujet ?) et fait le tour de la question en cinq chapitres.
48Le premier d’entre eux (« Le déchet : définition et contours théoriques ») est consacré à la clarification de l’arrière-plan théorique du sujet traité. Dans ce chapitre, l’auteure expose les éléments qui, dans la suite de l’ouvrage, serviront de jalons pour comprendre cette question. Elle veut rompre avec l’orthodoxie économique qui propose une approche trop pauvre des comportements humains. Même si elle n’emploie pas l’expression, Sylvie Lupton appréhende les déchets comme un fait social total, notion développée par Mauss dans son étude sur le don [13]. Le don est un fait social total car il a des implications sur le fonctionnement de l’ensemble de la société et de ses institutions. De la même façon, l’économie des déchets doit être appréhendée à travers tous les liens qu’elle tisse avec les autres éléments de la vie sociale. C’est pour cela que c’est aussi un fait social total. En adoptant une telle perspective, Lupton tient compte de la complexité de l’objet étudié et en fournit une grille de lecture autrement plus pertinente qu’une simple mise en balance des pertes et des profits.
49Cela étant, cette Économie des déchets est d’abord et avant tout un livre d’économie. C’est pourquoi Lupton commence par définir ce champ. Pour elle, la discipline économique est non seulement la science qui étudie la création des valeurs et des richesses, mais aussi leur destruction, ce qui est parfaitement en phase avec l’idée même de déchets : « Un déchet est un objet à valeur nulle ou négative, pour lequel le détenteur est prêt à payer pour s’en débarrasser. » [Lupton, 2011, p. 29]
50L’approche institutionnaliste à laquelle fait référence le sous-titre considère que les institutions – définies ici comme les règles régissant l’ordre social – sont un élément clé de compréhension de l’économie. Qui dit règles dit aussi conflits et luttes de pouvoir pour imposer la dominance d’une règle sur une autre. La nature de l’ordre social dépend alors de la configuration des institutions étudiées. Dans la lignée de Karl Polanyi, Lupton a donc recours à une approche en termes de formes d’intégration. Ceci implique une analyse historique et transdisciplinaire.
51Le comportement des agents n’est pas étudié sous le prisme de la rationalité parfaite mais sous celui de la rationalité limitée. Mais Lupton va plus loin que cela. Dans son analyse, elle tient aussi compte des sentiments et des passions, bref, de l’irrationnel. À l’hypothèse néoclassique de stabilité des préférences, Lupton oppose les analyses de Veblen, Rae et Caroline Foley. À la démarche individualiste, elle oppose une démarche holindividualiste qui tient compte, non seulement des choix des agents, mais aussi des contraintes institutionnelles, culturelles et sociales s’imposant à eux.
52Le deuxième chapitre a pour titre « Les déchets générés et les filières de gestion » et dresse un état des lieux de la question des déchets. Il débute par un aperçu statistique et s’achève par une étude des filières de gestion en tant que telles. Le spectre des pays étudiés est assez large puisqu’il contient à la fois des pays de l’Union européenne (UE), mais aussi la Suisse et des pays extra-européens tels que les États-Unis, le Canada et le Japon.
53Dans la première partie de ce chapitre, Lupton donne un aperçu de l’ampleur des déchets et de leur évolution. Chiffres à l’appui, l’auteure relève qu’entre 1975 et 1990 la quantité de déchets a globalement augmenté en dépit de la prise de conscience progressive de l’importance de la question environnementale. Les chiffres les plus anciens datent des années 1970. C’est en effet durant cette période que s’est éveillé l’intérêt du public et des spécialistes pour l’environnement. C’est d’ailleurs à cette époque (plus précisément en 1971) qu’apparaît le premier ministère de l’Environnement français. Plus généralement, les statistiques sur l’environnement apparaissent après la Seconde Guerre mondiale dans un contexte économique et idéologique particulier. Elles distinguent les déchets municipaux des déchets industriels.
54Dans les pays industrialisés, on note une augmentation des déchets municipaux depuis les années 1970. Certes, on constate une légère baisse en fin de période (que l’auteure explique par le ralentissement de l’activité consécutif à la crise ainsi que par la réapparition des chiffonniers) et l’Allemagne semble aller à contre-courant. Cela ne remet toutefois pas en cause cette tendance globale à la hausse. Il en va de même dans les pays de l’UE pour les déchets industriels dont la quantité a aussi le plus souvent augmenté sur la période (même si ce n’est pas vrai pour tous les secteurs). Les déchets peuvent être valorisés ou éliminés. La fin du chapitre passe ainsi en revue les différentes filières de gestion des déchets municipaux dans l’UE. Sont tour à tour examinés : la mise en décharge, l’incinération, le recyclage et le compostage.
55Seule une démarche historique permet de comprendre la genèse, l’évolution et – éventuellement – la mort des institutions. C’est pourquoi Lupton consacre le troisième chapitre de son ouvrage à une (passionnante) histoire de l’évolution de la gestion des déchets ménagers. La France sert alors de cas d’étude. Les changements institutionnels dans la gestion et la collecte des ordures ménagères sont appréhendés sous l’angle des modes de coordination et Lupton en retient quatre : par le marché, bureaucratique, éthique et destructif, citant les travaux de Polanyi et Vahabi.
56Pendant longtemps, il a existé un vide institutionnel autour de la question de la gestion des déchets. Pour le dire autrement, c’était le chaos. Lupton emprunte à Vahabi l’expression « état de nature hobbesien » pour caractériser cette situation. Puis, l’émergence des boueurs sous Louis XII au tout début du xvie siècle illustre la volonté des pouvoirs publics de s’intéresser à ce problème. Ce service public d’enlèvement des boues est la marque d’une coordination bureaucratique mais aussi par le marché car les boues sont enlevées par des organisations privées en fonction de critères relevant du calcul économique.
57La situation est beaucoup moins claire avec les chiffonniers qui pratiquent ce qu’on pourrait qualifier de recyclage avant la lettre. Apparaissant vers le xiiie siècle de façon informelle, cette profession n’est pas légalement réglementée, mais obéit à ses propres règles. C’est donc une « institution parallèle ». Les chiffonniers règlent leurs litiges entre eux et non par l’intermédiaire des tribunaux. Dans ces conditions, la coordination qui prévaut dans ce microcosme est la coordination destructive [14]. Pour neutraliser cette corporation, les pouvoirs publics ont alors pris diverses mesures pour réglementer son existence. La catégorie des chiffonniers va donc s’étioler jusqu’à finalement être interdite à partir de la seconde moitié du xxe siècle.
58Les années 1960 sont une période pendant laquelle, du fait de divers facteurs – en particulier la croissance économique et l’émergence de la société de consommation – la quantité de déchets augmente rapidement. L’activité de gestion de ces déchets est de plus en plus marquée par la coordination par le marché même si la coordination bureaucratique ne disparaît pas pour autant. C’est aussi l’essor des grands groupes. Les choses évoluent rapidement ces dernières années et, actuellement, on constate une imbrication entre la coordination bureaucratique et la coordination par le marché.
59Comme son titre l’indique (« Instruments de politique publique et gestion des déchets »), le quatrième chapitre est consacré au traitement de la question des déchets par les pouvoirs publics. Une mauvaise gestion des déchets se traduit en effet par de nombreuses externalités négatives. En d’autres termes, l’activité économique a des conséquences qui ne sont pas prises en compte par le marché, comme par exemple la pollution. Comment y faire face ?
60Au niveau théorique, Lupton commence par présenter la traditionnelle opposition Pigou vs. Coase. Alors que le premier prône une intervention de l’État pour résoudre les conflits, le second a une préférence plus marquée pour des négociations par le biais du marché. C’est ainsi sur la base des travaux de Coase qu’un marché de droits à polluer a été établi. Toutefois, dans les faits, il est beaucoup plus difficile de se prononcer en faveur de tel ou tel instrument de politique publique. Selon l’auteure, l’évaluation de l’efficacité de ces derniers suppose en effet qu’un certain nombre d’hypothèses soient vérifiées, ce qui n’est pas le cas.
61Lupton évalue ensuite les différents instruments de gestion des déchets, qu’il s’agisse de la réglementation (reposant sur la coercition), des instruments économiques (taxes, permis négociables, subventions et systèmes de consigne qui reposent sur des incitations monétaires) et les approches volontaires (sans oublier d’évoquer la responsabilité sociale des entreprises). Elle n’oublie pas non plus de tenir compte des relations de pouvoir entre les agents et consacre une section à l’action des lobbies.
62Dans un souci pédagogique, les différents instruments sont présentés comme s’ils étaient dissociables et qu’un choix clair pouvait être fait entre eux alors qu’ils sont en réalité très souvent imbriqués. C’est particulièrement vrai pour la réglementation, comme le montre l’exemple de la société Igetherm dont l’activité consistait à éliminer les déchets d’activité de soins à risques infectieux. Malgré son non-respect flagrant de la réglementation en vigueur, Igetherm a pu continuer impunément son activité du fait du soutien de certains élus. Cet exemple illustre bien la porosité pouvant exister entre les milieux d’affaires et les milieux politiques.
63Chacun des outils susmentionnés est exposé avec ses avantages et ses inconvénients et illustré par des exemples précis développés pour plusieurs pays. Lupton conclut à l’impossibilité de dégager un outil plus efficace qu’un autre et achève le chapitre avec un exposé des politiques européennes en matière de déchets qui émergent dans les années 1970.
64Le cinquième et dernier chapitre (« Conflits autour des déchets ») constitue à notre sens l’apport essentiel de Sylvie Lupton. Il traite de la question des conflits et révèle l’originalité de la pensée de l’auteure. Abordant les externalités négatives liées aux déchets, l’auteure évoque le syndrome « Nimby » (not in my backyard, pas dans mon arrière-cour). On entend par là l’opposition d’individus ou groupes d’individus à une structure utile à l’ensemble de la société. L’idée sous-jacente est que ces derniers refusent d’assumer les coûts individuels d’une structure (ou d’un projet de structure) pourtant indispensable au bien public. Cet a priori est contesté par Lupton qui en montre les limites. La question des conflits autour des déchets ne peut en effet pas être réduite au syndrome Nimby.
65Dans la suite du chapitre, Lupton introduit une nouvelle catégorie de biens : les biens dits « indéterminés » (ou biens « controversés »). Il s’agit de biens et services dont les caractéristiques intrinsèques ne sont connues d’aucun groupe d’acteurs (l’incertitude est donc partagée) du fait de l’indisponibilité des connaissances. Ces biens doivent clairement être distingués des biens d’expérience, de recherche et de croyance (selon la typologie de Nelson ainsi que Darby et Karni, cf. bibliographie de l’ouvrage). Les controverses relatives à l’épandage de boues de stations d’épuration urbaines (aussi bien pour ce qui est de leur impact environnemental et sanitaire que des substances qu’elles contiennent) indiquent clairement que ces boues relèvent de la catégorie des biens indéterminés.
66Suivant les réflexions de Hirschman et Vahabi, l’auteure entreprend ensuite de conceptualiser les conflits autour des déchets. Dans les attitudes adoptées par les agents pour manifester leur mécontentement, Hirschman distinguait la sortie (exit) de la prise de parole (voice). Or cette dernière peut s’exprimer dans le cadre des règles existantes ou au contraire en opposition à ces règles. Dans ce cas, on ne voit pas quelle différence fondamentale il y a entre la sortie et la prise de parole. C’est pourquoi l’auteure emprunte à Vahabi l’idée de cri (scream) qui permet de mieux caractériser les conflits autour de la question des déchets lorsque les acteurs sont exclus du processus de décision. Ces derniers peuvent en effet revendiquer d’autres choix que ceux proposés par les pouvoirs publics.
67Comment faire face à une situation de type Nimby ? Les économistes ont abondamment traité ce problème, notamment à travers la question des compensations et celle des négociations. Lupton détaille les solutions proposées ainsi que leurs limites. Elle conclut néanmoins à la possibilité de ne pas trouver de solutions aux conflits.
68Sylvie Lupton conclut l’ouvrage en réaffirmant l’autonomie d’une économie des déchets qui ne peut être réduite à une branche de l’économie de l’environnement. Elle propose en outre de nouvelles pistes de réflexion concernant les déchets, à savoir leur gestion dans les pays du Sud (alors que l’ouvrage s’était concentré sur les pays développés) ainsi qu’une analyse prospective. Se plaçant au niveau de l’Union européenne, elle envisage deux scenarii opposés pour les prochaines décennies : l’un pessimiste (augmentation de la quantité de déchets), l’autre optimiste (sa baisse).
69Finalement, quelles appréciations porter sur Économie des déchets ? Elles sont nombreuses. On peut tout d’abord louer l’originalité de l’arrière-plan théorique (à la fois hétérodoxe, institutionnaliste, ayant recours à l’histoire et concevant les conflits de façon endogène) et sa fécondité heuristique. On sent de plus une connaissance intime du sujet par l’auteure. Son propos est limpide même si certaines parties, riches en informations, peuvent sembler assez arides et rebuter un lecteur non spécialiste. Nous pensons notamment à la partie technique du chapitre 4 (la section sur la politique européenne en matière de déchets) ou encore, chapitre 5, la section décrivant la composition des boues. L’ouvrage est aussi construit de façon logique avec un équilibre subtil entre approches théoriques et empiriques. L’auteure expose de façon pédagogique les théories qu’elle mobilise et donne de nombreux exemples pour les illustrer. Économie des déchets contient aussi de nombreux tableaux, encadrés et figures qui, en synthétisant et précisant les informations données au lecteur, rendent l’exposé encore plus clair.
70Nous avons aussi apprécié les réflexions sur la société de consommation (en particulier l’idée d’obsolescence planifiée) et la mention d’économistes tels que Veblen ou Foley. Un autre point fort de l’ouvrage est l’insistance de l’auteure sur l’évolution des mentalités, et plus largement l’évolution culturelle, comme prélude à un changement d’attitude vis-à-vis des déchets.
71On peut certes reprocher à Lupton quelques toutes petites approximations. Ainsi, elle traduit le terme « pattern » employé par Polanyi par « schéma ». « Schème » aurait peut-être été une traduction plus appropriée. Page 221, en fait de « croissance alternative », c’est plutôt de décroissance qu’il faudrait parler. En effet, Serge Latouche qui est cité dans cette note, ne souhaite pas une autre croissance, mais carrément une décroissance de l’activité économique, idée dont il s’est fait le chantre ces dernières années.
72Ceci étant dit, ces critiques ne sauraient faire oublier que l’ouvrage est réussi. Si on adopte comme critère ultime d’évaluation d’un travail scientifique l’éclairage qu’il apporte (ou n’apporte pas) sur l’objet étudié, alors assurément, l’ouvrage de Sylvie Lupton est de très bonne facture.
73Ilyess EL KAROUNI
74Laboratoire d’Économie Dionysien, Université Paris 8
Notes
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[1]
Le comptage est approximatif parce que le dictionnaire, s’il comporte des index des noms, des sujets et des auteurs, n’offre pas de table des entrées. Cette méthode subtile vise certainement à stimuler chez le lecteur les aptitudes à la recherche.
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[2]
« Pour une sociologie de l’emploi », Revue française des affaires sociales, n° 3, 1987, p. 7-29.
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[3]
Voir, par exemple : Louis-Henri Parias (dir.), Histoire générale du travail, Paris, Nouvelle librairie de France, 1962.
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[4]
Georges Friedmann et Pierre Naville (dir.), Paris, Armand Colin, 1re édition 1961.
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[5]
François Sellier et André Tiano, Paris, PUF, coll. « Thémis », 1re édition 1962.
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[6]
Alain Brossat, Le droit à la vie ?, Paris, Seuil, 2010.
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[7]
Sarah Abdelnour, Les nouveaux prolétaires, Paris, Textuel, coll. « Petite Encyclopédie critique », 2011.
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[8]
Alain Bihr, Les rapports sociaux de classe, Lausanne, Éditions page 2, 2012.
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[9]
Paris, PUF, coll. « Sociologie d’aujourd’hui », 2008.
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[10]
Discussion dans op. cit., en particulier au chapitre 8.
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[11]
À savoir l’universalisme, le communalisme, le désintéressement et le scepticisme généralisé (voir Berthelot, op. cit.).
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[12]
L. Robbins (1923 [1947]), Essai sur la nature et la signification de la science économique, Paris, Éditions politiques, économiques et sociales, Librairie de Médicis, p. 30.
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[13]
M. Mauss (2007), Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, PUF, coll. « Quadrige ».
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[14]
M. Vahabi (2009), « An Introduction to Destructive Coordination », American Journal of Economics and Sociology, 68 (2), p. 353-386.En ligne