CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Philippe Steiner a fait paraître en 2011 un ouvrage sur Les rémunérations obscènes ; la même année, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont revu et augmenté le leur consacré au Président des riches alias Nicolas Sarkozy. Philippe Steiner est l’auteur de nombreux ouvrages sur les grands auteurs de la pensée sociologique (Durkheim, Simiand, Halbwachs). Il a récemment publié une recherche sur la transplantation d’organes. Il est l’un des principaux représentants de la sociologie économique en France. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont effectué toute leur carrière de sociologues au sein du monde feutré de la haute bourgeoisie. Leur sociologie se situe explicitement dans le sillage de celle de Pierre Bourdieu.

2De par les sujets qu’ils abordent, la manière de les traiter, leur lien avec l’actualité, ces livres ont pour point commun de faire sortir leurs auteurs des canons habituels du travail de recherche académique. Mais si l’on note un certain relâchement dans ces textes de sociologues visiblement en colère, on note aussi une efficacité certaine des raisonnements et analyses qu’ils y développent. Dans un premier temps, nous présentons l’ouvrage de Philippe Steiner ; dans un second temps, nous nous intéressons à celui de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot.

1 – L’analyse d’une pollution sociale

3« Obscène ». Le mot est de Barack Obama, repris par Philippe Steiner pour le titre du livre qu’il publie sur les rémunérations de certains patrons. Barack Obama qualifiait ainsi, dans son discours 2010 sur l’état de l’Union, les bonus issus des profits massifs que se partage alors le monde de la finance. L’adjectif exprime une violence verbale qu’« indécent » ou « scandaleux » par exemple ne véhiculent pas. Il donne le ton à un ouvrage, évidemment polémique mais aussi argumenté, où Philippe Steiner prend plaisir à mêler ses lectures de la presse matinale (des éditoriaux de Sud-Ouest aux articles économiques du Monde) et son regard de sociologue de l’économie, tendance durkheimienne. Le thème des rémunérations obscènes est en effet particulièrement médiatique depuis l’éclatement de la crise financière et économique à partir de 2008. Les dirigeants des établissements bancaires responsables de la faillite du système capitaliste financiarisé se trouvent au centre d’une polémique sur le niveau de leurs rémunérations, comme le sont aussi, périodiquement, les footballeurs milliardaires à la suite d’une déconvenue des spectateurs. Jouant son rôle de sociologue, Philippe Steiner s’efforce alors de déconstruire le phénomène : est-ce réellement un fait social significatif du moment historique que nous vivons, ou n’est-ce en fait qu’un épiphénomène local, une anomalie du système, sans véritable conséquence, mais dont raffole la presse en quête de sensations ?

4La démonstration de Philippe Steiner se déroule en quatre étapes : premièrement, il déconstruit les représentations communes que l’on se fait d’un tel phénomène, et révèle l’existence d’une catégorie sociale de « surhommes » ; deuxièmement, il montre comment des économistes tentent de justifier rationnellement les niveaux exceptionnels de rémunération atteints par ces dirigeants « surhommes », en pure perte généralement puisqu’ils reposent leurs raisonnements sur la fiction d’une appropriation individuelle d’actifs intrinsèquement collectifs ; troisièmement, il fait la chronique de ce moment très particulier, la crise à partir de 2008, où l’économie cesse d’être l’affaire d’un cercle d’experts pour devenir l’affaire de tous : une question de politique et de morale ; quatrièmement, il termine son essai par une mise en perspective historique, montrant que l’hypothèse d’un retour à la situation extrêmement inégalitaire des années 1930 est en passe d’être réalisée. Dans sa conclusion, Philippe Steiner se fait écologiste social lorsqu’il qualifie de « pollution sociale » ces rémunérations obscènes, dont la diminution, assure-t-il, ne pourrait qu’améliorer l’environnement social et politique.

2 – La naissance d’une classe de surhommes

5Face à un objet tel que les rémunérations obscènes, le premier réflexe est évidemment de s’indigner : si l’on se place du point de vue de la grande majorité des salariés, la réaction morale est plus que légitime. Mais pour celui qui prend au sérieux la méthode durkheimienne, cette manière de procéder est très peu sociologique : il faut se méfier de ses prénotions, et s’interroger sur les raisons de l’indignation. Elle provient du fait, explique Philippe Steiner, que nous avons pris l’habitude, héritage des Lumières, de voir les autres comme nos semblables. Cette prénotion nous a empêchés de voir naître une nouvelle catégorie d’hommes, celle des « surhommes ». Différentes enquêtes sociologiques en témoignent : si les citoyens interrogés se font une représentation assez précise de ce que gagne un ouvrier, un médecin ou un instituteur, ils ont une vue complètement décalée par rapport à la réalité en ce qui concerne le niveau de rémunération des grands patrons. Un clivage existe entre les agents de l’ordre économique ordinaire et ceux des hautes sphères du capitalisme financiarisé.

6Si l’on se réfère aux principes du capitalisme moderne, l’enrichissement individuel est supposé être fondé sur l’échange et la concurrence entre participants au marché. Si ce principe tend à régir l’ordre économique ordinaire, il ne régit en rien le monde des très hauts revenus, dont les rémunérations ne sont pas redevables de la même échelle de mesure. L’enjeu n’y est plus la maîtrise de l’échange mais des règles de l’échange : c’est la formation d’une alliance entre dirigeants, politiques, économiques et financiers, qui permet l’enrichissement superlatif actuellement constaté. Comme le font apparaître Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot dans leur ouvrage (cf. plus bas), la nouvelle oligarchie est alors capable d’opérer toute une série de changements législatifs qui sont à son avantage exclusif. Si la crise de 2008 a permis un certain dévoilement de cette classe de surhommes, celui-ci n’est pas encore complet et il doit s’affronter à d’intrépides tentatives de justifications.

3 – La fiction de l’individu exceptionnel

7La mise au jour de ce monde des surhommes s’accompagne nécessairement de sa justification scientifique. Elle est portée par un certain nombre d’économistes qui cherchent dans le cadre théorique dominant de cette discipline les arguments pour justifier ce qui, on va le constater, se révèle, en définitive, injustifiable. Philippe Steiner passe en revue trois types d’arguments apparus dans la littérature. Le premier considère que le niveau de rémunération est lié aux performances des dirigeants : Kevin Murphy, économiste beckerien, explique que le montant variable des bonus et stock-options dépendrait de la capacité des dirigeants à œuvrer dans l’intérêt des actionnaires. Le deuxième considère comme explication de la rémunération la rareté des compétences : à la suite des travaux de Sherwin Rosen sur les « superstars », l’existence d’un effet multiplicateur expliquerait le niveau des rémunérations des personnes dont le talent est réputé supérieur. Le troisième considère la rémunération comme une incitation pour ceux qui luttent pour atteindre le sommet de la hiérarchie : dans la « théorie des tournois » d’Edward Lazear et Sherwin Rosen, la rémunération n’est plus rattachée à la contribution, à la productivité supérieure d’un individu à la firme, mais elle constitue une incitation pour l’individu à « vaincre ses adversaires » à chaque niveau de l’organisation en vue d’arriver à son sommet.

8En insistant sur l’importance des comparaisons auxquelles se livrent les acteurs en concurrence, ces travaux justifient le niveau relatif atteint par les rémunérations. Mais en aucun cas les arguments avancés ne permettent d’expliquer rationnellement comment se fixe le niveau absolu. Une des raisons à cela est que, si ces travaux font des entreprises le lieu d’engendrement des rémunérations patronales, ils ne pénètrent jamais dans leur organisation. De ce fait, ils reposent sur la fiction suivante : du fait qu’ils sont amenés à prendre certaines décisions, les dirigeants (le raisonnement vaut aussi pour les traders) sont supposés pouvoir s’approprier individuellement des actifs qui sont par essence le fruit d’un travail collectif. Cette fiction tend à masquer les mécanismes organisationnels tout à fait décisifs qui concourent à l’accroissement infini des rémunérations.

4 – La logique symbolique

9Parmi les éléments organisationnels déterminants évoqués par Philippe Steiner, il faut noter l’importance du conseil d’administration qui, avec le passage au capitalisme financier, joue un rôle central dans la nomination et la rémunération des dirigeants : muni d’une feuille de route assez vague, il forme en son sein un comité de recherche chargé d’établir une première liste de candidats potentiels à la direction, sur la base de l’interconnaissance ; une société spécialisée dans ce type de recrutement intervient ensuite pour servir d’intermédiaire. Le mode de fixation de la rémunération n’a rien d’une transaction marchande concurrentielle : on est plus proche de l’économie des singularités de Lucien Karpik que de l’économie néoclassique puisqu’il ne s’agit jamais de recruter le dirigeant qui serait prêt à travailler pour moins cher ! Appartenant au même monde social, administrateurs et dirigeants partagent la même croyance en la légitimité des rémunérations qu’ils accordent ou reçoivent : cet aspect en devient même secondaire, traité comme un élément purement symbolique.

10En effet, lors de l’étape de fixation de la rémunération, non seulement les dirigeants pèsent eux-mêmes de toute leur influence, mais les cabinets de consultants sont aussi particulièrement actifs pour alimenter la surenchère : en répandant l’idée selon laquelle, si le dirigeant n’était pas payé au-dessus de la moyenne des autres dirigeants, l’entreprise en serait symboliquement dégradée, ils contribuent à accroître indéfiniment la valeur de référence, et ainsi de suite… On comprend dès lors que c’est hors de toute justification économique (de performance, notamment) que se forme, se diffuse et s’entretient la spirale à la hausse des rémunérations des dirigeants de grandes entreprises.

5 – Le moment moral de l’économie

11Il s’ensuit alors, à partir de 2008, une succession d’événements, dont Philippe Steiner fait la chronique au moyen d’articles de presse. En effet, c’est durant cette période post-déclenchement de la crise des subprimes que se construit, sinon comme problème social du moins comme problème médiatique, l’idée que ces très hautes rémunérations sont obscènes : les dirigeants sont sommés de s’expliquer, de se justifier, parfois même de renoncer à certains avantages qu’ils pensaient acquis. Les premiers rôles sont occupés par des dirigeants tels que H. Proglio, P. Jaffré, N. Forgeard ou A. Zacharias, et les thèmes autour desquels se construit le scandale sont la disproportion, la déconnexion et l’inégalité : disproportion quand il devient impossible de se représenter concrètement ce que représentent ces niveaux de rémunération ; déconnexion quand il apparaît patent que la rémunération ne récompense en rien des résultats obtenus ; inégalité quand il est évident que le fossé s’est creusé entre les plus riches et les plus pauvres.

12De médiatique, le problème finit par trouver sa traduction politique. L’idée se diffuse que ces rémunérations ne sont pas dans l’ordre des choses : quoi qu’en disent les économistes, elles ne devraient pas exister. Nicolas Sarkozy lui-même, alors président de la République française, se prononce fermement pour une « moralisation du capitalisme financier » dans son discours de Toulon en septembre 2008 : l’éthique d’un capitalisme fondé sur l’effort et le mérite doit être retrouvée, et les rémunérations des dirigeants et opérateurs de marché doivent être encadrées. L’explication de la crise est alors trouvée : elle résulte d’un dévoiement de l’esprit du capitalisme qui a entraîné abus et excès. C’est sur le terrain des valeurs morales, de la bonne volonté et de la responsabilité individuelle que l’on s’affronte, laissant de côté l’idée qu’une remise en cause de l’autorégulation de leurs pratiques par les acteurs eux-mêmes (au moyen de codes de bonne conduite par exemple) est indispensable.

13Ainsi, Philippe Steiner en déduit que les solutions basées sur la moralisation permettent de masquer la nécessité de re-réglementer le monde des financiers et des grandes entreprises. Mais au-delà de cette « ruse » des dominants, le sociologue décèle un fait politique plus profondément ancré dans l’opinion publique. Prenant conscience de l’existence, en son sein, de « surhommes », la population s’est aussi rendu compte de la menace que ces derniers représentent pour la démocratie : les rémunérations obscènes portent donc en germe la rupture du lien symbolique d’égalité entre individus inégaux dont est porteuse la démocratie. D’autant que si l’on suit, avec Steiner, les analyses des économistes Thomas Piketty et Camille Landais, on est amené à constater que les rémunérations obscènes ne sont pas un épiphénomène, mais bien un fait social qui affecte les inégalités économiques et sociales à un niveau général. Alors que les hauts niveaux de prélèvement fiscal (impôt progressif sur le revenu, notamment) de l’après Seconde Guerre mondiale avaient empêché la reconstitution du capital des plus riches au niveau où il était avant-guerre, il apparaît que les très hauts revenus sont en train de se reconstituer à l’échelle mondiale depuis la fin des années 1970 (à travers la déformation du partage salaire/profit, la croissance des très hauts revenus et des inégalités de salaires entre le secteur financier et le reste du secteur privé).

14Ces évolutions macroéconomiques s’accompagnent d’un discours de justification qui s’alimente aux sources du néolibéralisme contemporain, conceptualisé par Friedrich Hayek, et qui vise à justifier comme « moderne » le retour aux inégalités économiques qui prévalaient avant l’État-providence. Les sociologues, tels Éric Maurin ou Robert Castel, ont analysé les effets de cette révolution conservatrice et les ont traduits en concepts (le déclassement, la désaffiliation). Dans ce contexte, Philippe Steiner conclut que la référence historique à la période de la Révolution française est à prendre au sérieux puisque la chute de la monarchie a fait suite à des problèmes fiscaux et financiers. Mais une autre référence a aussi refait surface avec, là aussi, une certaine légitimité, c’est celle des années 1930… l’obscénité politique ayant « emboité le pas » (p. 128) à l’obscénité économique, au travers de discours instrumentalisant les peurs et les ressentiments envers les étrangers, Steiner termine en dénonçant la « grande complaisance pour les riches », marque du « sarkozyzme » faisant ainsi écho au Président des riches, ouvrage de Monique et Michel Pinçon-Charlot, paru en 2010 et réédité en 2011.

6 – La chronique d’une révolution conservatrice

15L’ouvrage de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot est un livre de combat, dans lequel les deux sociologues, spécialistes de la haute bourgeoisie, font une chronique au jour le jour de la présidence de Nicolas Sarkozy, de son élection le 6 mai 2007 jusqu’au déclenchement de la crise des dettes publiques européennes dont nous ne sommes pas sortis. Alors que nous connaissons aujourd’hui la fin de l’histoire, à savoir la défaite de Nicolas Sarkozy face à François Hollande en 2012, quel intérêt y a-t-il à revenir sur ce livre ? Tout nous porte à le considérer comme conjoncturel : les sociologues, aujourd’hui retraités, auraient cédé à l’actualité et auraient abandonné le terrain de la rigueur scientifique pour le combat partisan, leur succès de librairie (la barre des 100 000 exemplaires vendus a été dépassée en mars 2011) surferait sur la vague anti-sarkozyste, laquelle serait la raison de sa défaite (ce ne serait pas sa politique qui aurait été rejetée en mai 2012, mais sa personnalité « clivante »).

16La lecture rétrospective de l’ouvrage ouvre en fait, à une tout autre interprétation. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot font un travail de compilation des faits et gestes de la mandature du président Sarkozy, qui, au-delà de la simple chronique journalière, montrent une révolution conservatrice en actes : qui en sont les initiateurs, quelles en sont les logiques sous-jacentes ? Ce qui déclenche ce travail des deux sociologues, c’est leur connaissance des milieux de la haute bourgeoisie, et leur étonnement de voir, au soir de la victoire de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle, les différentes composantes de la classe dominante se réunir aussi ouvertement au Fouquet’s : non que les liaisons entre milieux d’affaires et les milieux politiques soient une nouveauté, mais qu’elles se permettent une telle visibilité, avec le plus haut sommet de l’État. L’idée d’un « président des riches » prend forme. La suite des événements législatifs en donne la confirmation.

7 – Le droit des riches à accumuler toujours plus d’argent

17C’est par le « bouclier fiscal », dès juillet 2007, que la France entre en « guerre des classes ». Il s’agit d’une véritable protection des hauts revenus. Mais le fonctionnement de la mesure qui consiste, dans un premier temps, à faire payer au contribuable la totalité de son impôt, puis dans un second temps, à lui rétrocéder le trop perçu par un chèque signé de l’administration fiscale, a un effet dévastateur dans l’opinion. Durant sa période d’application, le bouclier fiscal est directement affecté par le débat sur « l’obscénité » des hauts revenus relaté par Steiner. Il est finalement supprimé en 2011, mais cette suppression s’accompagne d’un allègement de l’ISF dans lequel se dissimulent de nouvelles possibilités de réductions d’impôt. Dans le même temps, on apprend que le dispositif n’a pas atteint son objectif qui était d’éviter l’exil fiscal, voire d’inciter au retour des Français exilés fiscaux.

18D’autres mesures sont passées en revue. D’abord, les niches fiscales qui pèsent lourdement sur les finances publiques (75 milliards en 2010, 70 milliards en 2011), et ruinent la progressivité de l’impôt. Les auteurs rappellent, par exemple, qu’on dénombrait 418 de ces niches en 2003, et 486 en 2008 : cette architecture de l’impôt est particulièrement propice aux pratiques d’optimisation fiscale de la part des contribuables, notamment de ceux qui peuvent s’offrir les conseils d’avocats fiscalistes. Ensuite, la loi TEPA [1] qui est la traduction législative du slogan de campagne « travailler plus pour gagner plus », qui permet une défiscalisation des heures supplémentaires. Elle se révèle finalement peu efficace et coûteuse puisque, selon la Cour des comptes, elle provoque un manque à gagner de 4 milliards d’euros par an pour les finances publiques. Enfin, les mesures de diminution de la fiscalité sur les successions et donations sont aussi des volets de la « rupture » fiscale de l’été 2007. Elles ont largement favorisé la reproduction sociale, économique et patrimoniale des héritiers, et particulièrement des « dynasties familiales fortunées ». Face à cet empilement de mesures, les auteurs concluent à une offensive des plus riches vis-à-vis de l’État redistributeur, pour légitimer par la loi leur droit à « accumuler toujours plus d’argent et de patrimoine ».

8 – Quand les réseaux au pouvoir tissent leur toile

19C’est à travers le prisme de leurs travaux antérieurs que les auteurs cherchent à expliquer le devenir partisan de l’État. Ils attachent ainsi une certaine importance à des sujets apparemment futiles, tel le récit du Grand Prix de Diane 2011 à l’hippodrome de Chantilly, ou d’autres cérémonies, dîners et cocktails. Pour eux, ces réunions, mondaines et convenues, où se retrouve la classe dominante, n’ont que l’apparence de simples agréments puisqu’elles ont en fait pour fonction de manifester et confirmer l’appartenance de classe et les solidarités qui la sous-tendent. Cette intense vie mondaine est le vecteur par lequel un réseau de pouvoir se construit, tissant ses fils jusqu’à former une toile. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot plaident pour l’étude systématique des réseaux de la classe dominante. Réseaux que l’on ne voit jamais si bien au travail que dans la composition des conseils d’administration des grandes entreprises, qui s’entremêlent avec ceux de la Noblesse d’État issue des grandes écoles et des grands corps, qui irrigue aussi les milieux de la justice, de la communication et des médias.

20Les auteurs mettent en lumière cette ironie de l’histoire voulant que, aujourd’hui, le recul de la classe ouvrière dans les sociétés occidentales développée a conduit la bourgeoisie à devenir la seule et unique classe mobilisée et consciente d’elle-même. Cette classe, qui n’a pas à faire la théorie de son rôle historique, possède en plus une représentation du monde adaptée à sa position : c’est l’idéologie pratique de la concurrence attachée au néolibéralisme. Mais le révélateur le plus puissant et efficace de ce fonctionnement sous-jacent de la haute société n’aura pas été l’analyse sociologique, mais l’éclatement, en 2010, de l’affaire Woerth-Bettencourt, qui dévoile la proximité entre milieux politiques et milieux d’affaire, sur fond de beaux quartiers, de personnel d’intendance et de maison, de champs de course, de circulation d’enveloppes d’argent liquide et de comptes en Suisse.

9 – Petits cadeaux entre amis

21Un effet sur lequel jouent en permanence les deux sociologues dans leur ouvrage est celui d’accumulation : leur travail de compilation quotidien des faits et gestes de l’oligarchie au pouvoir produit un récit fait d’événements qui, dans la presse, apparaissent, disparaissent, se remplacent les uns les autres sans cohérence et sans lien. Mais qui mis bout à bout dévoilent un exercice bien spécifique de l’État, à travers la distribution de capital symbolique généreuse et ciblée : un recoupement s’effectue en effet entre le réseau personnel du chef de l’État et les listes de promus aux insignes de grand-croix et à la Légion d’honneur. Le même phénomène de recoupement est constaté lorsque l’on examine les nominations à des postes dont les avantages ne sont cette fois plus seulement symboliques : les directions d’entreprises. Un résultat étant le brouillage des frontières, au cœur de l’État, entre le privé et le public et ce, au risque de susciter des conflits d’intérêts. Un parallèle ne manque alors pas d’être effectué entre cette pratique oligarchique du pouvoir et la loi sur les « bandes » promulguée en février 2010 à l’encontre de la jeunesse des banlieues.

22Si les échanges symboliques au sein du champ du pouvoir font l’objet de descriptions précises, c’est que les auteurs considèrent que la domination économique est d’autant plus efficace qu’elle s’accompagne d’une domination symbolique qui consiste à faire intérioriser aux dominés les « excellentes raisons » qui font des dominants ce qu’ils sont. Cela passe par la cooptation de nouvelles familles dans les « ghettos du gotha », nouveaux riches, nouveaux venus qui rejoignent la haute société, y incorporant capital culturel et capital social. Un travail symbolique de la bourgeoisie qui s’appuie sur le contrôle de médias de masse (ainsi plusieurs invités du Fouquet’s sont-ils propriétaires de chaînes de télévision) et sur l’usage de stratégies de communication théorisées par des consultants, tels la « saturation » et les « fumigènes » (annonces spectaculaires visant à imposer les sujets d’actualité aux journalistes), qui ont renforcé les auteurs dans leur conviction à tenir leur chronique quotidienne.

10 – La géopolitique du pouvoir

23Un autre aspect important du travail des deux sociologues concerne le dévoilement de « l’axe du pouvoir ». Cet axe, au tracé rectiligne sur un plan de Paris, est à la fois historique et géographique : démarrant au jardin des Tuileries, il traverse la place de la Concorde, s’engouffre sur les Champs-Élysées, franchit l’Arc de Triomphe, les xvie et xviie arrondissements, sort de Paris Porte Maillot pour déboucher sur L’Arche de La Défense en passant par la ville de Neuilly, celle-ci étant tournée à la fois vers le Faubourg Saint-Germain où se situe le pouvoir politique et vers La Défense où se dressent les tours du CAC 40. Il est remarquable de voir que la destinée de Nicolas Sarkozy s’inscrit pleinement sur cet axe du pouvoir. C’est pourquoi, une fois président, la prolongation de cet axe, par des projets immobiliers peu soucieux de mixité sociale au-delà de l’Arche, continue de le préoccuper. Et c’est dans cette visée qu’il faut interpréter la candidature (finalement avortée car trop scandaleuse) de son fils Jean à la direction de l’EPAD [2].

24Le peu de cas qui est fait du territoire des communes de Nanterre ou Puteaux n’empêche pas le président de la République de présenter dès 2007 un plan « logement » favorable au « parc social » contre le parc privé « livré au marché ». Mais il ne s’agit là, comme le montrent bien les auteurs, que d’une stratégie du pouvoir, abondamment mise en pratique, à savoir l’organisation de « fausses croisades », c’est-à-dire d’intentions affichées verbalement mais en contradiction avec les faits. Ainsi, Neuilly (ville dont Nicolas Sarkozy fut longtemps maire) reste l’une des villes de France qui respectent le moins la loi SRU [3] obligeant chaque commune à disposer d’au moins 20 % de logements sociaux. Un autre exemple étant celui des paradis fiscaux qui, au-delà de l’effet d’annonce, n’ont jamais été supprimés, perpétuant une véritable injustice : alors que les multinationales du CAC 40 ne sont imposées qu’à 8 %, le taux moyen des entreprises françaises s’élève à 18 % voire 30 % pour les plus petites. L’analyse montre ainsi comment le pouvoir a su construire un « discours accusateur », autour d’objets ciblés, tels les paradis fiscaux, mais aussi le secret bancaire, les bonus des traders ou les rémunérations obscènes, et ce alors même que ces objets ne sont pas les causes de la crise du capitalisme mais simplement ses conséquences.

25Pour conclure, cette présentation conjointe visait à rapprocher deux ouvrages qui partagent non seulement le fait d’être écrits par des sociologues, mais de donner à voir les ressorts de la domination économique et symbolique des classes dominantes. Un premier point commun concerne la collusion entre acteurs publics et privés pour organiser le contexte institutionnel, notamment fiscal, du développement du capitalisme financier. Un deuxième point commun concerne leur volonté de mettre en lien l’ensemble des efforts déployés par les dominants pour légitimer, dans le droit comme dans les mentalités, les revenus superlatifs des dirigeants et la baisse des impôts liés à ces revenus. Un troisième point commun concerne la volonté de proposer autre chose qu’une dénonciation qui serait uniquement morale des phénomènes économiques, en montrant que ces derniers sont surtout justiciables d’une analyse sociologique, c’est-à-dire d’une analyse tenant compte du fait que ces phénomènes déclenchent des processus sociaux de déclassement, de désaffiliation, et qu’ils relèvent d’une analyse en termes de rapports de classes, de reproduction et de domination sociale.

26Si les deux ouvrages convergent pour considérer que les questions de moralisation des pratiques des classes supérieures ne devraient en aucun cas relever de leur propre déontologie (codes de bonne conduite, etc.), ils s’alarment aussi de l’état des processus politiques, considérant que l’émergence d’une classe de surhommes et l’autonomisation de l’oligarchie au pouvoir constituent deux formes pathologiques de nos sociétés.

Notes

  • [1]
    Loi du 21 août 2007 en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat.
  • [2]
    Établissement public pour l’aménagement de la région de la Défense.
  • [3]
    Loi du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains.
Fabien Éloire
Clersé, Université Lille 1
Mis en ligne sur Cairn.info le 05/12/2012
https://doi.org/10.3917/rfse.010.0295
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