CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 – Introduction

1Le propos de cet article est d’examiner les rapports qui se nouent entre la transplantation d’organes et la symbolique [1]. Ces rapports se posent fondamentalement à deux niveaux différents. Le premier a trait au symbolisme qui est attaché à la politique de l’exhortation développée par les agences en charge de la gestion des prélèvements et des greffes, alors que le second s’intéresse à la question de savoir si ce qui est présenté comme un don – le don d’organes – relève de l’échange symbolique. Les deux sont étroitement imbriqués puisque la symbolique mise en œuvre dans la politique de l’exhortation est organisée autour du don comme symbole de la solidarité entre les vivants, bien portants ou malades, et les morts. La question de l’échange symbolique est elle-même considérée en deux temps. Dans un premier temps, j’avance l’idée selon laquelle la transplantation relève et d’un échange technique entre la mort et la vie du point de vue de l’organisation qui le pratique, et d’un échange symbolique pour ceux qui donnent les organes d’un proche en état de mort encéphalique ou un rein à un proche. Dans un deuxième temps, j’examine si la transplantation ressortit de la formulation que Pierre Bourdieu a proposée du don comme échange de biens symboliques par opposition à l’échange économique.

2 – La symbolique de la transplantation

2La transplantation met en œuvre de nombreux acteurs, situés dans des sphères sociales différentes et d’une importance variable selon la place occupée dans la production de la nouvelle ressource rare (le greffon humain) et selon le moment dans l’évolution qui mène des premières expériences médicales du début des années 1950 à nos jours. Chirurgiens, gestionnaires des systèmes de soins, acteurs politiques se trouvent ainsi tour à tour au centre de cette production qui passe de quelques unités au début de la transplantation à plusieurs dizaines de milliers aujourd’hui [2].

2.1 – Le problème du prélèvement

3Sans reprendre toutes les argumentations développées par ailleurs [Steiner, 2010, chap. 3-4], la production de la nouvelle ressource rare exige d’abord que des pratiques chirurgicales adéquates soient mises au point par les chirurgiens, puis que des médicaments anti-rejets soient disponibles. C’est la partie technique de la transplantation – ce qui ne veut pas dire qu’elle soit d’une importance secondaire, on insistera au contraire ici sur son importance capitale. Les chirurgiens transplanteurs sont alors les personnages clés de la production, laquelle reste jusque dans les années 1970 à un niveau faible d’activité, y compris après les spectaculaires greffes cardiaques réalisées en Afrique du Sud par le très médiatique professeur Christiaan Barnard en 1967. Cette situation change au milieu des années 1970 avec l’arrivée des médicaments immunosuppresseurs. La dimension technique s’éloigne alors du devant de la scène pour faire place à deux autres types d’acteurs : les décideurs politiques d’une part, les gestionnaires de l’autre. Les premiers interviennent assez tôt pour construire politiquement l’organe humain comme ressource cessible dans un don entendu au sens juridique de cession à titre gratuit. Il faut d’abord donner accès à la source la plus directe d’organes en définissant le statut des personnes dont le cerveau est irrémédiablement détruit tandis que les fonctions végétatives sont médicalement maintenues. La définition de la mort encéphalique devient la pierre angulaire du système jusqu’au moment où, cette source se révélant insuffisante, les prélèvements sur vifs et les prélèvements sur personnes à cœur arrêté sont mis en œuvre. La loi sur le consentement présumé votée par le Parlement en 1976 à la suite de la proposition du sénateur Henri Caillavet en fournit un exemple bien connu dans le cas français ; le Uniform Anatomical Gift Act adopté aux États-Unis en 1968 en est un autre exemple. Les acteurs politiques produisent les règles de droit permettant le développement des pratiques de prélèvements sur personnes en état de mort encéphalique, et donnent un cadre légal à la transplantation comme thérapeutique de masse. Toutefois, on ne peut s’en tenir à ces deux seuls acteurs car le développement rapide de la thérapeutique de transplantation entraîne l’apparition de structures de supervision de la production, la distribution et l’usage de la nouvelle ressource rare : en France (de France Transplant, association loi 1901 créée en 1969 à l’initiative des chirurgiens transplanteurs, à l’Agence de la biomédecine succédant en 2004 à l’Établissement français des greffes créé en 1994), en Espagne avec la création de l’Organización Nacional de Trasplantes en 1989, ou aux États-Unis avec la mise en place du United Network for Organ Sharing de 1986 chargé d’assurer l’égalité des citoyens américains devant la greffe. Ces acteurs organisationnels pèsent d’un grand poids en ayant des charges définies par le législateur selon les lois encadrant la transplantation, mais aussi par leurs stratégies de communication vis-à-vis du public et des professionnels. C’est à ce niveau que l’on peut saisir les liens entre la symbolique et la transplantation.

4Selon quelle symbolique ce transfert de ressource est-il présenté ? Quelles ressources symboliques sont mobilisées pour exhorter les familles à « donner » les organes de l’un de leurs proches ou le leur ? La réponse tient dans ce que je propose d’appeler la « politique de l’exhortation » des agences en charge de la transplantation [3]. Dans le cadre de cet article, je m’en tiens aux documents fournis par l’Agence de la biomédecine [4].

5Dans des pays comme l’Espagne et la France, les greffons sont obtenus à partir d’un prélèvement effectué sur une personne décédée. Cette situation peut être en partie contrastée avec celle des États-Unis, pays dans lequel environ la moitié des greffons rénaux proviennent de donneurs vivants ; néanmoins les autres greffons rénaux ainsi que les autres organes solides proviennent de prélèvements sur personnes décédées. La transplantation suppose donc généralement un transfert d’un mort à un vif, ce qui introduit à une symbolique certes spécifique, mais connue et pratiquée par de très nombreuses cultures. En effet, dès les travaux ethnographiques pionniers de Sir Frazer ou de Robert Herz, l’étude des rites funéraires a mis en lumière les liens existant entre les rites associés à la sexualité et à la naissance et les rites de mort. Aussi technique et moderne qu’elle soit, la transplantation d’organes prend place dans la série des rituels liant la mort et la régénération de la vie pour reprendre le titre de l’ouvrage de Maurice Bloch et Jonathan Parry [1982]. Les rites archaïques ne sont pas dépouillés d’une dimension technique (doubles funérailles, nettoyage des ossements, manducation des cadavres, etc.), mais celle-ci ne joue pas le même rôle dans la transplantation. L’acte technique n’y est plus seulement un moment des rites chargés de reproduire l’ordre social et cosmologique, mais une cause efficiente directe de tout le processus puisque, sans lui, rien ne se produirait. La symbolique joue essentiellement à un autre niveau, celui qui préoccupe tant les agences en charge de la transplantation : il s’agit d’amener les proches à donner l’accord pour que le prélèvement puisse avoir lieu en sensibilisant les populations aux performances techniques de la chirurgie de transplantation et à l’apport offert en termes de vie et de qualité de vie des malades transplantés.

2.2 – La symbolique de la politique de l’exhortation

6C’est là le rôle dévolu à la politique de l’exhortation. La symbolique que l’on trouve dans cette forme de communication de l’agence française tourne autour de deux registres culturels majeurs : le premier a trait au caractère collectif de la transplantation signifiant la dimension de solidarité sociale centrale que le législateur comme l’agence ont mise au cœur de la construction politique de la production de la ressource rare. Le second est celui de la continuité entre la vie et la mort. En voici quelques exemples, tirés d’une sélection d’affiches et de documents diffusés par les agences françaises en charge de la politique de l’exhortation [5].

Illustration #1
Illustration #1
Dans ces cas, la symbolique est celle du collectif, de l’effort réalisé par toute une série de personnes dont la plupart portent une blouse blanche signifiant le monde des professionnels de la médecine. Le personnage central est de dos, comme si tous s’adressaient à lui et au lecteur de l’affiche afin que ne soit pas interrompu le travail collectif.
Illustration #2
Illustration #2
La symbolique du collectif prend ici une forme différente en étant rapportée à la symbolique de la solidarité entre deux personnes proches (la distance entre les individus est faible, voire nulle). Cette proximité est cependant d’une nature spécifique puisque l’effacement systématique de l’une d’entre elles montre que cette proximité reste indéterminée. On symbolise ainsi la proximité abstraite qu’introduit l’anonymat du don et donc l’impossibilité de liens effectifs entre les donneurs et les receveurs au-delà de la communauté créée par le transfert de l’organe de l’une à l’autre.
Illustration #3
Illustration #3
La symbolique de la solidarité est ici rapportée à la solidarité dans le couple. L’attitude de protection-remerciement qui rapporte l’homme et la femme au centre de l’image laisse ouverte la question de savoir qui a donné et qui exprime sa gratitude. Ici, l’anonymat n’est plus de mise ; la corporéité du don est manifestée par le rapprochement des deux personnes dont les visages mettent en scène tout à la fois la gravité et l’espoir attachés à cette forme de solidarité.

7La deuxième symbolique est bien sûr présente dans les affiches précédentes, notamment l’illustration #2 dans laquelle à la symbolique de la solidarité avec un inconnu est associé le message en faveur de la vie : « Oser en parler maintenant, & sauver une vie demain. » Au-delà de son effet performatif, la parole assure la continuité temporelle. Le registre symbolique de la continuité temporelle s’exprime souvent au travers de l’image de la famille, du lignage présenté par la série des âges de la vie, comme dans l’illustration #4.

Illustration #4
Illustration #4
Du grand-père au très jeune enfant, en passant par la génération pivot, sans compter le canard, tous alignés sur la diagonale qui aboutit au plus jeune. Trois générations sont ainsi rassemblées pour symboliser la continuité de la vie familiale et, par extension, de la vie dans le groupe social plus large.
Illustration #5
Illustration #5
On retrouve cette même symbolique de la continuité dans cette affiche de l’Agence de la biomédecine qui repose sur la continuité de soi à soi, par un rapprochement de l’imaginaire de l’enfance et de sa réalisation à l’âge adulte.

8Ces formes symboliques peuvent aussi prendre un tour différent en étant associées à un message spécifique, message qui constitue un des axes forts de la politique actuelle de l’exhortation de l’Agence de la biomédecine. En effet, dans les prélèvements post mortem, le « donneur » au sens de la prise de décision, c’est la famille et non pas l’individu prélevé. Aussi, à défaut de vouloir ou de pouvoir reconnaître pleinement ce rôle dévolu à la famille, l’Agence insiste-t-elle fortement sur la parole échangée entre proches : la famille est symbolisée ici par la présence systématique d’un écart d’âges entre les personnes, souvent deux seulement, en présence sur les affiches (le père et le fils, ou les jeunes parents et leurs enfants adolescents). Solidarité, famille et prise de parole sont ainsi associées, comme on le voit dans les illustrations suivantes (#6, 7 et 8).

Illustration #6
Illustration #6
Illustration #7
Illustration #7
Illustration #8
Illustration #8

9Le pouvoir de la parole est finalement au cœur de cette symbolique de la solidarité entre les individus proches (le couple) et, plus généralement, entre les membres d’une même société. La symbolique est ici celle de l’agir ; c’est celle qui fait qu’évoquer le sujet est considéré comme un acte. La parole est ici performative : parler de la transplantation, c’est faire (illustration #9). Cette symbolique est mobilisée selon deux registres distincts : celui empreint d’une certaine gravité qui renvoie à des processus sociaux plus généraux comme l’organisation de l’ensemble du système de la santé (illustration #10) ou celui de la décision politique (les deux bulletins de l’illustration #11).

Illustration #9
Illustration #9
Illustration #10
Illustration #10
Illustration #11
Illustration #11

10En même temps, les personnages s’effacent, laissant apparaître la dimension institutionnelle qui fait suite à la prise de parole au sein de l’espace, redoublant ainsi l’efficacité sociale de cette dernière. La même symbolique peut aussi être attachée à un régime plus intime et plus anodin de la parole. Le fait de savoir que son épouse a « choisi pour le don d’organes » est mis sur le même plan que les « petits riens » (« elle aime les bonbons… cache bien sa timidité… préfère quand je suis mal rasé ») qui nourrissent les échanges quotidiens, les attentions mutuelles entre les membres d’un jeune couple (illustration #12).

Illustration #12
Illustration #12

11Je ne connais pas de travaux ayant cherché à faire le lien entre la symbolique déployée dans la politique de l’exhortation de l’Agence de la biomédecine et la symbolique de la transplantation telle qu’elle est vécue par les familles au moment de la demande de prélèvement. On peut cependant prendre une image partielle de cette symbolique telle qu’elle affleure dans les déclarations de familles interrogées à la suite d’une demande de prélèvement d’organes sur un proche décédé [Waissman, 2001] [6].

12Le registre de la continuité est fortement présent. La greffe est alors directement associée à la symbolique de la continuité entre la vie et la mort, y compris dans le deuxième cas où la personne décédée n’avait plus envie de vivre :

13

« De se dire qu’on peut, sans prendre quelque chose à quelqu’un, redonner la vie ou la vue, ou une vie en bonne santé à quelqu’un qui en a besoin […] à partir du moment où quelqu’un est décédé, si ça peut aider à la vie de quelqu’un d’autre, je ne vois pas d’autre solution que d’accepter, ça me semble une évidence. »
[Femme, quarantaine, profession libérale, citée dans Waissman, 2001, p. 51]

14

« Mon mari a décidé de se donner la mort parce qu’il ne voulait plus vivre, c’est lui qui en a fait le choix. Et je me suis dit : il y en a d’autres qui ont envie de vivre. C’est comme cela que je l’ai expliqué à mes filles… Et pour moi, je dirai que c’est presque naturel. C’est terrible peut-être ce que je vais dire. Et j’ai demandé si on avait pu sauver beaucoup de vies, si on lui avait enlevé beaucoup d’organes, on m’a dit que cela allait sauver beaucoup de personnes, ça a été pour moi une bouffée d’oxygène. »
[Femme, quarantaine, cadre supérieur, citée dans Waissman, 2001, p. 52]

15Cette continuité peut également être à l’œuvre d’une manière plus personnalisée, lorsque c’est la continuité même de la vie du défunt qui est symboliquement perçue derrière la vie du patient greffé. Cela ressort du cas bien connu de la première greffe cardiaque réussie en France, à l’occasion de laquelle, à la date anniversaire de la mort de son fils, la mère avait demandé à écouter battre le cœur de son fils dans la poitrine de la personne greffée.

16Cette continuité est fréquemment associée à la solidarité et au partage, surtout lorsqu’il s’agit d’un proche, comme l’exprime la formule de la mutualisation employée par Christian et Olga Baudelot [2008]. L’accord au prélèvement et la solidarité se trouvent réunis dans les deux extraits qui suivent, en s’appuyant sur la pratique de l’altruisme du vivant du fils, ou sur l’affirmation d’une opposition aux inégalités sociales et raciales.

17

« On a fait le don de ses organes parce qu’on pensait qu’il fallait le faire, parce qu’on s’est dit, c’est une mort tellement bête à 24 ans, au moins que cela serve à quelqu’un d’autre. […] Il était jeune, il était bon […] je me suis dit aussi, si c’était dans l’autre sens, j’aurais un mari ou un enfant qui a besoin d’une greffe, j’aurais été bien contente de recevoir des organes. »
[Femme, cinquantaine, employée, citée dans Waissman, 2001, p. 73-74]

18

« J’ai toujours eu une démarche positive dans la vie […] le fait de donner les organes est une ouverture vers les autres […] ça fait partie d’une philosophie de la vie […] l’important est que les organes soient greffés sur quelqu’un qui ait envie de vivre, qu’il soit noir, qu’il soit blanc, qu’il soit homme, femme ou enfant, peu importe, qu’il soit intelligent, ingénieur ou ouvrier. L’important est que la personne soit heureuse de vivre. Et c’est pour cela que ça va de pair avec la lutte contre le racisme. »
[Femme, cinquantaine, cadre supérieur, citée dans Waissman, 2001, 74]

19On peut aussi saisir cette symbolique de la solidarité a contrario, c’est-à-dire lorsque le refus au prélèvement s’appuie sur le fait que « [la société] ne leur avait pas beaucoup apporté », ni à lui-même, ni à son fils défunt [homme, employé, et femme, employée de maison, cités dans Waissman, 2001, p. 77].

20La symbolique de la politique de l’exhortation de l’EFG, puis de l’Agence de la biomédecine ne peut se comprendre indépendamment de la question du mode d’obtention des organes à prélever : le marché est proscrit et les prélèvements d’organes sur personne vivante ou décédée relève de la notion de don. C’est à ce point que la symbolique de la politique de l’exhortation rencontre le symbolique associé aux relations de don.

3 – Transplantation, don et échange symbolique

21La notion d’échange de biens symboliques est étroitement attachée à l’œuvre de Pierre Bourdieu, même si l’ouvrage de Jean Baudrillard [1976] a marqué de son empreinte la réflexion sur l’échange symbolique en général, lequel n’est pas sans avoir des similitudes avec le thème de Bourdieu car tous deux mettent au centre de leur conceptualisation le travail de Mauss sur l’échange-don. Au-delà, les différences entre les deux approches sont considérables. Baudrillard rejette le symbolique dans un passé irrémédiablement perdu : selon lui, le symbolique ne joue plus dans la société moderne dominée par la valeur et l’échange marchand, le rôle de processus social faisant le lien entre les réalités objectives et l’imaginaire. Rien de tel chez Bourdieu qui élabore toute une série de concepts autour du symbolique – violence symbolique, capital symbolique et échange de biens symboliques – précisément pour montrer la place toujours centrale du symbolique localisée entre la « vérité objective » des pratiques et les représentations sociales [7]. Je me limite ici à l’approche avancée par Bourdieu de l’échange de biens symboliques, que je résume à grands traits à partir de trois de ses ouvrages [Bourdieu, 1980 ; 1994 ; 1997] avant de revenir à la transplantation.

22Le symbolique signifie fondamentalement le fait de « mettre des formes » : il représente le travail que la société fait sur elle-même et que l’individu produit sur lui-même et sur les individus avec lesquels il est en contact en respectant et faisant respecter des formes de l’interaction sociale. La « mise en forme » n’est pas seulement un habillage socialement et historiquement déterminé, car elle joue un rôle essentiel dans la caractérisation des pratiques symboliques. À cet égard, l’élément central dans la caractérisation du symbolique est sa dimension d’ambiguïté, de méconnaissance, de dissimulation, de dénégation, d’auto-illusion. Les formules de Bourdieu sont nombreuses qui font référence à ces termes :

23

« […] la méconnaissance institutionnellement organisée et garantie, qui est au principe de l’échange de dons et, peut-être, de tout travail symbolique visant à transmuer, par la fiction sincère d’un échange désintéressé, les relations inévitables et inévitablement intéressées qu’imposent la parenté, le voisinage ou le travail en relations électives de réciprocité et, plus profondément, à transformer les relations arbitraires d’exploitation (de la femme par l’homme, du cadet par l’aîné ou des jeunes par les anciens) en relations durables parce que fondées en nature. »
[Bourdieu, 1980, p. 191]

24Cette approche se déploie avec le thème de la double vérité du don, et donc son ambiguïté, qui trouverait son explication dans l’intervalle temporel séparant les dons et les contre-dons ; l’intervalle

25

« […] rend psychologiquement vivable l’échange de dons en facilitant et en favorisant le mensonge à soi-même, condition de la coexistence de la connaissance et de la méconnaissance de la logique de l’échange. Mais il est clair que le mensonge à soi-même individuel n’est possible que parce qu’il est soutenu par un mensonge à soi-même collectif : le don est un de ces actes sociaux dont la logique sociale ne peut devenir common knowledge, comme disent les économistes ».
[Bourdieu, 1997, p. 229]

26C’est ainsi une logique de dénégation qui est au principe de l’échange de biens symboliques dont l’échange de dons et de contre-dons fournit le principe :

27

« […] cette économie anti-économique (au sens restreint et moderne du mot “économique”) repose sur la dénégation de l’intérêt et du calcul, ou, plus précisément, sur un travail collectif d’entretien de la méconnaissance visant à perpétuer une foi collective dans la valeur de l’universel, qui n’est qu’une forme de mauvaise foi (au sens sartrien de mensonge à soi-même) individuelle et collective. »
[Ibid., p. 230]

28Cette stratégie théorique est plus élaborée dans un dernier texte spécifiquement consacré à l’économie des biens symboliques [Bourdieu, 1994]. Celle-ci est alors caractérisée par trois principes : premièrement, il s’agit de pratiques caractérisées par la notion de « vérité double », l’ambiguïté et la contradiction entre la réalité objective et la vérité subjective ; deuxièmement, les actes économiques sont transmués en actes symboliques et les dons et contre-dons qui se portaient initialement sur des biens matériels « utiles », se fixent sur des symboles propres à créer du social ; troisièmement, cette circulation produit un résultat spécifique – le crédit, le prestige, la réputation – qui constitue le capital symbolique.

29La notion de mensonge social, d’auto-illusion ou de dénégation est centrale dans l’économie des échanges symboliques à laquelle Bourdieu attache systématiquement les échanges de dons et contre-dons théorisés par Mauss. Cette idée n’a rien d’original puisqu’on la trouve très précisément exposée par Mauss au début de son célèbre essai. Après avoir cité un poème scandinave, Mauss définit son programme de recherche comme le rapprochement des dimensions religieuses, juridiques, morales, politiques et familiales de la dimension économique. Tout ceci, dit-il, forme un ensemble complexe dont il ne veut étudier qu’un trait,

30

« […] le caractère volontaire, pour ainsi dire, apparemment libre et gratuit, et cependant contraint et intéressé de ces prestations. Elles ont revêtu presque toujours la forme du présent, du cadeau offert, généreusement même quand, au fond de ce geste qui accompagne la transaction, il n’y a que fiction, formalisme et mensonge social, et quand il a, au fond, obligation et intérêt économique ».
[Mauss, 1925, p. 148]

31Mauss met bien au premier rang de ses préoccupations l’argument sur lequel Bourdieu construit son approche de l’économie symbolique. Si cela a échappé à la plupart des commentateurs, c’est que l’étude de Mauss privilégie la règle de droit qui fait rendre la chose reçue [ibid., p. 148] et ne revient pas sur le thème de la fiction et du mensonge social dans les trois conclusions qui construisent une opposition à la vision économiciste du monde. Mais ce n’est pas tout. En effet, la réflexion de Guido Calabresi et Philip Bobbitt sur la situation de choix tragique [8], situation dont est redevable la transplantation d’organes, insiste sur le fait que, face à l’impossibilité de produire un volume suffisant de greffons, les agences en charge de la transplantation sont mises en demeure de procéder à des choix mettant en danger des valeurs centrales pour la société. Ils constatent que des dispositifs non marchands offrent l’avantage de rendre moins explicites les coûts et les prix attachés aux ressources rares [Calabresi & Bobbitt, 1978, p. 96]. Plus généralement, ils constatent que la situation de choix tragique engendre des cycles dans les solutions retenues parce que considérées tour à tour comme légitimes, cycles qui peuvent être pris pour une forme de subterfuge [ibid., p. 196]. Quoiqu’il fasse passer d’un dispositif inadéquat (à supprimer la situation de choix tragique) à un autre, le cycle offre l’avantage d’une forme de brouillage qualifié de subterfuge par les auteurs :

32

« Le changement apporte deux avantages, bien que le plus souvent ce soient des avantages illusoires, lesquels ont été associés ici à la notion de subterfuge. Premièrement, une nouvelle approche du problème soulève l’espoir que son coût final sera éludé, les certitudes [sur les effets négatifs] du dispositif antérieur étant éliminées. Deuxièmement, la société agit, et l’action comporte une dimension palliative puisqu’elle entraîne l’idée selon laquelle la nécessité peut être écartée si on s’y essaye d’une manière plus déterminée, si on planifie mieux que précédemment et que l’on échappe aux erreurs du passé, et ainsi de suite. »
[Ibid., p. 196-197]

33Bref, la notion de mensonge social, de duperie socialement organisée ou de subterfuge est commune aux approches sur le sujet. En mettant l’accent sur cet élément essentiel, Bourdieu n’apporte rien de neuf, à l’exception du lien étroit qu’il propose de faire entre cette duperie de soi socialement organisée, le fonctionnement de l’échange de biens symboliques et de la formation du capital symbolique, faisant du symbolique un élément essentiel de la reproduction de l’ordre social. Cela même que Baudrillard avait rejeté dans un passé révolu.

34Pour avancer sur ce point décisif, suivant la leçon de Mauss dans ses enseignements d’ethnographie, je pense nécessaire de rapporter le symbolique à la morphologie sociale, car « […] les relations entre les phénomènes les plus matériels et les phénomènes les plus spirituels interviennent à chaque instant » [Mauss, 1947, p. 21]. Aussi, la question est celle de savoir dans quelle mesure la morphologie du transfert de ressource à la base de la transplantation d’organes correspond à l’économie des biens symboliques.

3.1 – sMorphologie du transfert de ressources corporelles humaines

35La transplantation est-elle redevable de la conceptualisation maussienne en termes de don et contre-don ? Tel n’est pas le cas car la morphologie de ce transfert de ressource n’est pas celle des échanges rituels de cadeaux décrits par Mauss dans son essai ou par Bourdieu lorsqu’il théorise la logique de l’honneur.

36Dans le prélèvement post mortem, l’échange entre les morts et les vifs passe nécessairement par l’intermédiaire de professionnels. C’est d’ailleurs essentiellement au niveau de la relation entre la famille et les professionnels de la transplantation que la rhétorique du don intervient. Cette rhétorique a cependant une validité douteuse lorsqu’il s’agit de décrire la situation : ce ne sont pas les organes qui sont donnés : si don il y a, c’est celui que le défunt ou ses proches accordent en permettant aux professionnels d’aller prélever les organes à l’intérieur du cadavre. Dans le cas d’un prélèvement sur vifs, on observe toujours la présence de la même structure relationnelle : le don est celui qu’un vif accorde à des professionnels pour le prélèvement d’un organe (le rein) ou d’une partie de l’un d’entre eux (un lobe pulmonaire ou hépatique). La dimension technique est incontournable et elle a des effets que l’on peut évaluer quantitativement sur le volume de greffons produits. En effet, les rapports de l’Agence de la biomédecine montrent que le « don » peut, avec une fréquence assez élevée, être refusé : les personnes recensées en état de mort encéphalique en 2005 ont été prélevées pour 49 % d’entre elles. Si les oppositions de la famille ou des autorités judiciaires comptent pour 31 % des non-prélèvements, il faut avoir présent à l’esprit que plus de 18 % des prélèvements n’ont pas été effectués en raison d’obstacles médicaux (8,6 %) ou des antécédents des donneurs (10 %) [Agence de la biomédecine, Rapport annuel, 2006, p. 25]. De la même manière, des personnes souhaitant donner de leur vivant sont récusées pour des raisons soit d’ordre psychologique soit d’ordre médical. L’aspect technique est étroitement lié à l’aspect relationnel de la transplantation. La structure relationnelle de transplantation rapproche cette dernière du sacrifice, une catégorie proche mais différente de celle du don selon les analyses de Mauss [9].

37Le défunt occupe la place de la victime, c’est-à-dire de la personne sur laquelle le sacrifice va avoir lieu, personne dont le caractère sacré est pleinement attesté puisque l’on ne s’approche d’elle qu’avec circonspection et effroi au moment même de procéder au sacrifice. Le personnel médical joue le rôle du professionnel qui pratique le rite sacrificiel parce que l’approche du corps défunt sacralisé demande des compétences particulières en dehors desquelles il n’y aurait plus que profanation [10]. Les membres de la famille sont dans la position du sacrifiant, celui qui attend un bénéfice du sacrifice : et, bien sûr, la difficulté réside dans le fait que la famille ne reçoit en retour qu’un bénéfice moral abstrait, celui d’avoir agi pour l’avantage de l’humanité en consentant à ce sacrifice. Le sacrifice engendre un don concret, celui que, par l’intermédiaire des professionnels, reçoit le malade, sous forme de l’organe greffé et, dans un grand nombre de cas, d’une amélioration ou d’une prolongation de la vie du malade. Lorsque le receveur et le donneur appartiennent au même groupe familial, les obligations de donner, recevoir et rendre avec lesquelles Mauss a caractérisé le don peuvent advenir. Cela suffit-il à écarter la catégorie de sacrifice ? Je ne le pense pas car il faut toujours prendre en compte le fait que la personne qui accorde le droit de prélever se sacrifie dans son corps pour le membre de la communauté émotionnelle malade, sous réserve que les professionnels en acceptent l’idée et acceptent de le pratiquer. Cela rend compte des formules incompréhensibles sans cela que l’on trouve sous la plume de Fox et Swazey quand, rapportant la situation d’un jeune homme qui semble assez détaché devant les tourments que rencontrent ses parents face à sa situation de malade des reins en phase terminale, elles passent du registre du don à celui du sacrifice. Le transplanteur, disent-elles [Fox & Swazey, 1974, p. 18] « avait le sentiment que le jeune homme était indifférent au sacrifice que ses parents seraient amenés à faire si l’un d’entre eux endossait le rôle du donneur [11] ». Historiquement, c’est d’ailleurs dans le cas du prélèvement sur vifs que la notion de sacrifice a été employée dans la transplantation. Les psychologues étudiant la manière dont se déroulait la recherche d’un donneur à l’intérieur des familles au cours des années 1970 faisaient fréquemment usage du terme de sacrifice [Simmons, Marine & Simmons, 1977] [12], sans que cela soit nécessairement rapporté au fait du rachat de la conduite passée par un membre de la famille qui avait été tenu à l’écart en raison de ses comportements – une catégorie de donneur qualifié de « mouton noir » (black sheep donor) – et encore moins à la notion chrétienne d’expiation.

38La transplantation est donc une relation sociale entre égaux visant à répondre à la détresse du malade qui se meurt. Ce commerce a certes ses rituels, mais il n’est pas un échange cérémoniel entre amis égaux, il n’a pas non plus la caractéristique du don modeste qui rend la vie sociale douce et aimable. Ce commerce de détresse demande l’engagement fort d’autres êtres humains qui doivent répondre à la difficile question posée par le prélèvement sur un être cher, brutalement décédé, ou qui se soumettent personnellement aux craintes qui peuvent être associées au prélèvement [13]. C’est un engagement fort que la notion de sacrifice couvre mieux que la notion de don. Il y a sacrifice plutôt que don parce que, contrairement à l’enchaînement relationnel direct du don cérémoniel décrit par Mauss et Malinowski, les professionnels interviennent nécessairement en tant qu’intermédiaires entre les personnes placées en bout de chaîne de ces échanges. Il y a sacrifice par le fait que la personne prélevée subit un acte irréversible dans son corps et son intégrité physique ; ce sacrifice demande un engagement fort qui consacre la volonté d’améliorer la vie d’un autre être humain ; ce sacrifice, enfin, transmet sans que l’on puisse rendre à hauteur de ce qui est reçu et sans non plus fournir au « donneur » un prestige social supérieur comme dans les dons agonistiques.

3.2 – Organisations, coordination économique et échange symbolique

39La rhétorique du don n’est rien d’autre qu’une manière de dire les choses et, jusqu’à présent tout au moins, une conséquence de l’exclusion de toute rétribution, monétaire ou non, pour ceux qui ont donné le droit de prélever sur le corps d’un de leurs proches ou sur le leur. En ce sens, il s’agit bien d’un travail symbolique, un travail dont la finalité est de « mettre des formes » dans ce commerce si particulier entre les êtres humains. Ce travail de « mise en forme » met la fiction du don au premier plan de façon à masquer la réalité du sacrifice que je pense plus adéquate à une description de ce commerce. Est-ce pour autant un mensonge social nécessaire à cacher la réalité objective des pratiques et à « naturaliser » une forme de domination ? Je ne le pense pas. En tout cas, il ne peut s’agir d’une fiction ou d’un mensonge dont on peut dire qu’il est nécessaire à la poursuite de ce commerce entre les êtres, comme Bourdieu dit qu’un tel mensonge socialement organisé l’est pour les échanges de dons et contre-dons.

40Le transfert de ressource autour de la transplantation n’est certes pas entièrement exempt de la dimension d’affirmation de soi, et donc d’une recherche de prestige social. Cela a d’abord et surtout concerné les professionnels et, tout particulièrement, les chirurgiens transplanteurs, mais depuis la routinisation de la transplantation qui en fait désormais une thérapeutique de masse, cet aspect n’est sans doute plus majeur, hors le cas de transplantations nouvelles comme celles inaugurées par Jean-Michel Dubernard avec les greffes de bras, puis avec les greffes de visage. Cette affirmation de soi peut également intervenir au sein de la famille, ne serait-ce qu’en prenant la forme du « rachat » pour le membre de la famille en situation de « mouton noir ». Mais là encore, rien ne permet de penser que cette dimension de prestige soit d’une importance si décisive qu’elle puisse être placée au centre de l’analyse surtout si l’on garde présent à l’esprit le fait que les transplantations avec prélèvement sur vifs sont l’exception dans la plupart des pays.

41On peut enfin souligner l’importance que le législateur et les agences en charge de la transplantation accordent à la diffusion des informations sur la transplantation. Il faut aussi tenir compte du fait que ces agences soulignent explicitement que la situation est celle d’un manque de greffons et qu’il s’agit pour elles de faire en sorte d’en accroître le volume, comme on le voit tout particulièrement sur la couverture d’un dépliant de l’Établissement français des greffes (illustration #14), ainsi que sur les informations données sur le site de l’agence de la biomédecine. Si mensonge il y a, il ne peut s’agir de celui qui viserait à masquer la réalité du transfert de ressources et l’intérêt que celui-ci représente pour les agences en charge de produire les greffons.

Illustration #13
Illustration #13
Qui indique sans détour que le greffon est une ressource rare et qu’il est important que les individus soient prêts à la fournir.

42S’il y a une forme de duperie dans la situation présente de la transplantation, elle me semble plus mineure que la forme à laquelle pensait Bourdieu lorsqu’il définissait l’échange-don maussien. La « duperie » tient au fait de placer le débat dans une opposition entre don et échange marchand.

43L’émergence de cette opposition peut être datée précisément puisqu’elle se fait jour immédiatement après qu’un médecin américain a cherché au début des années 1980 à créer une entreprise d’intermédiation entre les malades et les personnes souhaitant vendre un rein. La réaction a été vive puisque le parlement américain a réagi par le National Organ Transplantation Act de 1984, proscrivant un tel commerce marchand. L’opposition entre le don et le marché était alors placée sous les feux de la rampe et elle y est restée : en rejetant l’idée d’un commerce marchand, le don n’était plus défini que juridiquement, comme une cession à titre gratuit fondée sur la volonté de se dépouiller gratuitement, d’une manière altruiste. Formules qui n’ont plus rien de commun avec celles de Mauss.

4 – Conclusion

44La rhétorique du don est donc une mise en forme qui vise à mettre à l’écart le commerce marchand en l’opposant au don gratuit. Il ne s’agit pas de dire que cette opposition est vide de sens, ni qu’elle est une forme de « mensonge social » car la mise en place de biomarchés sur lesquels s’échangeraient des ressources corporelles humaines signifierait une modification anthropologique assez considérable [Steiner, 2010, chap. 7-8], dont il ne faut pas méconnaître la portée. Toutefois, il s’agit de mettre au jour ce que masque cette mise en forme fondée.

45Le transfert de ressources corporelles humaines implique une forme de don nouvelle par rapport à ce que l’on qualifie de don dans la tradition sociologique. Ce n’est ni un don créateur direct de liens entre le donataire et le donateur qui ne se rencontrent pas dans le cas du prélèvement post mortem, la forme la plus courante de la transplantation ; ce n’est pas non plus un don agonistique destiné à produire de la hiérarchie sociale. C’est une forme de don pour laquelle il n’existe pas de nom et que, par défaut, je propose d’appeler un don organisationnel. Il y a don parce qu’il ne saurait être question de faire usage d’une contrainte légale dans cette forme de transaction ; seule une contrainte morale peut intervenir, au sens où, sans qu’il y ait nécessairement de pressions exercées sur le donneur ou ses proches, les représentations sociales associées à la solidarité entre les êtres humains définissent la cession de l’organe comme un acte libre, mais ressenti comme obligatoire par ceux qui le pratiquent ; un acte désintéressé au sens marchand, mais intéressé en un sens familial ou sociétal que la symbolique examinée plus haut a tâché d’éclairer. Il y a don organisationnel dans la mesure où la ressource passe de la personne à l’organisation avant d’être « donnée » à la personne malade : l’organisation est le medium indispensable entre les deux personnes situées en bout de la « chaîne du don », sans elle ces deux personnes ne peuvent procéder au don, souvent, à cause d’elle, elles ne peuvent se rencontrer. Entre ces deux personnes qui sont dites se « donner », l’intervalle qui les sépare et rend possible le transfert n’est plus celui du temps, mais celui de la pratique organisationnelle, commune à un commerce marchand comme à un commerce qui ne l’est pas et faisant usage des mêmes outils de gouvernement des individus à l’intérieur de l’organisation que bien des organisations appartenant au monde de l’efficacité marchande.

Notes

  • [1]
    Je remercie Pierre-Marie Chauvin, fin connaisseur de la sociologie visuelle, pour ses commentaires qui m’ont permis d’approfondir l’interprétation des affiches servant de support à la politique de l’exhortation de l’Établissement français des greffes et de l’Agence de la biomédecine. Je remercie également les rapporteurs de la revue pour leurs commentaires et suggestions qui m’ont permis d’améliorer la présentation et l’argumentation de l’article.
  • [2]
    On évalue autour de 96 000 au niveau mondial le nombre des greffes pour les principaux organes solides (reins, cœurs, foies, poumons et pancréas).
  • [3]
    La politique de l’exhortation vise à convaincre le public de l’importance du « don » d’organes, et tout particulièrement de former les esprits à la situation, rare, mais d’autant plus décisive, qui se met en place dans le cas d’une demande de prélèvement sur personne décédée. À cette forme de communication il faut ajouter ce que je propose d’appeler une économie de l’incitation qui œuvre en direction des professionnels pour amener ces derniers à prendre en compte les exigences de la transplantation dans leur activité ou pour se montrer plus efficace dans leur rôle. Cette économie de l’incitation peut employer une large gamme des outils de mobilisation des personnels mis en œuvre dans une grande organisation privée ou publique [Steiner, 2010, chap. 4].
  • [4]
    La politique de l’exhortation américaine a fait l’objet d’un premier examen dans le travail de Lesley Sharp [2006, chap. 1] ainsi que dans celui de Kieran Healy [2006].
  • [5]
    Les affiches commentées dans la suite de ce texte proviennent des campagnes d’information de l’Établissement français des greffes (1992-2004), puis de l’Agence de la biomédecine qui lui a succédé. Je remercie le service de documentation de l’Agence qui a mis à ma disposition sa collection d’affiches à l’occasion de ce travail.
  • [6]
    Il est difficile d’aller au-delà de ces quelques illustrations, car les familles confrontées à ce genre d’expérience n’ont jamais fait l’objet d’une enquête systématique à un niveau national, le seul qui soit adéquat. En effet, il y a à peine plus d’un millier de personnes prélevées en France ; aussi, une enquête sur un seul site (par exemple, le CHU d’une grande ville), sera toujours associée à une population particulière, faiblement représentative de l’ensemble.
  • [7]
    « En réduisant cette économie [« archaïque »] à sa vérité « objective », l’économisme en anéantit la spécificité, qui réside précisément dans le décalage socialement entretenu entre la vérité « objective » et la représentation sociale de la production de l’échange » [Bourdieu, 1980, p. 193].
  • [8]
    Une situation de choix tragique apparaît lorsqu’une société ne peut produire ou disposer d’un volume suffisant d’une ressource dont l’absence signifie la mort pour ceux qui en sont privés. L’allocation du volume disponible, ou encore le choix de qui bénéficie et qui ne bénéficie pas de la ressource tombe dans la catégorie des choix tragiques.
  • [9]
    Il est frappant de constater à quel point certaines des formules conclusives de l’Essai sur le don sont déjà présentes dans les pages finales de l’étude sur le sacrifice lorsqu’il est question de l’imbrication entre la recherche de l’utile et l’abnégation, entre la liberté et l’obligation : « Dans tout sacrifice, il y a un acte d’abnégation, puisque le sacrifiant se prive et se donne. Même cette abnégation lui est souvent imposée comme un devoir. Car le sacrifice n’est pas toujours facultatif ; les dieux l’exigent. […] Mais cette abnégation et cette soumission ne sont pas sans un retour égoïste. Si le sacrifiant donne quelque chose de soi, il ne se donne pas ; il se réserve prudemment. C’est que, s’il donne, c’est en partie pour recevoir. Le sacrifice se présente donc sous un double aspect. C’est un acte utile et c’est une obligation. Le désintéressement s’y mêle à l’intérêt. Voilà pourquoi il a été si souvent conçu sous la forme d’un contrat. » [Hubert & Mauss, 1899, p. 304-305]
  • [10]
    Pour saisir concrètement ce point, il est possible de faire référence à la manière dont Francis D. Moore – chef du département de chirurgie de l’hôpital de Boston où eurent lieu les premières transplantations réalisées par David Hume dans les années 1950, puis celles réalisées par Joseph Murray – présente les conditions éthiques à respecter pour une transplantation. Ces conditions portent sur l’homme, le laboratoire, l’institution et le patient et ce sont les deux premières qui se rapportent au problème soulevé dans le sacrifice : « Quant à l’homme à qui l’on confie ce type d’innovation, il doit y avoir une personne ultimement responsable (quand bien même elle serait entourée par une équipe d’assistants), et elle doit avoir certaines qualifications spéciales. Il doit s’agir d’une personne ayant étudié la maladie en détail. Il doit avoir la capacité de voir clair au milieu des éclats du neuf que présentent les résultats cliniques. Cela ne peut provenir que d’une expérience vis-à-vis de la maladie. […] La formation par la recherche de laboratoire permet de distinguer entre des démarches éthiques et des aventures sans fondement. Cette expérience dans la recherche de laboratoire doit inclure un engagement personnel dans plusieurs protocoles expérimentaux concernant les nouveaux traitements. » [Moore, 1972, p. 317]
  • [11]
    Interrogé lors de la conférence de la fondation Ciba, un urologue suédois produit la même association entre don et sacrifice : « Savoir dans quelles circonstances le patient peut considérer comme étant moralement en position d’accepter le sacrifice qu’un donneur offre de faire est une tout autre question. » [Wolstenholme & O’Connor, 1966, p. 147].
  • [12]
    « Critics of the use of living related kidney donors question the fundamentals willingness of relatives to make this type of sacrifice. » [Simmons, Marine & Simmons, 1977, p. 153] Contrairement à ce que laisse penser cette formulation, le terme est ensuite utilisé fréquemment pour qualifier les comportements des acteurs indépendamment de la critique du don contenue dans la phrase citée ; d’ailleurs, la conclusion de l’ouvrage va à l’encontre de ces critiques du don-sacrifice inter vivos en montrant que dans la très grande majorité des cas ce commerce se déroule sans que soit perceptible une forme de pression familiale, confirmant ainsi l’étude de Carl Fellner et Shalom Schwartz [1971]. Le même constat peut être fait à partir de la réflexion d’un théologien et éthicien qui mène sa réflexion en termes de sacrifice, mais qui lui attribue un caractère hautement moral [Smith, 1970, p. 109-122].
  • [13]
    Fox et Swazey mentionnent le cas d’une mère qui après que son époux a été récusé pour des questions de santé, exprime sa volonté de donner un rein à leur fille, malade des reins au stade terminal. L’expression de la volonté et les craintes devant l’acte ne firent pourtant pas bon ménage dans ce cas : « L’équipe nota, par exemple, que tant qu’elle fut considérée comme une donneuse potentielle, Madame Thompson souffrit de problèmes gastro-intestinaux et de palpitations cardiaques. Cela s’améliora dès qu’on lui eut dit qu’elle ne pouvait pas donner un rein à sa fille. » [Fox & Swazey, 1974, p. 14]
Français

Résumé

Cet article examine la place du symbolique dans la transplantation d’organes. Dans un premier temps, l’étude porte sur la symbolique mise en œuvre par l’Agence de la biomédecine dans ses campagnes d’exhortation visant à accroître le nombre d’organes prélevés. Dans un deuxième temps, il s’agit de savoir si le prélèvement d’organes correspond à un échange de biens symboliques. En conclusion, l’article propose d’isoler la notion de don organisationnel comme forme caractéristique de l’échange entre les familles et le monde médical au moment du prélèvement d’organes.

Mots-clés

  • don organisationnel
  • exhortation
  • transplantation d’organes
  • échange symbolique

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Philippe Steiner
GEMASS, Université Paris - Sorbonne
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Mis en ligne sur Cairn.info le 05/12/2012
https://doi.org/10.3917/rfse.010.0028
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