1Comment la valeur vient-elle aux biens ? Et comment vient-elle, en particulier, au plus mystérieux d’entre ces biens : la monnaie ? C’est la question principale – mais pas la seule – dont traite le dernier ouvrage d’André Orléan. Un ouvrage qui, sans se présenter ni se revendiquer comme tel, est bien une sorte de point d’orgue à l’ensemble des travaux que l’auteur a réalisés sur la monnaie, la finance et la rationalité depuis une trentaine d’années [1]. Un ouvrage qui rassemble des réflexions en une pensée, pour prolonger l’exercice de conviction mené au long cours, consolider l’édifice, et éprouver sa robustesse à travers de nouvelles formulations et de nouveaux déploiements.
1 – Une question incongrue ?
2Qu’est-ce qui donne de la valeur aux biens et surtout à la monnaie ? Pour faire comprendre comment un économiste peut (encore) se poser une pareille question, et pour en assumer le caractère étrange, il faut dire combien elle pourrait paraître incongrue aux yeux d’un économiste appartenant au mainstream. Car enfin, à ses yeux, cela ferait plutôt deux questions qu’une – une adressée aux biens, l’autre à la monnaie – et, à ces deux questions, il ferait sans doute remarquer qu’il a été répondu depuis belle lurette, et de manière fort concluante. On sait bien en effet, depuis la révolution marginaliste, que la valeur des biens (que l’on peut connaître à travers leurs prix relatifs établis sur les marchés) exprime leur rareté relative, c’est-à-dire : la tension qui existe entre le désir qu’on a de se les approprier (désir fondé sur l’utilité) et leur disponibilité (le coût qu’il faut engager pour rendre ces biens disponibles). Voilà pour la valeur des biens. Quant à la monnaie, c’est peut-être encore plus simple : elle n’a pas de valeur. Ou plutôt, on appelle valeur de la monnaie (par une sorte de raccourci de langage) le résultat du calcul arithmétique que l’on peut faire (que vous pouvez faire, si cela vous chante) entre la quantité de monnaie en circulation et le volume de paniers de biens représentatifs que cette quantité de monnaie a permis de faire changer de main sur une période donnée (ce qui prend en compte le nombre de fois qu’une même unité de compte a servi dans des transactions différentes). Pour aller vite, la valeur de la monnaie n’est pas autre chose qu’une grandeur calculée : c’est l’inverse du prix moyen des marchandises. Bref, la valeur (relative) des biens leur vient du coût de production de leur utilité relative ; quant à la valeur de la monnaie, ce n’est qu’une façon de parler (nous savons très bien qu’elle n’a pas de valeur en soi). Alors, à quoi bon remuer tout cela ?
3On espère ne pas trahir l’auteur en disant que sa réponse est en substance la suivante : parce que remuer tout cela peut se révéler à la fois pertinent et utile. Ce qui constitue bien deux motivations différentes, lesquelles donnent place à deux types d’exercices (ou de performances) différents, dont l’ouvrage se révèle au total un assemblage remarquablement réussi.
2 – L’angle mort de la liquidité, dans la théorie dominante
4Viser la pertinence ? Pour qui adosserait son épistémologie à la conception instrumentaliste de Milton Friedman, ce serait un peu du temps perdu. Car pour la science, peu importe les hypothèses (peu importe au fond ce qu’est la monnaie et ce que l’on en dit), seul compte le pouvoir explicatif des hypothèses, c’est-à-dire leur capacité à reproduire les symptômes qu’exhibe le cours des choses. Du point de vue épistémologique, c’est tout l’inverse qui occupe André Orléan. Avant d’expliquer (les crises monétaires, les marchés financiers), il n’est pas inintéressant de comprendre… et ce n’est pas du temps perdu que de donner à voir ce qu’est notre rapport à la monnaie, et ce qui lui donne de la valeur. Le point pivot du basculement théorique que l’auteur nous invite à opérer se trouve dans sa discussion de la théorie monétaire de Patinkin [2]. À travers Patinkin, qui est l’artisan d’une tentative assez remarquable pour intégrer une théorie de la valeur de la monnaie au corpus utilitariste-marginaliste, Orléan cherche à « pousser à bout » la théorie néoclassique, lorsque celle-ci se met enfin en peine de traiter la valeur de la monnaie autrement qu’à travers la construction d’un ratio entre le nombre de tickets de rationnement et les stocks de sucre écoulés. Pour Patinkin, la monnaie renferme une utilité (comme tous les autres biens), et c’est parce qu’elle possède une utilité qu’elle est demandée par les agents économiques et qu’elle acquiert de la valeur. Cette propriété utile, Patinkin la désigne du nom de liquidité, tout en donnant à ce terme un sens très précis qu’Orléan résume ainsi : « Cette utilité intrinsèque découle de son aptitude à éviter les désagréments que cause la désynchronisation entre dépenses et recettes, désynchronisation qui se traduit par un manque temporaire de liquidité. » Autrement dit, à la question : pourquoi les gens détiennent dans leurs encaisses des moyens de paiement (alors que ceux-ci sont plutôt faits pour être dépensés en achat de biens utiles), Patinkin répond : parce qu’ils n’aiment pas être à court de moyens de paiement ! Ce qui est une réponse assez intelligente, indépendamment de sa congruence impeccable avec l’univers de l’utilité. Finalement, c’est cette utilité qui donne « un prix » à la monnaie (son taux d’échange avec les autres biens)… puisqu’il vaut la peine, jusqu’à un certain point, de détenir de la monnaie plutôt que d’autres biens utiles, pour les services de liquidité qu’elle rend (il vaudrait mieux dire : services de trésorerie). Le point de basculement est précisément ici. Orléan fait observer, en substance, que l’idée suivant laquelle la monnaie renfermerait cette utilité (il utilise le terme d’utilité intrinsèque) est pure pensée fétichiste. La liquidité n’existe en effet que si tout le monde accepte le bien en question comme moyen de paiement. La valeur que chacun est prêt à accorder à ce bien particulier (qui détermine le prix du renoncement à d’autres biens utiles) dépend donc fondamentalement de l’acceptation de la monnaie par les autres, lesquels ont eux-mêmes besoin de connaître la valeur que les autres accordent à la monnaie pour juger de cette acceptabilité [3]… à laquelle ils accordent un prix (ou de la valeur). La circularité, la dynamique des renvois spéculaires de chacun aux autres, s’engouffre inévitablement dans cette tentative d’estimation, jusqu’à devenir, si l’on veut creuser un peu, le fondement d’une théorie de la valeur de la monnaie. C’est le point de départ : « Il n’est pas vrai que, en toutes circonstances, l’utilité de la monnaie puisse être traitée comme une donnée exogène, indépendante du comportement des autres acteurs. À l’évidence, le choix de détenir de la monnaie est fortement conditionné par ce que pensent les autres : s’ils refusent d’accepter cette monnaie, alors celle-ci n’a plus aucune utilité. Elle cesse d’être liquide. C’est là un fait incontournable. Le nier n’est guère réaliste. Autrement dit, si je sais que telle monnaie sera refusée par tous les échangistes, alors je ne l’accepterai pas. Pour cette raison de fond, il est impossible de réduire, en toute généralité, le rapport à la monnaie à une pure relation privée, de type objectal, indépendante du choix des autres. » (p. 102-103)
3 – L’espace de la valeur et ce qui s’y passe
5Pour répondre à cette question – comment un bien acquiert cette propriété qu’est la liquidité ? – il faut faire comprendre que cette propriété ne peut être que l’attribut d’une « chose » à laquelle nous accordons collectivement (de manière plus ou moins unanime) de la « valeur ». Passer de la liquidité à la valeur n’est cependant pas un rebond tautologique, ni une formule pour fuir… C’est la clef de l’exercice de compréhension que l’auteur entreprend de long en large dans cet ouvrage, en réactivant les liens possibles entre la tradition sociologique et la petite armée des économistes hérétiques qui n’a pas toujours refusé l’obstacle. Il faut en effet prendre tout le temps de donner à voir ce qu’est « l’empire de la valeur », et ce qui s’y passe. Car il y a bien un espace propre de la valeur, et l’on devrait dire que c’est justement le domaine (tout le domaine ?) de l’économie. Quel est cet espace ? La réponse d’Orléan est, à peu de chose près, la suivante : c’est celui où se déroulent les processus sociaux qui concourent à attribuer, par un « mécanisme » d’élection mimétique, de la désirabilité aux choses ou aux actions, désirabilité qui leur fournit leur seule commune substance, et qui nous permet d’amorcer des jugements de valeur communs. Il n’y a donc pas d’autre substance (ou de substrat), au départ, à la désignation et à la valorisation des richesses, que la boucle à rétroaction positive du désir mimétique (suivant l’hypothèse avancée par René Girard). La seule substance de la richesse est en conséquence la forme qui sert de réceptacle, de medium, de point focal à un jugement de valeur plus ou moins collectif, un jugement qui objective la confluence des désirs mimétiques sur tel ou tel objet, ou qui polarise l’assentiment spéculaire des agents (entraînés dans cette boucle de rétroaction positive) sur l’importance, la grandeur, le prestige (en un mot : la valeur) qu’il convient d’accorder aux choses ou aux actions. C’est en mettant en scène ces retroussements de la logique du désir et du jugement d’évaluation mimétiques que l’auteur met au jour le processus par lequel s’engendre la valeur. Cette théorie de la valorisation (il faudrait peut-être la nommer ainsi) n’éclaire pas seulement le processus d’engendrement de la liquidité, même s’il est vrai qu’elle s’applique particulièrement bien à cette question : « La structure des interactions que suscite la liquidité est d’une nature typiquement mimétique puisque le désir de chacun à l’égard des biens liquides se règle sur le désir éprouvé par les autres pour ces mêmes biens. Comme pour le prestige, on peut écrire : Est liquide pour un individu ce que les autres considèrent comme liquide et désirent comme tel. En conséquence, comme pour le prestige, il vient que la liquidité “ne renvoie à aucune qualité substantielle particulière, définissable antérieurement aux relations interpersonnelles”. On retrouve la même logique autoréférentielle : la liquidité est une création du désir de liquidité. » (p. 155)
4 – De la théorie des marchés efficients à la convention financière
6Si la question de la liquidité est le fil rouge du livre, André Orléan applique également son modèle d’intelligibilité à deux autres objets cardinaux de l’économie : la rareté et l’évaluation du prix des actifs financiers. On ne peut guère faire mieux, à cet endroit, que d’inviter le lecteur à suivre de près le décorticage méthodique de la pensée dominante auquel se livre l’auteur, pour enficher, au moment opportun, et par une robuste prise en tenaille, un piton dans ses failles, afin d’ouvrir une nouvelle voie dans la paroi escarpée du mur de la valeur. Tel un bon grimpeur, Orléan utilise les pitons rouillés des cordées qui ont dévissé avant lui, pour ne pas reproduire les mêmes erreurs. On mesure, à travers cette entreprise méticuleuse, tout ce que les chercheurs hétérodoxes doivent aux erreurs lumineuses qu’ont commises (et continueront de commettre) les chercheurs du mainstream. En donnant à voir, le plus clairement possible, que le monde n’est pas ce qu’elle en dit, la théorie néoclassique aurait théoriquement dû faire gagner du temps à beaucoup de monde. Mais seuls quelques malins savent en profiter [4]. La manière dont Orléan s’agrippe aux scories de la théorie des marchés efficients, pour en « sortir » une théorie de la convention financière, est un modèle du genre. Et l’on quitte à cet instant le terrain du pur plaisir intellectuel – résultant du sentiment d’y comprendre quelque chose – pour entrer dans le domaine de l’explication : munis de cette théorie de la valorisation des actifs, nous voici enfin dotés d’une explication convaincante de la possibilité et de la nécessité des bulles financières (dès lors que se trouvent séparés les titres de propriété, d’une part, et le capital productif immobilisé, d’autre part) : une explication qui transforme les suggestions fulgurantes de Keynes en énoncés carrés et définitifs.
5 – En supplément : une théorie des miracles monétaires
7Il faut également inviter le lecteur à prendre connaissance de l’analyse que l’auteur fournit des crises monétaires allemande (de 1923) et française (de 1926). Rendre compte de la manière quasi miraculeuse grâce à laquelle les autorités politiques sont parvenues (tardivement, certes) à sortir leur économie de la trajectoire de désintégration hyper-inflationniste qu’elles empruntaient alors requiert un modèle d’interprétation subtil. Face au miracle, qui a vu ces épisodes d’inflation stoppés net en quelques semaines, voire quelques jours, le chercheur en sciences sociales doit en effet jongler avec l’impératif de laisser planer le mystère, ou l’improbable, et l’impératif, a priori très contradictoire, d’énoncer une nécessité. Il doit faire place à l’enchantement, tout en dissipant la magie qui entoure le miracle, par une consécution d’enchaînements rationnels… dont les agents ne sont pas condamnés à ignorer totalement les lignes de fuite. Il faut donc déployer une sorte de théorie transparente de l’opacité ! C’est précisément ce à quoi pourvoit de manière éclairante l’hypothèse mimétique (conduisant à une polarisation élective), l’un des rares modèles capables de rendre compte de la mise en extériorité du monde, vis-à-vis des petites mains qui pourtant produisent ce monde [5].
8Devrait-on demander « plus » à ce genre d’ouvrage, dont l’enjeu évident est de rassembler toute une pensée, en la constituant, pour ainsi dire, en héritage ? Devrait-on demander plus à un auteur qui consacre l’essentiel de ses efforts (plus de 300 pages) à convaincre le lecteur de la pertinence de son cadre d’analyse, lorsque la convention institutionnalisée recommande des formats de publication très courts (en anglais), qui ont l’avantage de dissimuler l’impensé (et parfois l’impensable) sous les atours chatoyants d’une théorématique qui prend invariablement la forme compacte d’un : « si… alors » ? Il est clair que l’on ne devrait pas demander plus !
9Alors tout de même, pour indiquer que l’on en redemande, disons deux ou trois choses qui pourraient être du registre des insatisfactions, à renvoyer à l’auteur, où à ceux qui auraient déjà dû voler l’héritage.
6 – La valorisation des actifs financiers implique-t-elle un jugement unanime ?
10La théorie mimétique de la valorisation des actifs financiers pourrait être plus convaincante encore si elle ne laissait pas entendre de manière trop univoque que le prix d’un actif, déterminé sur un marché secondaire, est finalement le résultat d’une convention traduisant un accord unanime entre les intervenants sur le marché. Le caractère « unanime » du jugement, ou sa nature de « consensus » pose question, même lorsque l’on ne met en scène que des achats et des ventes spéculatives. Est-il bien vrai, comme l’écrit Orléan (par exemple, p. 274) que « le marché financier, parce qu’il institue l’opinion collective comme norme de référence, produit un prix reconnu unanimement par la communauté financière [6] » ? Sur un marché financier, le prix d’un titre (que l’on voit s’afficher en permanence sur les écrans) est à chaque instant celui qui permet d’égaliser les quantités offertes et demandées du titre (le prix est techniquement fixé de manière à maximiser le volume d’échange, une fois connus les carnets d’offre et de demande). Qui sont les acheteurs, et qui sont les demandeurs ? Si l’on simplifie, en ne retenant que des agents spéculateurs, les acheteurs sont ceux qui pensent que le titre gagnera de la valeur dans les mois à venir (ils espèrent réaliser une plus-value), et les vendeurs sont ceux qui pensent que le titre perdra de sa valeur (ils espèrent éviter une perte). Si donc certains désirent, ici et maintenant, au prix de marché, vendre le titre en question, et si d’autres désirent l’acheter, c’est que les uns et les autres ont des anticipations différentes (opposées même) concernant l’évolution du cours du titre dans les mois à venir. Et le prix du marché aura été calculé précisément de manière à rendre égales ces deux populations. C’est donc le prix qui est capable de ramener à égalité le nombre d’agents qui pensent qu’à ce prix le cours ne pourra que baisser à l’avenir (les offreurs) et ceux qui pensent qu’à ce cours le prix ne pourra que grimper à l’avenir (les demandeurs). Le prix sur un marché d’actifs s’établit donc toujours au niveau qui partage l’opinion des acteurs en deux camps opposés, et de forces égales : les haussiers et les baissiers [7]. Ce prix a donc assez peu l’allure d’une convention unanime. C’est même plutôt le contraire : c’est celui qui clive complètement l’opinion des opérateurs. À moins que l’on dise que ce qui fait l’unanimité dans ce prix est que les raisons de le voir baisser à l’avenir sont aussi bonnes ou aussi mauvaises (et aussi nombreuses) que les raisons de le voir augmenter. Le consensus (ou la convention) porterait davantage sur la dynamique du cours du titre que sur le cours lui-même. Ce qui est conventionnel, dans ce cas, c’est que le prix du marché perdure tant que les deux camps admettent qu’il n’y a pas de raison que l’un ou l’autre camp sorte renforcé du flux d’informations courant, susceptible de faire bouger les anticipations. Mais cela vaudrait la peine d’être précisé. La convention porte-t-elle sur l’équilibre ou sur le déplacement de l’équilibre ?
7 – La liquidité est certes un bien… mais, pour le meilleur ou pour le pire ?
11Le lecteur intéressé trépignera peut-être d’impatience, aux alentours du chapitre VII, intitulé « Liquidité et spéculation », en se demandant comment le modèle proposé pourrait accroître notre intelligence de la crise de liquidité bancaire survenue au printemps 2007 (et qui a connu plusieurs rechutes depuis). L’auteur n’en dit pratiquement rien, alors que l’on pourrait s’attendre à le voir fondre sur cet objet, le fil conducteur de l’ouvrage étant justement la présentation de sa théorie sociale de la liquidité. La crise s’est manifestée à travers le refus des banques privées de se prêter au jour le jour (sur le marché dit interbancaire) les liquidités dont elles ont besoin ordinairement pour compenser leurs déséquilibres mutuels, créés par les mouvements de dépôts entre leurs réseaux respectifs. Cette crise de liquidité n’était pas tant une crise de l’objet lui-même (la monnaie centrale n’a pas perdu de son caractère liquide… de son acceptabilité dans les paiements interbancaires) qu’une crise de confiance dans la solvabilité des établissements bancaires (chaque banque se méfiant de sa voisine, peut-être engluée dans la détention de produits devenus toxiques). La crise s’est donc traduite par une augmentation brutale de la préférence pour la liquidité des banques, asséchant du même coup le marché en liquidité, et menaçant de défaut de paiement les établissements qui ne pouvaient plus se procurer suffisamment de monnaie centrale (en empruntant aux autres) pour solder leurs positions débitrices à court terme. La panique a bien eu le caractère « foule » que décrit la théorie d’André Orléan. Comme ailleurs, cette panique « trouve son origine dans la puissance de la multitude telle qu’elle est engendrée par la polarisation mimétique » (p. 324). Mais il semble que la crise en question a plutôt renforcé la liquidité de l’objet élu (la monnaie centrale) qu’elle ne l’a mise en cause. On a donc moins eu à faire à une crise de la liquidité qu’à une crise de liquidité. La théorie mimétique fait-elle la différence ? Et doit-on faire la différence ? Se sent-elle interpellée par cet épisode ?
12La question porte bien évidemment plus loin que la crise interbancaire elle-même, puisque, comme le remarque l’auteur, « l’emprise de la liquidité [sur les activités économiques] est une caractéristique du capitalisme financier contemporain » (p. 273). À travers une mise en contraste remarquable des notions de capital et de liquidité, Orléan esquisse d’ailleurs une réinterprétation du capitalisme financier en le donnant à comprendre comme une phase du capitalisme qui a fait au plus haut point la promotion de la liquidité contre l’entreprise. L’option du réversible (la liquidité) a en effet pris le pas et le pouvoir sur l’engagement irréversible (l’engagement d’un capital productif) : « En conséquence, il faut interpréter la liquidité financière, non pas comme étant au service de la production, mais comme constituant, par sa nature même [souligné par nous], une transgression de l’économie productive, transgression conçue dans l’intérêt des détenteurs de titres. » (p. 276) Il y aurait lieu, à cet endroit, de lever nettement l’équivoque sur le sens, ou « la nature même », accordé à la liquidité. A priori, la liquidité est un bien économique que la tradition économique a d’ailleurs eu du mal à reconnaître comme tel [8]. Un bien ou un actif procure de la liquidité, idéalement i) lorsqu’il possède la faculté de se transformer sans coût et sans délais en moyen de paiement, et ii) lorsqu’il ne fait pas courir de risque de perte en capital à son détenteur. Or, si la liquidité est un bien, comme dirait l’autre, ce ne saurait être un mal. Ce n’est donc pas la liquidité financière en tant que telle qu’il faut blâmer, ni le désir de liquidité (ou la préférence pour la liquidité), mais la manière d’administrer ce bien, ou de pourvoir à son approvisionnement. Car la liquidité – et son désir – ne saurait être tantôt bonne (lorsqu’elle garantit la fluidité des échanges marchands) et tantôt mauvaise (lorsqu’elle prend à rebours le fil du temps de l’entreprise). Ce qu’il y a de singulier et de profondément pathologique dans le capitalisme financiarisé est justement que l’ensemble des structures de la finance, à travers leurs modalités d’approvisionnement (ou de rationnement) en liquidité, ont monté (tourné) la préférence pour ce bien (la liquidité) en redoutable système de prédation envers l’entreprise. L’auteur l’admet parfaitement, lorsqu’il conclut : « Les bourses de valeur sont des créations institutionnelles inventées pour répondre à une exigence spécifique des créanciers et des propriétaires : rendre liquides les droits de propriété. (…) Elle [cette interprétation] révèle la nature profonde du projet que poursuit la communauté financière lorsqu’elle choisit de s’organiser en marchés boursiers : construire une modalité d’organisation du capital, partiellement libérée du temps productif. » (p. 276) Si l’on doit partager sans réserve ce diagnostic, il ne s’ensuit pas que le projet de « rendre liquides les droits de propriété » soit aberrant. On aurait donc bien aimé connaître de manière plus nette l’avis de l’auteur sur ce point : faut-il renoncer à trouver toute formule ou dispositif (contractuel, institutionnel, etc.) ayant pour ambition de rendre liquide (d’un point de vue microéconomique) ce qui ne peut pas l’être d’un point de vue collectif ou macroéconomique (l’immobilisation du capital productif) ? La liquidité du capital, théoriquement destinée à faciliter l’investissement productif, se tourne-t-elle toujours nécessairement contre cette bonne intention initiale, en armant le bras des rentiers (de la propriété) contre l’entreprise ? Où peut-on imaginer des arrangements institutionnels permettant de concilier liquidité et capital ? C’est une question – pour dramatiser un peu – qui engage l’avenir du capitalisme [9].
8 – La théorie de la valorisation a-t-elle quelque chose à dire sur la théorie des prix ?
13Une autre frustration que ressentira le lecteur – peut-être trop gourmand, celui-là – est qu’une fois exposée sa théorie de la valorisation, l’auteur n’opère pas vraiment de retour vers les théories de la valeur, d’où pourtant il est parti pour extraire et mettre en contraste sa propre pensée (les premiers chapitres de l’ouvrage sont entièrement consacrés à bâtir le plan de vol de cette échappée, en partant de la terre ferme des théories classiques et néoclassiques). Les théories de la valeur « substantielle » (travail ou utilité), comme les qualifie A. Orléan, ont comme principale ambition d’expliquer la détermination des prix, c’est-à-dire la valeur marchande relative des biens. Cette question n’intéresse-t-elle pas l’approche monétaire de la valorisation ? On pourrait difficilement prétendre qu’elle échappe à l’« Empire de la valeur ». L’ouvrage est tout entier tendu vers l’explicitation des processus sociaux par lesquels la valeur vient aux biens. Et, d’une certaine façon, la théorie qui en découle a pour résultat de projeter directement les biens dans la sphère de la valeur d’échange, sphère à l’intérieur de laquelle ils valent précisément par leur échangeabilité relative (leur liquidité relative), en raison de ce que l’on pourrait appeler leur « charge » mimétique. Le bien le plus désiré, ou celui qui fait l’objet du jugement de valeur le plus unanime, étant la monnaie. Les biens « ordinaires » ne présentent pas, sur ce plan, de différence de nature avec la monnaie. Ils habitent déjà, avant qu’on les saisisse sous un autre rapport (l’utilité, le coût de production) l’espace des jugements de valeur collectifs. « Dans une certaine mesure, écrivait Tönnies, chaque marchandise est de la monnaie, et elle est d’autant meilleure, qu’elle en est (plus apte à la concurrence) [10]. » Faut-il, parvenu en ce point, s’interdire de franchir la limite d’une curiosité supplémentaire… qui nous ramènerait au très prosaïque point de départ de l’économie politique ? Pourquoi les tomates en grappe valent-elles 4,50 euros le kilo (à l’heure où ces lignes sont écrites), et pourquoi un sac à main de luxe (arborant une marque dont l’initiale est la même que celle du mot valeur) vaut-il 600 euros ? L’ouvrage ne fait pas retour sur cette question. Tout se passe comme s’il nous livrait une théorie – enfin convaincante – de la formation des prix, sans aller jusqu’à risquer une théorie de leur détermination (presque à l’inverse des théories substantielles). Indubitablement, le volet de la théorie consacré à la formation des prix est abouti. On comprend que le prix d’une marchandise se forme dans un échange bilatéral, décentralisé (non coordonné ex ante avec les autres transactions), au cours duquel ladite marchandise s’échange contre de la monnaie, à un taux qui est le résultat d’un jugement de valeur collectif (à deux), exprimant la valeur de la marchandise en quantité d’unités de compte. Le prix se forme donc au moyen d’un jugement conjoint. Mais qu’est-ce qui détermine ce jugement ? Qu’est-ce qui fait que le prix sera de 4,50 euros le kilo (plutôt que 4 ou 5) ? Dans un espace idéalement expurgé de toute autre considération que le désir mimétique, n’est-ce pas le différentiel de polarisation mimétique dont les biens (ici les tomates) et la monnaie sont respectivement chargés, par l’opération de la rivalité collective ? Est-ce outrepasser la portée de la théorie proposée par l’auteur que d’en inférer cela ?
14Suggérer une telle théorie des prix relatifs n’empêcherait pas de faire le raccord avec les visions plus traditionnelles de la valeur. Car en pratique les lignes de tension qui conduisent la charge mimétique vers tel ou tel objet sont tendues et tressées par l’imaginaire institué de la société, dont le registre de l’utilité ou de la fonctionnalité constitue l’une des lignes de force (à côté d’autres référents, comme l’ubiquité, la liberté, l’éternelle jouvence…). C’est ainsi que l’on passe, selon l’auteur, de la médiation interne, dans laquelle tout le monde imite tout le monde, à la médiation externe où s’instituent des modèles stabilisés de choses à désirer, à travers lesquels la société donne à imiter une (ou plusieurs) norme(s) de consommation. Le différentiel de charges mimétiques serait donc informé par cet imaginaire dans lequel les marchandises viennent puiser leur signification. Ce qui déterminerait le prix relatif des biens serait donc d’abord ce processus social d’attribution des valeurs relatives (par la mimesis), un processus toujours rattrapé par le jeu de la concurrence entre les producteurs et, finalement, rattrapé par les coûts de production respectifs des biens. Est-ce bien ce que l’auteur a voulu dire, en concluant ainsi le chapitre V : « Pour ce qui est des prix des marchandises, ils sont variables : ils sont ce que les luttes d’intérêt entre producteurs et consommateurs font qu’ils sont » ? Si c’est bien cela, ce serait une bonne manière de synthétiser les manuels d’« économie » de Licence (tout en économisant du temps de dressage), pour enchaîner plus rapidement avec la lecture de L’Empire de la valeur.
Notes
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[1]
Une voie également explorée par d’autres auteurs, comme Jean-Pierre Dupuy et Jean-Paul Dumouchel, et qui a donné lieu à des contributions communes importantes avec Michel Aglietta ou Frédéric Lordon, notamment. On trouvera ces travaux cités et référencés dans l’ouvrage.
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[2]
Don Patinkin, La Monnaie, l’intérêt et les prix, Paris, PUF, 1972 [1955].
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[3]
Pour connaître en toutes circonstances mon taux marginal de substitution entre une carotte (procurant des services nutritifs et organoleptiques) et une unité de compte monétaire (procurant des services de liquidité, ou de trésorerie), j’ai besoin de savoir ce que « vaut » l’unité de compte monétaire en question. Or je ne puis déduire ceci d’une relation objectale privée, en procédant à un aller-retour intime entre ma faculté de jouir et les propriétés libidinales de l’objet.
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[4]
Les commentaires d’André Orléan à propos de la dispute entre Maurice Allais et Leonard Savage, dans les années 1950 (concernant la théorie de la décision en présence d’alternatives probabilisables) sont savoureux. Il y a là les bases rationnelles d’une théorie de la persistance dans l’erreur, ou de l’idéologie (p. 313 sqq.).
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[5]
À cet égard, la théorie du fétichisme de Marx ressortit davantage du registre du « bon diagnostic » que de celui de l’explication.
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[6]
Ou encore : « En résumé, les marchés financiers sont des machines cognitives complexes qui, à partir de l’ensemble hétérogène des conjectures personnelles, ont pour finalité de produire une estimation collectivement admise, la convention d’évaluation. » (p. 301)
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[7]
Faisons remarquer que si tout le monde était d’accord sur le fait que le prix actuel est le « bon prix », compte tenu de ce que l’on sait (ou ne sait pas) du futur, il n’y aurait aucun échange sur le marché. L’accord unanime (que celui-ci résulte d’une convention émergeant dans un contexte d’incertitude à la Knight ou qu’il résulte d’une hypothèse d’efficience des marchés) est semble-t-il contradictoire avec le fait qu’il s’échange chaque jour des volumes considérables de titres sur les marchés secondaires.
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[8]
Voir à ce sujet la reconnaissance en paternité, touchante, que Hicks délivre à Keynes dans : Monnaie et marchés, Paris, Economica, 1991, p. 61.
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[9]
Bien que l’auteur s’en défende à plusieurs endroits, sa théorie ne peut pas être confinée à un décryptage du seul univers marchand. Elle vient frayer, en effet, sans qu’on l’y force, avec une mise en question du capitalisme. Ceci vient de ce que la structure des marchés réellement existante (comme l’organisation d’un marché des titres de propriété de l’entreprise contre liquidité) configure concrètement ce qu’est une économie capitaliste. Voir à ce sujet Franck Van de Velde, Monnaie, chômage et capitalisme, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2004.
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[10]
Ferdinand Tönnies, Communauté et société, Paris, Retz, 1977. (Traduction française de Gemeinschaft und Gesellschaft, 1887).