1Dans les contributions précédentes [1], l’importance des CSP puis des PCS en France pour objectiver et penser les découpages sociaux a été rappelée et mise en perspective. Cette nomenclature socioprofessionnelle a joué et continue de jouer, même si son usage a décliné [Spire, Pierru, 2008], un rôle décisif dans la structuration des manières de décrire la société française. Sa diffusion et son usage dans plusieurs espaces sociaux – enseignement secondaire, monde académique, statistique publique, entreprise de sondage et de marketing, presse, etc. – en font un outil d’unification symbolique des représentations du monde social. De ce fait, non seulement cet outil statistique rend possible une représentation de la société en classes ou du moins en termes de groupes socioprofessionnels – outil qui n’existe pas nécessairement dans d’autres pays européens comme l’Allemagne [Schulteiss, Pfeuffer, 2002] –, mais il donne aussi de la consistance et de la réalité à cette « vision des divisions » pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu.
1 – Les PCS : la singularité d’une institution française
2Il faut bien souligner à nouveau que la force de cette convention statistique réside d’abord dans le fait qu’elle s’appuie sur des institutions : les conventions collectives et les règles de représentation des salariés dans les entreprises, le statut de la fonction publique ou encore les régimes de retraites. Lors de la refonte des PCS en 1981, l’architecture de la classification a de plus fait l’objet d’une mobilisation des représentants des groupes professionnels. Les syndicats ont été intéressés aux procédures de classements des professions [Desrosières, Thévenot, 1988]. Cette originalité française explique aussi pourquoi les PCS sont ancrées dans la mise en forme des groupes sociaux tels qu’ils « existent » dans la société française. Enfin, cette appropriation sociale s’explique par le fait que les PCS sont le produit d’une bureaucratie – l’Insee – dotée d’une forte autonomie et d’une capacité de diffusion et d’interprétation de ses productions. Les statisticiens publics français n’étant pas cantonnés à la production de données, ils ont joué un rôle majeur dans la mise en circulation de ces catégories de description [2].
3Existe-t-il le même type d’instruments de quantification et de classement des groupes sociaux en Europe ? Le déplacement du regard à cette échelle opère un décentrement qui fait ressortir l’originalité et la spécificité du cas français. L’enquête réalisée par l’Insee en 2011, auprès des instituts statistiques nationaux (INS) de l’Union européenne, le montre bien : sur 27 pays, 12 utilisent une classification socio-économique, 3 utilisent la nomenclature des professions internationale (la CITP) et 12 n’en ont pas ; sur les 12 qui en possèdent une, seule la France convie les syndicats de salariés à sa conception et 4, dont la France, déclarent un usage non académique de leur classification. Se pose donc la question des conditions de possibilité pour décrire les classes sociales dans un cadre supranational, celui de l’Union européenne. En effet, si la théorie classiste s’est d’emblée revendiquée, chez Karl Marx notamment, comme un cadre analytique inter-national, on sait aussi que la formation des classes s’est opérée de manière spécifique en fonction des cadres de construction des États-nations.
4Un paradoxe apparaît assez rapidement à l’échelon européen : si les années 1990-début des années 2000 ont été un moment de discours et de promotion d’une « Europe sociale », qui s’est traduit notamment par l’émergence de politiques sociales et éducatives, en revanche il est quasiment impossible dans les documents européens de la Commission européenne ou d’Eurostat, l’institut de statistique européen, de trouver une quelconque trace de référence à des classes sociales ou à des groupes sociaux fondés sur l’appartenance professionnelle. Les données sur le chômage et l’emploi, les accidents du travail, les conditions de vie, l’accès à des biens culturels ou communicationnels sont la plupart du temps déclinées par pays, sur le modèle du benchmarking et des palmarès [Bruno, 2006]. Plus rarement, ces données sont croisées par niveau d’éducation ou par niveau de revenu, mais jamais avec des nomenclatures socio-économiques ou socioprofessionnelles. En lien avec cette invisibilité statistique du « social », si le débat sur les inégalités à l’échelle européenne peut se traduire par la mise en avant de discriminations liées au sexe ou à l’appartenance à une minorité ethnique, religieuse ou culturelle, il prend rarement la forme d’une discussion sur les inégalités entre groupes sociaux.
2 – Le projet de nomenclature européenne entre deux traditions statistiques et sociologiques
5Dans ce cadre, le projet lancé à la fin des années 1990 pour construire une nomenclature socioprofessionnelle européenne – baptisée ESeC – est intéressant à un double titre. D’une part, il invite à observer si les débats concernant ce projet posent la question des classes sociales à l’échelle européenne et, le cas échéant, en quels termes. D’autre part, il amène à se demander si cet outil statistique peut devenir, ou non, une forme de langage commun sur les inégalités sociales. Ce second questionnement se retrouve d’ailleurs directement dans le premier rapport présentant le projet : « Les nomenclatures de catégories socioéconomiques (CSE) utilisées dans un certain nombre d’États membres de l’Union européenne ont montré un large pouvoir explicatif et constitué, au niveau national, un facteur d’intégration incomparable des statistiques sociales. Une nomenclature européenne harmonisée de catégories socioéconomiques pourrait jouer, au niveau européen, le même rôle fédérateur en fournissant un langage commun permettant de mieux intégrer les données statistiques sociales communautaires, horizontalement dans chaque État membre et verticalement à l’échelon européen » [Grais, 1999, p. 1]. Pour ces deux questions, la réponse est d’autant moins univoque que le projet est toujours en cours de discussion plus de dix ans après ce premier rapport. Elles impliquent surtout de revenir sur le cadre organisationnel et conceptuel du projet.
6Au départ, comme le rappelle aussi Cécile Brousse, ce projet est partie prenante d’un vaste programme d’harmonisation des statistiques sociales dont les enjeux conceptuels et politiques, ainsi que les usages dans les formes de gouvernement, sont désormais bien documentés [3]. Il faut cependant observer qu’au sein de ce programme le projet de nomenclature est secondaire. En réalité, l’investissement de la Commission européenne et d’Eurostat reste même modeste tant en matière organisationnelle que d’impulsion politique. Sa promotion est plutôt le fait des statisticiens français d’une part, et d’une frange des sociologues britanniques, d’autre part. Le premier rapport est ainsi rédigé par Bernard Grais, inspecteur général de l’Insee, et le second par une équipe de chercheurs britanniques (Peter Elias, David Rose, David Pevalin) à qui l’Office for National Statistics (ONS) a sous-traité les travaux. Ces deux pays ont pour particularité d’avoir une forte tradition en matière de nomenclature socioprofessionnelle [Duriez et al., 1991] et les années 1990 ont été marquées en Grande-Bretagne par un débat intense concernant la refonte de la classification socio-économique impulsée par ces sociologues.
7Pour la question qui nous intéresse, le projet de nomenclature est clairement envisagé comme une alternative aux échelles de revenus et aux variables de niveau d’éducation. « En résumé, les classes sociales opèrent donc comme un mécanisme important par lequel les conditions et les chances qui s’offrent dans la vie sont distribuées. Les classes elles-mêmes peuvent être considérées comme “un ensemble de positions structurelles. Les relations sociales sur les marchés, en particulier sur les marchés du travail, et au sein des entreprises définissent ces positions. Les positions de classe existent indépendamment des individus qui les occupent”. […] Par conséquent, si on adopte cette approche pour les classifications socio-économiques, une nomenclature européenne harmonisée aurait besoin de résumer la relation sociale qui découle du fonctionnement du marché du travail et de ses conséquences […]. Elle serait utilisée pour fournir des tableaux à des fins comparatives et nationales en les croisant avec d’autres variables clés comme le revenu, l’état de santé ou le niveau d’éducation. ESeC devrait être un outil par lequel nous pouvons suivre de près les structures sociales et le changement social, l’un des objectifs le plus important des statistiques sociales [4]. » [Rose et al., 2001, p. 6-7] Il s’agit donc d’asseoir une classification qui pense les découpages de la société européenne en fonction des positions dans le système productif. Côté français, la tradition sociologique et statistique en lien avec les PCS explique l’intérêt pour ce type de variable. Côté britannique, outre l’ONS, ce sont surtout les sociologues de la mobilité sociale, notamment autour de John Goldthorpe, qui défendent ce type d’approche. On retrouve ce réseau de sociologues de la mobilité sociale dans le Consortium, financé par la DG Recherche, qui va travailler sur le premier prototype appelé European Socio-economic Classification (ESeC) entre 2003 et 2006. Ces sociologues, auxquels s’associent quelques économistes ou démographes et épidémiologistes, utilisent en effet les variables de position socioprofessionnelle comme une variable discriminante en matière de mobilité sociale mais aussi de réussite scolaire ou de niveau de santé.
8Ce point d’accord entre les protagonistes ne doit cependant pas masquer l’existence au sein de cette arène d’une opposition entre deux logiques de construction des nomenclatures socioprofessionnelles, ni la faible portée et réception de ce projet dans les instances européennes. Si Bernard Grais envisage en effet la construction de cette nomenclature en partant d’une comparaison des classifications existantes dans les différents pays pour en repérer les éléments convergents, en revanche, la démarche adoptée par David Rose et son équipe, en prend le contre-pied en se fondant sur un modèle théorique – le schéma de classe de Goldthorpe – et sa traduction empirique via la nomenclature « EGP » (acronyme de ses trois concepteurs, Erikson, Goldthorpe et Portocarrero), elle-même utilisée à la fin des années 1990 pour refonder la nomenclature britannique officielle. L’opposition renvoie donc à deux formes d’approches de la description statistique : réalisme versus nominalisme. La première démarche correspond bien à la tradition française qui sous-tend l’architecture des PCS. La seconde mérite quelques précisions.
3 – La perspective nominaliste de l’approche britannique
9La classification proposée par les membres du Consortium ESeC se réclame du schéma de Goldthorpe en se déclinant selon un critère unique : la relation d’emploi (employment relationship). La clarté du modèle théorique est mise en avant, mais aussi son unidimensionnalité et le fait qu’elle puisse être utilisée comme une variable indépendante des niveaux d’éducation et de revenu dans les modélisations économétriques. De même, les auteurs rappellent régulièrement que cette nomenclature, dans sa version EGP, a fait l’objet de nombreux travaux de comparaison européenne, ce qui prouverait son adaptabilité aux différents pays européens. Mais ce durcissement théorique demande à être nuancé en considérant son histoire. Au départ, lorsque Goldthorpe conçoit son schéma dans les années 1970, il s’agit surtout pour lui de prendre des distances avec les échelles de profession fondées sur le statut social et le prestige, dont la principale nomenclature officielle (Social Class) britannique est proche, et dont il repère les limites dans ses propres travaux. Son originalité consiste alors, en s’inscrivant dans une approche marxiste, à distinguer entre employeurs et employés, ce que ne font pas les Social Class et les échelles de prestige, et à constituer, ce qui représente une entorse à cette première distinction, une classe de dirigeants, la service class, qui rassemble les professionals, les managers, distingués dans la tradition britannique, et les grands employeurs. Ce n’est qu’au début des années 1990 qu’il subsume cette approche empirique et pragmatique sous le concept théorique de relation d’emploi. Dans les années 2000, Goldthorpe, qui revendique désormais sa proximité avec l’individualisme méthodologique, reformule à nouveau la justification théorique de son modèle pour la rendre compatible avec les théories du principal-agent et du capital humain. Désormais, le schéma doit différencier les positions sociales entre salariés en lien avec le type de problèmes qui se posent à l’employeur (specificity of human assets, difficulty of monitoring) dans la définition de leur contrat de travail (contractuel hazard) [Goldthorpe, 2000]. Conçue au départ de façon pragmatique, la classification goldthorpienne se présente désormais comme un schéma théorique fort, alors même que l’économie générale du codage des professions a peu évolué dans sa mise en application.
10Indépendamment des controverses évoquées par Cécile Brousse sur la pertinence de la variable de supervision ou encore sur l’absence de référence à la qualification dans le schéma goldthorpien [Tahlin, 2007], ce qui nous intéresse ici est que l’entrée par ce modèle et le poids de ces sociologues du Consortium ont en fin de compte favorisé une approche relativement abstraite et anhistorique de la nomenclature. La discussion sur la conceptualisation et sa mise en œuvre technique a laissé dans l’ombre les questions relatives aux conditions à partir desquelles les structures sociales européennes pouvaient être décrites de manière commune. Ceci peut s’expliquer par l’absence d’institutions européennes relatives au travail et à la protection sociale : pas de conventions collectives européennes ou de système de sécurité sociale convergent. Mais au-delà, c’est plus largement le débat sur les structures sociales européennes qui a été évité. Il n’a ressurgi que par les marges, par exemple dans l’étude du géographe grec, Thomas Maloutas, qui montre qu’ESeC est finalement peu discriminante dans des pays comme ceux du Sud ou de l’Est, où la catégorie des indépendants et des agriculteurs est numériquement importante et où les entreprises de petite taille restent la norme, donnant ainsi peu d’intérêt à la variable de supervision. En miroir, cet exemple illustre l’absence de réflexion et de travaux permettant de décrire et de comparer les structures sociales et professionnelles européennes.
11De même, la difficulté à envisager de manière réaliste ce que pourraient être les groupes sociaux à l’échelle européenne surgit lorsque les « libellés » des groupes d’ESeC sont discutés. Les termes utilisés (lower/higher ; routine occupations) n’appartiennent pas au langage courant et les sociologues du Consortium n’envisagent pas immédiatement une traduction « grand public ». Ceci renvoie là encore aux différentes traditions nationales en matière de nomenclature : alors qu’en France les PCS servent aussi bien aux chercheurs qu’aux journalistes par exemple, dans les autres pays européens il n’existe pas de monopole d’une nomenclature et l’usage des classifications reste largement circonscrit aux milieux académiques.
4 – La faiblesse des relais sociaux et politiques au sein de l’Union européenne
12Ces logiques concurrentielles de conception de la classification peuvent expliquer en partie la difficulté à déboucher sur un projet consensuel et unificateur. Mais au-delà de cet aspect, ce sont aussi les modalités de structuration des travaux et des débats qui en limitent la portée sociale. En effet, il faut souligner que le modèle de la sous-traitance mis en place par Eurostat se restreint à un réseau d’experts des classifications et de quelques statisticiens des instituts nationaux de la statistique (INS). De ce fait, d’autres types d’experts mais aussi les responsables syndicaux européens ne sont pas associés au projet. De même, dans leur majorité, les INS européens sont restés relativement à l’écart du projet, n’en voyant pas l’intérêt mais anticipant, en revanche, le coût de nouvelles variables à ajouter aux enquêtes ménages. C’est d’ailleurs cette logique bureaucratique qui explique la décision prise en 2009 par les directeurs des statistiques sociales des INS : repousser le prototype ESeC considéré comme trop coûteux et demander à Eurostat de concevoir un projet basé uniquement sur les variables existantes dans les enquêtes ménages (la Classification internationale type des professions, CITP, et le statut d’emploi). De même, les fonctionnaires des autres DG, notamment de la DG Emploi, sont restés extérieurs au projet, pris dans les contraintes de la production d’indicateurs rapides pour l’évaluation des politiques sociales et peu intéressés par ce type d’outil analytique. Ici, la sociologie des fonctionnaires de la CE et notamment d’Eurostat rend compte de la domination des approches juridiques ou microéconomiques et éclaire sur la vision a-sociologique du monde social qu’ils portent [Georgakakis, Lassalle, 2007]. Celui-ci est ainsi structurellement lu à travers des agrégats nationaux ou par le prisme de l’homo œconomicus.
13Outre qu’elle vient rappeler la singularité du cas français, la présentation des conditions de production et de réception du projet européen de nomenclature socioprofessionnelle rapidement esquissée ici, rappelle que la force sociale des conventions statistiques, pour bénéficier d’une « existence » sociale, relève aussi des institutions et des groupes d’acteurs qui les portent et les soutiennent. Il semble que dans le cas européen ils ne soient pas (encore) suffisamment solides et/ou mobilisés pour diffuser une représentation des inégalités sociales informées par les positions de classe.
Notes
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[1]
Voir dans ce même numéro, les articles de Thomas Amossé, Alain Chenu ou Cécile Brousse.
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[2]
L’historicité et l’archéologie des CSP sont bien connues grâce aux travaux de Desrosières et Thévenot. En revanche, on connaît moins les processus de leur diffusion et de leur imposition dans différents univers sociaux – entreprises de sondage, commissions du Plan, etc. – des années 1950 aux années 1970. Une sociologie des logiques de circulation et de réception de la nomenclature de 1954 reste à faire.
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[3]
Lire, par exemple, Salais [2004] ; Brousse [2005] ; Nivière [2005] ; Bruno [2006].
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[4]
C’est nous qui traduisons de l’anglais.