CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Où en sont les débats européens autour de la future nomenclature socio-économique ou socioprofessionnelle, portée dans le projet ESeC ? Il faut d’abord rappeler le contexte dans lequel ces débats ont eu lieu : celui d’une statistique européenne construite autour du benchmarking et qui n’utilise pratiquement jamais les catégories sociales comme grille de lecture de ses enquêtes. Ensuite, nous présenterons le projet ESeC en montrant comment se construit la nomenclature, et son arrière-plan théorique. Enfin, nous verrons comment s’est organisée la critique de ce projet, principalement du point de vue de chercheurs de l’Insee et de la Dares, mais pas uniquement.

1 – Le contexte des débats

2D’abord, à quoi ressemblait la statistique européenne du point de vue des nomenclatures sociales quand Eurostat et les chercheurs ont commencé à débattre ? Pour en avoir un aperçu, la lecture de deux publications d’Eurostat est exemplaire : L’Europe en chiffres, l’annuaire statistique de l’UE et Statistiques en bref équivalent des Insee-Première. On y observe que tous les tableaux sont construits selon le même schéma. Il s’agit toujours de comparer entre eux les 27 pays européens, comme s’il n’y avait pas d’autres types de catégorisation de la société possibles. Toute la statistique européenne semble construite sur l’opposition entre les États membres, alors même qu’on dispose des outils pour construire des classifications socio-économiques. Dans les enquêtes européennes, le répondant doit en effet renseigner le statut indépendant/salarié et la profession, selon la classification internationale des ISCO ou CITP, voire d’autres variables, comme le fait d’avoir une position d’encadrement, ou la taille de l’établissement. Ces variables servent habituellement à construire des classifications socio-économiques.

3Pourquoi sont-elles sous-utilisées ? Qu’est-ce qui explique ce paradoxe ? Eurostat tend à se retrancher derrière l’argument de la qualité : la variable de profession ne serait pas suffisamment harmonisée ; il y aurait des problèmes de comparabilité entre les pays. Cette institution statistique européenne n’a toutefois pas mené les travaux nécessaires pour que cette variable de profession soit convenablement harmonisée. En revanche, elle a beaucoup investi dans la statistique relative aux revenus, par l’élaboration de l’enquête SILC. De manière plus générale, Eurostat néglige la statistique sur le travail : qu’on songe aux enquêtes sur les conditions de travail qui ne sont pas prises en charge par Eurostat, mais qui ont été déléguées à la Fondation de Dublin ; qu’on songe encore à la Labor Force Survey, qui est cantonnée aux questions d’emploi et de chômage. Peut-être en aurait-il été autrement si la société civile avait eu son mot à dire sur les productions d’Eurostat [1].

4Si l’on observe les instituts nationaux de statistique, le contexte n’est pas plus brillant. Hormis quelques cas particuliers, comme la France et le Royaume-Uni, de nombreux pays n’ont pas de nomenclature socio-professionnelle à proprement parler. Ils utilisent à défaut la « nomenclature internationale des professions » (CITP) comme nomenclature socio-économique. Or celle-ci est assez singulière. Élaborée par le BIT, et mise à jour tous les vingt ans environ, elle classe les professions essentiellement selon le niveau de qualification nécessaire pour les occuper. D’inspiration anglo-saxonne, comme le manifeste, par exemple, la distinction entre les « managers » et les « professionals » [2], elle ne distingue pas, contrairement à la PCS française, les indépendants des salariés. Ainsi, les artisans et les ouvriers de l’artisanat sont regroupés dans la même catégorie, de même que les exploitants agricoles et les salariés agricoles.

2 – La nomenclature de l’ESeC

2.1 – La genèse de la nomenclature européenne

5Quels sont l’origine et le contenu du projet élaboré par les chercheurs goldthorpiens, véritables « pionniers » ? David Rose, aidé d’Eric Harrison, deux chercheurs britanniques des universités de Warwick et d’Essex, ont réussi à entraîner des chercheurs spécialistes de différents domaines, qui se sont réunis en 2004 dans ce qu’ils ont appelé le « consortium ESeC ». Ils ont été financés par la DG Recherche dans le cadre du programme FP06 d’une durée de deux ans. Le directeur du projet, même s’il s’est montré très discret, était un représentant de l’Office for national statistics (ONS), l’institut de statistique britannique. L’Insee a également participé à ce consortium dont Étienne Penissat et Jay Rowell ont retracé l’histoire dans un article récent [Penissat, Rowell, 2012].

6Le projet prend sa source dans les travaux menés par Pevalin, Elias et Rose pour l’ONS entre 1998 et 2001. Il s’agissait à l’époque de remettre à jour le système des classifications utilisé par l’ONS. Pour mémoire, il y avait d’un côté la nomenclature des Social classes, qui datait de 1921, utilisée pour la santé, et de l’autre la SEG (Socio-economic Groups) pour les phénomènes démographiques et le marché du travail. À l’époque, une bataille serrée a opposé les tenants d’échelles de prestige continues et les goldthorpiens, plus sensibles à une approche en termes de rapport de classes. Ces derniers ont gagné puisque l’ONS a retenu leur projet, et est doté depuis 2001 d’une nomenclature intitulée la NS-SEC National Statistics Socio-economic Classification qui se décline en 3, 5, 8, 9 ou 14 classes. Contrairement à la PCS qui a été construite à partir de catégories en usage dans la société française (principalement issues des conventions collectives, du statut de la Fonction publique) [Desrosières, Thévenot, 2005], la nomenclature britannique s’inspire d’un cadre théorique précis, appelé le schéma de classe de Golthorpe. L’originalité de Goldthorpe est d’avoir segmenté le salariat selon ce qu’il appelle la « relation d’emploi ». D’après le schéma de classes de Goldthorpe, qui remonte au début des années 1970, et qui a été précisé au début des années 1980, les comportements sociaux s’expliquent par la position des individus sur le marché du travail, et pour les salariés en particulier par le type de relations qui les unit à leur employeur. Parmi les salariés, les relations sont qualifiables sur un continuum allant d’une relation de subordination strictement, définie dans le contrat de travail, à des relations beaucoup plus souples et informelles laissant une large autonomie au salarié. L’opposition entre les deux idéaux-types illustre ce concept de relation d’emploi :

  • à un extrême, la relation de type « contrat de travail » (labour contract) comprend des situations où le contenu de l’emploi, les conditions de son exercice et sa rémunération sont entièrement contenus dans le contrat passé entre employé et employeur, contrat soumis à un contrôle strict ;
  • à l’autre extrême, la relation de service (service relationship) décrit les situations où le salarié dispose d’une large autonomie dans l’exercice de son emploi, liée à des fonctions d’encadrement de haut niveau ou à la possession de compétences techniques lui conférant un pouvoir d’expertise. Il s’agit ici pour l’employeur de créer un attachement de l’employé qui a des compétences spécifiques à l’entreprise. Il ne peut se permettre le turn-over de ses employées ;
  • entre les deux, on trouve un continuum de situations dites « mixtes », qui relèvent à certains égards de la relation de type « contrat de travail », et à d’autres de la relation de service.
La relation de service s’oppose au contrat de travail par l’autonomie du salarié, mais aussi par les perspectives de carrière, le niveau et le mode de rémunération. C’est bien la relation unissant le salarié à l’employeur qui est au centre de l’analyse : dans un cas, cette relation est entièrement décrite par le contrat de travail ; dans le second cas, existe une relation de plus long terme fondée sur une dépendance mutuelle. Avec le temps, Goldthorpe a abandonné la référence à la qualification qui était dans le modèle original et a appliqué la théorie des coûts de transaction de Williamson (1975) avec la distinction entre marché et hiérarchie. La nomenclature EGP reprend ce schéma de classes en ordonnant les catégories depuis celles qui entretiennent une relation de service avec leur employeur jusqu’à celles qui entretiennent une relation de travail.

7Comme la NS-SEC, la nomenclature britannique ESeC est une variante d’EGP [3] et s’appuie sur le schéma de classe de Goldthorpe. La nomenclature se compose de 9 classes (voir encadré).

8Les points communs entre cette nomenclature ESeC et la nomenclature des PCS concernent le clivage indépendants/salariés : les professions libérales sont classées avec les autres professions intellectuelles, et les agriculteurs sont classés à part dans les deux nomenclatures. Mais il y a aussi de nombreuses différences. La nomenclature ESeC est très agrégée, elle n’a pas de second niveau d’agrégation alors que les PCS ont trois niveaux d’agrégation, en particulier un deuxième niveau en 31 postes. Les classes 1 et 2 d’ESeC regroupent aussi bien des chefs d’entreprise que des salariés, alors que les cadres, dans la nomenclature des PCS, sont clairement associés au salariat et les chefs de grandes entreprises aux artisans et aux commerçants. Dans l’ESeC, les employés appartiennent à trois classes différentes selon leur relation d’emploi, alors que les employés dans la PCS sont regroupés en une seule classe, même si les chercheurs ont pris l’habitude à la suite des travaux d’Olivier Chardon [2002], de scinder les employés en deux sous-groupes selon leur niveau de qualification.

Encadré. La nomenclature ESeC en 9 classes

Le « salariat » de niveau supérieur : chefs de grandes entreprises, cadres dirigeants et membres des professions libérales de niveau supérieur (exemples : ingénieur, médecin, pharmacien, architecte, directeur financier, consultant, chef d’entreprise de plus de 10 salariés).
« Salariat » de niveau inférieur : cadres dirigeants et membres des professions libérales de niveau inférieur, encadrants et techniciens de niveau supérieur (exemples : infirmières enseignant, technicien de maintenance, professeur des écoles).
Employés de niveau supérieur : professions intermédiaires, employés en col blanc de niveau supérieur (exemples : secrétaire commercial, agent administratif, assistante sociale, employé de bureau, assistant de direction, éducateur spécialisé, technico-commercial).
Petite bourgeoisie ou indépendants dans le domaine non agricole : indépendants sans salarié et chefs de petites entreprises hors agriculture (exemples : commerçant, gérant de société, restaurateur, hôtelier, artisan, agent immobilier).
Petite bourgeoisie ou indépendants du domaine agricole : agriculteur sans salarié et chef de petites exploitations agricoles (exemples : agriculteur, exploitant agricole, viticulteur, bûcheron).
Ouvriers de niveau supérieur : encadrant de niveau inférieur et profession technique de niveau inférieur (exemples : chef d’équipe, agent SNCF, gardien de la paix, chef de chantier, gardien d’immeuble, chef d’atelier, responsable de magasin).
Employés de niveau inférieur : employés en col blanc de niveau inférieur (exemples : assistante maternelle, aide-soignante, vendeuse, hôtesse de caisse).
Travailleurs qualifiés : ouvriers qualifiés (exemples : peintre en bâtiment, mécanicien auto, plombier chauffagiste, jardinier, pâtissier).
Travailleurs semi-qualifiés et non qualifiés : ouvriers semi-qualifiés ou non qualifiés (exemples : femme de ménage, manutentionnaire, agent d’entretien, chauffeur livreur, cariste).
Personnes n’ayant jamais travaillé ou chômeurs de longue durée

9Dans l’ESeC, il y a une catégorie spécifique composée de chefs d’équipe, la classe 6, alors que dans la PCS les chefs d’équipe sont inclus dans les professions intermédiaires. Dans le projet de nomenclature européenne, les chefs d’exploitation agricole qui ont plus de dix salariés sont classés avec les autres chefs d’entreprises, les cadres et professions libérales. De même, dans cette nomenclature, la taille de l’entreprise agricole s’évalue au nombre de salariés, tandis que dans la nomenclature française elle dépend de la taille de la surface cultivée. Enfin, les chauffeurs sont considérés comme non qualifiés dans le projet ESeC et comme qualifiés dans la PCS.

10Le rapport de recherche de cet ESeC a été remis à la DG Recherche en juin 2006, puis présenté en décembre 2006 à Eurostat lors de la réunion annuelle des directeurs des statistiques sociale. Ensuite, l’Unité « Marché du travail » d’Eurostat a lancé un appel d’offres auprès des Instituts nationaux de statistiques (INS) afin d’évaluer la proposition du consortium ESeC. L’Italie, la Bulgarie, la Hongrie et la France ont répondu à cet appel.

2.2 – Des éléments de critiques

11Selon le sociologue grec Thomas Maloutas [2007], le projet ESeC accorde une place trop importante à la relation d’emploi, au détriment de l’opposition essentielle entre indépendants et salariés. Ensuite, si l’on peut considérer que le recours à la relation d’emploi comme unique critère de classement peut se justifier dans le cas de marchés européens parfaitement concurrentiels, cette hypothèse est loin d’être vérifiée dans de nombreux contextes nationaux, a fortiori là où le secteur public est particulièrement développé. Par ailleurs, la constitution d’une classe d’agriculteurs relèverait d’une approche intuitive et empirique sans aucun fondement théorique. Plus généralement, le projet ESeC, ancré dans le contexte économique et social britannique, serait mal adapté aux pays du sud de l’Europe et probablement aussi aux nouveaux états membres, où une partie substantielle de la population active est composée de travailleurs indépendants ou de salariés employés dans des entreprises de petite taille aux lignes hiérarchiques courtes.

12Le sociologue Michael Tåhlin (Swedish Institute for Social Research (SOFI), Stockholm University) nous rappelle quant à lui que la théorie des relations d’emploi n’est pas validée empiriquement. Il a travaillé sur les données de la Swedish Level-of-Living Survey (LNU) de 2000, laquelle pose deux questions : (A) Pensez-vous que votre employeur aurait des difficultés à vous remplacer si vous quittiez votre travail ? ; (B) Pensez-vous que vous auriez des difficultés à trouver un emploi aussi bien que celui que vous occupez actuellement si vous deviez le quitter ? D’après la théorie des relations d’emploi, les rapports entre les salariés et les employeurs sont toujours symétriques. Dans la service relationship, l’employeur aurait des difficultés à remplacer son salarié et, celui-ci, de la peine à trouver un autre employeur ; c’est ce que l’on appelle la dépendance mutuelle. À l’inverse, dans la relation dite de labour contract, l’employeur pourrait facilement remplacer son salarié, et le salarié devrait pouvoir trouver facilement un autre employeur ; c’est ce qu’on appelle une situation d’indépendance. Or Tåhlin montre, à partir de données suédoises, que les cas les plus fréquents ne sont pas les situations symétriques, mais les situations de domination. Dans les classes où prédomine la relation de service, les employés seraient en position dominante, tandis que dans les classes où prédomine la relation de travail, ce sont les employeurs qui seraient en position dominante. Ensuite, la structure de classes apparaît plus liée à la répartition des qualifications qu’à celle des compétences spécifiques à l’entreprise. Or, dans la théorie des relations d’emploi, c’est bien parce qu’ils ont des compétences spécifiques à l’entreprise que les salariés de la service class sont attachés à celle-ci. Par ailleurs, la rémunération à l’ancienneté est plus courante dans les classes où domine la relation de travail, ce qui, là encore, est contraire aux conclusions de la théorie des relations d’emploi. De manière plus générale, selon Tåhlin, il faudrait revenir à la notion de « qualifications requises pour exercer un métier », et donc à la productivité qui elle-même explique le montant des rémunérations [Tåhlin, 2007]. Pour le sociologue suédois, il conviendrait d’abandonner la nomenclature ESeC ou la théorie, car les deux ne forment pas un tout cohérent. On devine toutefois qu’il est plutôt prêt à abandonner la théorie que la nomenclature EGP, à laquelle il semble tenir.

2.3 – Le point de vue de chercheurs de l’Insee (2008-2009)

13On peut présenter les arguments de l’institut en deux temps. Du côté d’une critique interne, des chercheurs de l’Insee avancent que les validations proposées dans l’ouvrage de Rose et Harrison [Rose, Harrison, 2009] par les membres du consortium ESeC ne sont ni très rigoureuses ni vraiment comparables. Les analyses s’appuient sur des définitions de la relation d’emploi différentes selon les pays. Si Harrison s’en tient à l’autonomie, Heike Wirth et ses collègues ont une définition beaucoup plus complexe de la relation d’emploi. Ensuite, chacun compare ESeC à une ou plusieurs nomenclatures, mais les points de comparaison ne sont pas les mêmes. Les Anglais comparent ESeC à la NS-SEC, les Français ESeC à la PCS et les Allemands ESeC à la KTLB, la nomenclature allemande, et à l’ISCO, les Suédois ESeC à EGP. Aussi est-il difficile de s’y retrouver. Enfin, plusieurs thématiques sont absentes de la validation : choix du conjoint, pratiques culturelles, modes de consommation, composition du patrimoine.

14Les chercheurs de l’Insee et de la Dares déploient aussi des critiques externes. En particulier, en s’appuyant sur des enquêtes françaises, ils font valoir que les relations d’emploi ne sont pas stables dans le temps, aussi bien au plan individuel qu’au plan collectif. Loup Wolff a ainsi montré que les fonctions d’encadrement ont décru chez les cadres et se sont accrues chez les moins qualifiés [Brousse et al., 2010]. Oliver Monso a également souligné que la catégorie de superviseur était volatile car elle connaît une mobilité relativement forte : 48 % des femmes chefs d’équipe en 1998 ne le sont plus en 2003 [Brousse et al., 2010].

15En outre, si l’on analyse les conditions de travail sous l’angle de la PCS en neuf postes et de la nomenclature ESeC, il ressort qu’aucune nomenclature n’est meilleure que l’autre [Brousse et al., 2010]. Quand il applique des indicateurs comme l’intensité du travail, les marges de manœuvre, le contrôle des horaires ou la pénibilité physique, Nicolas Le Ru ne met pas l’accent sur les mêmes choses : les messages diffèrent selon les nomenclatures utilisées. Le prototype ESeC met en évidence l’intensité et la forte pénibilité physique pour les chefs d’équipe ouvriers, tandis que la nomenclature des PCS révèle la faiblesse des marges de manœuvre des ouvriers non qualifiés. Du point de vue des conditions de travail, on a par ailleurs une forte hétérogénéité de la classe 6 d’ESec, celle des chefs d’équipe, selon qu’ils sont plus ou moins proches du terrain et de la classe 9 qui mêle les ouvriers et les employés.

16On avance aussi que la nomenclature n’est pas pertinente pour l’analyse des pratiques culturelles. C’est ce qu’ont démontré Thibault de Saint-Pol et François Marical [Brousse et al., 2010] à partir de l’enquête SRCV [4] 2006, en comparant la version réduite, où l’on trouve 0,3 % de personnes dans la catégorie 6 des higher grade blue collar workers, par rapport à la version complète qui comporte 9,4 % de higher blue collar workers. En particulier, ils trouvent que la variable de superviseur n’accroît pas la pertinence du prototype ESeC au regard des pratiques culturelles.

17Par ailleurs, la nomenclature ESeC serait complexe à construire car elle repose notamment sur la variable de « superviseur » dont plusieurs chercheurs ont montré qu’elle était difficile à harmoniser entre les différents pays européens (Wirth et al., 2010). Au moyen d’une enquête sur les tâches d’encadrement menée par l’Insee, Loup Wolff montre que les définitions de l’encadrement proposées par le BIT, Eurostat, et les promoteurs d’ESeC conduisent à identifier des groupes de superviseurs très différents. Il remarque en particulier que le nombre de subordonnés, critère prôné par Rose et Harrison, est un indicateur imparfait du « niveau » des superviseurs : des encadrants de « proximité » peuvent en effet être amenés à superviser des équipes nombreuses, alors que des gouvernants haut placés dans les hiérarchies d’entreprise ne peuvent encadrer qu’un faible nombre de collaborateurs (ces derniers encadrant à leur tour d’autres équipes).

18Une critique importante souligne enfin le manque de lisibilité de la nomenclature ESeC pour le grand public. À cet égard, le prototype ESeC a une particularité qui mérite d’être étudiée : il se décline avec des intitulés différents selon qu’il est destiné au grand public ou aux chercheurs. Une enquête menée par l’Insee auprès de 4 000 personnes en 2007 a ainsi fait apparaître que les intitulés de l’ESeC ne sont pas suffisamment parlants. 17 % des répondants renoncent à se classer dans la version académique de l’ESeC, 8 % dans la version grand public contre 4 % dans la PCS. Les ouvriers qualifiés sont ceux qui se positionnent le moins bien dans la nomenclature ESeC. Il faut dire que le concept de « professions de niveau inférieur dans le domaine technique » est moins parlant que celui d’« ouvrier qualifié ». De même, les employés qualifiés ne se sont pas retrouvés dans la catégorie d’« employés de niveau supérieur ». En France, l’idée que des professions puissent être « inférieures » à d’autres est mal acceptée. Face à la complexité et à la multiplicité des intitulés, un code chiffré risque de s’imposer au détriment des versions littéraires. Si l’intérêt d’un code chiffré dans un contexte plurilinguistique est bien compréhensible, son usage exclusif risquerait de renforcer le caractère unidimensionnel de la représentation du monde social, de freiner le développement d’un langage commun autour des inégalités socio-économiques et d’exclure encore davantage les lecteurs non initiés.

3 – Conclusion

19Les chercheurs goldthorpiens font figure de pionniers ; ils ont bousculé l’ordre établi en soumettant à Eurostat un projet de nomenclature socio-économique. Sans leur implication, il n’est pas sûr qu’Eurostat se soit saisi de cette question. Il faut leur en être reconnaissant, même si on ne partage pas forcément leur point de vue sur le projet ESeC.

20La controverse que nous venons de décrire et qui n’est pas terminée, était probablement inévitable, dans la mesure où les traditions de recherche sur les nomenclatures socio-professionnelles sont différentes, en France et au Royaume-Uni. D’un côté, selon l’approche britannique, confrontée à l’hégémonie des travaux économétriques et qui prend sa source dans les travaux de J. Goldthorpe, la position socio-économique définie à partir de l’EGP ou de l’ESeC est une variable complémentaire du revenu et du niveau d’étude. Dans les modèles de comportements, la position socio-économique constitue en fait une troisième variable explicative, orthogonale au diplôme et au revenu. Comme toute bonne variable économétrique, elle se décline selon une dimension unique, tout au moins pour les salariés, la relation d’emploi qui provient elle-même d’un arbitrage coûts/bénéfices effectué par les employeurs et les travailleurs. Soulignons enfin que, dans sa version actuelle, la nomenclature ESeC ne présente pas de niveaux détaillés.

21Même si cet héritage n’est pas clairement revendiqué, l’approche française s’inspire, quant à elle, en partie des travaux de P. Bourdieu. Dans cette tradition, le champ social n’est pas seulement économique, il est multidimensionnel et relationnel. Les individus ont chacun une position bien précise dans l’espace social à trois dimensions, la première représentant le volume global de capital, la seconde la composition du capital (i.e. l’intensité plus ou moins forte en capital culturel) et la troisième la trajectoire du capital. Les classes sociales sont des régions de cet espace social ; les professions telles qu’elles sont définies dans la nomenclature des CSP construite par l’Insee sont alors de bons indicateurs des différentes régions de cet espace social. Il est nécessaire de recourir à la nomenclature détaillée des PCS pour faire apparaître la diversité des fractions de classe selon le capital économique et le capital culturel qu’elles détiennent. Contrairement aux hypothèses de J. Goldthorpe, le revenu et le niveau scolaire sont consubstantiels aux classes sociales. Ensuite, les classes « sur le papier » sont des classes « théoriques », mais seul le travail de représentation politique peut leur donner une véritable existence. Le découpage de l’espace social en classes est l’objet d’une lutte, une lutte pour le classement à laquelle participe l’État, les représentants politiques, les sociologues, etc. Les classes théoriques ont d’autant plus de chances d’exister réellement qu’elles rassemblent des gens proches dans l’espace social.

Notes

  • [1]
    Les choses changeront peut-être avec la création toute récente de l’ESAC (European Statistical Advisory Committee), l’équivalent français du Centre national d’information statistique.
  • [2]
    C’est-à-dire entre les cadres administratifs et commerciaux d’une part et les professions intellectuelles d’autre part.
  • [3]
    EGP est l’acronyme des trois concepteurs de cette nomenclature : Erikson, Goldthorpe et Portocarrero (voir l’article de É. Penissat dans le même dossier).
  • [4]
    Enquête statistique sur les ressources et les conditions de vie.

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Cécile Brousse
Laboratoire de sociologie quantitative, CREST
Mis en ligne sur Cairn.info le 05/12/2012
https://doi.org/10.3917/rfse.010.0241
Pour citer cet article
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