« En fait, jamais les hommes ne sont entrés en rapport les uns avec les autres qu’au sein de groupes définis et organisés et, par conséquent, il est tout à fait arbitraire d’imaginer une vie mentale indépendante de toute organisation. Tout au moins le groupe qu’ils forment a toujours le sentiment de lui-même, de son unité, et ce sentiment, qui varie suivant la nature, la forme, la composition des groupes, affecte nécessairement toutes les représentations qui y prennent naissance. »
1On s’efforce ici de replacer les catégories socioprofessionnelles dans leur contexte d’usage, en suivant un vieux principe durkheimien : ne pas dissocier l’étude des institutions et celle des idées [Mauss, 1908, p. 76 ; Gernet, 1917, préface]. Les catégories socioprofessionnelles (CS dorénavant) sont d’abord un produit de l’institution Insee (Institut national de la statistique et des études économiques), et l’Insee lui-même est le produit d’une histoire plus vaste. Très schématiquement, les CS ont suivi un cycle de vie à deux grandes phases : de la Libération au début des années 1980, elles se sont diffusées comme schème de lecture de la société française dans son ensemble ; puis elles sont entrées dans une période de déclin. Quelles institutions, derrière l’Insee, sont à l’origine de cet essor puis de ce recul ?
1 – Une première phase d’extension des droits sociaux liés à l’appartenance professionnelle
2Dans la phase ascendante, la genèse puis l’expansion de l’usage des CS peuvent se lire en référence à la formule « quand Renault éternue, la France s’enrhume ». La période est marquée par l’importance d’un capitalisme industriel à base principalement nationale. La part des ouvriers de la grande industrie s’accroît, les syndicats de salariés sont puissants, les métallos ou les mineurs forment des catégories inductrices, des avant-gardes, pour des conquêtes sociales telles que les congés payés ou la semaine de quarante heures. Les conventions collectives de la métallurgie sont étendues à d’autres secteurs industriels, la grille ABCD de la fonction publique présente d’étroites correspondances avec la classification Parodi-Croizat (Cadre/technicien/ouvrier qualifié/ouvrier spécialisé et manœuvre), l’une et l’autre renvoyant à quatre grands niveaux de formation ou d’expérience. L’État-providence se construit en référence à ces grilles : congés payés, retraite, accès à la sécurité sociale sont fonction de l’appartenance socioprofessionnelle des individus. Les mineurs forment à eux seuls une CS (sur 37) dans la nomenclature de 1954 alors qu’ils ne comptent que pour 1 % environ de la population active. Ce favoritisme, qui peut traduire une représentation physiocratique de l’économie dans laquelle les activités extractives occupent une place distincte de celles de transformation, se comprend aussi dans le contexte de la Libération, des nationalisations, de la « bataille du charbon » : les mineurs ont accédé à un statut de héros prolétariens et prométhéens, ils ont bien mérité un régime de retraite spécifique, ainsi qu’un siège au parlement symbolique des CS. Les artisans, les commerçants ont aussi une CS, mais pour d’autres raisons : leur écart avec le monde du salariat vient de se creuser, ils n’auront pas ou presque pas de retraite parce que leurs organisations professionnelles n’ont pas voulu cotiser aux caisses de répartition qui se mettaient en place – un mauvais choix, leur épargne sera bientôt laminée par l’inflation.
3La dernière grande étape de la construction d’une protection sociale à base socioprofessionnelle est, au début des années 1970, la mensualisation des ouvriers de l’industrie [Bunel, 1973]. Le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas et son secrétaire général Jacques Delors, aiguillonnés par mai 1968, ont mené, sous une bannière encore gaulliste, une politique social-démocrate. La croissance est allée de pair avec une forte progression des prélèvements sociaux. Les droits en matière d’assurance-maladie s’étendent, ils sont modulés en fonction de l’appartenance socioprofessionnelle.
4D’autres aspects de la vie hors-travail sont en correspondance avec la CS. Une ségrégation scolaire de fait se superpose à l’appartenance socioprofessionnelle et en renforce la pertinence. Les enfants d’ouvriers, à l’exception de quelques miraculés de la sélection scolaire [Bourdieu, Passeron, 1964], n’entrent guère en 6e, le « réseau PP » et le « réseau SS » – « primaire-professionnel » et « secondaire-supérieur » [Baudelot, Establet, 1976] – sont bien disjoints. Les ouvriers votent bien plus à gauche que les cadres, qui eux vont encore massivement à l’église. Ainsi la description du monde social dans son ensemble peut se thématiser au travers du langage des CS, outil cognitif polyvalent fonctionnant comme clé de passage entre les multiples facettes (économique, politique, culturelle) de l’appartenance sociale. Pour autant que le concept de classe sociale trouve sa pertinence dans l’étroitesse des correspondances entre les différents aspects d’une situation sociale fondamentalement multidimensionnelle, la « structure de classe » se trouve ainsi visiblement au cœur de la « conscience sociale » [Ossowski, 1971].
5La force de la nomenclature des CS est d’exprimer ces correspondances en délimitant des ensembles de professions qui, en raison de leur histoire, présentent un « air de famille » [Wittgenstein, 2004, § 66]. La référence à Wittgenstein, bien que non explicite, est centrale dans un article fameux de Boltanski et Thévenot, « Finding one’s way in social space » [Boltanski, Thévenot, 1983], rédigé dans le cadre de la préparation de la réforme de 1982 de la nomenclature des CS. Les auteurs décrivent le « jeu des paquets », où les joueurs, à partir de fiches individuelles, doivent constituer des familles de professions ; ils identifient ainsi des professions bâtardes qui se situent aux frontières de plusieurs familles professionnelles, et des professions à forte typicité, souvent placées sur le dessus d’un paquet parce qu’elles possèdent les propriétés les plus caractéristiques de la famille concernée.
6Les nomenclatures socioprofessionnelles de 1954 et surtout de 1982 se prêtent bien à la mise en évidence de l’organisation bidimensionnelle de l’espace social telle que Pierre Bourdieu la caractérise notamment dans La distinction (1979). Toutefois, l’importance de l’opposition capital culturel / capital économique n’est perceptible que lorsqu’on se situe à l’échelon des CS détaillées, à deux chiffres (37 postes en 1954, 42 en 1982). Beaucoup d’enquêtes menées en dehors de la statistique publique se limitent aux rubriques à un chiffre (9 en 1954, 6 en 1982), en raison de la faible taille des échantillons et/ou du caractère simplifié des procédures de codage. Par suite, elles sont, par construction, inadaptées à cette approche bidimensionnelle fortement mise en exergue dans le volume Données sociales publié par l’Insee en 1984 [Gollac, 2004, p. 32-33 ; Chenu, 2012, p. 91].
2 – Une seconde phase marquée par le recul des références à la position professionnelle
7La décennie 1980 marque un tournant, les années ultérieures pouvant être placées sous le signe d’une devise du type « quand Wall Street éternue, la France s’enrhume ». Un capitalisme financier très internationalisé est devenu dominant, notamment depuis la chute de l’URSS. Ronald Reagan et Margaret Thatcher se sont attaqués frontalement, et avec succès, aux plus puissants syndicats de salariés, ouvrant la voie du démantèlement des protections sociales naguère négociées avec ces syndicats. La France s’est dotée de nouveaux dispositifs de solidarité tout à fait indépendants de l’appartenance socioprofessionnelle (RMI, API, APE, CMU…). Ces sigles (Revenu minimum d’insertion, Allocation de parent isolé, Allocation parentale d’éducation, Couverture médicale universelle) ont pu donner lieu à des dérivés tels que « rmiste » ou « apiste » qui témoignent de ce que le langage de la protection sociale a percolé dans la conscience sociale ordinaire [Schnapper, 1989]. Les salariés ont été invités à s’assurer une épargne-retraite rémunérée via les marchés financiers internationaux, alors que la retraite par répartition dépend de circuits de solidarité qui s’organisent généralement à l’échelon national ; mais en France la formule des « retraites » par capitalisation n’a guère eu de succès, et l’assise socioprofessionnelle des retraites est restée forte, notamment sous la forme du clivage entre fonctionnaires et autres salariés. Les classifications professionnelles ont fait de plus en plus souvent appel à des « critères classants » étrangers aux jargons sectoriels et à la grille des CS [Denimal, 1996]. L’école offrant aux enfants des classes populaires la possibilité un peu plus effective de faire des études longues, le thème de la méritocratie scolaire a gagné du terrain (si des enfants d’ouvriers échouent c’est parce qu’ils n’ont pas bien travaillé à l’école, donc ils méritent leur destin probable de travailleurs subalternes). L’action publique s’est équipée de seuils de pauvreté et s’est définie en termes de « lutte contre l’exclusion » [Lenoir, 1974]. Ces seuils ont fait l’objet de négociations dans le cadre des institutions européennes et leur terminologie, par construction, a été facile à traduire d’une langue à une autre, ce qui n’était pas le cas du vocabulaire socioprofessionnel – le terme de « cadre » à la française est resté à peu près incompréhensible et intraduisible hors de l’Hexagone, y compris au Québec ou en Suisse romande, tout comme il est très difficile à un Britannique d’expliquer à un non-Britannique en quoi consiste la service class, et ce en dépit des tentatives de John Goldthorpe et Robert Erikson de doter la « relation de service » d’un substrat théorique [Erikson, Goldthorpe, 1992].
8Les nouvelles descriptions usuelles du monde social font aussi davantage de place à des catégories spatiales, « les banlieues », éventuellement combinées avec des catégories d’âge (« les jeunes des banlieues »). Des catégorisations en « communautés » renvoyant à l’origine nationale, ethno-raciale ou religieuse sont mises en saillance dans un contexte de plus en plus souvent qualifié de « postcolonial ». La libre circulation des marchandises et des capitaux contraste avec les barrières opposées aux migrations de travail Sud-Nord. La hauteur de ces barrières, très approximativement proportionnelle au niveau de protection sociale au Nord, est plus forte en France qu’en Grande-Bretagne. Les membres des catégories populaires autochtones des pays riches se représentent leur position sociale dans des termes qu’a très bien décrits Olivier Schwartz : on est passé d’une représentation bipolaire à une tripartition de la conscience sociale ; les conducteurs de la RATP ont le sentiment d’être soumis à une pression venant non seulement du haut (« eux » les dirigeants) mais aussi du bas (« eux » les chômeurs, les immigrants), « c’est par exemple l’idée qu’il y a trop de chômeurs qui ne cherchent pas d’emploi, qui vivent du RMI ou des aides sociales… Ou encore l’idée que dans certaines familles immigrées on vit sans travailler, grâce aux allocations » [Schwartz, 2009]. Ces conducteurs se perçoivent comme étant « lésés à la fois par les plus puissants et les plus pauvres », donc comme occupant dans l’espace social une position intermédiaire. Aux États-Unis, un racisme ouvert est politiquement de plus en plus incorrect, mais la détestation de la protection sociale, très amplement répandue, continue de s’expliquer par le fait que cette protection bénéficie principalement aux Noirs [Gillens, 2000].
9Donc la structure de classe apparaît dans la conscience sociale sous des facettes multiples qui cette fois renvoient à des thématisations hétérogènes dans lesquelles l’appartenance socioprofessionnelle n’est plus une clé de passage entre différents registres de description du monde social. La CS n’est plus un dispositif central renvoyant à des catégorisations congruentes dans les principaux registres de la vie sociale – travail, niveau de ressources économiques, culture, politique. Une information telle que l’appartenance à la CS des « employés administratifs de la fonction publique », par exemple, a perdu de sa pertinence à mesure qu’au sein de cette catégorie la part des fonctionnaires assurés de leur emploi s’amoindrissait au profit de celle des salariés précaires. Les références à la CS diminuent massivement, de 1987 à 1990, dans Données sociales, la publication de l’INSEE où elles étaient les plus fréquentes [Pierru, Spire, 2008, p. 462], et Données sociales disparaît après 2006.
3 – Une Europe dépourvue de conscience sociale commune
10C’est dans ce contexte que l’on peut évoquer la concurrence, dans l’espace statistique européen, entre l’ESeC (European Socio-economic Classification [Rose, Harrison, 2007]) et des projets en cours qui feraient plus de place à l’expérience française de mise en œuvre des CS [Brousse, 2008]. La force de la CS tenait certes à la sagacité de Jean Porte ou des promoteurs de la réforme de la nomenclature de 1982 (Desrosières, Thévenot, Boltanski, Gollac…), mais elle découlait avant tout de ce que les métallos étaient un groupe inducteur, et de ce que la fonction publique à la française était une institution forte. Y a-t-il un principe de structuration similaire à l’échelle européenne aujourd’hui, qui serait porté par des institutions jouant un rôle homologue de celui des syndicats de salariés au temps du Front populaire, de la Libération, de Mai 1968 ? Le vocabulaire des seuils de pauvreté est assez facile à traduire d’une langue à une autre, mais la pertinence d’une traduction est faible puisque les seuils sont calculés pays par pays, et non à l’échelle européenne, la charge d’une éventuelle redistribution vers les plus pauvres reposant surtout sur les moins pauvres du même pays. Le vocabulaire de description des sociétés européennes est doublement fragmenté par « facettes » non congruentes, intra-nationalement et internationalement, en fonction de la diversité des dispositifs de protection sociale, qui suivent des chemins de dépendance propres à chaque pays [Esping-Andersen, 2009]. Aucune nomenclature européenne des positions sociales, quelle qu’elle soit, ne jouera le rôle de grille unique de passage entre les différentes facettes de l’appartenance sociale qui a été celui de la CS : la portée d’une certaine unification statistique est forcément très limitée si le nouvel ordre cognitif ne s’appuie pas sur des institutions fortes, susceptibles de donner du poids aux catégories mises en œuvre ; or les institutions européennes sont bien loin d’avoir la capacité d’action qui était celle, dans la France de la Libération, des organisations issues du Conseil national de la Résistance. À l’échelle planétaire, des catégories prenant appui sur l’IDH (indice de développement humain [Stiglitz, Sen, Fitoussi, 2009]) renouent avec le caractère multi-facettes de la CS, mais leur portée pratique est à la mesure du poids d’institutions internationales telles que l’OCDE ou les Nations unies, encore plus faibles que l’Union européenne.