CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans cet article sont livrées quelques réflexions nées de l’expérience acquise en une dizaine d’années à travailler avec et sur la nomenclature des Professions et Catégories socioprofessionnelles (PCS). Apprenti taxinomiste, formateur, praticien, observateur critique, les rôles occupés ont changé au fil du temps. Mais l’attention est toujours restée, qui m’a amené à suivre régulièrement, de l’intérieur comme de l’extérieur, l’évolution de cet outil statistique. Le regard se veut rétrospectif, réflexif et critique. Il sera aussi prospectif, invitant à une refonte ambitieuse dans le cadre français comme européen de la nomenclature des PCS.

2Après avoir tenté de démêler différents registres de critiques adressées aux catégories socioprofessionnelles dans le contexte d’un déclin du modèle des classes sociales, nous posons quelques pistes d’interprétation des évolutions observées. Moins légitime et pourtant toujours empiriquement pertinent, l’outil statistique a visiblement toujours des ressources, qu’il puise dans la réalité, pour résister aux mises en cause dont il fait l’objet. Si les situations objectives ne suffisent à imposer des grilles d’analyse de l’espace social, le travail politique ne suffit en sens inverse à les faire disparaître. Les différences persistantes dont témoignent les analyses conduites à l’aide de la PCS, que l’on peut lire comme des inégalités structurées de classe, soulignent l’importance, la nécessité sans doute, d’un tel outil. Le chantier engagé au niveau européen, dans ce qui n’est encore qu’un embryon de « société européenne », a longtemps été vu comme un risque pour la nomenclature française. Il pourrait pourtant se révéler être une opportunité, pour peu que les différents acteurs impliqués (chercheurs, statisticiens publics et grand public) participent à la réflexion collective. Telle est la perspective d’avenir sur laquelle se conclura l’analyse.

3De façon liminaire, j’aimerais revenir sur la distinction qu’il convient de faire, me semble-t-il, entre classes sociales et nomenclature des PCS. Les deux sont liées mais de façon complexe qu’il me semble nécessaire de préciser. Le débat sur la signification à donner à la notion de « classe sociale » est sans fin (de Marx à Bourdieu en passant par Veblen, Weber ou Halbwachs), que la construction des PCS ne clôt évidemment pas. Née d’une « intuition » dans les années 1950 [Desrosières, Thévenot, 2002 ; 1988], la nomenclature s’est très vite imposée comme un outil empirique privilégié pour les analyses en termes de classes sociales. Elle s’est ensuite armée d’un principe fort de construction au début des années 1980. Son succès est lié sans aucun doute possible à sa proximité initiale avec le sens commun, avec ce qui était en quelque sorte une évidence des « milieux sociaux » pendant les Trente Glorieuses. Il est aussi lié au choix effectué au début des années 1980 de trouver une assise microsociale [1], par le biais des conventions collectives [2], à cette intuition et à ce que, ce faisant, l’armature principielle ne s’est pas accompagnée d’une théorie des classes sociales plutôt que d’une autre : il ne s’agissait pas de classer les individus selon leur position dans le système de production, selon leur mode de consommation, selon leur destinée probable. Bien sûr l’importance donnée au travail, comme fondement des positions socio-économiques, y a été réaffirmée mais de façon non exclusive d’autres logiques de classement. Il s’agissait de donner corps aux compromis sociaux existant alors et de permettre leur analyse dans différents domaines et au fil du temps (en faisant l’hypothèse de leur suffisante stabilité). Une élasticité d’usage de la nomenclature qui a ménagé la possibilité d’analyses à partir de théories différentes des classes sociales, et aussi sans elles.

4Ce rappel initial me semble important car il invite à revenir sur l’objectif même de la nomenclature des PCS, qui est a priori délié d’une lecture classiste particulière de la société. Certes, les catégories socioprofessionnelles renvoient à une certaine idée des classes sociales : les catégories statistiques s’appuient sur la division sociale du travail et lui donnent corps en retour. Mais la nomenclature, on l’a dit, a d’abord été une intuition, puis s’est armée d’un principe qui renvoie à l’histoire et au droit plus qu’à une théorie sociologique. Ou alors la théorie constructiviste des groupes sociaux, qui n’en suppose pas un fondement en « substance » [3], qui s’est accompagnée lors de la refonte de 1982 d’une analyse approfondie des processus de codage visant à comprendre les mécanismes d’appropriation et de représentation des catégories sociales. C’est peut-être d’ailleurs là une des raisons principales du succès passé et des limites actuelles de la nomenclature : adaptée à la société d’une époque donnée, celle des Trente Glorieuses avec comme dominante la cité industrielle [4] et son versant bureaucratique, elle peut l’apparaître bien moins aujourd’hui. D’ailleurs, comme l’ont montré par exemple Bernard Sujobert [2003], Ludovic Bourlès [2004] ou plus récemment Emmanuel Pierru et Alexis Spire [2008], la PCS est de moins en moins fréquemment utilisée dans les publications de l’Insee, ce que l’on peut relier par ailleurs au déclin du modèle des classes sociales comme cadre d’analyse de l’évolution sociale (cf. Boltanski et Chiapello [1999] ou Chauvel [2001] par exemple).

1 – Des critiques adressées aux catégories socioprofessionnelles dans le contexte d’un déclin du modèle des classes sociales

5Au cours des décennies passées, catégories socioprofessionnelles et lectures en termes de classes sociales ont de fait été l’objet d’attaques convergentes. Par leurs arguments et les préconisations auxquelles elles conduisent en matière d’analyse de la société, ces attaques n’ont toutefois pas concerné de façon identique la nomenclature statistique et la grille d’analyse classiste. En première approximation, on peut distinguer trois types de critiques formulées à l’égard de la PCS.

6La première critique est celle de l’obsolescence : la nomenclature, figée à une période de l’histoire, serait incapable de représenter de façon pertinente le monde actuel. Obsolète, elle le serait par rapport aux univers professionnels en premier lieu : du fait de l’histoire économique et de l’innovation technologique (disparition de certains secteurs, émergence de nouveaux ; transformation des métiers), des évolutions sociales et juridiques (transformation de l’organisation et de la division du travail ; modification des formes contractuelles et de recours à la main-d’œuvre). Obsolète, elle le serait ensuite parce que les clivages sociaux et différenciations sociales ne se joueraient plus autant qu’auparavant dans le monde du travail : il faudrait inclure le « hors-champ », les marges d’une société qui comprend de plus en plus de situations où c’est l’absence de travail qui prime et où l’invisibilité règne ; il faudrait aussi considérer d’autres conditions partagées et regroupements d’intérêts qui, a priori orthogonaux à la segmentation socioprofessionnelle, seraient associés à des différences et/ou mobilisations croissantes (le genre, l’âge ou la génération, les minorités visibles ; les modes de consommation). Souvent portées par des sociologues [5], ces critiques en obsolescence ne s’accompagnent pas nécessairement de la volonté de voir disparaître toute lecture de type classiste. Elles insistent principalement sur la nécessité d’actualiser l’outil statistique et de compléter l’analyse de la société par d’autres approches que celle basée sur les classes sociales.

7Une deuxième critique, plus profonde, a été adressée à la nomenclature. Elle engage la nature même de l’outil. Parce que la PCS renvoie à des conventions de classement ancrées historiquement et culturellement, et qu’elle constitue une synthèse de différentes dimensions objectives pouvant s’accompagner d’un supplément d’âme collectif, elle aurait comme défaut de ne pas posséder les qualités d’une « bonne variable » : elle serait analytiquement « impure » (puisque mélangeant plusieurs logiques de définition, de l’objectif et du subjectif) et n’aurait qu’une validité locale (bien loin des exigences d’universalité requises par « les » modèles théoriques). Ces critiques sont essentiellement portées par les économètres, principalement des économistes. Elles visent à substituer à la PCS d’autres variables, plus pures et universelles, comme le diplôme et le revenu, complétées d’autres caractéristiques individuelles (le sexe, l’âge, le lieu de résidence, l’origine ethnico-communautaire, etc.), à même d’être de « bons » facteurs d’explication – i.e. des causes possibles – des différences observées par ailleurs. Il y a de façon dominante, derrière ces critiques, le souhait que l’on renonce à une lecture en termes de groupes sociaux, et a fortiori de classes sociales, jugée nécessairement holiste, pour suivre un programme relevant davantage de l’individualisme méthodologique [6]. Dans ce cadre, la stratification sociale se limite essentiellement à ses composantes économiques et culturelles, considérées de façon séparée, auxquelles peuvent être ajoutées des informations sur l’environnement géographique des individus, l’étendue de leur réseau de sociabilité ou le prestige de leur profession (comme mesures possibles du capital social).

8Une dernière critique, proche de la précédente dans ses arguments, en diffère par les préconisations auxquelles elle conduit. Les limites de la PCS y apparaissent aussi liées à son manque de pureté analytique et d’universalité. Mais cette position, que l’on peut par exemple retrouver dans le prototype EseC (la nomenclature socio-économique européenne), ne suppose pas a priori de rejeter toute référence aux classes sociales. Elle propose d’en repenser le cadre théorique. Les préconisations renvoient à une réécriture théorique, à partir de certaines caractéristiques des situations de travail (la position dans le régime de production des biens et des services ; éventuellement les conditions de travail), d’une nomenclature alternative qui serait tout à la fois un « schéma de classe » et une « bonne variable », i.e. que l’on pourrait intégrer dans des modèles économétriques à côté du diplôme ou du revenu.

9Ainsi, les discours portant sur la fin des classes sociales et sur le crépuscule des catégories socioprofessionnelles ne vont, analytiquement comme pratiquement, pas toujours de pair. Ce qui est toutefois commun à la notion théorique et à l’outil statistique, c’est d’avoir été l’objet d’attaques venant de différentes parts et d’avoir vu leurs soutiens, notamment internes pour la PCS, se révéler particulièrement faibles [7]. Elles ont visiblement perdu en légitimité. Qu’en est-il de leur pertinence empirique ?

2 – Une nomenclature moins légitime mais toujours empiriquement pertinente pour décrire les différences socio-économiques

10Depuis son origine, l’objectif de la nomenclature socioprofessionnelle est avant tout empirique : elle vise à décrire, représenter, comprendre les différences existant dans la société. De ce point de vue, l’objectif apparaît toujours largement atteint. La pertinence empirique de la PCS est de fait très régulièrement réaffirmée. Les différences entre groupes et fractions de groupes sociaux identifiés par la nomenclature sont demeurées fortes. Elles ne se sont pas uniformément réduites, que ce soit en termes de répartition géographique de la population [Maurin, 2004 ; Préteceille, 2006], de pratiques culturelles [Coulangeon, 2011], de mortalité [Monteil, Robert-Bobée, 2005], de patrimoine [Cordier, Houdré, Rougerie, 2006], de comportement matrimonial [8], plus largement de participation à la société et de représentation de soi [Amossé, Chardon, 2006]. Indirectement, et alors même qu’elle n’a jamais réellement prétendu en être une mesure, la nomenclature s’est imposée comme un indicateur du déplacement, souvent du maintien, parfois du renforcement, des inégalités socio-économiques. Par ailleurs, la représentation à deux dimensions de l’espace social à laquelle elle a donné corps [Desrosières, 1978 ; Bourdieu, 1979] (cf. Gollac [2005] pour une présentation distanciée) semble aussi empiriquement solide aujourd’hui qu’il y a trente ans [8].

11Cette pertinence dans les faits résonne de façon contradictoire avec le déclin de la PCS comme grille de lecture des différences sociales et les attaques qui lui ont été adressées, de l’intérieur comme de l’extérieur de la sphère statistique publique. Pour autant, le fait que la nomenclature existe encore, malgré l’ensemble de ces critiques, est un indice de sa résistance, de sa force et invite à croire en sa pérennité. C’est peut-être davantage de la survie que de la mort annoncée qu’il convient de s’étonner. Et c’est sans doute aussi cette résistance qui mérite d’être interrogée. Que nous apprend-elle ?

12Tout d’abord qu’il faut de l’énergie sociale pour qu’un outil de mesure demeure inchangé dans un monde où rien ne l’est, pour qu’il demeure non seulement pertinent mais aussi légitime pour représenter l’état du monde. En effet, la dynamique sociale dans son ensemble est un phénomène suffisamment complexe pour permettre aux acteurs, en choisissant des univers, variables ou points de vue particuliers, de prendre appui dans des sens potentiellement opposés et de travailler à partir – et pour ou contre – des outils statistiques. Les groupes sociaux sont l’objet d’un travail politique, les outils statistiques aussi. Sans doute peut-on évoquer ici le projet libéral visant à abolir les catégories et frontières sociales autres que celles associées à des situations plus directement individuelles [9]. Ce projet renvoie à l’asymétrie du déclin du modèle des classes sociales : certes, parfois dénié, le sentiment d’appartenir à une classe sociale des cadres est demeuré fort quand celui des travailleurs non qualifiés, ouvriers et employés, a fortement reculé. Entre dénégation et désaffiliation, le travail « pour soi » des groupes sociaux n’apparaît pas suffisant pour soutenir le modèle des classes sociales. Surtout, le déclin de ce modèle est inégalement partagé, comme si le discours visant à nier la pertinence des différenciations entre catégories ou classes était toléré, si ce n’est encouragé, par ceux qui y ont objectivement le plus intérêt. De fait, sur les dernières décennies, une alliance objective a pu se nouer entre les tenants d’une disparition des catégories et groupes sociaux constitués et le haut des couches salariées.

13Le second enseignement qui mérite d’être dégagé est qu’il est certes utile de disposer d’un outil comparable dans le temps, comme la PCS, pour évaluer l’ampleur des changements, mais qu’on ne peut se résoudre au statu quo car et la réalité et le regard que l’on porte sur elle ont changé : la transformation du travail et du rapport au travail, l’émergence de nouvelles catégories (sexe, âge ou génération, minorités, exclus, etc.), l’affirmation de formes concurrentes de représentation du collectif (hiérarchies, réseaux) imposent de réfléchir aux formes et usages possibles des catégorisations sociales. De la même manière qu’il y peut y avoir une co-construction de la réalité et des outils statistiques qui la représentent [Desrosières, 2008], il peut y avoir des co-dé-constructions : le modèle des classes sociales et la PCS l’illustrent [10]. Sans doute faut-il dès lors envisager une co-re-construction.

3 – De la nécessité de l’outil à la possibilité d’une refonte en France et au niveau européen

14En France, on peut tirer comme enseignement de la pertinence empirique régulièrement renouvelée de la nomenclature la nécessité de conserver la possibilité d’une analyse de la société en termes de groupes sociaux définis au travers des situations professionnelles. On le voit, le revenu et le diplôme sont loin d’avoir la même efficacité empirique que la PCS quand il s’agit de décrire des différences socio-économiques. Elle est tout à fait complémentaire de ces deux variables puisqu’elle ne vise pas, en soi, à être une mesure des seules inégalités économiques ou culturelles. Ses usages sont multiples, ils permettent par exemple l’observation des situations spécifiques de domaines sociaux et professionnels particuliers, comme le monde des enseignants, de l’agriculture, des professions de santé, etc. Les acteurs comme les observateurs du monde social semblent y être toujours attachés [Neyret, Faucheux, 2002]. Et, à quelques exceptions près, la majorité des praticiens est convaincue de ce que le travail demeure le meilleur fondement d’une grille d’analyse des positions socio-économiques [11]. Toutefois, une refonte est bien sûr nécessaire, qui devra arbitrer entre l’exigence de séries longues pour maintenir la comparabilité dans le temps, la nécessité d’avoir une nomenclature en phase avec la société, et la possibilité de son articulation avec la nomenclature européenne.

15Au niveau européen, un processus d’harmonisation est en effet en cours depuis une quinzaine d’années. Le souhait de disposer d’une nomenclature socio-économique est visiblement partagé. Mais la question de son architecture, en théorie comme en pratique, est plus ouverte : qu’il soit question des variables entrant dans sa définition, de son caractère uni- ou multi-dimensionnel, de son niveau de détail, etc. D’un point de vue théorique, le consortium en charge de proposer un premier prototype d’EseC a défendu un soubassement conceptuel à partir de la « relation d’emploi » [12]. Considérant que la construction européenne n’avait pas permis que se structurent des catégories socio-économiques comparables dans les différents pays, l’équipe d’EseC a estimé que seule une approche théorique mobilisant un concept supposé universel était à même de fournir une architecture solide pour la nomenclature. À rebours de cette position, il me semble que la posture constructiviste est toujours la plus adaptée, quitte à renoncer à construire une nomenclature si les institutions et catégorisations nationales sont trop différentes pour permettre une représentation statistique commune.

16D’une part, le concept retenu dans le prototype d’EseC ne présente pas les qualités attendues : lors des travaux de validation de la nomenclature, il n’est apparu ni universel, ni stable dans le temps [Brousse, Monso, Wolff, 2010]. D’autre part, et plus fondamentalement, une armature théorique forte qui s’exonère d’une réflexion quant au positionnement de la nomenclature par rapport aux catégories sociales existantes ne peut conduire qu’à une taxinomie savante, non à une grille d’analyse qui rencontre le sens commun. Il ne s’agit pas seulement d’analyser, mais aussi de représenter la société ou son esquisse dans le cas européen. Rien n’empêche sociologues et économistes de développer par ailleurs, dans des publications de nature académique, des nomenclatures ad hoc (basées sur les seules conditions de travail ou structures de consommation par exemple). Le schéma EGP en est un exemple tout à fait réussi [Erikson, Goldthorpe, 1992].

17Au travers du processus d’harmonisation européenne, ce sont les multiples fonctions et usages possibles des nomenclatures socio-économiques qui se révèlent, de même que la position relative de leurs producteurs et utilisateurs dans les différents pays. Comme l’indique Alain Chenu [Chauvel et al., 2002], une bonne nomenclature suppose des points de passage entre cadre théorique, implémentation empirique et dénomination de sens commun. Les catégorisations statistiques peuvent être en avance sur la société, mais seulement dans une certaine mesure, afin de pouvoir s’imposer ensuite comme catégories réalisées [Bourdieu, 1993]. On ne peut en ce sens qu’encourager le travail conduit en France par l’Insee [13] et un ensemble de laboratoires de recherches [14], qui vise à examiner d’une part la pertinence explicative comparée de différents schémas de nomenclature et d’autre part les classements que retiennent les individus dans différents pays d’Europe, les variables principales qu’ils utilisent dans les regroupements opérés, les noms qu’ils leur donnent, etc. Ces travaux doivent permettre que se dégage, si cela est possible, le socle commun, conceptuel et empirique, d’une future nomenclature européenne. On peut l’espérer.

18Il semble en effet y avoir un consensus assez large, y compris au niveau européen, même s’il mérite d’être discuté, pour considérer que le statut d’emploi (employeur, indépendant, salarié ; éventuellement le type de contrat) et la position des emplois salariés (dans la division du travail et/ou selon le niveau de qualification) soient deux dimensions irréductibles d’un premier niveau de nomenclature. Il semble aussi qu’il y ait un accord sur le fait que ce premier niveau soit un regroupement d’un niveau fin de « professions » (via la Classification internationale type des professions, CITP ; ISCO en langue anglaise), ce qui permettrait de conserver par ailleurs la possibilité de regroupements ad-hoc selon d’autres critères pour des travaux de recherche. La possibilité ou la nécessité d’un niveau intermédiaire pour le grand public peuvent être discutées mais il semble souhaitable. Dans ce cadre, le rôle d’ores et déjà structurant du processus de Bologne [1999] ayant conduit à un espace européen de l’enseignement supérieur invite à retenir la qualification professionnelle [15] comme dimension première de distinction au sein des emplois salariés.

19Bien sûr, les voies d’avenir sont encore très incertaines. Et des problèmes posés demeurent sans solution simple, comme le fait que la nomenclature soit une caractéristique du ménage ou de l’individu [16] (ce qui renvoie très directement à la difficulté de croiser approches de genre et lectures de classe) ou la possibilité/nécessité d’intégrer le degré de précarité des situations professionnelles comme critère de définition des catégories de la nomenclature. Mais, après vingt années durant lesquelles on a annoncé (prononcé ?) la mort de la PCS et la fin des classes sociales, leur survie et plus encore leur actualité invitent à inverser la perspective. Et à court ou moyen terme, l’horizon européen pourrait paradoxalement devenir une chance.

20***

21Les outils statistiques contribuent à représenter l’état du monde. Ils suivent pour cela des schémas ou modèles de représentation, et leur donnent corps en retour. Les légitimités croisées des outils et schémas se répondent. Ce que nous avons mis en évidence en reliant l’histoire récente de la nomenclature des catégories socioprofessionnelles et l’évolution du modèle des classes sociales, c’est que la pertinence empirique de la première ne suffit pas à la rendre indiscutable alors que décline le second. Dans un monde en mouvement et où la manière dont la société se représente elle-même a fortement évolué, il faut de l’énergie sociale et du travail politique pour qu’un outil statistique demeure légitime. Ce travail a certainement manqué un temps s’agissant de la PCS, mais la réalité résiste et les différences mises en évidence par la nomenclature sont demeurées fortes. Ces éléments invitent, tout en restant attentif aux évolutions bien réelles qui affectent la société (nouvelles lignes de clivage, développement de formes d’agrégation réticulaire, etc.) à croire en un avenir possible d’un mode de représentation statistique qui se situe dans la continuité de l’actuelle PCS, qui apporte encore tant à la compréhension de la société. Sans doute, du moins le croyons-nous, le crépuscule des catégories socioprofessionnelles augure-t-il d’une aube nouvelle.

Notes

  • [1]
    Analogue des fondements micro-économiques recherchés aux « évidences » stylisées macroéconomiques.
  • [2]
    On peut toutefois signaler que la nomenclature de 1954 s’était déjà inspirée, mais de façon moins précise, des catégories Parodi, érigées en modèle dans les conventions collectives du Front populaire et de l’immédiat après-guerre.
  • [3]
    Cf. les apports d’Edward Thompson sur la classe ouvrière anglaise [1988], ou de Luc Boltanski sur la formation du groupe des cadres en France [1982].
  • [4]
    Pour reprendre le cadre d’analyse de Luc Boltanski et Laurent Thévenot [1991].
  • [5]
    De l’exclusion, du genre ou des générations, par exemple ; des « nouvelles sociologies » [Corcuff, 2007] aussi.
  • [6]
    À titre d’illustration de ce mouvement, citons le passage de la problématique des inégalités sociales à celle du capital humain que montrent Olivier Monso et Laurent Thévenot [2010] à travers l’étude des éditions successives de l’enquête Formation et Qualification professionnelle (FQP) de l’Insee.
  • [7]
    En témoignent notamment les moyens limités engagés par l’Insee lors du processus de refonte ayant conduit à la PCS 2003, les réticences de l’institut à conserver les informations nécessaires au codage de la PCS dans les bulletins du recensement, le soutien modéré apporté dans le cadre des travaux d’harmonisation devant conduire à une nomenclature socio-économique européenne.
  • [8]
    Une analyse en cours et non encore publiée de l’homogamie à partir de la série des enquêtes sur l’Emploi en témoigne.
  • [9]
    Qu’illustre par exemple le marquant fascicule qu’a publié le think tank patronal en 1993 Entreprise et Progrès : Cadre – non-cadre, une frontière dépassée.
  • [10]
    Un récent arrêt de la Cour de cassation (20 février 2008), qui pourrait saper les bases du fondement juridique des catégories socioprofessionnelles en posant que « la seule différence de catégorie professionnelle ne saurait en elle-même justifier, pour l’attribution d’un avantage, une différence de traitement entre les salariés placés dans une situation identique au regard dudit avantage, cette différence devant reposer sur des raisons objectives dont le juge doit contrôler la réalité et la pertinence », en est une des dernières illustrations. Sa portée est actuellement l’objet d’une intense controverse (cf. par exemple Ray [2011]).
  • [11]
    Ce, en raison principalement des plus grandes stabilités et pouvoirs explicatifs des clivages d’ordre professionnel par rapport à ceux liés aux modes de vie. Quelques sociologues ont certes tenté de trouver les principes d’une classification sociale dans l’étude des structures de consommation, comme Nicolas Herpin et Daniel Verger [1999] par exemple. Mais ces tentatives sont minoritaires. De plus, il n’y a pas de raison a priori d’opposer les deux approches, puisque styles de vie et situations socioprofessionnelles sont fortement homologues.
  • [12]
    Qui vise à résumer la position, plus ou moins autonome, plus ou moins subordonnée, des salariés par rapport à leur employeur [Rose, Harrison, 2010].
  • [13]
    Sous l’égide d’Eurostat qui a demandé aux instituts nationaux de statistiques qui souhaitaient le faire de conduire des analyses complémentaires avant de donner suite au processus d’harmonisation des nomenclatures socio-économiques en Europe.
  • [14]
    Cf. le projet Euréka coordonné par le Centre Maurice Halbwachs, le laboratoire Printemps de l’Université de Versailles Saint-Quentin et la Maison des Sciences de l’Homme Ange Guépin.
  • [15]
    Compris dans une perspective de matrice emploi-formation et dans un sens « structurel », et non « individuel », c’est-à-dire comme le niveau de diplôme (ou d’expérience équivalente) le plus courant pour exercer une profession, et non celui de l’individu lui-même.
  • [16]
    Ce qui renvoie plus largement à l’hésitation statistique actuelle en matière d’approche par les individus ou les ménages (cf. Amossé, Ponthieux [2011], par exemple).

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Thomas Amossé
MSH Ange Guépin Nantes & CEE
Mis en ligne sur Cairn.info le 05/12/2012
https://doi.org/10.3917/rfse.010.0225
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