CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Se demander ce que le renouveau de la socio-économie fait aux classes sociales, c’est s’interroger sur la compatibilité des nouveaux concepts et les approches développés dans ce cadre au cours de ces trente dernières années avec la notion de classes sociales. Ces dernières sont-elles solubles dans les réseaux, les générations ou la hiérarchie des revenus ? La socio-économie fait-elle apparaître, ou disparaître, les classes sociales de l’agenda scientifique ?

2À la fin du xviiie siècle, c’est chez les physiocrates qu’émerge une théorisation en termes de classes sociales. L’analyse économique, qui est bien alors une socio-économie, porte une grande attention à la structure des sociétés. Ce rôle central donné à la question de la propriété est repris par la tradition socialiste, notamment marxiste, qui déplace le point focal de l’analyse, de la propriété de la terre à celle du capital, et instruit classiquement la question des classes sociales autour du rapport salarial, capital/travail.

3Dès la fin du xixe siècle, mais surtout au cours du xxe siècle, ce statut de la propriété change toutefois considérablement avec la généralisation et la promotion du salariat, qui en vient à incarner lui-même un statut envié, associé à une sécurisation de l’existence et à l’octroi d’un certain nombre d’attributs sociaux. Avec l’essor de la figure du dirigeant salarié et de formes de quasi-salariat dans le secteur libéral, il devient alors de plus en plus malaisé d’articuler l’analyse de la structure sociale à cet opérateur central qu’était le salariat dans l’économie classique, la tradition marxiste et les primes analyses sociologiques.

4Les travaux sociologiques récents ont eu tendance à s’intéresser davantage aux exclus de la société salariale, aux discriminations ethniques ou de genre, aux formes de relégation spatiale, à la question de l’immigration, etc. Le problème est apparu symétrique du côté du capital, devenu un agent plus abstrait, ou moins aisément personnifiable. En témoignent, par exemple, la nouvelle difficulté à identifier « son patron », le recours croissant à la catégorie sociologiquement minimaliste de « riches », et la possibilité même – repérable dans maints travaux récents – de penser le capitalisme, la domination, l’exploitation, etc., sans théoriser les classes sociales.

5C’est dans ce contexte que s’inscrivent aussi les approches en termes de réseaux, de générations ou de hiérarchie de revenus, développées ces vingt dernières années par la socio-économie, la sociologie économique ou l’économie institutionnaliste. Mais quel est leur statut ? Doit-on considérer qu’elles contribuent, elles aussi, à reléguer les classes sociales comme outil analytique et opérateur d’identification sociale, ou peut-on au contraire penser qu’elles nous aident à mettre en lumière des formes contemporaines de polarisation sociale ? Car nous avons bien toujours besoin, pour comprendre la structuration de nos sociétés, de construire des polarités, à même de dépasser le caractère de plus en plus multivarié des inégalités et des opérateurs de différenciation. Ce dossier vise précisément à se demander dans quelle mesure ces approches peuvent éventuellement nous y aider.

6À première vue, le défi semble délicat à relever. Des obstacles de taille menacent l’attachement des socio-économistes à une notion qui a très tôt souligné l’intrication des phénomènes économiques et sociaux, et a ainsi engagé la recherche sur une voie ambitieuse : il s’agissait d’articuler dans une même analyse le travail, la valorisation marchande et les modes de vie. D’abord, il leur faut dépasser le rôle décisif de l’État-nation dans la genèse des classes sociales, voire la place centrale donnée à la question salariale. Il semble en effet qu’on ne puisse plus penser le caractère structurant du rapport salarial en s’en tenant au seul cadre national. On peut aussi se demander s’il est réaliste d’espérer saisir les clivages les plus décisifs pour la structuration de nos sociétés sans considérer les phénomènes migratoires. Deux points de vue récents, issus d’enquêtes à forte teneur ethnographique, soulignent ainsi la nécessité de prendre acte du caractère plus cosmopolite, plus ouvert, ou moins cloisonné des sociétés occidentales pour repenser à nouveaux frais leur structuration en types socio-économiques : l’un défend l’utilité de la notion de « classes populaires » [Schwartz, 2011], l’autre revisite les catégories de capital et de travail pour saisir le caractère multidimensionnel des formes de structuration sociale [Katz, 2011].

7Qu’en est-il, surtout, des analyses développées par la socio-économie ? De prime abord, la référence croissante aux réseaux, aux centiles de revenus ou aux générations, semble signer les limites de la capacité descriptive de la notion de classes sociales et l’effacement d’identifications encore très vivantes jusqu’aux années 1970. L’approche réticulaire des marchés et des organisations occupe ainsi désormais une place importante. Une étude classique du marché du travail des cadres, mettant en évidence le rôle des réseaux familiaux et amicaux dans la recherche d’emploi [Granovetter, 1974] a fait école, jusqu’à voir la notion de réseau associée à un possible nouvel « esprit du capitalisme ». De même, la notion de génération, d’abord apparue dans l’agenda scientifique à partir de la question du financement du régime des retraites par répartition, a gagné en importance avec la réflexion sur la protection des ressources non renouvelables. Les rapports sociaux sont alors saisis au travers des rapports des générations qui se succèdent et se lient inextricablement par le jeu de la « dette », financière ou écologique. Cette approche générationnelle structure aujourd’hui nombre de débats académiques et politiques, jusqu’à fournir des grilles générales de lecture des sociétés en termes de comptabilité intergénérationnelle ou de « guerre générationnelle ». De même, enfin, l’étude des inégalités de revenu contourne souvent la notion de classes sociales en se satisfaisant de la seule prise en considération de l’échelle des revenus qui dessine un ensemble salarial supposé continu. Aux « hauts revenus » s’oppose la « pauvreté », et le « profit » se dissout dans les bonus et les gratifications dont bénéficient les salariés situés au sommet de la hiérarchie des banques et des grandes firmes cotées en bourse.

8Ce tableau est-il toutefois complet ? Ces approches n’offrent-elles pas aussi des ponts avec la notion de classe sociale, en documentant des formes de polarisation sociale, et leur ancrage dans les structures productives, dans la façon dont nous produisons notre existence collective ? Il est apparu urgent au GDR CNRS Économie & Sociologie et à la Revue française de socio-économie de poser cette question afin de ne pas laisser disparaître sans réel examen des outils analytiques longtemps jugés parmi les plus puissants. De l’excès d’amour au désintérêt, il n’y a souvent qu’un pas. Ce numéro invite donc à prendre le recul nécessaire pour juger de l’éventuel intérêt de mobiliser aujourd’hui la notion de classe sociale en économie et en sociologie. Depuis vingt-cinq ans, l’économie institutionnaliste et la sociologie économique se sont considérablement développées, en France comme ailleurs dans le monde. De nombreux chantiers théoriques nouveaux ont été ouverts et maintes enquêtes sur des questions jusqu’alors peu étudiées ont été menées. Il ne s’agit pas ici d’en conduire la critique, mais d’examiner si, précisément, ces acquis de la recherche ne permettent pas de revenir de façon heuristique sur la notion de classe sociale qui a été délaissée. L’enjeu est important pour nos disciplines, il l’est aussi concernant le rapport de nos disciplines à la société.

9Ce dossier trouve son origine dans une journée organisée par le GDR Économie & Sociologie, qui a réuni, en octobre 2011, plus de 150 personnes autour de cette thématique. Huit des contributeurs de cette journée ont accepté de poursuivre la discussion dans ce cadre.

10Le dossier combine deux volets. Le premier s’organise autour des classements et des hiérarchies, en prenant pour point de départ les nomenclatures socioprofessionnelles. Un des points communs de ces contributions est leur attention aux effets de ces « investissements de forme » [Thévenot, 1986] : en produisant implicitement ou explicitement des hiérarchies et des principes de lecture du monde social, les classements et les nomenclatures jouent un rôle clef dans la « figuration de la société » selon l’expression de Laurent Thévenot. L’actualisation de la nomenclature forgée par l’Insee, confrontée à de nombreux défis, dont celui de la croissance d’une catégorie « employé » aux contours mal définis et surtout la genèse d’une nomenclature européenne mettent les statisticiens face à la question de la détermination des entités sociales « pertinentes », à même de décrire les identités et les hiérarchies sociales saillantes. Le recul relatif de l’outil « CSP-PCS », dont les fondements reposaient sur l’analyse de la division du travail, signifie-t-il que notre taxinomie sociale – nos façons ordinaires de classer, de mesurer, d’évaluer – proviennent moins qu’auparavant du travail et de nos façons de transformer collectivement notre environnement ? Peut-on se passer de cette référence au travail sans risquer de ne plus capter l’essentiel des différences de structure ? Se pose aussi la question des représentations multidimensionnelle et unidimensionnelle de la structure sociale. Une mesure des inégalités économiques, donc une unique mesure monétaire, pourrait-elle suffire ? Que penser du développement de cette tendance au moment où on critique la réduction monétariste des ressources ? Dans quelle mesure une approche en termes d’échelle de revenus, qui multiplie les coupures possibles entre catégories au sein d’un continuum, ne risque-t-elle pas de laisser échapper des éléments forts d’identification sociale ? Les auteurs de ce premier volet abordent chacun à leur manière ce paradoxe. Thomas Amossé d’une part, et Alain Chenu d’autre part, rappellent les principales critiques adressées à l’encontre de l’usage de la notion de classes sociales, et invitent, de manière plus ou moins optimiste, à envisager une nouvelle ère, qui se situerait dans la continuité des nomenclatures CSP-PCS traditionnelles, ou dans une recomposition des classements. Dans des contributions très complémentaires, Étienne Penissat et Cécile Brousse rendent compte ensuite de la complexité des débats autour de la recomposition de la nomenclature européenne et des défis qu’il reste à relever pour en assurer l’usage, et plus encore la critique. Ces quatre contributions rappellent ainsi la fécondité des approches qui considèrent à la fois les usages des nomenclatures et des classements statistiques, et les conditions sociales et institutionnelles de leur élaboration.

11Le second volet du dossier confronte la thématique des classes à celles des réseaux et des mobilités. Mettant l’accent sur les structures relationnelles, le recours croissant au concept de réseau social paraît déplacer le regard vers d’autres formes de structuration, plus locales, mais aussi plus fugaces ou transitoires. Cependant, ces approches ne peuvent-elles pas aussi permettre de relocaliser des collectifs, de mettre en évidence de nouveaux principes forts de structuration sociale, ou de déceler des sentiments exacerbés d’injustice sociale ? La contribution de François Dubet souligne le risque qu’il y a à découpler l’analyse des inégalités de celle de la domination. Les mutations actuelles du capitalisme et des sociétés produiraient des lignes de clivage démultipliées et un éclatement corrélatif de la lutte contre les inégalités en de multiples mouvements sociaux, féministes, écologiques, etc. Même moins fortes, les inégalités seraient alors plus vivement ressenties car moins aisément rapportables à un système de domination central. S’il faut des médiations de plus en plus longues pour raisonner en termes de classes, dans quelle mesure l’approche par les réseaux s’écarte-t-elle vraiment de l’analyse structurale classique en termes de classes sociales ? Comment dépasser le biais synchronique de l’approche réticulaire pour inscrire dans le temps la formation des groupements sociaux ? Olivier Godechot répond à ces questions de manière subtile, considérant qu’une lecture contemporaine des travaux de sociologie économique des réseaux permet d’éviter l’opposition fâcheuse entre réseaux et classes sociales. Il montre en effet qu’il est possible de ré-imbriquer les deux notions, en particulier lorsque les analyses réticulaires sont dynamisées. Défendant les apports la sociologie néo-structurale des réseaux, Emmanuel Lazega arrive à des conclusions assez convergentes sur la possibilité de la réconcilier avec les approches en termes de classes sociales. De manière plus transversale, la contribution de Frédéric Lebaron prolonge les travaux de Spire et Pierru [2008], qui se demandaient si le « déclin de l’usage de la nomenclature des catégories socioprofessionnelles par les statisticiens n’avait pas lui-même contribué à alimenter les discours sur la fin des classes sociales en France », interpellant ainsi indirectement les coordinateurs de ce dossier, qui remettent justement la question sur l’établi.

12Ce dossier « Débats et controverses » sur les classes sociales entend plus rouvrir le débat qu’apporter des réponses définitives. Il affirme néanmoins la grande fécondité d’une réflexion sur l’actualité et sur les usages de la notion de classes sociales. À cet égard, la disparition de la notion de l’enseignement des SES au lycée [1] ou de l’économie à l’université ne laissent pas d’interroger. Ne serait-il pas temps de refaire nos classes ?

Notes

  • [1]
    Spectre évité grâce à la mobilisation rapide et efficace de l’APSES, mais pour combien de temps ?

Bibliographie

  • Granovetter M. (1974), Getting a job. A Study of Contacts and Careers, Cambridge MA, Harvard University Press.
  • Katz J. (2011), « Se cuisiner un statut. Des noms aux verbes dans l’étude de la stratification sociale ». ethnographiques.org, n° 23 [en ligne]. http://www.ethnographiques.org/2011/ Katz – consulté le 27.07.2012.
  • En lignePierru E., Spire A. (2008), « Le crépuscule des catégories socioprofessionnelles », Revue française de science politique, n° 58, p. 457-481.
  • Schwartz O. (2011), « Peut-on parler des classes populaires ? », La vie des idées [en ligne]. http://www.laviedesidees.fr/Peut-on-parler-des-classes.html – consulté le 27.07.2012.
  • Thévenot L. (1986), « Les investissements de forme », in L. Thévenot (dir.), Conventions économiques, Paris, PUF, coll. « Cahiers du Centre d’Étude de l’Emploi », n° 29, p. 21-71.
Alexandra Bidet
CMH, CNRS/EHESS/ENS
Florence Jany-Catrice
Clersé, Université Lille 1
Nicolas Postel
Clersé, Université Lille 1
Philippe Steiner
GEMASS, Université Paris - Sorbonne
François Vatin
IDHE, Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 05/12/2012
https://doi.org/10.3917/rfse.010.0219
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