1 – L’approche expérimentale randomisée, quelle révolution ?
1L’économie du développement a été le théâtre ces dernières années du succès retentissant de l’« approche expérimentale », essentiellement fondée sur la promotion de l’essai aléatoire ou randomisé contrôlé (ERC) [Banerjee, Duflo, 2009]. Inédite sur le terrain du développement, cette technique de production de données connaît un succès de longue date dans le secteur de l’agronomie [Armatte, 2011] et celui de la santé par le biais des essais cliniques [Berlivet, 2005]. Dans le cadre de l’évaluation des politiques publiques, l’expérimentation randomisée avait connu un essor considérable aux États-Unis dans les années 1960-1970. Elle avait été utilisée aussi bien dans le domaine du logement que dans les programmes d’action policière, entre autres [Monnier, 1987].
2L’expérimentation sociale randomisée consiste à définir et à tester plusieurs programmes d’action publique – appelés « traitements » – sur des populations qui sont désignées comme « bénéficiaires ». Elles sont comparées à des populations « témoins » qui sont intégrées au protocole expérimental, mais qui ne bénéficient pas des traitements testés. La comparaison des groupes bénéficiaires et du groupe témoin, à l’aide de techniques statistiques, doit permettre d’identifier le meilleur traitement selon le meilleur rapport coût-résultat. Envisagées dans des secteurs variés, les actions peuvent revêtir des formes très diverses, allant du test de l’aide financière aux parents pour scolariser leurs enfants, jusqu’à la distribution d’engrais en vue d’augmenter la productivité agricole.
3Ouvrant des pistes très intéressantes, la controverse développée dans le champ de la science économique autour des ERC s’est d’abord centrée sur la robustesse (degré de validité interne) et les limites (difficulté de la réplique) de la méthode randomisée, puis elle s’est intéressée à ses faiblesses théoriques en nourrissant en particulier la réflexion sur les possibilités d’en améliorer l’usage (en la recombinant, par exemple, avec les approches macro-économiques) [Deaton, 2007 ; Rodrik, 2008 ; Labrousse, 2010].
4Dans le prolongement de ce débat, mais aussi parfois en rupture avec lui, nous proposons une perspective sociologique de l’essor des ERC dans les politiques de développement [1]. Il s’agit d’envisager l’usage des ERC comme un programme d’action publique à part entière. C’est en effet l’argument principal des promoteurs des ERC que la défense d’une technologie nouvelle de production et d’analyse de données quantitatives susceptible de refonder scientifiquement l’action en faveur du développement. Au cœur du programme des ERC se situe donc la volonté de changer la manière dont les acteurs du développement se représentent scientifiquement la « réalité » économique et sociale. Dans la perspective d’une analyse des politiques de la quantification [Cussó, 2007 ; Bardet, Jany-Catrice, 2010], nous proposons donc d’engager la sociologie de cette nouvelle représentation scientifique du monde, en engageant une analyse de ses contextes institutionnels, théoriques et opératoires.
5Nous nous sommes inspirés pour poser le cadre à la fois épistémologique et problématique de notre réflexion de deux grilles d’analyse. Nos travaux nous ont conduits à identifier le lien entre les politiques économiques et l’analyse démographique de la Banque mondiale, les unes évoluant avec les autres entre 1945 et 2000 et suggérant ainsi la difficulté d’isoler l’évolution des statistiques internationales de leur contexte historique et politique [Cussó, 2001]. La seconde, formulée par Alain Desrosières, avance l’hypothèse qu’il y aurait une triple correspondance entre les formes d’États, les théories économiques prédominantes et les outils statistiques [Desrosières, 2003]. Nous proposons ici de croiser ces perspectives, en élargissant les « formes d’État » à des « modes de gouvernement » ou de « gouvernementalité » développés à divers échelons politiques.
6Le projet d’une typologie renvoyant les outils statistiques à des modes de gouvernement est éminemment délicat et peut donner l’impression de céder à un penchant fonctionnaliste, tel outil étant susceptible de renvoyer mécaniquement à telle forme d’État ou de gouvernement. Les travaux d’Alain Desrosières ainsi que nombre d’autres illustrent au contraire comment les outils sont parfois susceptibles de nourrir une politique puis une autre aux objectifs distincts voire opposés [Bezes, 2004]. Notre intention est bien de mettre en lumière les liens implicites entre les ERC, tels qu’ils se développent aujourd’hui, et les politiques dans lesquelles ils s’insèrent. Un test randomisé sur l’usage d’engrais, par exemple, doit être relié au type de données produites (sur les comportements) orientant vers une représentation behaviouriste du monde, mais également au cadre d’une action publique en faveur d’une agriculture intensive et commerciale (création de surplus). En retour, il s’agit de ne pas céder à une trompeuse labellisation des outils de quantification selon le contexte de leur genèse. La reconstruction des liens entre outils, buts intermédiaires et formes de gouvernement pourra néanmoins suggérer des pistes d’interrogation sur les capacités de transfert de ces outils dans d’autres contextes d’action. Ainsi défendrons-nous l’idée que les liens forts des ERC avec certains aspects de la théorie néoclassique (théorie des choix) et avec les politiques néolibérales (homo œconomicus en devenir, réduction budgétaire…) nous apparaissent de nature à compromettre leur recyclage.
7Nous revenons, dans un premier temps, sur la controverse des économistes autour du développement des ERC, notamment sur son contexte institutionnel (2.1). Dans ce sens, l’essor des ERC nous semble largement déterminé par le positionnement de la Banque mondiale qui constitue un acteur très structurant du champ des politiques du développement (2.2). Cette dimension motive notre choix de nous pencher ensuite sur une évaluation utilisant les ERC, commandée par la Banque mondiale, et portant sur une série de programmes de lutte contre la pauvreté conduits au Bangladesh (3). Significatifs des tendances idéologiques actuelles des actions de développement, les programmes développés au Bangladesh et évalués par la suite visent à l’empowerment des populations – nous reviendrons sur ce terme. L’étude de ce terrain illustre la remarquable convergence entre l’agenda des politiques d’empowerment et le succès des ERC dans le champ de la production des données quantitatives de gouvernement.
8Notre quatrième partie se structure autour de quatre pistes d’analyse. Nous analysons d’abord les éléments institutionnels qui concourent à faire de la politique de la statistique que constituent les ERC une politique technocratique (4.1). Nous analysons ensuite le cadre à la fois théorique et politique dans lequel s’inscrivent aujourd’hui les ERC (4.2). En prolongeant d’abord la critique engagée dans le champ de la science économique, nous soulignons que les ERC s’inscrivent dans la tendance à développer les méthodes économétriques à l’écart de modèles théoriques explicites. Puis nous défendons l’hypothèse d’un lien implicite entre ERC et néolibéralisme. Parallèlement, nous mettons en lumière la contradiction entre le programme des ERC, qui affiche la prise en compte d’une diversité des rationalités à l’œuvre chez les agents sociaux, et le faible investissement sociologique consenti par leurs promoteurs (4.3). Enfin, nous discutons ce qui constitue selon nous le point le plus problématique du développement des ERC dont les usages contribuent à exercer une contrainte inédite sur les comportements les plus quotidiens ou intimes des agents sociaux (4.4). Ce qui suggère en conclusion quelques hypothèses sur les nouvelles formes de gouvernement dont le succès des ERC pourrait manifester l’avènement (5).
2 – Le succès des « randomistas » : vers son institutionnalisation ?
9La controverse des économistes autour des ERC illustre les préoccupations principales de ses protagonistes : robustesse et souplesse d’utilisation de la méthode d’une part, renforcement de l’efficacité des outils d’expertise des politiques de lutte contre la pauvreté de l’autre. La chronologie de cette polémique permet d’identifier les acteurs qui y participent ainsi les rapports de force qui s’y organisent. On soulignera le rôle déterminant de la Banque mondiale qui va investir, via son département de la recherche, le chantier méthodologique de l’expérimentation randomisée. Sa position d’acteur institutionnel dominant dans les politiques du développement va contribuer très largement à la structuration de la controverse.
2.1 – La controverse anglo-saxonne : à la recherche d’un compromis
10Le choix par le Collège de France en 2008 de l’économiste Esther Duflo pour devenir la première titulaire de l’ancienne chaire internationale rebaptisée « Savoirs contre pauvreté » constitua un puissant amplificateur, en France, de la controverse ouverte quelques années plus tôt seulement, au sein du champ académique anglo-saxon de la science économique, autour de la promotion d’une nouvelle méthode expérimentale en économie du développement.
11Dans sa leçon inaugurale, Esther Duflo revendique de partager la même ambition que son ancien directeur de thèse, le professeur d’économie du développement au MIT Abhijit Banerjee, qui consiste à combattre la pauvreté en organisant la généralisation, dans les politiques de développement, des méthodes expérimentales de tests aléatoires. À cette fin, Banerjee a fondé au MIT en 2003 un laboratoire de lutte contre la pauvreté, le Poverty Action Lab (PAL, aujourd’hui le J-PAL en hommage à un généreux donateur), qui finance des expérimentations chargées d’aider les puissances publiques ou les bailleurs de fonds à orienter leurs politiques.
12Les lignes institutionnelles du projet et du débat qu’il suscite sont clairement explicitées par Duflo dans cette leçon. Il s’agit de défendre une voie alternative à celle des macroéconomistes qui plaident pour une réorientation et une amplification des politiques d’aide aux pays pauvres, à l’instar par exemple de Jeffrey Sachs de la Columbia University à New York, auprès de qui Duflo a d’ailleurs anciennement travaillé, et alternative également à celle des économistes libéraux, comme William Easterly de la New York University, qui cherchent à démontrer les effets nocifs des politiques d’assistance [2].
13Le premier à formuler les termes de cette controverse est un économiste de Princeton, Angus Deaton, auprès duquel, là encore, Esther Duflo a travaillé avant de rejoindre à nouveau le MIT, avec la création du J-PAL. Deaton accepte de commenter dans la Boston Review, en 2006, la parution d’un travail de Banerjee dans lequel il défend une nouvelle fois son projet de généralisation des tests randomisés. Et c’est à cette occasion que Deaton, qui connaît bien l’entreprise de ses collègues, pour avoir travaillé avec eux à l’époque justement du lancement de leur laboratoire [Banerjee et al., 2004], estime que la manière obsessionnelle dont ses collègues promeuvent la méthode expérimentale pose problème. Elle délaisserait, entre autres, l’explicitation théorique en amont et de ce fait ne permettrait pas le test des modèles économétriques élaborés. Il résume son propos en les qualifiant alors de « randomistas » [Deaton, 2006]. Le nom sonne comme celui d’un groupe de guérilleros. La formule va faire mouche.
14Deux ans plus tard, la communauté des économistes du développement étasuniens et britanniques organise deux manifestations qui sont l’occasion de revenir sur cet étiquetage critique. Dans le contexte de la conférence organisée à Washington en mai 2008 par la Brookings Institution, en formulant le souhait que la méthode expérimentale fournisse l’occasion d’une réconciliation entre les macro- et les microéconomistes, Dani Rodrik, professeur d’économie à Harvard, met d’abord en lumière le champ des forces académiques dans lesquels l’approche expérimentale est engagée [3].
15En termes techniques, Rodrik rappelle le problème que pose la généralisation des résultats d’un test randomisé – lié à des situations concrètes – vers des territoires plus larges ou à des moments différents. Selon lui, la réponse que les partisans de la méthode apportent en proposant de multiplier les tests randomisés sur les territoires et dans le temps, n’est pas satisfaisante. L’économiste juge même que cette généralisation coupe la méthode de son principal argument de légitimation qui est de produire une réponse précise à une situation concrète à laquelle un décideur est confronté [Rodrik, 2008].
16En octobre 2008, lors de la Keynes Lecture annuellement organisée par la British Academy, Angus Deaton reprend largement les mêmes arguments en ajoutant celui de l’absence de prise en compte par les promoteurs du J-PAL des différentes littératures qui discutent les limites des ERC [Deaton, 2009]. Deaton évoque les critiques de la philosophie des sciences [Cartwright, 2007] et de l’épistémologie de la mesure dans les sciences sociales [Pawson, Tilley, 1997] ainsi que les questionnements à partir de deux terrains : l’utilisation des tests en médecine [Worrall, 2007] et les expérimentations autour de la politique d’impôts sur les revenus dans le New Jersey dans les années 1960 [Orcutt, Orcutt, 1968] [4]. Avec cet appel à l’élargissement de la réflexion, Deaton suggère de possibles compromis à ses anciens alliés devenus d’imposants concurrents.
17Dans la même logique, Rodrik estime que le recours à cette méthode de production des données quantitatives ne peut pas être envisagé comme la réponse miracle susceptible de régler les problèmes du développement. Il appelle ainsi les promoteurs de cette méthode à la nuance, et concrètement, à envisager les liens possibles avec la partie des macroéconomistes, à laquelle il appartient, qui partagent l’idée qu’il est nécessaire de trouver une voie alternative entre les solutions formulées par Sachs à gauche, ou Easterly chez les libéraux. Il évoque les démarches qu’ont déjà opérées certains macroéconomistes en leur direction, comme Deaton. Mais il organise aussi la défense des travaux réalisés par la Banque mondiale qui, sous la houlette académique de son directeur du département de la recherche, Martin Ravallion, s’est engagée dans la réflexion sur le développement des ERC.
2.2 – L’investissement prudent de la Banque mondiale dans le chantier de la randomisation
18La position que prendrait la Banque mondiale à l’égard des ERC constituait, pour les promoteurs du J-PAL et les protagonistes de la controverse, un enjeu de taille. Sa formulation semble avoir été à l’origine de l’embrasement de la polémique. En effet, le terme de « randomistas » lancé par Deaton en 2006 renvoyait pour l’essentiel à la critique que développa Banerjee sur la Banque mondiale dès la fondation du PAL au MIT. Dès le congrès de l’American Economic Association de 2003, Banerjee s’en prenait directement au vade mecum des politiques de lutte contre la pauvreté proposé par la Banque mondiale [Narayan, 2002] qui ne mentionnait que « de manière marginale », la possibilité de mener des expériences basées sur la réalisation de tests aléatoires concernant les effets des politiques expérimentées [Banerjee, He, 2003].
19La critique que formule Banerjee à la Banque est inattendue dans la mesure où lui-même, l’année précédente, ne semblait pas défendre encore la méthode expérimentale comme une perspective incontournable de l’économie du développement. C’est en tout cas l’impression que laisse la lecture d’un article qu’il publie en 2002 et qui aborde la question de l’efficacité des programmes d’empowerment qui se développent [Banerjee et al., 2002]. L’article présente bien les résultats d’un sondage que les auteurs ont réalisé auprès d’un échantillon stratifié représentatif de la population visée par une réforme agricole récemment mise en œuvre par le gouvernement indien. Mais nulle trace de l’idée d’une expérimentation.
20Les promoteurs du J-PAL vont en tout cas rendre systématique leur critique de la Banque mondiale [Duflo, 2004]. Et l’influence de cette critique est immédiate. C’est ce que suggère l’engagement dès 2004 par la Banque mondiale d’une réflexion sur la mesure de l’efficacité de ses politiques de développement. Des premiers pas sont faits dans l’analyse des méthodes de mesure employées pour l’évaluation des nouvelles politiques d’empowerment : un groupe de travail d’abord [Alsop, Heinsohn, 2005], puis la publication d’un ouvrage collectif ayant vocation à couvrir des terrains très nombreux [Narayan-Parker, 2005] [5].
21Ces initiatives de la Banque mondiale font l’objet, dès leur engagement, d’un commentaire élogieux de la rédaction de l’encyclopédie de médecine la plus connue des praticiens, le Lancet, qui publie en 2004 un article intitulé « La Banque mondiale rencontre enfin la science » [2004]. L’article salue ainsi l’engagement de la Banque, même s’il est jugé encore modeste, dans les méthodes de test d’efficacité de ses programmes, selon les méthodes « communément employées en médecine ». Au-delà du caractère provocateur du titre de l’article, son contenu suggère le contexte porteur dans lequel est lancée l’expérimentation de grande ampleur des politiques d’empowerment.
3 – L’évaluation de l’empowerment des populations engagée par la Banque mondiale
22Avant d’entrer dans l’analyse du rapport d’évaluation commandé par la Banque mondiale, il convient de revenir sur la notion d’empowerment, ses promoteurs ainsi que les premières initiatives visant à réaliser son évaluation.
3.1 – L’origine conservatrice de la notion d’empowerment
23La notion d’empowerment, qui n’a jamais véritablement trouvé de traduction stabilisée dans la langue française, renvoie à l’espoir de redonner de la capacité d’action aux agents sociaux les plus démunis économiquement et socialement. La notion comporte une critique implicite des dispositifs traditionnels de l’action sociale et vise à éloigner le spectre de l’assistanat pour viser au contraire une restauration du ressort individuel de l’action. Dans le contexte de sa mobilisation par les pouvoirs publics nationaux et internationaux, la notion d’empowerment offre une légitimation théorique à la promesse d’efficience des investissements. Elle permettrait le contournement des institutions intermédiaires soupçonnées d’être corrompues ou inefficaces, pour l’organisation d’un versement direct de l’aide aux populations nécessiteuses.
24La notion d’empowerment a son origine dans les années 1970, liée aux réseaux conservateurs américains qui visaient d’abord la réduction des programmes d’action sociale conduits par l’État. Elle n’a fait l’objet de programmes d’action publique aux États-Unis que de manière beaucoup plus tardive, reprise à son compte par l’administration Clinton au début des années 1990, puis par l’administration Blair au Royaume-Uni [Bacqué, Biewener, 2009]. L’opération de recyclage idéologique des représentants politiques défenseurs d’une « troisième voie » n’est pas sans lien avec le tournant qui s’opère dans la diffusion du concept dans les années 1980 : le mouvement féministe se développe dans les pays du Sud [Calvès, 2009] et, dans la sphère académique, les premiers travaux d’Amartya Sen [Sen, 1982 ; Sen, 1987] connaissent un succès qui annonce le prix Nobel d’économie qu’il recevra en 1998.
25Cette genèse hybride de la notion d’empowerment, mêlée à la fois au modèle politique anglo-saxon et à une mobilisation sociale venue des pays du Sud, explique son succès, dès la fin des années 1990, dans les programmes des organisations internationales. Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) engage en 1995 ce qui constituerait la plus ancienne mesure internationale de l’empowerment : l’Index synthétique Gender Empowerment Measure (GEM). Outre que l’indice se focalise sur les femmes, il convient surtout de souligner qu’il est composé de statistiques existantes, souvent produites par d’autres agences du système des Nations unies [Bardet, Cussó, 2009]. Le GEM n’est donc pas le résultat d’une enquête internationale spécifique à l’instar d’autres thématiques plus anciennes comme le niveau de vie qui fait l’objet depuis 1984 d’une enquête de la Banque mondiale, le Living Standards Measurement Study (LSMS). En quelque sorte, le GEM « mesure » les politiques existantes et ne suppose pas une modification profonde des statistiques. Toutefois, son calcul attire l’attention sur un sujet non chiffré auparavant.
26Avec le succès grandissant de la notion d’empowerment, la Banque mondiale va d’abord financer une réflexion d’opportunité et de faisabilité quant à l’adjonction d’un module de questions dédiées à ce thème dans son enquête LSMS [Alsop, Heinsohn, 2005] [6]. Ce travail introduit ainsi les ERC dans l’analyse de ses programmes. Mais c’est dans le contexte précédemment décrit où les critiques se font vives de la part des économistes du J-PAL, que la Banque mondiale va finalement opter pour promouvoir plus directement l’usage des ERC. Elle va alors financer une série d’évaluations des effets des politiques d’empowerment en faisant appel à un assemblage de méthodes (« a mixed method approach ») [Yaron et al., 2008] [7]. Ces évaluations ne sont pas présentées comme des expérimentations, ni par la Banque mondiale qui la finance, ni par les experts extérieurs qui la conduisent. Mais dans un des pays analysés au moins, le Bangladesh, la technique de l’enquête aléatoire avec constitution d’un groupe témoin constitue le principal outil mobilisé [8].
3.2 – L’évaluation randomisée de l’empowerment au Bangladesh
27L’évaluation conduite au Bangladesh [Yaron, 2008] couvre un nombre considérable de programmes d’action et se base surtout sur un vaste échantillon des ménages enquêtés : supérieur à 2 700 foyers dont environ 2 000 bénéficiaires.
28Les sept programmes évalués (sur un ensemble de douze) sont rassemblés sous le nom générique « Social Safety Net Programs » (SSNP). Ils sont évalués sous l’angle de leur impact en faveur de l’empowerment des populations cibles selon un cadre analytique fourni par les experts de la Banque mondiale (cf. encadré 1). Selon le rapport, les SSNP couvrent annuellement presque 10 % des personnes pauvres du pays, parfois jusqu’à plus de cinq millions de personnes (au moins dans le cas du programme consacré à la scolarisation des enfants).
Encadré 1. Le cadre analytique de l’empowerment
La notion d’agence renvoie à un travail d’intermédiation. Pour le mesurer, Alsop et ses collègues proposent d’envisager la valorisation des actifs des individus à laquelle il conduit. Les « actifs » regroupent l’ensemble des ressources que les acteurs peuvent mobiliser pour développer une activité, ou une protection contre les aléas de la vie. Ces actifs peuvent être aussi bien matériels, financiers, que psychologiques, sociaux ou informationnels. Le renforcement des capacités psychologiques semble particulièrement révélateur de l’engagement d’un travail d’intermédiation. Emibayer et Mishe (1998) ont également souligné le rôle des expériences passées dans le comportement des individus. Dans cette perspective, l’empowerment renvoie aussi à l’idée que la seule imagination d’un autre possible constitue un préalable à la capacité de formuler des choix, qui caractérise le passage au statut d’« agent » [Yaron, 2008, p. 13].
29Le premier programme, Food-for-work (FFW) consiste à allouer une rétribution en nourriture (riz et blé) dans le cadre d’un ensemble de travaux publics. Le ciblage de ce type de programme est présenté comme automatique, seules les personnes très pauvres acceptant d’y participer, compte tenu de la pénibilité des tâches et de leur faible rémunération [Yaron, 2008, p. 17]. Le second programme est le Vulnerable Group development (VGD) qui fournit des rations alimentaires mensuelles à des femmes très pauvres uniquement. Il dure 24 mois. Des ONG sont chargées de la mise en œuvre de l’ensemble de l’action qui comprend un ensemble hétéroclite de mesures [9]. Parmi elles est prévue l’obligation de constituer une épargne mensuelle. Sont sélectionnées pour ce programme des femmes chefs de famille disposant de revenus occasionnels [10].
30Le Primary Education Stipend program (PESP) alloue des compensations financières (100Tk par mois ou 125 si la famille a plus d’un enfant) aux familles pauvres qui acceptent de maintenir leurs enfants à l’école. Le programme vise les familles composées de femmes veuves, séparées ou divorcées, sans terre et disposant d’un emploi précaire et/ou peu rémunéré.
31Le quatrième programme est le Vulnerable Group Feeding (VGF) qui fournit de la nourriture aux personnes frappées par un sinistre tandis que le Old-Age Allowance Scheme (OAAS) fournit une pension (165Tk) aux personnes âgées pauvres qui n’ont pas travaillé dans le secteur formel. Le Allowance for Widowed, Deserted, and Destitute Women (AWDDW) alloue une pension mensuelle (165Tk) aux femmes isolées et sans ressources. Enfin, l’Allowance for Distressed Disabled Persons (ADDP) prévoit des aides aux personnes handicapées. Les programmes sont financés et réalisés par un ensemble d’organisations publiques ou privées, locales ou internationales [11].
32L’enquête porte donc sur un échantillon de 2 741 ménages dont 701 composent le groupe pilote (qui n’a pas bénéficié des SSNP). Les ménages sont répartis sur 69 territoires locaux (40 foyers par zone, avec pour chaque zone 30 foyers bénéficiaires et 10 foyers témoins). L’enquête, réalisée en collaboration avec le Bureau de la statistique du Bangladesh, a été conçue comme un module adjoint à l’enquête ménage – Household Income & Expenditure Survey (HIES).
Encadré 2. Modélisation et forme du questionnaire
« Cette étude envisage différentes formes d’empowerment liées aux activités des individus :
• marchande, dans laquelle les personnes agissent en acteurs économiques (les indicateurs sont aussi bien la fourniture aux enfants des repas, que la capacité à les laisser à l’école, ou encore l’accès au crédit) ;
• politique ou civique (envisagées à travers la participation aux élections ou la formulation de demandes auprès des autorités gouvernementales) ;
• sociale ou sociétale (avec des indicateurs tant de la participation à des activités sociales que du comportement en famille, notamment les violences domestiques) » [Yaron, 2008, p. 15].
Exemples de questions :
Liée à « market » [Module empowerment pour le chef de ménage] Avez-vous emprunté dans le village ? (oui ou non) (p. 57).
Liée à « state » [Module empowerment pour le chef de ménage] Le programme vous a-t-il aidé à déterminer votre choix lors des élections ? (p. 57).
Liée à « society » [Module empowerment spécifique aux femmes] À qui appartiennent les instruments de cuisine, la terre, l’or et l’argent, le stock de nourriture ? Vous ? Votre mari ? Les deux ? (p. 67).
33Tandis que le questionnaire complémentaire dédié à l’empowerment est destiné au chef du foyer (souvent des femmes), il y aussi un « short women’s questionnaire » qui est administré uniquement aux femmes, par des enquêtrices – cf. encadré 2. Postérieurement, des réunions ont été organisées dans les villages enquêtés (72) afin de jouer le rôle de « focus groups » [12]. La collecte et l’enregistrement des données ont été confiés à des consultants locaux (Services and Solutions International) qui travaillaient sous le contrôle du Bureau statistique du Bangladesh. La Banque mondiale fut en charge de toutes les activités de conception, depuis l’élaboration des questionnaires, jusqu’à l’animation des réunions de village [Yaron, 2008, p. 18].
34L’auteur du rapport considère qu’il existe deux types d’impact des « traitements » : un « vrai » empowerment qui se traduit par un changement de comportement des femmes étudiées et une évolution de ce qu’il appréhende comme la confiance en elles de ces femmes (« self-esteem ») qui ne se traduit pas dans d’importants changements de comportements. Le premier s’avère faible dans l’évaluation, cf. encadré 3. Mais le consultant identifie une évolution de la confiance en elles des femmes bénéficiaires de certains programmes. Une évolution qui constituerait un pas vers une transformation plus profonde dans le temps. L’introduction de cette distinction démontre en tout cas le caractère fragile de la notion d’empowerment. Nous verrons, dans la section suivante, que l’analyse des comportements et la volonté de les transformer se retrouvent aussi dans les travaux du J-PAL même dans sa critique au microcrédit [Banerjee, Duflo, 2008].
Encadré 3. L’impact du SSNP sur l’autonomie et la prise de décision des femmes
De cette manière, l’auteur du rapport aboutit à la conclusion que les programmes évalués n’ont pas eu d’effet majeur sur le degré d’autonomie des femmes. Ce constat est dressé de la même manière pour d’autres aspects testés par les différents programmes, y compris ceux qui ciblent prioritairement les populations les plus démunies, comme le programme d’alimentation VGD ou le programme d’éducation PESP [Yaron, 2008, p. 32].
35Enfin, l’évaluateur consacre une partie de l’introduction du rapport aux problèmes méthodologiques posés par l’enquête. Il aborde surtout le biais de sélection des femmes enquêtées dans la mesure où celles qui ont obtenu l’accès au programme d’aides témoignent de ce seul fait d’une capacité spécifique vis-à-vis des interlocuteurs institutionnels ou financiers. La méthode expérimentale randomisée ne fait pas l’objet d’une mise en perspective qui permettrait d’alimenter la controverse qui se développe alors sur le bien-fondé de sa généralisation. L’auteur du rapport ne discute pas cette nouvelle manière de produire des données économiques et sociales. Il reste aussi muet sur la dimension gouvernementale de son travail, c’est-à-dire sur le programme d’action publique dans lequel s’insèrent le choix et l’usage des ERC.
4 – Les ERC : quelles révolutions de la quantification ?
36La controverse autour du J-PAL et le cas de l’évaluation au Bangladesh nous fournissent une première matière pour tenter l’analyse évoquée dans notre introduction : celle des dimensions institutionnelles, théoriques et opératoires – ou politiques au sens de l’exercice de la contrainte – qui encadrent l’usage des ERC dans le contexte d’une sociologie de la quantification. Nous allons égréner ces dimensions en quatre sous-sections. Dans la première nous présenterons comment le développement des ERC conduit à un approfondissement de la technocratisation de la représentation statistique économique et sociale, assumée par les animateurs du J-PAL qui revendiquent le statut de « co-expérimenteurs ». Dans la deuxième sous-section, nous discuterons les continuités et les ruptures des ERC par rapport à la théorie économique (néoclassique) et politique (néolibéralisme). Dans le prolongement de celle-ci, la troisième sous-section souligne la « contradiction » entre d’une part le fait que les comportements des individus constituent l’objet même des expérimentations et d’autre part l’absence de mobilisation, par les promoteurs des ERC, d’une littérature sociologique largement dédiée à cet objet. Dans cette perspective, la quatrième partie se penche sur les aspects concrets de la mise en œuvre des ERC qui dévoilent une manière de produire conjointement de la connaissance et de la contrainte sur les comportements les plus intimes des individus.
4.1 – Une politique technocratique de la statistique
37Nous proposons de mener ici l’analyse de la politique des ERC à l’œuvre dans l’évaluation menée au Bangladesh, à travers son mode de pilotage d’abord, puis en se penchant sur la forme du dispositif de production des données.
38En premier lieu, il apparaît que le pilotage de l’évaluation est essentiellement assuré par les consultants de la Banque mondiale, à distance des responsables du Bureau de statistique du Bangladesh. Ce dernier, théoriquement à l’origine de l’initiative, est plutôt mobilisé dans la phase de conduite de l’enquête et bien moins au moment de sa conception [Yaron, 2008, p. 12]. Un schéma classique dans le secteur des politiques du développement [Escobar, 1996 ; Rist, 2001].
39Dans le cas que nous envisageons, cette intrusion de la Banque mondiale dans la fabrique de la représentation statistique des « réalités » économiques et sociales du Bangladesh pourrait d’abord apparaître plus légère dans la mesure où l’évaluation est ponctuelle. Mais, devant l’intérêt des données recueillies à cette occasion, l’auteur du rapport suggère que ce module d’évaluation des SSNP soit ajouté à l’enquête ménages régulière [13] [Yaron, 2008, p. 12].
40Cette recommandation suggère plusieurs commentaires. La proposition d’évolution de la structure de l’enquête ménages, au nom du « pragmatisme », pose d’abord un problème démocratique fondamental : les évolutions des systèmes statistiques des États (recensements, grandes enquêtes ou autres) peuvent-elles légitimement être envisagées dans un cadre institutionnel aussi restreint ? Une question d’autant plus importante qu’il semblerait s’agir d’une proposition de généralisation à l’ensemble des destinataires des SSNP (parfois plusieurs millions de personnes) d’un module d’évaluation dont le caractère intrusif dans la vie privée des personnes mérite débat (cf. 4.3.).
41Mais cette proposition peut également être envisagée sous l’angle d’une sociologie « internaliste » de la statistique, qui concerne la mécanique de la production du chiffre à proprement parler [Desrosières, 1993]. La recommandation reviendrait à arrimer en quelque sorte l’enquête ménage aux nouvelles politiques d’empowerment. Or les statisticiens distinguent traditionnellement deux types de sources statistiques, les registres administratifs d’une part (liés aux politiques publiques) et les grandes enquêtes de l’autre, qui auraient également vocation à « explorer la société » selon des questionnements plus autonomes [Desrosières, 2005]. Dans un tel schéma, le lien avec les politiques de l’empowerment ferait perdre à l’enquête ménage du Bangladesh un degré d’indépendance vis-à-vis des gestionnaires de l’action publique, et donc sa fonction première d’exploration. Une telle lecture mériterait une investigation approfondie, notamment concernant la production statistique au Bangladesh [14], qui permettrait au passage de questionner sociologiquement le caractère « exploratoire » des enquêtes face aux registres [15]. Mais au-delà de la dimension sans doute en partie dialectique de cette distinction, elle permet de souligner l’absence de précautions méthodologiques encadrant la proposition de l’évaluateur qui apparaît au contraire directement imposée par le cadre gestionnaire dans lequel s’inscrivent les ERC.
42La posture technocratique des évaluateurs de la Banque mondiale, au sens où elle privilégie à la fois le cadre de l’action et le recours à un outil de rationalisation de la décision, fait écho à celle des animateurs du J-PAL. Dans une perception encore plus explicite et considérant qu’ils opèrent une rupture avec la situation traditionnelle des évaluateurs, eux revendiquent directement un nouveau statut de « co-expérimentateur ». Un statut dont les bénéfices concerneraient aussi bien le champ de l’action que celui de la connaissance : « L’un des éléments les plus importants de l’approche expérimentale est sans doute de pouvoir faire varier les paramètres d’un traitement d’une manière aidant à répondre à des questions conceptuelles (et pertinentes d’un point de vue politique) auxquelles il n’était pas possible de répondre de manière fiable par d’autres moyens. » [Banerjee, Duflo, 2009, p. 697] Plus encore que de mettre son savoir à la disposition de l’action, le statut d’expérimentateur permettrait donc au scientifique d’occuper une position susceptible de dynamiser son activité scientifique elle-même, en la confrontant à l’action.
43La figure du technocrate a déjà fait l’objet de travaux de sociologie politique qui décrivent tant les projets récurrents de mobilisation du scientifique dans l’action publique, que leurs mises en œuvre [Thoenig, 1987 (1974) ; Porter, 1995 ; Dubois, Dulong, 1999]. Les perspectives sociologiques ouvertes concernent autant les rapports des technocrates avec les gouvernants traditionnels (personnel politique, élites administratives ou économiques) qu’avec les administrés sur lesquels ils exercent leur pouvoir. De ce point de vue, le constat des promoteurs des ERC que « les associations ont […] réalisé qu’il était dans leur intérêt d’établir des relations à relativement long terme avec les chercheurs » [Banerjee, Duflo, 2009, p. 696] mériterait d’être interrogé. De même que les conditions de financement du J-PAL fournissent une piste de réflexion qui sera utile pour discuter les plus-values annoncées de cette figure du « co-expérimenteur » [Jatteau, en cours].
44Enfin, le caractère « provisoire » des politiques auxquelles les experts « co-expérimenteurs » sont associés augmente encore la déconnexion de ces experts avec un champ scientifique qui aborde des questionnements plus larges. Au regard du champ de la production statistique, ce lien avec les programmes d’action publique en cours pose un problème de pérennité dans le temps de la représentation statistique des phénomènes économiques et sociaux. Conscients de leur responsabilité pour garantir la continuité des réflexions sur les caractéristiques des sociétés, permettre les comparaisons à travers les époques, les statisticiens se soucient de la possibilité de disposer de séries de données comparables sur le temps long [Desrosières, Thévenot, 1988]. De ce point de vue, la méthode expérimentale apparaît antinomique et accentue encore les distances du technocrate « co-expérimenteur » avec le champ scientifique.
4.2 – Approfondissement des tendances de l’économie néoclassique et continuité politique néolibérale
45Il s’agit maintenant d’analyser les dimensions théoriques, à la fois économiques et politiques, du développement des ERC. En termes de théorie économique d’abord, l’usage des ERC paraît s’inscrire dans la tendance qui consiste à abandonner la formalisation d’hypothèses explicites en amont de la mobilisation des outils économétriques [Deaton, 2009, p. 2] [16]. Dans cette tendance, le développement des ERC se présente comme un prolongement : les animateurs du J-PAL revendiquent l’abandon de la modélisation. Le cas de l’évaluation au Bangladesh par la Banque mondiale est également significatif : aucune modélisation n’est présentée pour accompagner l’usage des ERC qui apparaissent comme un outil strictement technique.
46La mobilisation des ERC dans la théorie économique s’inscrit également, comme cela a été souligné, dans la continuité avec la théorie néoclassique : « [Dans] son article sur le thème de la rationalité, Duflo [2003] fait essentiellement référence à la théorie néo-classique dans ses considérations pratiques pour les politiques de lutte contre la pauvreté, en dépit d’allusions ) la behavioural economics (travaux de Thaler) : pour elle, être rationnel c’est d’abord obéir au modèle de rationalité néoclassique. » [Labrousse, 2010, p. 10]
47Nous rejoignons ces observations. La théorie des choix, voire la théorie des jeux, sont implicites dans les tests randomisés de différents traitements et marquent l’affiliation des travaux du J-PAL à l’économie néoclassique. C’est également le cas de l’évaluation de l’empowerment au Bangladesh : les destinataires des programmes sont supposés « choisir » initialement de participer ou pas, puis ce sont leurs « réactions » aux traitements testés qui sont enregistrées dans la perspective de vérifier si elles correspondent aux comportements attendus (amener l’enfant à l’école, emprunter, etc.). Les programmes peuvent être ainsi généralisés du moment où ils amènent (par le choix individuel) la bonne réponse, l’explication sociale en amont de ce choix étant secondaire.
48Malgré ces continuités théoriques, les animateurs du J-PAL revendiquent une rupture avec les présupposés des politiques de développement contemporaines, justifiant la défense d’une « troisième voie ». Ainsi annoncent-ils, dans un article consacré au projet d’empowerment promu par la Banque mondiale, contester le présupposé de ces nouvelles politiques incitatives (« bottom-up ») selon lequel l’esprit d’entreprise serait généralisé parmi les populations les plus pauvres [Banerjee, Duflo, 2008]. La remarque semble constituer certes un pas de côté fait par rapport aux programmes d’action néolibéraux. Pourtant, l’exposé des projets de recherche du J-PAL témoigne de continuités structurantes avec ces programmes : primat des réductions budgétaires, mise à l’écart des modèles économiques de l’investissement public, et défense des principales recettes néolibérales dont celle du microcrédit.
49En effet, l’une des grandes qualités des ERC défendues continuellement par les animateurs du J-PAL est bien liée aux économies budgétaires qu’ils permettent. L’argument est employé concernant l’outil lui-même, présenté comme permettant la production de données quantitatives fiables de manière beaucoup moins onéreuse que par le biais des grandes enquêtes économiques ou sociales [Banerjee, Duflo, 2009, p. 700]. Mais les ERC sont surtout présentés comme une manière de comparer le coût de différentes politiques alternatives, laissant espérer des économies colossales aux financeurs des politiques internationales. C’est ainsi le cas de cette enquête emblématique menée au Kenya qui permit d’affirmer que, dans le cadre d’une politique dont « l’objectif est de réduire l’absentéisme à l’école », « le traitement vermifuge est vingt fois plus efficace par dollar dépensé que le recrutement d’un professeur supplémentaire » [Banerjee, Duflo, 2009, p. 693].
50La recherche de « traitements » plus efficaces dans le sens du meilleur « coût-résultat » impose par ailleurs implicitement le rejet des modèles dans lesquels l’investissement public est conçu comme le moteur de la croissance et du développement [Banerjee et al., 2008, p. 333] [17]. À l’opposé de la vision « keynésienne », c’est bien la réduction de la dépense publique qui constitue la stratégie de dynamisation des économies. Ce qui suggère à l’inverse une interrogation : les ERC seraient-ils mobilisables pour évaluer de telles politiques structurelles, comme la construction de logements sociaux ? Car au-delà des effets individuels immédiats de ces politiques, ce sont des mécanismes de régulation plus globaux qui sont recherchés dans leur mise en œuvre, comme la dynamisation de secteurs économiques ou l’intervention sur le marché de l’immobilier. Dans cette optique, les ERC s’annoncent muets.
51Enfin, le lien des ERC avec le programme néolibéral des politiques de développement nous apparaît plus explicite encore dans la diffusion qu’ils organisent de l’une des recettes les plus emblématiques de ce programme : le microcrédit. Malgré la critique de l’esprit d’entreprise, les promoteurs des ERC défendent le microcrédit comme étant un « traitement » à tester. Certes, les animateurs du J-PAL prennent garde de se distinguer des discours tenus par les évaluateurs de la Banque mondiale tant ils sont susceptibles évidemment d’obscurcir leur revendication d’incarner une troisième voie. Pour le J-PAL plus subtilement, l’endettement du microcrédit permet d’abord de s’habituer à faire des économies [Banerjee et al., 2008, p. 337] [18]. Mais au-delà des subtilités justificatives, l’objectif est bien de faire entrer l’emprunt bancaire là où il ne s’était pas spontanément développé.
4.3 – Une théorie sociologique négligée ou simplifiée
52La revendication des animateurs du J-PAL de rompre avec les logiques des nouveaux programmes de développement, dont les politiques d’empowerment constituent une figure emblématique, appelait à un « ré-encastrement » des théories économiques dans le social qui ouvrait la perspective d’une mobilisation de la littérature sociologique ou ethnographique pour appréhender les ressorts proprement sociaux des comportements individuels. Les travaux du J-PAL, comme l’évaluation conduite par la Banque mondiale, témoignent au contraire d’un usage marginal des théories sociologiques. L’une des causes est-elle la pression produite par la proximité à l’action ? Il se dessine de fait un utilitarisme de la donnée dans l’analyse des résultats des « traitements » opérés sur les populations dans le cadre des ERC : la recherche de « ce qui marche » écarte la volonté de compréhension des comportements les moins inattendus des populations.
53Il apparaît d’abord que la dimension sociologique des situations observées fait le plus souvent l’objet de simples évocations, sans référence à des littératures constituées, et parfois mêlées à des commentaires personnels des auteurs [Banerjee, Duflo, 2008, p. 337] [19]. Un mélange de genres qui témoigne par ailleurs de la méconnaissance des expérimenteurs du terrain de leur investigation. L’absence de cadre sociologique se répercute également sur le plan analytique, comme en témoigne le surgissement de questionnements dont on peine à saisir la portée : « Que faire lorsqu’un être cher tombe malade et qu’on ne dispose pas de la somme nécessaire pour payer le docteur, ou comment expliquer à un enfant qui pleure qu’on ne peut lui offrir les jouets qu’il désire ? » [Banerjee, Duflo, 2008, p. 340] [20]. Une pauvreté analytique qui fait écho également au rapport distant des expérimentateurs au terrain sociologique de l’observation.
54Le faible investissement sociologique des promoteurs des ERC s’appréhende encore à travers les catégorisations sociales très rudimentaires qu’ils proposent. L’apport envisagé par rapport à l’économie néoclassique consiste essentiellement en la création d’une catégorie d’agents « pauvres », pressentis comme réticents à l’adoption des comportements de l’homo œconomicus. Cet effort de catégorisation sociologique est d’ailleurs souvent raffiné avec la démultiplication des catégories de « pauvres », en fonction de seuils de revenus journaliers, qui permettent de distinguer l’intensité de la pauvreté qui affecte les agents [Banerjee, Duflo, 2008, p. 335]. Mais aucune interrogation n’est formulée, en amont ou en aval de la recherche, concernant l’efficience d’une telle catégorisation pour mieux appréhender les comportements des agents sociaux. Les expérimenteurs regrettent donc que leurs résultats ne permettent pas toujours de progresser dans la compréhension du comportement des agents : « Nous ne saisissons pas complètement ce qui motive les gens pauvres. » [Banerjee, Duflo, 2008, p. 340)] [21] Mais aucune perspective de prolongement n’est envisagée en lien avec la littérature sociologique qui souligne l’importance des trajectoires de socialisation et de politisation dans l’engagement des agents dans la sphère de l’activité économique [Contamin, 2009]. À peine esquissé, le programme de ré-encastrement de l’économie dans le social semble abandonné.
55Et dans le contexte expérimental, les incompréhensions suscitées par les résultats des enquêtes achevées, loin de suggérer le rejet des hypothèses sous-jacentes au dispositif, débouchent le plus souvent sur des pistes de réflexion pour un « redesign » des traitements expérimentés. Dans l’évaluation conduite au Bangladesh, les absences de réponse « positive » des populations aux incitations contenues dans les programmes (ou les contournements constatés) sont d’abord analysées par les expérimentateurs comme un échec. C’est le cas par exemple des usages imprévus de sommes d’argent remises dans le cadre du programme OAAS destiné aux personnes âgées qui ne font l’objet d’aucune interrogation nouvelle [Yaron, 2008, p. 40]. Mais plus significatif encore est le commentaire fait des résultats constatés du programme VGD qui organise la distribution de rations alimentaires aux femmes très pauvres. Alors que le constat semble se dessiner d’un accroissement des violences conjugales faites aux femmes qui en sont destinataires, les auteurs engagent à la prudence face à de tels résultats et suggèrent de renvoyer à la conduite d’études qualitatives complémentaires [22] [Yaron, 2008, p. 33]. Cette suggestion apparaît néanmoins très formelle et peu convaincante dans la mesure où le dispositif d’évaluation comportait justement des groupes de discussions approfondies – focus groups – qui auraient pu permettre de progresser dans la compréhension de ces possibles effets « pervers » des SSNP. Le rapport des évaluateurs montre au contraire que ce dispositif qualitatif a été essentiellement mobilisé pour recueillir l’expression des populations vis-à-vis des programmes testés, dans la perspective d’ajuster leur mise en œuvre [23] [Yaron, 2008, p. 41].
56Cette logique visant à ne pas chercher plus loin tient à la fragilité traditionnelle des modèles sociologiques souvent mobilisés dans la science économique pour laquelle la littérature est abondante [Lordon, 2000]. Mais l’usage très restreint de la théorie sociologique par les promoteurs des ERC paraît plus problématique dans la mesure où leur projet se focalise explicitement sur la compréhension des comportements et de motivations des agents sociaux. Une piste d’explication de ce désintérêt pour la sociologie pourrait résider dans l’orientation contemporaine de courants dominants de la science économique vers des programmes de psychologie voire de neurologie autour de la notion de behavioural economics [Lordon, 2010]. Cette hypothèse fait écho au caractère intrusif de la contrainte qu’exercent les politiques d’ERC sur les agents sociaux et qu’il s’agit maintenant d’aborder.
4.4 – Une contrainte qui s’étend aux activités privées ou intimes
57Au-delà des différentes continuités avec les politiques du développement, historiquement technocratiques et depuis plusieurs décennies néolibérales, les évaluations comprenant des ERC introduisent deux éléments originaux. Les promoteurs des ERC ne postulent pas l’universalité de l’adoption par les agents sociaux de la rationalité de l’homo œconomicus, en même temps qu’ils promeuvent directement de modifier les conduites. La réinscription des ERC dans l’histoire longue des statistiques et des politiques du développement offre l’occasion de mieux percevoir ces nouveautés.
58L’évolution des données démographiques de la Banque mondiale permet de distinguer plusieurs périodes. Une première est liée aux politiques de type keynésien des années 1945-1975. Chargées de promouvoir l’offre (la planification familiale), ces politiques s’appuient sur un appareillage statistique qui offre une perception globale (macro) des questions démographiques. Le tournant néolibéral de la fin des années 1970 [24], qui voit se développer des politiques d’incitation à la réduction de la fécondité (par exemple, par des politiques visant à augmenter le coût de l’enfant), organise, de manière souvent moins remarquée, un profond renouvellement statistique et méthodologique : c’est le temps du succès des études des facteurs relatifs à l’« attitude reproductive », qui font basculer le focus de la statistique sur les comportements individuels [Cussó, 2001]. Le même tournant s’observe par ailleurs dans le secteur des politiques internationales d’éducation, où le lancement par l’OCDE de l’enquête internationale Pisa (chargée de faire le lien entre le coût de l’enseignement et les résultats scolaires) fait suite aux statistiques de l’Unesco de la période précédente, qui appuyaient les politiques d’expansion de l’offre éducative [Cussó, D’Amico, 2005]. Là encore, la statistique opère une bascule des caractéristiques démographiques ou socio-économiques des sociétés vers les comportements individuels et les facteurs susceptibles d’y être corrélés.
59Du fait de leur focalisation sur les comportements individuels, les ERC se présenteraient plutôt comme un nouvel ajout dans cette évolution. Mais les promoteurs des ERC prennent également en compte les résultats des expériences passées : l’augmentation du coût de l’enfant n’a pas systématiquement conduit à la diminution de la fécondité tout comme la gratuité des vaccins n’a pas généralisé la vaccination. Pour cette raison, par le biais des ERC, ils organisent une contrainte sur les agents sociaux pour les guider vers des comportements jugés « souhaitables », en tout cas conformes à la rationalité néoclassique. L’outil de quantification que sont les ERC, par sa forme technique (traitements, passation, type de questions), organise cette contrainte.
60Dans un premier temps, les promoteurs des ERC testent des traitements tous azimuts justement parce qu’ils ne connaissent pas les ressorts de la rationalité des individus destinataires des programmes d’action. Il est question ensuite de déterminer le moyen qui amène le plus efficacement aux résultats souhaités. Proposer de scolariser les enfants, par exemple, produit plusieurs effets : les scolariser effectivement là où cela n’avait pas été fait « spontanément » ; relier cette scolarisation à une « récompense » (un sac de riz, par exemple) et faire accepter que l’expérience soit évaluée a posteriori (s’expliquer sur d’autres effets concomitants : a-t-on emprunté pour maintenir la scolarité ?). Les traitements cherchent à faire « apprendre » (notamment avec leur généralisation) des comportements qui ne se sont pas développés dans les sociétés concernées.
61Ce rôle des ERC de transformation des comportements individuels nous conduit à défendre l’idée que leur mobilisation dans le cadre de l’évaluation par la Banque mondiale des politiques d’empowerment n’est pas fortuite. Loin d’être une simple innovation technique permettant de défendre la bannière du « pluralisme des méthodes » [Yaron, 2008], les ERC semblent se situer à la croisée de projets politiques. Les projets d’empowerment partagent en effet avec les ERC à la fois l’idée que les rationalités individuelles ne sont pas toutes conformes à la logique de l’homo œconomicus, mais que des moyens d’incitation (ou de contrainte) peuvent être utilement déployés pour que des agents sociaux se conforment à des comportements considérés comme renforçant leur capacité d’action.
62Il apparaît par ailleurs clairement, dans le cas des politiques d’empowerment évaluées par la Banque mondiale, que l’horizon de la transformation des conduites constitue bien la réalisation de la figure de l’homo œconomicus. De ce point de vue, nous avons déjà souligné les limites de la rhétorique développée par les animateurs du J-PAL pour se distinguer du cadre politique des programmes d’empowerment, compte tenu notamment de leur ralliement à l’action de développement du microcrédit. Mais plus largement, et quel que soit finalement l’objectif autour duquel différents « traitements » doivent être imaginés pour faire converger les comportements des publics destinataires, cet objectif est, lui, un produit issu de la logique de l’homo œconomicus portée par ses concepteurs. La recherche de traitements « qui marchent » par les promoteurs des ERC est donc à ce titre bel et bien tendue vers la mise en conformité des comportements des agents sociaux avec un horizon défini par l’homo œconomicus (endettement, logique coût-résultat de la scolarisation, etc.).
63L’exercice de la contrainte n’est pas tout à fait nouveau. Ce qui semble inédit en revanche concerne la manière dont elle s’exerce. Dans le cas de programmes économiques anciens, la scolarisation obligatoire ou l’offre « pressante » du planning familial étaient exercées de manière collective, tant dans sa conception (adoption d’une loi) que dans sa mise en œuvre (uniforme sur le territoire, en principe). Le degré de contrainte dépendait de la mise en œuvre de l’obligation ou de l’insistance des programmes. Les ERC de ce point de vue organisent une contrainte doublement nouvelle. Sa conception renvoie à un statut d’expérimenteur dont les cadres juridiques méritent encore d’être précisés et clarifiés [Serverin, 2011], tout comme sa mise en œuvre qui apparaît de prime abord exercer une contrainte sur les agents à la fois moins explicite politiquement, mais surtout plus directe, affectant la sphère privée.
5 – Conclusion. Les ERC outils d’une nouvelle gouvernementalité ?
64Les promoteurs des ERC estiment qu’ils représentent une technologie révolutionnaire de production de connaissances compte tenu à la fois de ses qualités scientifiques comme outil de preuve, de leur moindre coût au regard d’autres productions statistiques, mais également de leur adaptabilité compte tenu de leur souplesse théorique. Notre analyse de l’évaluation commandée par la Banque mondiale suggère des conclusions inverses : outils de politiques technocratiques de développement, prolongeant les tendances à l’œuvre dans les théories économétriques et néoclassiques en introduisant les mécanismes de marché auprès d’agents sociaux dont la socialisation est ignorée, les ERC ont tous les attributs pour incarner le nouveau standard des formes « néolibérales » de gouvernement.
65Plus encore, si le néolibéralisme repose sur l’idée de la nécessité d’aider le « marché » à se développer en prévoyant des dispositifs d’incitation [Burchell, 1993], les ERC constituent des dispositifs aussi incitatifs que contraignants à l’égard des agents sociaux. Dans les cas observés, il s’agit de faire rentrer le marché en « force », en introduisant de nouveaux comportements qui « piègent » les agents sociaux dans le marché ou quasi-marché (amener l’enfant à l’école suppose l’idée d’investir pour la rémunération future de l’enfant…). Cette dimension de la contrainte sur les agents sociaux suggère que les ERC ne symbolisent pas seulement les outils du gouvernement néolibéral et qu’ils se combinent avec d’autres modes de gouvernement.
66La contrainte exercée par les dispositifs expérimentaux est soulignée par Agnès Labrousse qui renvoie à l’ingénierie sociale et suggère de classer ces instruments dans la catégorie d’une gouvernementalité « caméraliste » [Labrousse, 2010] : « […] le caméralisme relève d’un idéal-type de gouvernement alternatif à la gouvernementalité néolibérale qui se prolonge bien au-delà du xviiie siècle […]. Si le libéralisme envisage l’autonomie des acteurs et des activités à partir de la seule régulation marchande, une tradition alternative (dont les caméralistes sont l’un des canaux historiques) l’envisage comme effet d’un système sociopolitique qui n’est pas autodiscipliné mais accompagné par les expérimentations successives des autorités publiques. Il nous semble qu’Esther Duflo se situe à certains égards dans cette “lignée” caméraliste plutôt que dans la tradition néolibérale du gouvernement économique. » [Labrousse, 2010, p. 19]
67Une troisième dimension de la forme de gouvernement organisée par les ERC est illustrée par la figure de l’expert « co-expérimenteur » défendue par les animateurs du J-PAL. Interprétée comme une forme technocratique, la « co-expérimentation » serait liée à la figure de l’État ingénieur dans laquelle les techniciens de l’action publique organisent la planification de l’économie [Desrosières, 2003]. Cette filiation permet de souligner le renouvellement des formes de domination spécifiques à la rencontre des champs politique et scientifique.
68Le « co-expérimenteur » pour le compte des organisations internationales dispose d’un rôle d’ingénieur chargé de parfaire les modes de gouvernement néolibéraux qui promeuvent la régulation marchande en découvrant les recettes qui favorisent la généralisation des comportements conformes à la logique de l’homo œconomicus. Les ERC pourraient ainsi constituer les premières manifestations de l’émergence d’une nouvelle forme de gouvernement dans laquelle la puissance publique se verrait confier le rôle d’« expérimentateur pour la société de marchés ». Une hypothèse qu’il conviendrait de tester empiriquement, en développant par exemple la sociologie des communautés d’expérimenteurs qui ne sont pas toutes organisées sur le modèle des politiques internationales que nous avons abordées [Gomel, Serverin, 2011], ou la sociologie de la quantification dans les politiques économiques qui permettrait de déterminer si la technologie ERC est « pertinente », ou même seulement « compatible » avec une d’intervention publique à vocation « keynésienne » ou plus globalement macro-économique.
Notes
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[1]
Ce papier est issu d’une communication présentée lors du premier congrès de l’Association française d’économie politique à Lille en décembre 2010 [Bardet, Cussó, 2010]. Elle avait bénéficié des commentaires d’Alain Desrosières, d’Agnès Labrousse et de Vincent Spenlehauer que nous remercions vivement.
-
[2]
Il apparaît donc que les partisans des ERC défendent à la fois une méthode nouvelle mais également une orientation politique qu’ils présentent volontiers comme une « troisième voie », en écho à une rhétorique qui rencontrait alors le succès [Giddens, 1998].
- [3]
-
[4]
En effet, les « leçons » tirées des grandes expérimentations sociales menées dans les années 1960 et 1970 aux États-Unis ne sont pas évoquées par les promoteurs des ERC. Les problèmes rencontrés par ces évaluations – notamment le coût et le décalage temporel entre la mise en œuvre et les résultats [Monnier, 1987] – peuvent en être une explication. Dans ce sens, une somme d’interrogations, déjà engagées par la sociologie de l’action publique, en lien notamment avec les politiques d’évaluation [Spenlehauer, 1998], mériteraient d’être prolongées.
-
[5]
Alsop et Heinsohn font référence à plusieurs évaluations où les ERC ont été utilisés. En Éthiopie, par exemple : « During the quantitative stage as well, data were collected for both the treatment and a control […] group. » [Alsop, Heinsohn, 2005, p. 18]
-
[6]
De la même manière qu’elle a financé quelques mois plus tôt le même genre d’étude pour l’éventuel ajout d’un module dédié à la notion de « capital social » de Robert Putnam, qui, elle aussi, rencontre un succès international [Grootaert et al., 2004].
- [7]
-
[8]
L’autre pays dans lequel était conduite une évaluation de type essai randomisé était le Ghana ; http://siteresources.worldbank.org/INTEMPOWERMENT/Resources/Ghana_Measuring_Empowerment.pdf. Le troisième pays enquêté est la Jamaïque.
-
[9]
« […] training on income-generating activities, basic literacy and numeracy, awareness-raising on social, legal, health, nutrition issues and access to credit. » [Yaron, 2008, p. 16]
-
[10]
Les représentantes du gouvernement local (Union parishad) avaient le droit d’élire 50 % des participantes. Le rapport étudie le pourcentage de candidats sélectionnés par lobbying (Union parishad ou ONG) pour chaque programme : cela varie de 51 % pour le VGD à 8 % pour le PESP.
-
[11]
Le FFW est financé par le gouvernement du Bangladesh (GoB), l’Asian Development Bank (ADB) et le World Food Programme des NU (WFP). Le VGD par le GoB, le WFP, la Commission européenne (CE), le Canada, l’Australie. Le PESP par le GoB. Le VGF par le GoB et some Development partners. L’OAA et l’AWDDW par le GoB. L’ADDP par le GoB, des ONG et deux ministères. Cf. Yaron [2008, p. 43-46].
-
[12]
De manière disjointe a été réalisée une enquête auprès des élus locaux ayant participé aux « focus groups ».
-
[13]
« A complementary objective of this work was to build awareness within BBS regarding the potential for using empowerment indicators in household surveys » Par ailleurs, déjà recommandé dans [Alsop et al., 2005, p. 27].
-
[14]
Il conviendrait de connaître précisément les conditions de production des enquêtes « ménages » et de questionner l’autonomie dont disposent ses concepteurs à l’égard des bailleurs internationaux notamment.
-
[15]
Ce caractère exploratoire apparaît d’ailleurs comme une revendication des statisticiens, faisant régulièrement l’objet de mobilisations collectives contestant l’ingérence gouvernementale. À l’inverse, la catégorie « registres » mériterait d’être subdivisée en fonction notamment de leur caractère plus ou moins anciennement institutionnalisé, imposant des rapports très différents à l’action publique.
-
[16]
« Econometric analysis has changed its focus over the years, away from the analysis of models derived from theory towards much looser specifications that are statistical representations of program evaluation. With this shift, instrumental variables have moved from being solutions to a well-defined problem of inference to being devices that induce quasi-randomization. »
-
[17]
« In the policy conversations in today’s developing world, nobody is talking about offering the poor the right to quality health care when needed, or the ability to send their talented child to a really good school, let alone the capital to set up the world-class factory of their dreams, if it were that they would dare to dream of something so distant. No government in the developing world thinks that these are things that they can afford, and indeed, they may be right, given the size of the problem and the limits on their ability to mobilize resources. »
-
[18]
« [It’s a] way to protect…savings from the claims of…relatives. The microcredit organization offers [people] the option of borrowing the money, buying the durable, and in the process committing [themselves] to save the money. »
-
[19]
« If, instead of spending the extra 3.7% on health care, our person at $2 dpce used it to build up his inventory, we argued that he could double his inventory in a year. Alternatively, the family could cut down completely on cigarettes and alcohol and have about 3% of their dpce: This would allow them to double their inventory in about 15 months. »
-
[20]
« What to do when a loved one falls ill and there is no money to pay the doctor; how to explain to a crying child that you cannot afford the toy he wants ? »
-
[21]
« We do not fully understand what motivates the poors. »
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[22]
« Perhaps the safest conclusion is that it is an area that deserves further in-depth qualitative analysis to investigate the circumstances under which women who gain SSNP benefits face an increased risk of domestic violence. »
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[23]
« … the Food for Work and Money for Work schemes were the most frequently voiced request to policy makers from the focus groups, despite the fact that these schemes was least effective in achieving economic outcomes (such as children in school, access to credit, clean water, etc.). Policy makers therefore face a challenge in designing workfare programs that deliver more effective benefits for women. » (Souligné par nous)
-
[24]
En lien avec la mise en œuvre des Plans d’ajustement structurel (PAS) à partir des années 1980.