1 – Introduction
1Si le modèle des champs de production culturelle a été construit dans une discussion constante de « l’économie [réductrice] que connaissent les économistes » [Bourdieu, 1977, p. 4 ; 1992, p. 241-245], ceux qui le mobilisent aujourd’hui ne peuvent pas être indifférents au développement que l’« économie de la culture », ou du moins certaines de ses formes, a connu au cours des dernières décennies. Alors que la science économique n’avait longtemps prêté qu’un intérêt assez marginal à la culture, une dynamique nouvelle s’est enclenchée dans les années 1960 et surtout 1970. La création à cette époque de l’Association for Cultural Economics International est un signe de l’institutionnalisation d’une perspective de recherche qui a trouvé ses références fondatrices chez des « pionniers » comme William Baumol et chez des « grands noms » d’alors (Gary Becker, Alan Peacock...) qui se sont au même moment intéressés à l’art ou la culture [Benghozi, Sagot-Duvauroux, 1994 ; Dubois, 2002]. Aujourd’hui, un nombre conséquent de travaux participent de cette spécialité qui se divise à son tour en fonction des domaines couverts (spectacles vivants, peinture, musique...) [Ginsburgh, Throsby, 2006]. Selon une formule de Mark Blaug [cité par Benhamou, 1996, p. 5], ils utilisent la culture comme « une sorte de terrain d’expérimentation des concepts économiques fondamentaux ».
2L’objet de cet article est de contribuer à une réflexion comparative entre ces analyses économiques de la culture et les recherches sur les champs de production culturelle menées en sociologie. Parce que les unes et les autres visent à produire une connaissance empiriquement fondée des secteurs culturels et posent, au sujet de ceux-ci, des questions parfois assez proches, il est intéressant de s’interroger sur leurs points communs, leurs différences et leurs possibles apports mutuels. Nous nous sommes attaché à un domaine particulier, le cinéma, en prenant appui sur des travaux sociologiques récents et sur une recherche que nous avons menée nous-même en mobilisant le modèle des champs de production culturelle proposé par Pierre Bourdieu [1]. La démarche consiste, dans un premier temps, à décrire un corpus d’analyses sur le cinéma marqué par les orientations de ce qui peut être appelé ici cultural economics pour éviter la confusion avec une économie de la culture en réalité plus large (et, malgré tout, un peu plus ancienne). Dans un second temps, ce corpus est commenté sur la base de recherches sociologiques sur le champ cinématographique. On entreprendra, en conclusion, d’avancer des éléments un peu plus généraux sur les différences entre approches économiques et sociologiques de la culture, au-delà des deux types de travaux comparés ici.
2 – Un corpus d’analyses économiques
3Pour traiter des analyses produites par les cultural economics et les étudier avec suffisamment de détails, un corpus de taille limitée a été constitué. Ont été retenus, parmi les 247 textes de plus de 5 pages (ce seuil permet d’exclure les recensions de livres, appels à communications, etc.) publiés dans le Journal of Cultural Economics (JCE) entre 1996 et août 2009, les 22 articles consacrés au cinéma. Ils ont été (co-)écrits par 41 auteurs différents, 3 d’entre eux ayant participé à 2 articles. Les auteurs travaillent dans leur quasi-totalité dans des universités nord-américaines ou européennes [2]. Le choix du JCE permet de se concentrer sur les travaux de cultural economics qui se sont développés autour de l’ACEI (qui édite la revue). Mais il engendre un biais, dans l’appréhension de « l’économie de la culture » dont il faudra tenir compte au moment de généraliser les résultats de l’étude présentée. Dès maintenant, quelques éléments peuvent être indiqués pour mieux caractériser le corpus constitué à partir du JCE.
4La littérature économique aujourd’hui est souvent marquée par la force d’une « orthodoxie » qui a des dimensions théoriques (avec, bien souvent, des cadres d’analyse d’inspiration néo-classique), méthodologiques (avec la mathématisation et la modélisation statistique), mais aussi politiques et même stylistiques [Lebaron, 2000]. Si les nombreux classements de revues sont des enjeux de luttes au sein de la discipline, ceux qui ont le plus d’effets tendent, dans ces conditions, à objectiver le degré de conformité des publications par rapport au « modèle professionnel » dominant et leur place dans des hiérarchies internes qui, par exemple, tendent à valoriser davantage les revues théoriques et générales que les publications appliquées et spécialisées [Pontille, Thorny, 2011]. Le JCE figure généralement dans ces classements [3], lesquels font également apparaître que, dans les domaines de recherche qu’il couvre, le JCE – qui se présente sur son site comme « la seule revue professionnelle dans le domaine [de l’économie de la culture] » – paraît sans concurrent de poids [4]. Il reste cependant une publication spécialisée et ne rivalise évidemment pas avec les revues généralistes les plus « cotées » (où l’on compte peu d’articles sur la culture, et encore moins sur le cinéma).
5Il n’est donc pas étonnant que le corpus d’articles, sans être totalement uniforme, tende à présenter des caractéristiques fréquentes dans la littérature économique contemporaine. Ses auteurs mobilisent très souvent, comme allant de soi, des hypothèses qui paraissent provenir de l’économie néo-classique. Le matériel empirique est essentiellement (voire exclusivement) constitué de données statistiques qui sont traitées (le JCE en fait l’un des éléments de sa ligne éditoriale) à l’aide de techniques économétriques. L’argumentation suit presque toujours le modèle qui, emprunté aux sciences de la nature, fait succéder une revue de la littérature, une présentation des données et du modèle, l’exposé des résultats puis une discussion.
6Les 22 articles retenus tendent à aborder un nombre restreint de problématiques. Dans une tradition datant du milieu des années 1980 [5], la perspective nettement prédominante consiste à rechercher les facteurs assurant le succès (financier) des films. Le succès, souvent mesuré par les recettes des films telles que les enregistre le box office, a le statut d’une variable dépendante que les modèles testés mettent en relation avec des variables explicatives : des indices de reconnaissance critique, le genre du film, son budget, sa date de sortie, les dépenses engagées pour sa promotion, la présence de stars, etc. Les auteurs font généralement valoir que l’apport de leur contribution par rapport à la littérature existante réside dans la prise en compte de nouvelles variables explicatives : la notoriété ex ante des metteurs en scène et des acteurs, l’identité du producteur ou l’attribution d’aides publiques pour le financement du film [Bagella, Becchetti, 1999], les caractéristiques du distributeur [Ravid, Wald, Basuroy, 2003], le nombre de salles projetant le film le jour de sa sortie [Walls, 2005], l’écho rencontré dans des médias, l’utilisation d’effets spéciaux [Holbrook, Addis, 2008]…
7S’ils traitent eux aussi du succès des films, plusieurs articles se concentrent sur l’effet de la présence de « stars » ou des labels de qualité. Au sujet des « stars », l’idée que leur présence n’aurait pas un gros impact sur les résultats des films au box office est discutée dans au moins 2 articles [6]. Albert [1998] montre ainsi que si l’effet de la présence des stars est statistiquement significatif dans les modèles économétriques les plus simples, il cesse de l’être quand les modèles intègrent les dépenses consacrées à la publicité ou des indicateurs portant sur la « qualité » du film. Pokorny et Sedgwick [2001] établissent que, dans le cas du studio Warner Brothers dans les années 1930, la présence de stars n’aurait été commercialement « payante » pour la compagnie que dans les films à moyen ou petit budget, mais pas dans les grosses productions.
8L’influence, sur le succès financier des films, des instances qui, comme la critique ou les Oscars, distinguent certains films pour la « qualité » qu’elles leur prêtent, est au centre de plusieurs articles. Un travail de J. Eliashberg et S. M. Shugan [1997] est cité comme fondateur dans 8 articles du corpus : il établit que la critique n’a guère d’influence sur le public, mais que l’accueil qu’elle réserve est un assez bon prédicteur du succès des films dans le temps et de la longévité de leur exploitation dans les salles de cinéma ; de fait, l’association statistique plusieurs fois mise en évidence entre la qualité de l’accueil critique et l’évolution dans le temps du nombre des entrées suggère que les films les plus appréciés connaissent un succès plus durable auprès du public. L’un des articles du corpus montre que la critique n’aurait d’influence sur le public que pour les films diffusés dans les Art Houses [Gemser, Van Oostrum, Leenders, 2007]. D’autres analyses statistiques font apparaître qu’aux États-Unis, s’il n’y a globalement pas de corrélation entre les recettes et les cotations critiques, les films sortant sur peu d’écrans, particulièrement les films étrangers et les documentaires, bénéficient d’un plus fort soutien des critiques [King, 2007]. S’agissant des « Oscars », il apparaît que la nomination d’un film peut, dans certaines conditions, entraîner un (re)gain de fréquentation aux États-Unis [Deuchert, Adjamah, Pauly, 2005]. L’Oscar effect sur les recettes est aussi analysé hors du continent nord-américain, par exemple en Asie du Sud-Est, où il ne se manifesterait que pour des films ne relevant pas du genre « drame » [Lee, 2009]. Un dernier article traite de « l’évaluation des films », mais en se détournant partiellement de la question de l’impact en termes de recettes pour privilégier l’évolution dans le temps des préférences des critiques professionnels et du public ; le second aurait une plus grande constance que les premiers [Ginsburgh, Weyers, 1999].
9Seul un petit nombre d’analyses s’écartent de ces problématiques centrées sur l’explication du succès financier et l’impact des « stars » et des labels de qualité. Une contribution, isolée (mais très citée par les articles ultérieurs), s’attache aux recettes engendrées par les films pour étudier leur distribution sur une période de temps donnée. Elle rappelle que peu de films, même parmi les blockbusters, engendrent des recettes très importantes, alors qu’un très grand nombre réalisent des résultats financiers très faibles. En conséquence, il n’y aurait guère de sens à calculer la recette moyenne des films ni à approcher par une loi normale la distribution des recettes ; celle-ci suivrait davantage (comme la courbe cumulative des revenus dans nos sociétés) une loi de Pareto de variance infinie [De Vany, Walls, 1999]. Se dégage, par ailleurs, un petit groupe d’articles qui, plutôt que de reposer sur l’exploitation de bases de données renseignant les caractéristiques « individuelles » d’un ensemble de films, portent sur des séries temporelles relatives à la fréquentation du cinéma. Une étude évalue ainsi, dans le cas du Royaume-Uni depuis les années 1950, l’effet de l’augmentation du nombre d’écrans sur les entrées enregistrées [Macmillan, Smith, 2001]. Un article consacré à l’Allemagne mesure, quant à lui, l’impact sur la fréquentation du développement de la télévision, puis de la vidéo, de l’évolution du revenu par habitant, du prix des tickets, du nombre de salles, du nombre de fauteuils ; au total, la fréquentation des salles de cinéma semble assez fortement élastique au revenu et au prix, alors que l’apparition de la vidéo semble avoir eu un effet plus difficile à caractériser [Dewenter, Westermann, 2005].
10Deux articles échappent à la catégorisation qui vient d’être esquissée. Le premier entreprend d’apprécier la réponse des « marchés » lorsqu’un grand studio retarde la sortie d’un film ; il avance que, si elle a un lien avec le coût du projet, l’intensité de la réaction n’en a pas avec les recettes que le film a finalement engendrées [Einav, Ravid, 2009]. Le second est une étude de segmentation réalisée auprès des jeunes générations de spectateurs de cinéma à Valence en Espagne [Cuadrado, Frasquet, 1999]. Il est le seul article, dans le corpus, à se revendiquer du marketing. Il est aussi le seul à reposer sur une enquête par questionnaire réalisée par les auteurs, et à ne pas recourir à l’économétrie (il utilise des instruments de statistique descriptive). Le fait qu’il ne cite aucun des autres auteurs du corpus et que, tout en étant l’un des plus anciens, il ne soit pas cité par les autres articles est sans doute un indice de marginalité. Au regard de sa dimension empirique, il est probablement celui qui se rapproche le plus d’une démarche sociologique.
3 – Le biais économiciste
11Les analyses publiées dans JCE peuvent d’abord surprendre du fait qu’elles n’accordent qu’une importance secondaire – quand elles ne les ignorent pas totalement – à des faits et des questions centraux dans les analyses en termes de champ. L’usage de la notion de champ rend très attentif à la différenciation du monde cinématographique et aux luttes qui s’y jouent entre des définitions concurrentes de l’activité. Il peut être démontré empiriquement [Darré, 2000 ; Mary, 2006 ; Duval, 2012] qu’en France le cinéma s’organise selon la « structure dualiste » que Pierre Bourdieu tenait pour caractéristique des champs de production culturelle [Bourdieu, 1992, p. 165-200]. Elle se marque à la coexistence « entre d’une part le champ de production restreinte comme système produisant des biens symboliques (et des instruments d’appropriation de ces biens) objectivement destinés (au moins à court terme) à un public de producteurs de biens symboliques produisant eux-mêmes pour des producteurs de biens symboliques et, d’autre part, le champ de grande production symbolique spécifiquement organisé en vue de la production de biens symboliques destinés à des non-producteurs (“le grand public”) qui peuvent se recruter soit dans les fractions non intellectuelles de la classe dominante (“le public cultivé”), soit dans les autres classes sociales » [Bourdieu, 1971, p. 54-55]. Les films français obtenant de très gros succès au box office, par exemple, constituent des biens cinématographiques qui diffèrent, sous un très grand nombre de rapports (l’importance de leur budget, le type de chaînes de télévision qui les coproduisent, la composition sociale de leur public, etc.), des films les plus consacrés dans les festivals qui incarnent un jugement de « connaisseurs » et dont les jurys sont composés le plus souvent de pairs et de critiques.
12Loin d’être une spécificité nationale, cette caractéristique du cinéma français reproduit une opposition qui organise un espace international, au sein duquel les États-Unis exercent, et de très longue date (depuis au moins la fin des années 1910), une domination économique – en particulier à travers les productions des compagnies hollywoodiennes les plus importantes –, alors que certains pays européens tendent à dominer sur le terrain de la reconnaissance artistique, comme l’indique, par exemple, la part très importante que les films d’origine européenne ont longtemps représentée dans la programmation des Art Houses aux États-Unis ou encore l’implantation en Europe des festivals internationaux les plus anciens et les plus prestigieux (Cannes, Venise, Berlin). Dans les années 1990, cette opposition entre les États-Unis et des pays européens – notamment la France – s’est cristallisée dans les débats, autour du GATT puis de l’OMC, sur « l’exception » puis la « diversité culturelle ». Cette opposition au niveau international (que l’émergence de nouveaux pays vient enrichir, mais pas – pour l’heure du moins – bouleverser), comme l’opposition, à l’échelle nationale, entre des secteurs de production restreinte et des secteurs commerciaux (laquelle s’observe même aux États-Unis à travers le continuum qui mène de la production des principales majors aux films « indépendants » [Scott, 2004]), représentent des données structurales très anciennes. Le cinéma a connu, très rapidement après son apparition, un succès qui en a fait une activité lucrative, mais l’écho même qu’il rencontrait, auprès d’un public très populaire initialement, est aussi à l’origine du développement très précoce, apparemment dans tous les pays, de mouvements en appelant à son « élévation » et à la production de biens « de qualité » dont la rentabilité économique pouvait être très problématique.
13Dès lors que le cinéma est perçu comme le lieu d’une lutte entre des définitions et des formes d’excellence différentes – et souvent antagonistes –, le postulat, fréquent dans les articles du JCE, selon lequel l’activité cinématographique consisterait à maximiser des profits, ou des recettes, apparaît comme universalisant à tort une conception particulière. Si cette dernière compte évidemment des tenants dans tous les pays, elle est plus puissante aux États-Unis que dans des pays comme la France ; les historiens du cinéma citent souvent un décret de 1915 dans lequel la Cour suprême pose que « la projection de films est simplement et purement un commerce » et auquel il n’est que trop facile d’opposer des textes juridiques français mettant l’accent, au contraire, sur l’irréductibilité du cinéma à sa dimension commerciale (par exemple, la loi d’octobre 1946 créant le Centre national de la cinématographie qui affirme la double existence d’« un secteur commercial et d’un secteur non commercial »). L’analyse économique du cinéma dans le JCE se ressent de cette spécificité américaine. Il faut remarquer à cet égard que si les auteurs des articles du corpus sont majoritairement européens, les auteurs travaillant dans des universités états-uniennes s’imposent dans les citations croisées [7]. Il s’avère également que si les chercheurs nord-américains ne sont à l’origine que d’un quart des contributions, presque la moitié des articles est consacrée au marché cinématographique nord-américain (et le plus souvent états-unien) [8].
14Les articles du JCE peuvent sembler marqués (et limités) par le sens commun des dirigeants et cadres des grandes compagnies. Parfois d’ailleurs leurs auteurs rapprochent explicitement leur intérêt pour le box office (voir par exemple De Vany, Walls, 1999, p. 286) de la « terror of the box office » qu’éprouvent ces firmes. En un sens, leur travail donne une formulation savante à des doutes indigènes : en recourant à la loi de Pareto et en prêtant une variance infinie à la distribution des recettes, Arthur De Vany et David Walls disent qu’ils expriment, sous une forme statistique, le principe du nobody knows [9]. Il faut remarquer que les sources statistiques utilisées dans les articles du JCE dépouillés sont – plutôt que des enquêtes ou des bases spécialement construites à des fins scientifiques – des sources produites par les professionnels de l’activité cinématographique et imprégnées de ce fait de leurs préoccupations ; la variable des recettes ne serait peut-être pas privilégiée à ce point dans la littérature économique si, aux États-Unis, elle n’était très précisément renseignée par les sources « indigènes ».
15De façon analogue, l’effort des économistes pour rendre compte – ou « expliquer » (au sens économétrique) – la variable des recettes pourrait être rapporté à la quête, par les grandes compagnies, de « recettes » ou de « formules » permettant de réduire l’incertitude et de dominer durablement le box office. De même, les interrogations savantes sur l’Oscar effect (ou sur l’effet des bonnes critiques) font écho aux préoccupations pratiques des firmes. Celles-ci en effet utilisent régulièrement les sélections aux Oscars (ou des citations de critique) comme des arguments promotionnels et procèdent parfois à des calculs coûts/bénéfices avant d’investir dans les campagnes favorisant l’obtention d’un Oscar. En recourant à des techniques de régression dont les résultats peuvent apparaître comme des « aides à la décision » [Desrosières, 2000], les économistes aspirent à chiffrer les retombées économiques d’un Oscar ou les effets de critiques favorables [10]. Les articles affichent parfois explicitement leur dimension utilitaire (mais les biais qu’elle est susceptible d’introduire dans la connaissance produite ne sont pas examinés). Certains articles rassemblent ainsi, dans une section finale « Industry Implications », des enseignements pratiques à destination de dirigeants du secteur cinématographique. L’intérêt qu’ils présentent pour les producteurs et les diffuseurs de films [Gemser, Van Oostrum, Leenders, 2007] ou la convergence des questions qu’ils soulèvent avec « l’intérêt de l’industrie » [Hand, 2002, p. 53] est parfois explicitement mise en avant.
16Mais des analyses inspirées par le principe de l’homo œconomicus ne peuvent rendre compte que de façon partielle de la production de films dans les régions du champ les plus fortement tournées vers la valorisation symbolique. Comme dans l’édition [Noël, 2012], les agents engagés dans ces régions affichent fréquemment un désintéressement économique ostentatoire et si leurs pratiques ne sont pas toujours totalement conformes à leurs discours, elles diffèrent, par la force des choses, de celles qui ont cours dans les régions les plus « commerciales ». Un responsable de la filiale d’Arte tient ainsi un discours très commun dans l’espace de production restreinte lorsqu’il se démarque des producteurs cherchant à « gagner de l’argent » et fait l’éloge du « producteur qui s’intéresse à des films comme œuvres et comme expressions d’artistes indépendants », qui est animé par « la nécessité de continuer aujourd’hui de produire des œuvres qui font sens, […] qui reflètent ce que des artistes ont à dire [11] ». Il n’est même pas certain que le (seul) objectif de maximisation des profits économiques permette vraiment de comprendre les régions du champ les plus dominées par les verdicts économiques. Si les fondateurs des grandes majors hollywoodiennes, par exemple, étaient mus par la recherche du profit, ils se sentaient également investis d’une mission morale, patriotique, et parfois même culturelle, et l’analyse de leur trajectoire suggère qu’ils n’attendaient pas seulement du cinéma des opportunités de profits plus importantes que leurs activités d’origine (la confection et le commerce de vêtements notamment), mais aussi une plus forte « respectabilité » [Gabler, 2007]. On peut même penser que si leurs compagnies ont été aussi profitables c’est que leurs dirigeants ont également veillé à accumuler un capital symbolique qui, s’il a pu s’avérer économiquement rentable à long terme, impliquait des pertes à court terme. Il a d’ailleurs pu leur arriver d’engager des productions de « prestige », économiquement peu rationnelles en apparence. De même, la manifestation des Oscars ne procède pas seulement d’une logique économique : les grandes compagnies ne l’ont pas conçue comme une simple stratégie commerciale permettant de relancer la carrière commerciale de films déjà sortis et d’engranger ainsi des recettes supplémentaires, mais aussi comme une instance de consécration artistique (qu’elles pouvaient contrôler, à l’inverse des institutions émanant, par exemple, de critiques indépendants d’elles). Considérer a priori que le cinéma est orienté vers la maximisation des profits a aussi pour inconvénient de faire écran à un principe de transformation important du secteur. Ainsi, certaines périodes, comme les années 1920 [Gauthier, 1999] ou les années 1950 et 1960 [Mary, 2006 ; Baumann, 2007], ont été marquées par une montée en puissance de mécanismes de valorisation symbolique dans le secteur, et simultanément par des modifications de la composition sociale de son public, qui ont eu des répercussions jusque dans les régions les plus commerciales de l’espace.
17Les raisonnements développés dans les articles du JCE se caractérisent donc par un cadre d’analyse qui paraît étroit et économiciste, comparé à « l’économie élargie » dont relèvent les analyses en termes de champ et qui ne prend pas seulement en compte les profits immédiatement économiques.
4 – Consommateurs et signaux de qualité
18L’analyse de la consommation des films dans les articles du JCE pose également des problèmes. Presque toujours, le point de départ est l’idée, commune chez les économistes de la culture [Benhamou, 1999, p. 16-19], selon laquelle les films sont des « biens d’expérience ». Le consommateur ne pourrait en connaître la « qualité » qu’a posteriori (c’est-à-dire une fois le film vu). Pour cette raison, il se mettrait en quête, pour faire son « choix » (du moins lorsqu’il va voir un film en payant dans une salle de cinéma), des « signaux de qualité » que constituent, par exemple, des critiques élogieuses dans la presse (ou sur Internet) et des prix et récompenses comme les Oscars. L’hypothèse d’un consommateur rationnel procédant, pour faire ses choix, à des calculs coûts/bénéfices et mobilisant le souvenir des films qu’il a déjà vus [Albert, 1998], ou prenant ses décisions en fonction d’une soif de « découverte » ou, au contraire, de la recherche d’un plaisir déjà éprouvé [Collins, Hand, Linell, 2008], est parfois explicitement formulée.
19La sociologie des pratiques culturelles développée par Pierre Bourdieu [1979] engage d’une autre manière l’analyse de la rencontre entre l’offre et la demande de biens cinématographiques. Plutôt que de se référer à un consommateur abstrait, elle tend à construire un espace où coexistent des goûts différenciés qui trouvent des déterminants importants dans la position sociale et l’âge (ou la génération) des spectateurs, comme la dernière enquête sur les pratiques culturelles peut encore permettre de le vérifier en France [Duval, 2012]. Parallèlement, elle appréhende l’offre, non sous la forme d’une masse de « biens d’expérience » pareillement indifférenciés, mais au contraire comme un ensemble de biens qui, en raison des logiques de diffusion différentielles dont ils font l’objet, ont des chances très inégales, selon les cas, de rencontrer tel ou tel segment du public. Cette perspective n’exclut pas qu’en certains cas des spectateurs puissent rechercher des informations sur un segment de l’offre avant d’opérer leurs « choix ». Mais elle attire l’attention sur le fait que la rencontre entre un spectateur et un film est, selon toute vraisemblance, fortement prédéterminée par des facteurs tenant à l’environnement social et à des forces qui, comme celles de « l’habitus », orientent un spectateur particulier, en dehors de tout calcul, et sur la base de l’attention très sélective qu’il prête spontanément aux « signaux » émis autour de lui, vers certains biens cinématographiques plutôt que vers d’autres.
20On peut s’interroger, par ailleurs, sur l’idée que le choix d’un film s’opère à un niveau individuel. D’après l’enquête de 1998 du ministère de la Culture sur les pratiques culturelles (la question n’a pas été posée lors de l’édition suivante en 2008), 75 % des personnes qui déclarent être allées au cinéma au moins une fois dans leur vie (soit la quasi-totalité de la population – 94,5 %) disent ne jamais s’y être rendues seules (et c’est encore le cas de 42 % des répondants qui déclarent aller au cinéma plus d’une fois par mois). Une étude de 2005 enseignait, quant à elle, que les sorties au cinéma en France sont collectives dans 90 % des cas (41 % des sorties au cinéma se feraient en couple, 25 % en famille) [12]. Il est difficile dans ces conditions d’analyser le choix des films vus (en tout cas dans les salles de cinéma) comme le seul produit de préférences « individuelles ». L’acte de consommation, en plus d’être contraint par des facteurs géographiques – la programmation de la (des) salle(s) environnante(s) –, est régulièrement le produit d’un collectif (groupe de sociabilité, couples) dont les membres n’ont pas nécessairement le même pouvoir de décision (dans les années 1940 et 1950, les compagnies américaines visaient d’ailleurs particulièrement le public féminin dans les campagnes de promotion, considérant que, lors des sorties en couple, le choix du film revenait bien souvent à la femme) [13]. Si, ces dernières années, la fréquentation des salles a résisté à la multiplication des possibilités de consommations domestiques, c’est que ces dernières ne sont pas entièrement substituables à la sortie au cinéma, laquelle est souvent investie de fonctions de sociabilité [Rey, 2011, p. 58-67] susceptibles, au moins en certains cas, de reléguer au second plan le souci de voir un film parfaitement ajusté à ses goûts et préférences individuelles.
21L’affirmation, parfois explicite, souvent tacite, selon laquelle le spectateur recherche une « qualité » dont il trouverait des garanties dans les bonnes critiques ou les prix et récompenses délivrés aux films, ne va pas non plus de soi. Une difficulté tient à la notion très ambiguë de « qualité » qui recouvre des significations différentes dans la littérature économique sur le cinéma : il n’est pas équivalent de mesurer la qualité des films à l’importance de leur budget (en considérant que le degré de sophistication des œuvres croît avec les moyens mis à disposition des artistes), à l’étendue de leur l’audience, ou à des indicateurs renvoyant aux jugements publics formulés par des « experts » (« les critiques ») [Benhamou et al., 2009]. Les articles du JCE discutent rarement du sens qu’ils donnent à la notion de « qualité » et de la mesure qu’ils retiennent. Pourtant, les trois possibilités indiquées sont loin d’être équivalentes et peuvent même être antagonistes. Dans une analyse en termes de champ, la réputation que des instances de consécration apportent à un film s’apparente à un capital symbolique, lequel – Pierre Bourdieu le rappelait – a la particularité de n’être efficace qu’auprès des agents qui le reconnaissent. Pour être réceptif à un « signal de qualité », il faut (re)connaître l’autorité de celui qui l’émet. Les « signaux de qualité » exercent des effets différents selon les fractions du public. Certains segments ne reconnaîtront même pas le « signal » (on peut être indifférent à l’enthousiasme d’un critique renommé parce qu’on l’ignore ou qu’on considère ne pas appartenir à son univers) et le « signal » (une bonne critique dans Télérama, un très gros succès public) qui attirera tels spectateurs pourra, peut-être pour cette raison même, en faire fuir d’autres. Ces signaux n’agissent pas mécaniquement et faire intervenir la médiation de l’habitus est sans doute utile dans la compréhension des réceptions différentielles dont ils doivent faire l’objet [Bourdieu, 1979].
22Les « signaux de qualité » sont nécessairement différenciés et contradictoires et la question de leur corrélation avec les résultats du box office, soulevée dans plusieurs articles du JCE, ne peut être posée de manière uniforme. Les médias, où des « spécialistes » donnent leur avis sur des films, constituent un champ de diffusion culturelle divisé, comme les autres, entre un marché élargi et un pôle de diffusion restreinte [Champagne, Marchetti, 1994]. Une grande chaîne de télévision a un public beaucoup plus large et socialement plus hétérogène qu’un titre de presse spécialisé. Cette même opposition organise le sous-espace de la presse culturelle ou spécialisée, où Télérama et Les Inrockuptibles, ou Première et Les Cahiers du cinéma, ne peuvent être mis sur le même plan, comme le rappelle le tableau 1 qui suggère aussi que ces titres de presse s’orientent d’autant plus vers le pôle le plus « commercial » du champ cinématographique qu’ils occupent eux-mêmes une position plus « commerciale » dans le champ journalistique. Ainsi, si Première a en 2005 une diffusion environ 7 fois supérieure à celle des Cahiers du cinéma, ses journalistes classent dans leur liste annuelle des films qui ont réalisé, en moyenne, presque dix fois plus d’entrées.
23Faute de pouvoir évoquer ici dans le détail les relations d’homologie unissant les champs de production culturelle, entre eux, et à l’espace du public [Bourdieu, 1979], on peut au moins suggérer que « le jugement des experts » ou « la critique » ne forment pas une entité différenciée, en particulier au regard de sa plus ou moins grande propension à consacrer des films obtenant de larges succès publics. Dès lors la démarche de plusieurs articles du JCE, qui arrête, d’une façon arbitraire, un indicateur de « qualité » pour évaluer son degré de corrélation avec les recettes engendrées par les films semble critiquable. Le jugement formulé dans tel titre de presse (ou sur tel site Internet) ne peut être posé, sans autre analyse ni précision, comme un indicateur de « qualité ». Il paraîtrait plus fructueux de s’interroger sur la position du titre dans le champ journalistique ou sur son public. Dans le cas français, on peut argumenter de façon tout aussi convaincante que les bonnes critiques délivrées par Première ou par Les Cahiers du cinéma constituent des « signaux de qualité », mais la prise en compte approfondie de la position de ces titres dans le champ journalistique indiquerait cependant que ces signaux ne touchent pas un public de même taille, ni de même composition sociale. De ce fait, la question de la corrélation du signal avec les recettes engendrées par les films apparaît comme assez triviale. Un indicateur construit à partir de Première conduira sans doute à conclure à une bonne corrélation entre « la qualité des films » et les résultats du box office, mais la conclusion serait déjà différente si l’indicateur se rapportait à un autre titre.

24La question de « l’influence de la critique », posée dans plusieurs articles du JCE, peut inspirer le même scepticisme. Le terme de « critique », tel qu’il est utilisé dans la langue courante, renvoie à des situations bien différentes, puisqu’il peut aussi bien désigner le chroniqueur d’une grande chaîne de télévision que le collaborateur d’un périodique de diffusion très limité ou, aujourd’hui, le propriétaire d’un blog. Dans les médias de grande audience, les chroniqueurs touchent un large public, mais leur capacité à promouvoir d’autres films que les productions très « commerciales » autour desquelles les sociétés de production et de distribution cinématographique organisent de vastes campagnes publicitaires est très limitée. Si ces sociétés ne peuvent plus guère poursuivre en justice des agents trop « indépendants », comme dans les années 1920 [Gauthier, 1999], elles peuvent exercer toutes sortes de pressions sur des chroniqueurs qui, pour continuer à travailler, ont besoin de leur concours (par exemple, pour obtenir des interviews de telle ou telle « vedette »). Les responsables de ce type de médias sont par ailleurs très soucieux que les recommandations cinématographiques restent en adéquation avec les goûts, réels ou supposés, du large public qui est le leur. Dans des médias de diffusion restreinte, les critiques ont une marge de liberté plus grande, mais le lieu d’exercice les condamne cependant à ne toucher qu’un public très limité en taille. La question de « l’influence de la critique » semble donc se poser dans des termes bien différents selon la position des médias dans le champ journalistique ; la poser d’une manière globale et uniforme ne paraît pas pertinent.
25La prise en compte de la différenciation de « la critique » conduit aussi à mettre en doute la tendance, fréquente dans les articles dépouillés, à concevoir uniquement « la critique » comme une forme d’evaluative journalism fournissant au consommateur des informations fondamentales sur le film accompagnées d’une évaluation [Gemser, Van Oostrum, Leenders, 2007, p. 45] ou comme une sorte de consumer reports sur des produits culturels [King, 2007, p. 173] [14]. Le cas de la critique cinématographique la plus « intellectuelle » montre les limites de ce présupposé, car elle se présente régulièrement sur le modèle d’une critique littéraire qui s’adresse, autant qu’à des « lecteurs », à des « artistes » dont elle commente l’œuvre. Les débats qui ont accompagné la généralisation ces deux ou trois dernières décennies – y compris dans des titres où elle était inenvisageable (Le Monde) par le passé en raison de son caractère par trop synthétique – de la pratique des « étoiles », témoignent de ce que la réduction de l’activité des critiques à un rôle de « guide du consommateur » ne fait pas l’unanimité [15]. Si les franges les plus intellectuelles de la critique rejettent sans doute ce rôle d’une manière particulièrement radicale, la revendication d’une autonomie par rapport au « marché » ne leur est pas propre. En France du moins, il existe, dans des médias de grande diffusion, une tradition de critique cinématographique qui entend moins orienter le public auquel elle s’adresse vers les biens cinématographiques les plus évidemment ajustés à ses goûts que lui faire « découvrir », dans une logique « pédagogique » ou/et « militante », des produits politiquement ou esthétiquement novateurs vers lesquels le seul jeu des forces du marché ne le dirigerait pas.
5 – Conclusion
26Au terme de cette discussion, le corpus d’économie du cinéma qui a été constitué et l’analyse du cinéma en termes de champ paraissent obéir à des logiques trop différentes pour permettre de véritables échanges, même si quelques nuances peuvent être apportées à ce constat globalement pessimiste. Par exemple, si l’article consacré à la société Warner dans les années 1930 [Pokorny, Sedgwick, 2001] porte sur une question standard (l’impact de l’emploi des « stars » sur les profits engendrés par les films de la compagnie), ses auteurs affichent un souci, rare dans le corpus, de contextualiser historiquement les relations statistiques établies et reconnaissent les limites des données qu’ils exploitent et d’une problématique qui, centrée sur la stratégie financière de la compagnie, neutralise les enjeux « artistiques ». Il débouche sur une réflexion dont la sociologie peut tirer des profits ; elle insiste sur la nécessité de situer les investissements qu’une compagnie réalise sur un film à l’intérieur d’une stratégie de portefeuille. De la même manière, la question de l’hétérogénéité de l’espace cinématographique affleure dans certains articles. Timothy King, par exemple, envisage – en se référant à La Distinction – l’hypothèse d’une forte différenciation de la critique [16]. Un autre article suggère qu’il pourrait être intéressant, même si la précision reste incidente, de distinguer des « films d’auteur » qui se caractériseraient par leur « mérite artistique » et des « films à effets spéciaux » à forte « intensité capitalistique » [Bagella, Becchetti, 1999]. Gemser, Van Oostrum et Leenders [2006, p. 45] mentionnent une opposition entre art house films et films mainstream. On peut enfin citer deux articles qui envisagent, l’un, que « l’évaluation critique » et « le buzz » puissent constituer deux facteurs « orthogonaux » et non corrélés [Holbrook, Addis, 2008, p. 101], l’autre, que les résultats du box office et la reconnaissance critique constituent « deux aspects du succès cinématographiques distincts l’un de l’autre » [Lee, 2009, p. 2]. Mais ces éléments ne sont avancés qu’à titre d’hypothèses, plutôt que comme des éléments majeurs exigeant une investigation empirique précise (ne serait-ce que parce qu’ils sont de nature à modifier la signification des résultats obtenus).
27Ils ne tempèrent donc que marginalement le constat général d’une grande difficulté à concilier les deux ensembles de travaux comparés ici. Il peut être difficile pour des sociologues d’adhérer à des raisonnements reposant sur l’hypothèse selon laquelle les sociétés de production cinématographique cherchent (seulement) à maximiser leurs profits économiques, sur l’idée que le consommateur opère ses choix en fonction de ses (seules) préférences individuelles ou que « la critique » peut être réduite à un evaluative journalism. On peut aussi se demander quel usage pourrait être fait en sociologie des résultats obtenus : comment interpréter, par exemple, la corrélation que des articles établissent entre les résultats au box office et un indicateur de reconnaissance critique quand celui-ci est présenté comme la mesure d’une « qualité » plutôt que d’être référé à une position dans l’espace de la critique ? Soulever ces problèmes réactive des questions anciennes dans la discussion entre sociologues et économistes. Plutôt que d’invoquer un homo œconomicus abstrait, l’analyse en termes de champ se réfère à des agents socialement situés évoluant dans des espaces qui ne se réduisent pas à des systèmes d’intérêts proprement économiques et qui n’ont pas nécessairement des dispositions calculatrices (ni, toujours, les moyens et les intérêts à les mettre en œuvre). Elle procède d’une démarche plus « positive », que les sociologues durkheimiens opposaient à la science économique « abstraite » et « conceptuelle » de leur temps. La différence concerne également le travail empirique. Les articles du corpus s’appuient presque exclusivement sur l’exploitation économétrique de sources statistiques. L’analyse en termes de champ mobilise un éventail plus large de méthodes et, quand elle recourt aux statistiques, implique une plus grande prudence à l’égard des limites des données et des raisonnements « abstraits ». Sur ce point également, elle se situe dans la continuité des sociologues durkheimiens qui considéraient que le maniement des statistiques exigeait la même vigilance critique que l’utilisation des documents historiques et se méfiaient de « l’abstraction mathématique ».
28S’il est probable que des chercheurs travaillant sur d’autres champs de production culturelle pourraient formuler, à l’égard des analyses des cultural economics sur leur domaine, des remarques proches des nôtres, il ne faut pas conclure à une divergence générale entre la sociologie de la culture et l’économie de la culture. L’une comme l’autre sont en effet différenciées. La discussion a ici été menée sur une forme d’« économie du cinéma » qui s’est développée sur la période récente (et qu’il était, pour cette raison, intéressant de privilégier), mais qui ne recouvre sans doute pas la totalité de l’« économie du cinéma », laquelle participe parfois davantage de l’économie industrielle ou/et d’approches plus descriptives. La cultural economics qui se revendique « pionnière » des années 1960 et 1970 occulte peut-être trop rapidement des formes plus anciennes d’analyses économiques de la culture. En matière de cinéma, Jean-Marc Siroën [2000, p. 93] évoque ainsi de « premiers économistes du cinéma » comme Howard T. Lewis dans les années 1930. En France, à partir des années 1950, Henri Mercillon a pu incarner, un temps, l’« économie du cinéma ». Sa seule manière de la présenter, en 1963, comme l’œuvre de « francs-tireurs », atypiques dans leur discipline parce qu’ils « préfèrent l’étude du réel contemporain aux gloses sur Keynes ou la croissance » [Mercillon, 1963, p. 23], témoigne d’une posture différente de celle qui caractérise « l’économie de la culture », laquelle tend au contraire à se conformer au modèle professionnel dominant de son temps en économie. Les quelques recherches qu’il présente, à l’occasion de cette sorte d’état des travaux, recourent à des concepts de la science économique mais se caractérisent par une forte orientation descriptive et une ouverture sur les autres sciences sociales dont les articles du corpus présenté ici, sont largement dépourvus.
29Il serait d’autant plus délicat de caractériser de façon générale les relations entre économie de la culture et sociologie de la culture que celle-ci est également diversifiée. Les travaux de Pierre Bourdieu ont fortement marqué le domaine, mais aussi suscité ces trente dernières années des entreprises qui, de différentes manières, s’en démarquent. La pratique de l’économétrie s’est développée et l’importance de la « quantification » peut apparaître comme l’une des tendances qui ont caractérisé la sociologie de la culture, laquelle s’est constituée au niveau international, notamment autour de la revue Poetics [Lamont, 2012]. Cette revue recueille un taux de citation qui n’est d’ailleurs pas négligeable dans le Handbook of the Economics of Art and Culture [17] qui comporte par ailleurs un chapitre rédigé par un sociologue français, Pierre-Michel Menger. Tous les arguments avancés ici à l’égard du corpus étudié ne seraient sans doute pas partagés par la totalité des sociologues de la culture contemporains. Les différents sociologues de la culture entretiennent des rapports différents avec le secteur de cultural economics qui a pris son essor dans les années 1970. Dans son état actuel, cette spécialité tend peut-être ainsi de plus en plus à reproduire la diversité des rapports que la sociologie, dans son ensemble, entretient avec l’économie néo-classique, diversité qui est apparue dès les débuts de « la sociologie économique » à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle [Steiner, 2011, p. 9-30].
Notes
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[1]
S’agissant de ma propre recherche, comme il n’était pas possible de la présenter ici dans le détail, je me permets de renvoyer à Duval [2012].
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[2]
Si l’on prête à chaque (co-)auteur une appartenance nationale sur la base de sa signature institutionnelle, et si, pour chaque article, on affecte à chaque auteur un poids inverse au nombre de signataires, les 22 articles se répartissent de la façon suivante : 5,25 (soit environ le quart) sont dus à des auteurs britanniques, 4 à des auteurs états-uniens, 3 à des auteurs allemands, 2 à des auteurs espagnols, 1,75 à des auteurs canadiens, 1,5 à des auteurs hongkongais, 1,5 à des auteurs italiens, 1 à un auteur belge, 1 à un auteur irlandais, 1 à un auteur néerlandais.
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[3]
Voir, par exemple, la liste Econlit (où la revue figure), un classement bibliométrique (http://ideas.repec.org/), la liste de la section 37 du CNRS (le JCE y est classé dans la 3e catégorie) ou de l’AERES.
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[4]
Le Handbook publié par V.A. Ginsburgh et D. Throsby [2006] semble confirmer cette position centrale : le JCE y est de loin la revue la plus citée dans les bibliographies accompagnant chacun des 37 chapitres (au total, 2 900 références, dont 42 % d’articles de revues). Presque 20 % des articles de revue cités en proviennent. Les autres revues qui recueillent un taux de citation important sont, non des publications spécialisées concurrentes, mais des revues généralistes très cotées, comme l’American Economic Review (8 %) et le Journal of Political Economics (4 %).
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[5]
Sont souvent considérés comme fondateurs de ce point de vue les articles d’Hirschman et Pieros [1985] et de Smith et Smith [1986].
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[6]
À cette catégorie pourrait éventuellement être également associé l’article de Chisholm [2004] sur les relations unissant la rémunération d’une vedette (sous la forme d’un cachet et/ou d’un intéressement aux recettes du film) et les succès antérieurs auxquels la vedette a participé, ou à la longueur de sa carrière.
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[7]
Ainsi, parmi les 41 auteurs qui ont (co-)signé les 22 articles du corpus, les plus cités dans les articles du corpus qu’ils n’ont pas (co-)signés, on trouve : De Vany (université de Californie, 28 citations) ; Walls (université de Hong Kong puis de Calgary, 26 citations) ; Ravid (Rutgers Business School Newark, 18 citations) ; Albert (Open University UK, 10 citations) ; Basuroy (Florida Atlantic University, 9 citations) Holbrook (Columbia, 8 citations) ; Chisholm (Suffolk University, 8 citations).
-
[8]
Au regard de l’aire géographique étudiée, sept articles portent sur les États-Unis et trois à la fois sur les États-Unis et le Canada. Le poids du « modèle américain » contribue sans doute à expliquer que des spécificités d’autres cinématographies nationales (comme l’importance, dans certains pays européens, de la télévision dans le financement du cinéma) apparaissent peu étudiées ; sur ce point, voir Benhamou et al. [2009].
-
[9]
La formule « Nobody knows » a été vulgarisée par Richard Caves [2000] qui l’emprunte à un scénariste – mais lui prête une validité pour l’ensemble des « industries créatives ». Elle attire l’attention sur le fait que tant qu’un film n’a pas été exploité, il n’est pas possible d’évaluer correctement sa valeur au box-office. Pour une présentation du principe « Nobody knows », voir Ginsburgh et Throsby [2006, p. 615-633].
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[10]
Ainsi les retombées d’un Oscar du meilleur acteur se chiffreraient à 5 561 894 dollars [Lee, 2009] et une amélioration de 20 points du score calculé par le site metracritic.com engendrerait des recettes supplémentaires d’environ 26 millions de dollars [King, 2007].
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[11]
Interview de Michel Reilhac par Anne-Laure Beloc, Emmanuel Kuster, Bernardina Churruca, ESG-MPA 2008 (en ligne sur dailymotion.com). Michel Reilhac précise que cette conception du métier n’est pas « raisonnable » « en termes strictement matériels et financiers » parce qu’elle interdit dans la pratique d’espérer « vivre de [son] métier » et qu’elle n’est accessible qu’à des personnes qui « tirent leurs revenus de loyers qu’ils perçoivent, d’appartements qu’ils ont, d’une rente qu’ils peuvent avoir, d’un héritage qu’ils ont placé ».
-
[12]
Voir « Le public du cinéma art et essai », CNC, octobre 2005, p. 12. L’étude de segmentation du public en Espagne, publiée dans le JCE et un peu à part dans le corpus, enseigne que, dans une nette majorité, les spectateurs de moins de 35 ans se rendent au cinéma à deux, en groupe ou en famille ; l’enquête isole ensuite deux segments assez conséquents du public (environ deux tiers des effectifs) qui semblent aller au cinéma sans avoir de souhaits très particuliers quant au film qu’ils vont voir [Cuadrado, Frasquet, 1999].
-
[13]
Étendant à la consommation de films la théorie du « leader d’opinion », Paul F. Lazarsfeld [1947, p. 167] relevait qu’un groupe pouvait créditer certains de ses membres d’une compétence cinématographique particulière. Pour des observations récentes sur le choix des films par des groupes de spectateurs (dans les multiplexes), voir Ethis [2006, p. 247-258].
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[14]
Une conception du même type consiste à considérer que « le critique » a la « responsabilité [de] garanti[r] et les producteurs des biens qu’ils achètent et les producteurs de la venue de consommateurs », et qu’il « révèl[e] en quelque sorte le marché » [Greffe, 2002, p. 45].
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[15]
Dans une tribune publiée dans Libération (3 novembre 2009), un critique explique par exemple qu’à ses yeux, son métier ne consiste pas à « vendre et […] faire vendre […] des marchandises comme les autres », ni à écrire des articles « qui se composent d’un simple résumé du film et d’un jugement à l’emporte-pièce ou stéréotypé » ou à jouer le rôle de « guide éclairé du consommateur ». Sur les arguments que des critiques peuvent opposer aux conceptions consuméristes de leur activité, on pourra se reporter aux réflexions et témoignages présentés dans le cadre du séminaire de Christophe Kantcheff et Bertrand Leclair (« la critique impossible ? » : http://ifp.u-paris2.fr/56342062/0/fiche___pagelibre/&RH=IFP-JPRIX&RF=IFP-JSEMINAIRE).
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[16]
Il l’écarte cependant rapidement (tout en estimant que des investigations supplémentaires seraient utiles), n’ayant pas repéré de divergence majeure en comparant les cotes affectées aux mêmes films par des journaux et des magazines états-uniens différant au regard de leur diffusion et de leur principale « cible » [King, 2007].
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[17]
Elle recueille environ 1,5 % des citations d’articles de revue dans les bibliographies.