CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Ce dossier qui mobilise des outils conceptuels issus de la sociologie des faits économiques et qui discute des méthodes les plus appropriées pour objectiver les enjeux des transactions marchandes, ainsi que les stratégies, les modes de calculs et la rationalité des agents, intervient dans un contexte particulier [1]. La crise financière en effet, mais aussi l’importance nouvelle de biens qui, comme les émissions de carbone ou l’eau non polluée, brouillent les frontières entre le matériel et l’immatériel, mettent en question l’hégémonie de la théorie économique néoclassique comme seul cadre de référence. Les controverses à propos des instruments scientifiques forgés par l’économie et les sciences sociales sont cependant très anciennes. Elles ont en réalité accompagné la naissance et la diversification des disciplines qui composent ces sciences aujourd’hui [Schumpeter, 1954 ; Swedberg, 2003 ; Heilbron, 2006 ; Fourcade, 2009]. Si les débats se sont intensifiés récemment, c’est que chaque discipline a eu tendance à élargir les domaines d’application de ses problématiques, de ses méthodes d’investigation et des modèles conceptuels qu’elle avait mis au point pour rendre compte du sens des pratiques et des configurations sociales observables. La théorie néoclassique qui pendant longtemps s’était consacrée à l’analyse de biens standard issus des activités industrielles et agricoles, voire du commerce des services personnels, prête ainsi un intérêt croissant à ces « biens pas comme les autres » dont la rareté a d’autres origines que la simple exiguïté des facteurs de production. Peut-être est-elle poussée à le faire sous l’effet des transformations actuelles des secteurs culturels ou par la possibilité de diffusion de textes ou de musiques par de nouveaux moyens de communication. Cette extension des analyses néoclassiques à des domaines comme l’éducation, la famille, la santé, la science et l’art au fondement de la présentation de nouveaux concepts comme celui du « capital humain » chez Gary Becker [1993] a nourri de nombreuses enquêtes empiriques et engage des questions très importantes concernant le débat entre l’économie et les sciences sociales. Pour les sociologues de la culture, cette littérature a représenté une incitation supplémentaire à se confronter à des questions économiques.

2En sociologie ces dernières décennies, des traditions différentes ont attiré l’attention sur des biens qui mettent en échec la théorie économique néoclassique. Qualifiés, selon les auteurs, de « biens symboliques », de « biens singuliers », ou encore de « biens éthiques », ils donnent à voir des formes de coordination économique et des enjeux de compétition irréductibles à des formes de concurrence réglées par des variations de prix, ou encore qui sont rebelles à une optique constituant la maximisation du profit en clef de compréhension unique de la rationalité économique. Si les prix monétaires et le recouvrement des coûts de production et de transaction qu’ils supposent jouent un rôle fondamental dans les échanges économiques, ces transactions engagent également des modalités d’évaluation des objets échangés ou des débats à propos des modes de valorisation des biens sans lesquels ces marchés ne pourraient pas exister [Bourdieu, 1977 ; Appadurai, 1986 ; Karpik, 2007 ; Beckert et Aspers, 2011]. Certains travaux sociologiques traitent de l’intégration à la circulation marchande de biens autrefois exclus de cette forme d’institution de répartition des biens, comme l’assurance-vie [Zelizer, 1979], le marché du carbone [Mackenzie, 2007] ou le marché sur le droit à polluer, etc. D’autres sociologues encore ont analysé la répartition de biens dont l’insertion dans les relations marchandes est aujourd’hui l’objet de débats publics. Philippe Steiner s’est ainsi penché sur le don d’organes [2010]. La conceptualisation de ces échanges dans l’économie capitaliste est manifestement à l’ordre du jour.

3Devant la richesse, la diversité et les divergences des travaux nombreux sur des biens « symboliques/singuliers », un groupe de travail du Centre de sociologie européenne (CESSP-CSE) consacré à l’analyse des faits économiques a organisé en 2009, dans le cadre du GDR « Économie et Sociologie », deux journées d’étude autour de ces questions. Cette initiative tenait également à certaines transformations contemporaines qui semblent aller dans le sens d’une perte de spécificité de fonctionnement des marchés par rapport aux biens « standard » et de l’entrée dans le domaine marchand de biens jusqu’alors situés hors de cette forme d’institutionnalisation des échanges comme le carbone ou les organes. Ces journées d’étude réunissaient non seulement des chercheurs travaillant dans la lignée de Pierre Bourdieu, mais également des chercheurs travaillant dans d’autres traditions théoriques afin d’enrichir le débat. Le dossier présenté ici compte un certain nombre d’articles issus de communications présentées lors de ces journées, qui ont été retenus par le comité de rédaction de la Revue française de socio-économie à l’issue de sa procédure d’évaluation. D’autres contributions proviennent d’économistes et de sociologues qui, sans avoir participé aux journées d’étude, ont répondu à un appel à articles publié sur le site de la revue sous le titre « L’économie et la sociologie des biens symboliques ».

4Quelle que soit leur origine, les articles réunis dans ce numéro traitent des échanges de biens problématiques au regard de l’analyse économique ou du moins de la forme dominante qu’elle revêt. Plusieurs traitent du corps et de la médecine : la santé qui, comme le dit une formule populaire, « n’a pas de prix » ou qui, comme l’écrit un auteur du dossier, a la caractéristique d’avoir « une influence primordiale […] sur la qualité de vie » ; le transfert d’organe qui, même s’il ne s’apparente pas entièrement à un « don », résulte de décisions dont l’homo œconomicus n’est certainement pas le sujet et qui constitue un cas d’espèce très intéressant. Du marché de l’art aux segments de l’édition et du cinéma qui, selon une autre formule consacrée, produisent des « biens pas comme les autres », en passant par les articles scientifiques, il est donc question, dans ce numéro, de biens faisant l’objet d’une valorisation symbolique et/ou marqués par une forte incertitude qui rend très difficile leur compréhension dans les catégories les plus courantes de l’économie, lesquelles privilégient l’étude des modalités de concurrence uniquement équilibrées par les mécanismes de prix.

1 – Les limites de l’économie dominante

5Sans constituer le seul axe de cet ensemble, une interrogation critique sur la capacité de l’économie la plus standard traverse le numéro. Joëlle Farchy et Jessica Petrou montrent par exemple qu’une micro-économie centrée sur les prix peine à rendre compte du marché de l’art. Ce marché, où les acheteurs ne se comportent pas tous de la même manière et font preuve à la fois de comportements économiques classiques et de « traits distinctifs », n’obéit pas aux effets de prix traditionnels. Les analyses qui négligent ce point font de mauvaises prédictions : l’hypothèse selon laquelle, pour échapper au droit de suite (c’est-à-dire au pourcentage du montant de la revente d’une œuvre, qui est reversé à son auteur), un grand nombre des ventes seraient délocalisées est, par exemple, loin d’être vérifiée. Dans le prolongement du livre [Karpik, 2007] où il explicitait les présupposés de la théorie néoclassique et mettait en évidence son inadéquation aux « biens singuliers », Lucien Karpik montre de même que la « théorie des tournois » échoue à comprendre l’univers de la recherche ; l’idée que des incitations financières renforceraient l’efficacité des chercheurs néglige une spécificité des productions scientifiques, leur statut de « singularités ». Julien Duval montre comment les analyses formulées dans la revue Journal of Cultural Economics au sujet du cinéma universalisent une conception particulière de la production cinématographique, en ignorant l’opposition qui organise cet espace, pourtant cristallisée dans les débats du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) puis de l’OMC (Organisation mondiale du commerce), en privilégiant la production qui vise une maximisation des recettes tout en faisant l’impasse sur la production recherchant une valorisation symbolique. Il met également en doute le fait que l’objectif de maximisation de profits économiques soit exempt d’autres préoccupations parmi les producteurs mus par la recherche du profit, en reprenant des analyses qui font ressortir parmi les fondateurs des grandes majors hollywoodiennes un engagement vers une production répondant à un souci moral ou patriotique.

6Lucien Karpik oppose à « l’économie standard » « l’économie des singularités ». Elles se distinguent l’une de l’autre au travers des nombreuses confrontations que son texte fait successivement intervenir : alternative de la « concurrence » et de la « compétition », de « l’excellence » et de « la qualité », de l’homo œconomicus et d’un homo singularis caractérisé, en termes wébériens, par un mélange de rationalité en valeur et de rationalité en finalité. Aurélie Pinto discute également de « l’économie standard » au travers de l’analyse qu’elle propose, dans ce numéro, du marché de l’exploitation des salles de cinéma à Paris et en Seine-Saint-Denis. Elle tend à lui opposer une démarche qu’elle qualifie d’« inductive ». Plutôt que de définir a priori la concurrence et la demande, elle reconstitue les luttes dans lesquelles sont pris les exploitants et ne caractérise qu’après coup le type de concurrence à l’œuvre sur chacun des deux marchés étudiés. Elle se donne ainsi les moyens de montrer qu’une concurrence optimale peut passer par l’organisation oligopolistique, plutôt que par l’atomicité de l’offre présupposée par la théorie économique. Son analyse inscrit également les biens et les entreprises dans des espaces géographiques et sociaux différenciés (au regard des propriétés du public de cinéma, des dispositions des exploitants de salles, des formes des aides publiques…), la comparaison entre les deux marchés donnant notamment à voir des modes différentiels de formation de la demande pour les « films de qualité » : à Paris, la demande est largement constituée, alors qu’en Seine-Saint-Denis elle doit être continuellement construite par les exploitants.

7On trouve enfin dans le numéro une discussion des solutions par lesquelles « l’économie standard » entreprend de surmonter les limites des raisonnements néoclassiques. Lucien Karpik attire ainsi l’attention sur la distinction entre « motivations intrinsèques » et « extrinsèques » et Philippe Batifoulier souligne que l’analyse standard ne réduit pas toujours les médecins à la figure de l’homo œconomicus, mais les crédite parfois d’altruisme. Cependant, cet aménagement théorique reste insuffisant, cet altruisme restant conçu comme « instrumental », comme une stratégie destinée à fidéliser une clientèle.

2 – « Un défi à toutes les formes d’économisme »

8Si les travaux réunis dans ce numéro pointent des limites de l’économie dominante, ils contribuent, avec d’autres, à mettre en valeur l’importance du travail empirique nécessaire pour évaluer l’apport d’une théorie qui ne peut se construire qu’à partir de l’analyse des pratiques et des discours d’agents économiques socialement et historiquement situés. La juxtaposition de recherches consacrées à différents cas rend sensible à la diversité des enjeux et des contraintes propres à chacun. Les logiques du fonctionnement des marchés diffèrent, en relation avec les propriétés des biens. Certaines professions, telles les avocats [Karpik, 1995] ou les médecins, exigent des diplômes, alors que d’autres, comme le conseil [Henry, 2012], n’en tiennent pas forcément compte. Les différents champs de production culturelle ne fonctionnent pas de la même manière. Si le cinéma emprunte aujourd’hui certaines de ses logiques aux champs de production artistique plus légitimes et plus anciens, il conserve des différences importantes, ne serait-ce que parce qu’il touche un public nettement plus large, que les coûts de production y sont plus élevés et que les médias de très large diffusion y jouent un rôle plus déterminant que dans le cas de la littérature ou de l’art contemporain. Parmi d’autres exemples, le degré auquel le capital symbolique se transfère par filiation varie selon les espaces économiques et professionnels : alors que la littérature ne permet pas le transfert de capital symbolique par filiation, cette dernière est importante dans le milieu du cinéma [Darré, 2006] où la notoriété auprès d’un large public favorise l’entrée dans la profession. Elle devient un atout majeur dans la production viticole où le nombre de générations de viticulteurs donne lieu à la formation de dynasties, composante essentielle de la valeur des vins. Si la haute couture et la production de grands vins sont, l’une comme l’autre, soumises à un rythme de production annuel, la première impose des ruptures permanentes [Bourdieu et Delsaut, 1975] alors que la seconde valorise la tradition et tend à rejeter officiellement toute tentative d’innovation [Garcia-Parpet, 2009].

9Dans ce domaine, la sociologie de Pierre Bourdieu a constitué une avancée importante. À partir des années 1970, il a développé une analyse des produits culturels comme « réalités à double face, marchandises et significations, dont la valeur proprement symbolique et la valeur marchande restent relativement indépendantes » [1971, p. 52]. Il a engagé des travaux sur la sociologie de l’enseignement supérieur, sur la fréquentation des musées et sur les usages de la photographie, autant d’expériences qui contribuent à la genèse du concept de champ. Pour décrire les « mondes de l’art », c’était moins l’univers désenchanté des marchés qui a aiguisé son regard ethnographique que les logiques, les conduites d’honneur (accumulation ou perte de crédibilité) étudiées chez le paysan kabyle [2]. Il parle des univers de production culturelle comme de « mondes économiques à l’envers » où, comme dans les sociétés traditionnelles, l’échec d’entreprises sur des critères proprement économiques peut être une condition à l’obtention de la reconnaissance du groupe. Dans un article de 1977, il souligne que les univers artistiques, où « un investissement est d’autant plus productif symboliquement qu’il est moins déclaré », constituent un « défi […] à toutes les formes d’économisme » : ils impliquent une économie qui ne fonctionne qu’« au prix d’un refoulement constant et collectif de l’intérêt proprement ‘économique’ et de la vérité des pratiques que dévoile l’analyse économique » [Bourdieu, 1977, p. 3]. L’intérêt y est dénié, les sanctions positives du marché sont indifférentes, voire stigmatisantes, et les pratiques se prêtent à deux lectures opposées mais également fausses, qui les réduisent au désintéressement ou à l’intérêt [Bourdieu, 1977 et 1992, p. 201].

10La figure du « personnage double » dans l’univers intellectuel est éclairée, dans ce numéro, par Sophie Noël. Elle montre le rapport ambivalent que l’édition indépendante critique en sciences humaines entretient avec l’économie. Ces éditeurs doivent composer avec le marché, mais aussi, pour préserver la légitimité symbolique qui constitue leur principale ressource et pour éviter de se mettre en porte-à-faux avec les idées promues dans les livres qu’ils éditent, se démarquer des « grosses maisons d’édition ». Le schème d’analyse qu’elle utilise pour étudier les éditeurs indépendants rappelle « la double vérité » dont parlait Pierre Bourdieu au sujet du don ou du travail [Bourdieu, 1997, p. 225-244]. Elle montre que ces éditeurs font parfois de nécessité vertu et elle est très attentive, dans les entretiens qu’elle a menés à tous les mots par lesquels ils (re)qualifient leurs pratiques pour se démarquer des éditeurs « commerciaux » (ils disent concevoir de « vrais » ouvrages quand les autres font des « coups », disent « rentrer dans l’économie », mais refuser de s’y « inféoder », etc.) L’ambiguïté du rapport à l’économie touche peut-être à son comble quand elle attire l’attention sur le rôle paradoxal de l’exploitation dans ces petites structures : « Le motif de l’exploitation est un point aveugle de l’activité de ces éditeurs, qui ont d’autant plus tendance à l’occulter qu’elle est en contradiction avec les principes éthiques qu’ils défendent et qu’elle les renvoie aux pratiques des ‘grosses’ structures contre lesquelles ils se définissent. Le travail est de ce fait souvent érigé en idéal enchanté, intériorisé comme réalisation de soi, et ne souffre donc plus de limites. »

11Dans le même mouvement, la juxtaposition dans ce numéro des cas empiriques fait apparaître des logiques et des perspectives communes. Ces marchés sont le lieu de rationalités multiples, de tensions entre les pôles concurrents, entre les marchés de production restreinte (et des biens « de qualité ») et des secteurs de production élargie (qui bénéficient d’une plus grande quantité de consommateurs). Pour réussir dans des espaces où il ne faut pas compter, les agents doivent avoir aussi recours à des activités dotées d’un taux de rendement plus élevé et plus rapide. De là, la composition spécifique des catalogues des éditeurs, la double production d’accessoires et de parfums par les couturiers [Karpik, 2007], voire le recours au travail de volontaires dans la gestion des musées [Poulard, 2010]. L’attention portée à la différenciation de ces espaces, et à ses effets, constitue peut-être l’une des grandes différences, que l’analyse sociologique inspirée par le modèle des champs culturels présente par rapport à l’économie d’inspiration néoclassique. C’est l’un des arguments avancés par Julien Duval dans sa discussion d’articles sur le cinéma publiés dans Journal of Cultural Economics. Le cinéma est un univers où coexistent des entreprises reposant sur des économies très peu comparables. La consommation de biens cinématographiques est, simultanément, fortement différenciée, ce constat obligeant à revenir à de vieilles critiques adressées en sociologie au « consommateur » abstrait de la tradition néoclassique. On peut penser que les analyses fondées sur l’hypothèse de producteurs cherchant à maximiser leurs gains économiques, à défaut de s’appliquer à la totalité du champ cinématographique, valent au moins pour les régions les plus « commerciales » de ce dernier, mais ce n’est même pas sûr : immergées dans un espace plus vaste qui fonctionne selon des logiques concurrentes, les régions commerciales tirent une partie de leurs caractéristiques des effets qu’exercent, sur l’ensemble de l’espace, et donc notamment sur elles, les entreprises les plus consacrées du pôle de production restreinte. Le cinéma, on le sait, n’est pas un exemple isolé : les champs de production culturelle [Bourdieu, 1992], mais aussi toutes sortes de marchés – comme celui des cabinets de conseil [Henry, 1992] – constituent des espaces différenciés. Les économistes et les sociologues appréhendent trop souvent ces domaines comme des entités indifférenciées (ou, ce qui revient presque au même, comme organisés autour d’un principe de division approximatif).

3 – Travail de valorisation et dispositifs de jugement

12Autre aspect de cette économie au fonctionnement sui generis, les institutions apparemment chargées de la circulation sont partie intégrante de l’appareil de production qui doit produire et assurer la croyance dans la valeur de son produit. Pierre Bourdieu soulignait que la valeur des œuvres artistiques est le produit de mécanismes collectifs engageant tout un ensemble de célébrants et de croyants (critiques, institution scolaire, amateurs éclairés ou mus par une bonne volonté culturelle…). Il avançait même que c’est peut-être parce qu’on néglige ordinairement ce travail social collectif de valorisation que « les œuvres d’art fournissent un exemple en or à ceux qui veulent réfuter la théorie marxiste de la valeur travail » [Bourdieu, 1977, p. 5]. « L’économie des singularités » [Karpik, 2007] aborde d’une autre façon cette question de la valeur. Elle porte sur des biens et services – les biens culturels, mais aussi les grands vins, les services d’avocats ou de psychanalystes… – qui sont moins recherchés pour leur prix que pour leur qualité et qui échappent à tout classement dont la validité s’imposerait de façon indiscutable [Karpik, 2007] [3]. Le consommateur répond au déficit cognitif résultant de l’opacité des marchés en s’appuyant sur les « dispositifs de jugement » que constituent les relations personnelles (pour le choix d’un psychanalyste ou d’un notaire), les labels et les prix (AOC, « le Goncourt »…), les guides (le « Parker »), les palmarès et critiques publiés dans la presse, les playlists à la radio, les classements des meilleures ventes, etc. Le raisonnement, dont le point de départ est donc l’incertitude du consommateur, pourrait évoquer l’individualisme méthodologique. Partant d’autres prémisses, le regard de Lucien Karpik n’en semble pas moins converger, au moins sur ce point, avec les analyses de Pierre Bourdieu lorsqu’il considère que, dans certains cas (grands vins, peinture…), le marché « ne tient que par un complexe culturel diversifié, composé de critiques, d’historiens de l’art, de directeurs de musée, de professeurs, de collectionneurs, de directeurs de galerie, de commissaires-priseurs, de conseillers » [Karpik, 2007, p. 165]. La rencontre entre l’offre et la demande ne peut se réaliser sans la médiation de jugements qui réduisent l’incertitude et qui reposent sur des dispositifs de formes diverses avec lesquels les consommateurs entretiennent des rapports différenciés. Les choix relèveraient du calcul lorsqu’ils portent sur des biens standard et de la connaissance lorsqu’ils concernent des biens singuliers. Il y a bien une convergence avec l’insistance, dans « l’économie des biens symboliques », sur l’importance des instances de circulation et de valorisation.

13La construction des biens symboliques et l’information des consommateurs ont à voir avec une concurrence de points de vue : la définition de la qualité, pour un roman, pour un médecin, ou en matière d’art contemporain [Quemin, 2002], fait l’objet de luttes auxquelles participent les producteurs, les intermédiaires, les prescripteurs, l’État et l’ensemble des agents engagés dans le champ de production. Des hiérarchies concurrentes s’opposent, qui ne tirent pas leur autorité des mêmes sources, et n’exercent pas leur influence sur les mêmes publics. Qu’en est-il de la légitimité des critiques avec, par exemple, l’entrée sur le marché, à la faveur de processus d’internationalisation, de nouveaux types de consommateurs qui sont les produits d’autres socialisations familiales et nationales, d’autres types de systèmes scolaires ? Que deviennent les barrières à l’entrée ou au contraire les protections instaurées par l’État ?

14La compréhension de la dynamique de ces marchés suppose une sociologie historique de l’identité sociale, professionnelle, territoriale des agents qui émettent des avis sur la qualité des produits, des circonstances dans lesquelles ils sont amenés à le faire, de leur rapport à l’offre. Aujourd’hui, la question de la concurrence entre les dispositifs de jugement se pose notamment dans le cadre de « la mondialisation ». Dans certains domaines, comme l’art contemporain [Moulin, 2009 ; Quemin, 2010] et la littérature [Sapiro, 2009], celle-ci ne semble guère ébranler l’hégémonie des pays dominants et des taste makers européens ou états-uniens. Dans d’autres domaines, la mondialisation des marchés, sans produire de renversement complet des positions, menace des hégémonies parfois établies depuis des siècles. Dans le cas du vin, par exemple, la montée en puissance de nouvelles formes de dispositifs de jugement corrélative à un changement de composition sociale de la demande, en faveur d’une bourgeoisie étrangère à la culture française, a favorisé les outsiders. On voit ici la relation entre l’augmentation spectaculaire de la demande et une composition sociale spécifique, et la forme institutionnelle qui permet aux consommateurs de combler leur déficit cognitif. Alors que c’est grâce au bouche-à-oreille que les consommateurs de vin familiers de ce produit s’enquéraient de sa qualité, ce sont des experts d’origine anglo-saxonne (constituant un marché de professionnels) qui fournissent aux nombreux néophytes les connaissances nécessaires [Garcia-Parpet, 2009].

15Le travail de valorisation ne se trouve pas seulement, et pas toujours, du côté de l’offre et des divers intermédiaires. Dans le cas de l’art contemporain, les méga-collectionneurs qui achètent un grand nombre d’œuvres à un même artiste et à un prix relativement faible collaborent, en accord avec le marchand ou le promoteur de l’artiste, à l’élaboration des hiérarchies sociales et économiques entre les œuvres [Moulin, 2009, p. 34]. L’État joue également un rôle important, par exemple lorsqu’il légitime des genres musicaux ou artistiques, des pratiques juridiques ou médicales par le biais de son action législative ou financière. Dans ce numéro, Aurélie Pinto s’intéresse à des labels d’origine étatique en matière cinématographique. Entre autres choses, son analyse montre comment les acteurs sur le marché peuvent s’emparer des labels, les détourner de leurs fonctions initiales (de sorte qu’ils en viennent à s’appliquer à des produits très hétérogènes).

16Au total, la question des jugements et des catégorisations, qui a toujours davantage retenu l’attention chez les sociologues que chez les économistes, paraît centrale pour comprendre le fonctionnement des biens singuliers ou des biens symboliques. Les dispositifs de jugement qui constituent une offre de connaissances ont également une influence sur le fonctionnement de l’économie, comme le montre l’exemple d’actualité des agences de notation des produits financiers aux États-Unis [Rona-Tas et Hiss, 2011]. On pourrait faire une comparaison avec l’analyse, aujourd’hui classique en sociologie, des sondages : ces derniers font « l’opinion publique », beaucoup plus qu’ils ne l’enregistrent, et sont partie intégrante du « jeu politique » [Champagne, 1990]. Il semble en aller de même des « dispositifs de jugement » dans les jeux économiques.

4 – La dynamique des marchés des biens « symboliques » et « singuliers »

17Plusieurs articles de ce numéro invitent à s’interroger sur les dynamiques aujourd’hui à l’œuvre s’agissant des biens symboliques et des singularités. Les logiques caractéristiques de ces biens auraient-elles tendance à s’estomper au profit des logiques marchandes ? La réalité de cette évolution en soi mérite d’être examinée, mais elle appelle nécessairement ici une autre question : s’il était avéré que les mécanismes propres aux « biens pas comme les autres » perdaient en intensité, faudrait-il en conclure que, dans la période actuelle, la portée des analyses sociologiques fondées sur la spécificité de ces mécanismes et donc la portée des critiques qu’elles renferment à l’égard des théories économiques dominantes se trouveraient mécaniquement réduites ?

18Il convient, avant toute chose, de rappeler que le diagnostic d’une vigueur accrue des logiques marchandes n’est pas nouveau. Si les évolutions contemporaines étaient avérées, elles devraient peut-être être situées à l’intérieur d’un processus tendanciel de long terme, un mouvement qui tendrait à réaliser le marché illimité et dominé par des rapports d’argent indépendants de toute valeur sociale, morale et esthétique. Le contexte actuel, qui peut sembler marqué, sous certains rapports, par une extension croissante d’un « champ économique » régi par « la loi de l’intérêt matériel » et de « la loi du donnant-donnant », pourrait ainsi inviter à revenir aux analyses de Max Weber sur l’extension de la calculabilité et du capitalisme.

19Plusieurs observations peuvent laisser penser que ce processus aurait pu connaître, au cours des dernières décennies, une phase d’accélération. S’il s’est particulièrement intéressé au processus d’autonomisation des champs de production culturelle et à leurs conditions historiques, Pierre Bourdieu a évoqué à plusieurs reprises, au moins dans les années 1990, la possibilité d’une régression vers des formes d’hétéronomie aujourd’hui [Bourdieu, 1992, p. 467-472 ; 1999]. S’agissant des domaines culturels, il parlait d’une montée en puissance tendancielle, sur la longue durée, de grandes entreprises de production au détriment du modèle du créateur autonome [Bourdieu, 1989]. Au cours des toutes dernières décennies, les mouvements de concentration qui se sont produits dans un domaine comme l’édition [Bourdieu, 1999] ou l’emprise croissante de la télévision sur les champs de production culturelle [Bourdieu, 1997] participaient sans doute à ses yeux d’une accélération de ce processus, auquel les politiques d’inspiration néo-libérale ont pu contribuer (comme l’illustre le cas de la télévision dont les transformations tiennent, au moins en partie, aux décisions politiques qui ont mis fin au « monopole public » au profit d’un « marché » fortement régi par la recherche de la publicité et de l’audience). Les travaux de Lucien Karpik renferment des analyses en partie comparables. L’hypothèse d’une conversion croissante des « qualités » en « quantités » qui impliquerait un monde plus homogène, plus impersonnel, et plus menaçant pour la richesse esthétique, sensible et morale de l’humanité, n’en paraît pas absente, même s’il est explicitement précisé qu’elle ne concernerait que certains biens. Son livre de 2007 évoquait, par exemple, la « désingularisation » que connaissent aujourd’hui certains services, sous l’effet de la politique menée par la Commission européenne au nom de la lutte contre la « rente économique » dont bénéficieraient certains groupes professionnels. L’analyse de la recherche qu’il propose dans ce numéro paraît aller dans le même sens et il en tire des conclusions théoriques qui ramènent au rôle performatif de la science économique : « La validité des incitations et la conformité au modèle de l’homo œconomicus deviennent des réalités agissantes dans le nouvel espace de la création scientifique. » Les modèles de la science économique qui inspirent l’action politique – et, par exemple en matière de recherche, les procédures d’évaluation – auraient le pouvoir de modeler les faits, lesquels s’accorderaient davantage à eux.

20C’est une analyse assez proche que développe Philippe Batifoulier au sujet des réformes en matière de santé. Comme il le souligne, la conception du médecin comme agent économique rationnel n’est pas seulement une « hypothèse théorique », elle est aussi aujourd’hui invoquée comme un idéal par des politiques aspirant à « désencastrer » le médecin de la profession médicale pour le « ré-encastrer dans un ordre marchand » qu’ils cherchent à faire advenir ; parallèlement, sous l’effet des réformes mises en œuvre, le patient, à force d’être conçu comme tel, tend à être contraint de devenir réellement plus proche du « consommateur » tel qu’il est vu théoriquement. Philippe Batifoulier situe d’emblée sa critique dans un contexte marqué par la montée en puissance d’intérêts économiques (industrie pharmaceutique, sociétés d’assurance…) dans le secteur de la santé. Son analyse, confortée par d’autres travaux récents [Benamouzig, 2005 ; Pierru, 2007 ; Belorgey, 2010], a certainement une portée générale et il serait facile de multiplier les références à des études consacrées, dans un grand nombre de secteurs aujourd’hui, aux processus politiques d’imposition de logiques conformes à la théorie économique dominante (par exemple, Politix [2012]). Dans le contexte politique actuel, la science économique dominante ne peut être regardée comme neutre : aux observations de Philippe Batifoulier, font écho, dans ce numéro, les remarques de Lucien Karpik sur les justifications théoriques que la « théorie du tournoi » fournit aux transformations politiques dont la recherche fait l’objet, mais aussi les interrogations de Joëlle Farchy et Jessica Petrou sur les intérêts économiques que la critique du droit de suite par l’économie standard est susceptible de servir (ceux des galeristes et des marchands d’art, en particulier).

21Les articles de ce numéro cependant dissuadent de conclure trop vite à une « désingularisation » généralisée qui accorderait toujours davantage les faits aux modèles de l’économie standard. Les champs évoluent au gré des disputes sociales et symboliques et leur chemin n’est jamais tracé d’avance. L’objet qu’étudie Sophie Noël en témoigne, par sa seule existence : s’il s’est produit un mouvement de concentration dans l’édition, il s’est aussi constitué un « pôle de résistance à ‘l’économicisation’ ». Il ne s’agit pas pour autant de nier cette dernière et l’article se conclut sur le constat que « le temps de l’édition militante traditionnelle […] est bel et bien révolu ». Aurélie Pinto formule un constat qui invite à la prudence au sujet des multiplexes. Le développement de ces cinémas qu’ont connu les États-Unis à partir des années 1980 et l’Europe dans la décennie suivante est inséparable de la multiplication des « blockbusters », symboles de « l’économisation », que le secteur cinématographique a produits ces trente à quarante dernières années [Gommery, 1991], mais, comme Aurélie Pinto le relève, certains multiplexes parisiens sont loin de cantonner leur programmation aux productions financées et lancées avec de gros moyens économiques. Par ailleurs, on peut se demander si, parallèlement à la tendance à la marchandisation de biens jadis exclus de cette forme d’institutionnalisation des échanges, il ne se produit pas dans certains domaines un processus inverse de « singularisation » pour des biens passant jusqu’alors pour des produits standard. La montée en puissance des produits équitables et des produits biologiques [Gourevitch, 2011 ; Leroux, 2011 ; Garcia-Parpet, 2012] en fournit un exemple. Et que dire de l’institutionnalisation de la finance islamique ou de la finance éthique, qui vient, par ailleurs, confirmer la thèse du marquage de la monnaie dans le système capitaliste que Viviana Zelizer [2006] développait ? Elle critiquait la conception de l’argent comme intermédiaire neutre, approprié à la rationalité et l’impersonnalité du marché, tendant à en ramener la « qualité » à la « quantité ». De façon plus générale, les travaux de cette sociologue mettent en garde contre une vision trop unilatérale des transformations contemporaines. Sa recherche, aujourd’hui classique, sur l’assurance-vie faisait la démonstration de la mobilité, dans l’espace et dans le temps, de la frontière entre biens « standard » et « symboliques » ou « singuliers » : des biens, des produits ou des services exclus, à un moment donné, de la sphère des transactions marchandes, peuvent y être intégrés, parallèlement à une transformation des représentations dont ils font l’objet [Zelizer, 1979].

5 – « Biens symboliques » et « singuliers » versus « biens standard » ?

22Cette question de la frontière ne peut pas être éludée. Elle en entraîne une autre : peut-on penser que l’économie des biens singuliers s’ajoute à celle des biens standard ? En fait, le caractère, « standard » ou « symbolique », ne peut pas être regardé comme une propriété intrinsèque des biens et la distinction entre deux types de produits et de services requiert des précautions. Sophie Noël soulève le problème quand elle rappelle que la conception de la littérature comme « bien pas comme les autres » que les sciences sociales peuvent être tentées de reprendre à leur compte a une histoire et qu’elle permet aux éditeurs qu’elle étudie de se distinguer à peu de frais de leurs concurrents. La distinction entre biens standard et biens symboliques est un enjeu et un instrument de luttes dans les espaces où les échanges économiques ont lieu. Philippe Steiner note, par exemple, que la représentation de la transplantation d’organes comme don a des origines sociales et politiques. Elle est apparue à un moment et dans des circonstances très précis, où il s’agissait de proscrire le commerce d’organes. À confondre la représentation des agents, même si elle est institutionnalisée, avec l’objectivation du phénomène étudié, la sociologie manque la spécificité de l’échange d’organe qui, rigoureusement étudié, ne relève pas vraiment de la catégorie du don.

23Généralement très réservé sur la démarche typologique, Pierre Bourdieu ne concevait pas les biens « standard » et les biens « symboliques » sous la forme de deux catégories distinctes et antinomiques, et il mettait en évidence des formes de continuité entre les économies précapitalistes et les sociétés modernes. Comme on y a déjà fait allusion, sa réflexion sur « l’économie des biens symboliques » attirait l’attention sur la persistance, dans nos sociétés, de logiques caractéristiques des économies traditionnelles. Il comparait les secteurs culturels, la famille ou la religion à des formes d’« enclaves » ou de résidus « précapitalistes » au sein des économies modernes [Bourdieu, 1994]. Mais il n’est pas sûr qu’il s’agisse d’enclaves marginales. S’intéressant à l’achat d’un logement par des ménages, il observe, par exemple, que, dans la France contemporaine comme dans la Kabylie traditionnelle, la prise en charge de « l’économie économique » pouvait être déléguée aux femmes [Bourdieu, 1998, p. 39]. Plus généralement, il souligne que le logement a une forte dimension symbolique. Ce bien matériel exposé durablement à la perception de tous, représente un investissement économique et s’inscrit, comme élément de patrimoine durable et transmissible, dans le cadre d’un projet de reproduction biologique et sociale. Bon nombre d’agents sont attachés, pour leur logement, à un mode de production dit traditionnel garantissant qualité technique et authenticité symbolique. Les propriétés spécifiques qui font de la maison un produit tout à fait singulier expliquent les caractéristiques particulières du champ de production d’habitation [Bourdieu, 2000, p. 33-37]. On pourrait aussi se référer à un article récent de David Ravasi, Violina Rindova et Heana Stigliani [2011] qui, consacré aux formes d’investissements de la firme Piaggio dans la production des Vespa en Italie, montre comment un bien standard peut être perçu comme l’expression d’un style de vie (symbole de jeunesse, d’indépendance et d’émancipation évoquant les changements des styles de vie de l’après-guerre), bien au-delà des fonctions techniques traditionnellement associées à cette petite moto conçue pour une clientèle populaire. Les auteurs montrent comment la firme a investi dans la création de musées principalement destinés aux designers pour évoquer le style de vie associé à la Vespa et ses manifestations matérielles distinctives dans le design des nouveaux modèles [Ravasi et al., 2011, p. 308].

24Dans la recherche sur la maison individuelle, Pierre Bourdieu évoque explicitement, non pas deux catégories, mais un long continuum entre deux formes opposées d’activités productives. À une extrémité, on trouverait la production d’œuvre d’art où la part de l’activité de production consacrée à la fabrication du produit matériel est relativement faible et, à l’autre extrémité, la production de biens matériels tels que le pétrole et le charbon ou l’acier où l’appareil de production prend une place prépondérante tandis que la part de l’investissement symbolique reste bien plus faible. Une activité comme la production de maisons occuperait une position intermédiaire sur ce continuum [Bourdieu, 2000, p. 33-37 ; p. 60]. Le périmètre des biens symboliques est donc nettement plus large qu’on pourrait le penser au premier abord. C’est pour cette raison que « l’économie des biens symboliques » – qui n’est pas propre aux secteurs culturels, mais qui est peut-être simplement plus visible dans ces derniers – constituait sans doute pour lui une sorte de paradigme de « l’économie générale des pratiques » qu’il opposait, de façon beaucoup plus générale, à « l’économie », à ses yeux trop étroite de la science économique dominante. Lorsqu’on rappelle en outre que l’analyse des champs culturels a nourri la recherche sur le champ économique [Bourdieu, 2000], on peut être tenté de voir dans l’économie des biens symboliques une avancée théorique dans la compréhension du fonctionnement de l’ensemble des marchés. Avec la notion de champ, elle insiste sur l’historicité de ces derniers et sur la spécificité des atouts nécessaires à l’entrée sur un marché spécifique.

6 – La nomination de la transplantation d’organes : un enjeu stratégique

25Les considérations à propos des marchés n’épuisent pas la question des représentations à propos d’autres formes d’échanges auxquelles l’analyse sociologique est confrontée. Dans le prolongement de son ouvrage concernant les dons d’organes, Philippe Steiner [2010] analyse dans ce numéro la transplantation. Il montre qu’elle est difficile à penser dans l’opposition entre don et échange marchand. Elle ne s’apparente bien sûr pas à ce dernier, puisqu’elle ne s’accompagne pas de rétribution. Pour autant, elle n’est pas comparable à un « don » au sens que le mot a traditionnellement en sciences sociales, surtout après Marcel Mauss : elle n’a rien d’un échange rituel, elle fait intervenir des professionnels (qui, pour des raisons diverses, peuvent d’ailleurs parfois refuser le « don »), elle ne s’opère pas entre des égaux et atteint l’intégrité physique du donneur, aucun « contre-don » ne pouvant être à la hauteur. Elle ne s’analyse pas non plus en termes de mensonge collectif : sa vérité objective n’est pas dissimulée. Philippe Steiner propose d’inscrire la transplantation dans une catégorie proche, mais différente, de la catégorie héritée de Mauss, un « don organisationnel ». La référence à Mauss semble peu pertinente car quatre types de protagonistes interviennent dans le cas d’un échange d’organe, et pas seulement le donateur et le receveur. La famille et les institutions médicales en charge de stimuler l’offre d’organes jouent également un rôle fondamental, dont l’importance est soulignée par l’auteur, le corps médical étant responsable du choix des greffons et de leur attribution. Il est vrai que l’opposition dualiste entre don et marché ne paraît pas appropriée pour comprendre les enjeux impliqués dans ces opérations. Le terme de redistribution qu’utilise Karl Polanyi pour désigner les cas où des biens « sont rassemblés en une seule main et répartis en fonction de la coutume, de la loi ou de décisions centrales ad hoc » [Polanyi, 1957, p. 253] pourrait être plus éclairant pour rendre compte de cette institutionnalisation spécifique. D’après ce dernier, la redistribution est un circuit de réciprocité généralisée à caractère asymétrique. Philippe Steiner attire l’attention sur la place stratégique des membres du corps médical dans la définition de la régulation de tous les circuits mis en place. Le don d’organes n’a pas lieu entre deux personnes, il suppose le consentement d’une personne ou d’une famille à un prélèvement fait par une institution, sans qu’il y ait rétribution immédiate de cette action. L’accord entre les partenaires implique la croyance dans l’institution qui aura la garde de l’organe et qui l’attribuera selon les besoins de la société, chaque individu considérant qu’il pourra un jour en être bénéficiaire. Le sacrifice du donateur, pour reprendre des termes de Philippe Steiner, peut contribuer à l’avancée de la connaissance médicale et à la solidarité. La nomination du circuit d’échange – est-il un don ou relève-t-il du marché ? – est un enjeu aussi important que les incitations à y participer. Dans le circuit de transferts d’organes, les pratiques et les modes de rétribution de chaque partenaire sont loin d’être transparents et, sans doute, le schème du don ne constitue-t-il pas, comme le fait valoir Philippe Steiner, une clef de compréhension adéquate. Les différents modèles des économistes proposant de fixer des prix pour les transferts montrent aussi leurs insuffisances. Pour objectiver les obstacles à la transparence de ces transactions, il faut s’engager dans une sociologie fine des agents impliqués.

7 – Le symbolique au cœur du marché ?

26Au total, ce dossier rappelle à la fois l’hétérogénéité des modes de fonctionnement des marchés au sein des sociétés modernes et l’utilité d’outils forgés par la sociologie, comme les notions d’« économie des biens symboliques » ou d’« économie des biens singuliers », pour mieux expliquer les formes de concurrence où la valorisation symbolique des biens et services joue un rôle prépondérant. L’analyse de marchés concernant la littérature, le cinéma, les services médicaux, pour ne prendre que quelques exemples, exige que soient étudiées les luttes autour des classements. Ces luttes sont au principe de la rareté des biens (ou même de leur caractère unique) et, du même coup, des variations de prix. Les valeurs symboliques et les disputes rhétoriques qu’elles impliquent ne peuvent pas être considérées comme des aspects secondaires qui pourraient être analysés dans un moment ultérieur, pour doter un modèle économique de plus de réalisme. Les facteurs culturels, en effet, ne sont pas une façade qui occulterait les structures profondes des échanges économiques ; ils sont l’une des conditions de possibilité de ces marchés.

27Les « pères fondateurs » de la théorie économique reconnaissaient l’hétérogénéité des modes de fonctionnement des marchés dans les pays européens. David Ricardo opérait ainsi clairement une distinction entre la quasi-totalité des marchés où s’échangent des biens industriels et agricoles et qui sont soumis à la valeur travail, et les marchés où la rareté des marchandises serait dominante. « Il y a des choses, écrivait-il, dont la valeur ne dépend que de leur rareté. Nul ne pouvant en augmenter la quantité, leur valeur ne peut baisser par suite d’une très grande abondance. Tels sont les tableaux précieux, les statues, les livres… enfin une foule d’objets dont la valeur est entièrement indépendante de la quantité de travail nécessaire à leur production première. Cette valeur dépendant uniquement de la fortune, des goûts et du caprice de ceux qui ont envie de posséder de tels objets. » [Ricardo, 1971, p. 26] L’auteur des Principes de l’économie politique écartait cependant ces échanges de son effort de théorisation, au motif qu’ils étaient peu nombreux. À ceux qui perpétuent aujourd’hui cette position, on peut bien sûr opposer l’importance croissante, et difficilement négligeable, des activités culturelles dans les sociétés modernes. Mais il faut également leur objecter que, comme nous l’avons indiqué précédemment, le label d’« économie des biens symboliques » recouvre tout un ensemble d’interrogations, de méthodes de recherche et de modèles explicatifs qui permettent d’objectiver les enjeux de la concurrence, les ressources mobilisées par les différents agents concernés, les stratégies déployées et les modes de régulation imposés à tous. Cette « boîte à outils » peut servir à comprendre les enjeux proprement symboliques au sein des marchés des produits « standard ». L’intérêt pour la pensée symbolique est étranger à l’économie néoclassique et à son acteur « rationnel », comme à la tradition marxiste qui, directement ou indirectement, alimente souvent les approches critiques de l’économie. Réintroduire le symbolique au cœur de la compréhension de l’économie, constitue l’un des moyens de renouveler, en s’appuyant sur des traditions anthropologiques et sociologiques que négligent les économistes, l’approche dominante en économie.

28Les controverses à propos de l’institutionnalisation des transplantations d’organes par le corps médical sont particulièrement révélatrices. L’utilisation d’images d’un « marché de la santé » ou de « don d’organes » contribue à légitimer ou à stigmatiser des pratiques observables au jour le jour (comme l’usage de l’argent accumulé pour augmenter les chances de bénéficier d’une greffe). La forme des échanges pratiqués a des effets sur le regard des individus qui en prennent connaissance sans y participer directement. Les échanges observés deviennent des symboles des relations sociales courantes. Les pratiques de consommation et les styles de vie qu’elles matérialisent sont des signes distinctifs des classes sociales dans les sociétés modernes, en dehors même de toute recherche consciente de la distinction par les agents sociaux.

29Considérer que le symbolique est essentiel à la compréhension de l’économie est une façon de revenir aux origines de la sociologie des faits économiques. L’analyse classique que François Simiand consacrait aux fondements sociaux de cet objet économique par excellence qu’est la monnaie, ne conduisait-elle pas à regarder celle-ci comme une forme de capital symbolique ? Simiand faisait remarquer que les objets qui avaient servi de monnaie étaient souvent des biens précieux qui, à l’image de l’or et l’argent, étaient accumulés par les puissants et, du même coup, porteurs d’une partie du capital symbolique de ces derniers [2006, p. 232]. Nous espérons que ce dossier contribuera à la clarification du débat sur les instruments conceptuels susceptibles de mieux expliquer les échanges économiques et à faire voir le rôle des formes symboliques au sein des logiques de marché.

Notes

  • [1]
    Nous remercions Afrânio Garcia pour ses remarques sur des versions précédentes de ce texte.
  • [2]
    Il faut souligner en effet la forte continuité entre les premières enquêtes de Pierre Bourdieu, menées en Algérie à la fin des années 1950 et au début des années 1960 et les recherches sur les champs culturels des années 1970 qui donnent naissance à la réflexion sur « l’économie des biens symboliques ». Dès les travaux sur l’Algérie, le sociologue montre que, loin d’être universellement applicables, les raisonnements qui fondent la science économique dominante ont des conditions de validité réduites (voir, par exemple, Bourdieu [1963]) ; à la suite de Max Weber, il a souligné que le simple contact avec les mécanismes de marché ne permettait pas d’acquérir les dispositions mentales indispensables à la réussite dans les échanges économiques. Les paysans kabyles déracinés étaient également dépossédés de l’outillage cognitif nécessaire pour assurer leur survie au sein du système de marchés interdépendants.
  • [3]
    Tout en attirant l’attention sur la difficulté d’une mesure statistique des marchés concernant les « singularités », Jean Gadrey [2008] évalue que ces marchés représentent plus du quart de l’économie française, au vu de l’expansion rapide à partir des années 1980 des services personnels les plus idiosyncrasiques, y compris les services de santé, les services de conseil aux entreprises et aux particuliers, les biens et services culturels et du tourisme, les « mégamarques » (Nike, Virgin…) et l’industrie de luxe.

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Julien Duval
CESSP-CSE & CREST LSQ
Marie-France Garcia-Parpet
INRA/RITME & CREST-LSQ
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Mis en ligne sur Cairn.info le 05/12/2012
https://doi.org/10.3917/rfse.010.0013
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