1 – Introduction
1Le développement du crédit à la consommation est l’une des principales manifestations de la financiarisation de l’économie [1]. Dans ce contexte, ce qui est central ce sont les éléments techniques et institutionnels qui ont rendu possible la classification quantitative des personnes et des choses et, par voie de conséquence, qui ont permis de donner un prix, de créer et de mettre sur le marché des titres agglomérant des dettes, associés à différents niveaux de risque. Cet article vise à mettre en ordre la littérature sociologique de plus en plus volumineuse qui porte sur ces processus. Pour cela, il propose un classement de ces recherches autour de trois questions empiriques : 1) comment les émetteurs de crédit font face à l’incertitude dans différents contextes institutionnels [Guseva & Rona-Tas], 2) comment les techniques nouvelles de scoring ont rendu possible l’émergence de nouvelles formes d’inclusion/exclusion sociale [Leyshon et al.] et 3) comment l’évaluation du risque est elle-même liée à des produits financiers sophistiqués négociés sur les marchés financiers secondaires [Carruthers, Poon]. Plus généralement, l’article entend montrer que l’ensemble de ces travaux sur le crédit à la consommation non seulement dessinent un solide programme de recherche empirique, mais également inaugurent de nouvelles façons de répondre à des questions sociologiques beaucoup plus vastes. Nous verrons en conclusion comment les travaux que nous avons recensés aident à renouveler trois grandes questions : la question, classique, de l’encastrement des choix économiques ; la question de plus en plus étudiée de l’assemblage pratique des catégories sociales ; et, enfin, l’intérêt plus récent relatif à la compréhension de l’ontologie particulière des produits financiers.
2L’article se compose de trois parties. La première présente l’histoire de l’industrie du crédit à la consommation, axée sur le processus d’abstraction croissante et la quantification des risques. La deuxième partie examine l’état du débat sociologique, en distinguant trois approches principales. Enfin, la troisième partie tente d’établir un programme de recherche empirique propre au crédit à la consommation et propose certaines clarifications quant aux apports conceptuels de ces travaux.
2 – Une histoire de la quantification
3Sans viser à l’exhaustivité, cette partie présente une brève histoire de l’industrie du crédit à la consommation. Elle se concentre plus précisément sur une trajectoire nationale spécifique, celle des États-Unis et, à l’intérieur de cette dernière, elle ne reflète pas la diversité des émetteurs de crédit à la consommation? [2]. L’objectif poursuivi est de fournir un examen stylisé du processus d’abstraction croissante et de quantification dans la gestion du risque des consommateurs à l’œuvre dans l’industrie du crédit à la consommation. Plus précisément, trois moments principaux de ce processus sont décrits : le développement de la carte de crédit de grands magasins au début du xxe siècle, la montée de la carte bancaire entre 1950 et début des années 1970, et la titrisation croissante.
2.1 – La carte de magasin
4L’histoire des pratiques de crédit est ancienne. Le crédit informel s’est pratiqué en tous lieux et en tout temps ou presque [Biggart, 2001]. Les prêteurs sur gages ont quant à eux été étudiés dès les débuts de la sociologie [Weber, 1997]. Malgré cela, les chercheurs s’intéressant à l’industrie du crédit à la consommation contemporain font remonter sa forme actuelle au début du xxe siècle en Amérique du Nord [Calder, 2001 ; Trumbull, à paraître]. L‘exemple de l’émergence du crédit dans les grands magasins américains est particulièrement pertinent pour l’histoire de l’abstraction et la quantification des risques que nous entendons dresser.
5Comme Jeacle et Walsh [2002] l’expliquent, à la fin du xixe siècle, le crédit en magasin était déjà présent mais restait cantonné à deux formes principales. D’une part, la « vente à tempérament » était utilisée pour financer l’achat des biens de luxe ou durables, tel que l’achat d’une machine à coudre ou d’un piano, et, d’autre part, il était une pratique courante dans les magasins de quartier. À propos de ces derniers, les auteurs montrent que le crédit était le principal avantage leur permettant de rivaliser avec les meilleurs prix offerts par les grands magasins dont l’influence ne cessait de grandir. Cet avantage reposait alors sur la connaissance interpersonnelle que les boutiquiers entretenaient avec leurs clients, laquelle leur permettait d’évaluer la fiabilité de leurs débiteurs potentiels, ce qui était impossible pour les grands magasins. Toutefois, à partir des années 1920, ces derniers ont mis au point de nouvelles formes de gestion de l’incertitude relative aux débiteurs, qui leur ont permis de développer à leur tour la vente à crédit. C’est dans ce contexte qu’apparaît une des principales innovations dans l’histoire du crédit à la consommation, la carte (de crédit de) magasin.
6L’essor de la carte de crédit de magasin est lié à une transformation plus profonde du type de données prises en compte pour décider de l’octroi de crédit. On peut ici distinguer deux moments. Dans un premier temps, les grands magasins ont développé leur système de crédit produisant ainsi une quantité beaucoup plus importante d’informations que celles recueillies par les boutiques de quartier, mais dont la nature n’était pas tellement différente. Selon Marron [2007], les créanciers sélectionnaient les candidats au crédit sur la base de leurs « attitudes physiques perçues », sur « l’examen de leur quartier d’habitation », ainsi que par recoupement des informations disponibles avec les données recueillies par d’autres magasins. Toutefois, l’expertise croissante des personnels chargés d’attribuer les crédits – laquelle fut facilitée par l’apparition d’associations professionnelles, d’une presse spécialisée et de conférences axées sur ce sujet [Jeacle & Walsh, 2002] –, et l’importance croissante des credit bureaus? [3], ont radicalement changé le paysage. Les données de consommation ont ainsi commencé à être compilées de manière plus systématique (organisées en dossiers et livres), et ont permis le développement de nouvelles formes d’analyses statistiques. Dans ces analyses, l’évaluation des consommateurs n’était pas fondée sur des caractéristiques personnelles particulières, mais plutôt sur des catégories de risque abstraites qui étaient statistiquement significatives? [4].
2.2 – La carte bancaire
7Bien que le morceau de plastique qui deviendra le symbole de l’industrie du crédit à la consommation soit la carte proposée par les banques? [5], pour Trumbull [à paraître], la plupart des innovations financières propres au crédit à la consommation, telles que le crédit revolving et les cartes elles-mêmes, ont été développées par les grands magasins. Comme il a été dit plus haut, les cartes de crédit de magasin étaient déjà en usage dans les années 1920 et 1930. Mais, dans les années 1950, l’introduction de la carte « tierce » et plus tard celle de la « carte bancaire » ont transformé l’échelle du crédit à la consommation. En effet, en 1958 deux des principales banques aux États-Unis, Bank of America et Chase Manhattan, ont créé leurs propres cartes [Guseva & Rona-Tas, 2001 ; Marron, 2007]. Ces cartes introduisaient deux nouveautés principales : elles proposaient un montant de crédit qui pouvait être utilisé chez tous les commerçants participants et non plus seulement dans les magasins possédant les informations relatives à l’emprunteur. Et, deuxièmement, elles ont introduit un tiers entre les consommateurs et les magasins : les banques [Montgomerie, 2006, p. 309]. Le principal défi posé par ces nouveaux produits était d’étendre dans le même temps la quantité de consommateurs qui utilisaient les cartes, et celle des magasins qui les acceptaient [Evans & Schmalensee, 2005 ; Guseva, 2005]? [6].
8Ce faisant, ces nouvelles cartes de crédit bancaires ont aussi étendu la portée de cette activité de crédit. Tout d’abord, depuis 1966, les emprunts se font à l’échelle de l’ensemble des États-Unis. C’est en effet à cette date que la Bank of America va autoriser des banques d’autres États que le sien à proposer leur propre carte de crédit. Pour cela, elle a outrepassé la réglementation en vigueur à cette époque, laquelle limitait l’activité des banques à leur propre État. Quatre ans plus tard, en 1970, les deux cartes principales, MasterCharge et Bank of America Card, étaient présentes respectivement dans 49 et 44 États du pays [Guseva, 2005]. Ensuite, l’introduction de l’informatisation de la collecte de données de crédit à la consommation a permis, vers 1965, l’établissement du premier credit bureau à l’échelle nationale, rendant encore plus abstraites les décisions en matière d’octroi des crédits à la consommation? [7].
2.3 – Le scoring et la titrisation
9Nombre d’auteurs s’accordent sur le fait que la caractéristique principale du développement récent de l’industrie du crédit à la consommation réside dans l’importance croissante de l’attribution de score [Leyshon & Thrift, 1999 ; Marron, 2007 ; Langley, 2010]. Différentes formes de notation ont été expérimentées depuis que les grands magasins ont commencé à classer leurs débiteurs potentiels. Cependant, l’introduction massive des mécanismes de scoring reposant sur des logiciels et des modèles statistiques date seulement des années 1970. Une institution particulièrement importante dans ce contexte a été la Fair, Issac and Company. Comme Poon [2007] l’a rapporté, à l’origine, cette entreprise développait des outils spécifiques de gestion des données pour différents clients. Mais la prolifération des credit bureaus informatisés à l’échelle nationale a concouru à la standardisation des données récoltées jusqu’à atteindre leur forme actuelle en 1989, lorsque le score FICO a été introduit. FICO est un score construit à partir d’informations d’échelle nationale. S’il était initialement produit à partir des bases de données d’Equifax, il a été étendu aux deux autres principaux collecteurs de données en 1990. Du coup, le FICO est devenu le classement officiel des consommateurs en fonction de leur score à l’échelle du pays entier. Certes, l’existence d’un barème unique ne signifie pas que tous les émetteurs de crédit utilisent ce classement de la même manière. Chaque entreprise a mis au point ses propres procédures. Mais l’importance croissante prise par cette notation a rendu possible de profondes transformations des pratiques d’évaluation et de ciblage des débiteurs potentiels [Leyshon & Thrift, 1999]. Ainsi, trois pratiques se sont répandues : a) l’envoi d’offres aux consommateurs en fonction de leur score (ciblage), b) l’introduction de la notation comportementale (autrement dit la réévaluation en permanence des consommateurs en fonction de leurs comportements passés en matière d’endettement) et c) l’individualisation de la tarification du risque (quand les taux d’intérêt sont variables) [Marron, 2007].
10Le développement des scores a également été central pour la production des produits financiers négociés sur des marchés secondaires, et en particulier les ABS (asset backed securities), dont les actifs sous-jacents sont bien des dettes de crédit à la consommation [Marron, 2007? [8]]. Les scores permettent en effet d’agglomérer les risques associés à différentes dettes en titres qui constituent autant de nouveaux produits dont le risque peut être estimé ainsi que le prix associé. Les dettes de crédit deviennent ainsi rapidement de l’argent frais pour les créanciers et ces produits financiers sont autant d’opportunités pour d’autres investisseurs financiers [Montgomerie, 2006, p. 312]. Dans ce monde titrisé, les métiers de la banque ont profondément changé. Nous sommes passés d’un système où la rentabilité était fondée sur la capacité des banquiers à gérer les dettes, à une nouvelle étape où la dette elle-même est un actif qui se propage sur le marché secondaire, abaissant le coût d’emprunt, mais aussi augmentant les interconnexions entre les différents acteurs de cette industrie. Ici, tout comme dans les credit bureaus des marchés primaires, les agences de notation – telles que Standard & Poor, Moody’s et Fitch – qui évaluent le risque des titres de dettes sont devenues des acteurs incontournables [Rona-Tas & Hiss, 2010].
11Le développement de la titrisation a rendu possible l’expansion du crédit à la consommation, en étendant ce dernier aux segments les plus pauvres de la population américaine. Il a aussi attiré de nouveaux types d’acteurs sur le marché du crédit, tels que des sociétés multinationales et de nouveaux distributeurs [Montgomerie, 2006 ; Leyshon & Thrift, 1999]. Ces nouveaux acteurs ne se limitent pas à prêter, ils sont associés à l’émergence de nombreuses autres innovations telles que les cartes de fidélité permettant de cumuler des points (comme les cartes de miles aériens), les cartes co-marquées (par exemple celles associant Visa et une enseigne particulière) et les cartes affinitaires, lesquelles peuvent êtres liées à des institutions associées à un mode de vie spécifique voire à une célébrité particulière [Montgomerie, 2006, p. 314]. Et c’est ainsi que l’industrie du crédit à la consommation, et celle des cartes de crédit en particulier, sont devenues « le service financier le plus rentable des États-Unis » [Montgomerie, 2006].
12En résumé, nous avons distingué trois moments différents dans le développement de l’industrie du crédit à la consommation aux États-Unis. Chacun est caractérisé par l’apparition d’un produit particulier : la carte du magasin d’abord, la carte de crédit bancaire ensuite, et finalement, les actifs financiers. Pour chacun de ces moments, le type d’informations considéré pour évaluer les consommateurs a changé et est devenu de plus en plus quantitatif et abstrait. Dans un premier temps, les cartes de magasin ont permis le développement des fichiers rassemblant des informations détaillées qui ont facilité l’identification de chaque client et la détermination du seuil de crédit maximal pour chacun d’entre eux. Durant cette période, les informations retenues pour noter et classer les consommateurs sont passées de catégories personnalisées à des variables quantitatives. Par la suite, ces données, devenues plus comparables entre elles, ont pu être traitées statistiquement et ont finalement transformé la façon dont la dette des consommateurs potentiels était gérée. Dans la seconde période, le crédit à la consommation a été progressivement médiatisé par deux grandes industries financières : les banques et les collecteurs de données, ce qui a contribué à étendre la portée du crédit à la consommation à un niveau national. Dans ce contexte, les catégories de crédit sont devenues plus abstraites encore, ce qui a permis le développement de nouvelles formes statistiques de classification, qui seront centrales dans l’étape ultérieure. Enfin, durant la troisième période, l’actuelle, le processus d’abstraction des catégories sociales permettant d’évaluer les consommateurs a atteint un nouveau niveau. Non seulement les banques peuvent collecter des informations pour comparer les consommateurs à l’échelle nationale, mais le risque et les dettes peuvent être regroupés dans de nouveaux types de produits financiers. Dans le même temps, les scores de risque ne distinguent pas seulement ceux qui peuvent accéder au crédit, ils ont aussi été transformés en une échelle continue de catégories qui peuvent être associées à des produits, à des stratégies marketing, et à des taux d’intérêt spécifiques. Ce processus est sans doute central pour les chercheurs travaillant sur le monde économique, qui s’intéressent aux innovations financières ou aux nouvelles formes de gestion. Il est également devenu une question centrale pour la recherche sociologique contemporaine. La section suivante portera sur certains de ces travaux.
3 – Sociologies de la quantification
13Cette section présente des recherches relatives au processus d’abstraction des catégories sociales à l’œuvre dans l’industrie du crédit à la consommation. Tout d’abord, nous recenserons les travaux sur les formes prises par la gestion du risque selon différentes trajectoires institutionnelles nationales. Ensuite, nous porterons notre attention sur la façon dont les consommateurs sont classés par des dispositifs socio-techniques complexes. Enfin, nous évoquerons un ensemble de travaux sur les interactions entre les marchés primaire et secondaire.
3.1 – Des dispositifs de calcul encastrés
14La recherche la plus marquante jamais réalisée sur l’industrie du crédit à la consommation est sans doute celle qui a été menée par Alya Guseva et Akos Rona-Tas. Leur recherche compare le développement de l’industrie des cartes de crédit aux États-Unis et dans les anciens pays communistes. Dans leur article le plus connu [Guseva & Rona-Tas, 2001], ils comparent l’industrie des cartes aux États-Unis, où elle est ancienne, avec celle beaucoup plus récemment développée en Russie et ils constatent d’importantes différences entre ces deux pays. Les premières différences concernent les types de cartes et la sélection des débiteurs potentiels. Les cartes américaines ne sont pour la plupart pas garanties (par des dépôts) et la sélection de nouveaux clients dépend de scores établis par des dispositifs techniques (cf. supra). Le système russe exige quant à lui un dépôt de garantie et les cartes de crédit sont distribuées principalement aux clients « spéciaux » (c’est-à-dire des personnes bien connues ou qui travaillent elles-mêmes dans la banque). D’autres différences concernent le modèle de génération du profit. Alors que pour les cartes de crédit revolving américaines, la rentabilité est liée à l’allongement du délai entre l’achat et le paiement, en Russie, il est basé sur des dépôts des ménages disposant de ces cartes. Et enfin, ces différences font qu’en Russie aucun marché secondaire ne peut émerger. En effet, dans ce pays, le risque associé aux différents individus ne peut pas servir à construire d’autres moyennes quantitatives qui pourraient être agglomérées dans des produits dérivés plus abstraits.
15Les auteurs expliquent que, dans chaque cas, il est possible de trouver deux modes spécifiques de calcul : l’un où l’incertitude est gérée au travers de catégories impersonnelles, l’autre en utilisant l’ancrage social des consommateurs. Poursuivant la distinction introduite par Frank Knight, ils suggèrent alors que, dans l’industrie américaine, l’incertitude est transformée en risque, en Russie, elle devient confiance, ou, en reprenant le vocable de la sociologie économique, on peut dire qu’en Russie l’octroi de cartes de crédit est encastré dans les relations sociales entre individus alors qu’aux États-Unis, il s’inscrit dans des relations sans lien de dépendance [Uzzi, 1996]. Plus généralement, la principale conclusion des auteurs est que ces deux formes de gestion de l’incertitude dans le crédit à la consommation ne sont pas simplement le résultat de la concurrence sur le marché, mais elles sont également liées aux institutions qui entourent ou qui encadrent l’activité bancaire. Aux États-Unis, le mode de calcul « quantitatif » a été rendu possible par le développement parallèle d’un ensemble d’institutions tel que les credit bureaus, la volonté des banques de partager leurs données, les scores, ainsi qu’un cadre législatif qui garantissent une certaine stabilité? [9].
16D’autres articles de ces mêmes auteurs sont également intéressants pour notre revue de la littérature. Guseva a fait porter l’analyse sur la façon dont le problème de la complémentarité a été résolu dans l’un et l’autre cas, États-Unis et Russie : comment faire augmenter simultanément le nombre de détenteurs de cartes et celui des points de vente qui les acceptent ? [Guseva, 2005, 2007]. Comme nous l’avons mentionné plus haut dans le cas américain, dans les premiers temps, c’est par la diffusion de cartes non sollicitées par les consommateurs que le problème de la complémentarité a été résolu. Deux stratégies différentes ont été suivies en Russie : négociation avec des entreprises pour le versement des salaires sur compte bancaire, d’une part, accords avec la grande distribution, de l’autre. Le versement des salaires sur compte bancaire élargit le réseau des utilisateurs des cartes de débit, lesquels par la suite, peuvent devenir créditeurs. Quant aux accords avec la grande distribution, ils consistent pour les banques à proposer des cartes de crédit valables à l’origine à l’intérieur de ces magasins seulement.
17Rona-Tas quant à lui a prêté attention aux caractéristiques de l’octroi de crédit dans l’industrie américaine. Ce faisant, il a enrichi la dichotomie risque / confiance dépeinte dans ses travaux antérieurs. Il montre qu’entre les deux pôles, évaluation « encastrée » et évaluation quantitative, il existe un troisième mode d’octroi basé sur l’évaluation procédurale au cas par cas, pour laquelle la légitimité de la décision n’est fondée ni sur un modèle statistique, ni sur la force des liens sociaux, mais plutôt sur l’expertise des responsables du crédit [voir Rona-Tas & Hiss, 2010]. Toutefois, de nos jours, l’octroi de crédit dépend de moins en moins de l’expertise accumulée par ces agents, mais repose de plus en plus sur l’information et la modélisation statistiques? [10]. En ce sens, l’évolution contemporaine de la gestion du risque dans le crédit à la consommation introduit un dilemme intéressant : en créant des catégories abstraites permettant d’évaluer le risque, elle a contribué à libérer l’octroi de crédit des discriminations sociales classiques qui apparaissent beaucoup plus fréquemment dans les relations sociales interpersonnelles. En même temps, cela a diminué le pouvoir de décision détenu par ceux qui sont directement en contact avec les consommateurs, rendant le processus plus bureaucratique et moins souple.
3.2 – Écologies de la finance
18Un autre courant de recherche notable en matière de crédit à la consommation est celui qui a été développé par le géographe économique Andrew Leyshon et ses collègues. Ces travaux portent principalement sur le cas de l’industrie du crédit à la consommation en Grande-Bretagne, et ont été développés à partir d’un point de vue différent de celui adopté par Guseva et Rona Tas. Tandis que le travail de ces derniers portait principalement sur le contexte institutionnel qui permettait de comprendre les différentes formes de calcul à l’œuvre dans les opérations de crédit à la consommation, le travail de Leyshon et de ses collègues prend pour objet l’assemblage socio-technique dans lequel les décisions de crédit sont actuellement prises et les nouvelles formes d’inclusion et d’exclusion financières qui sont ouvertes dans ce contexte? [11]. L’article le plus important de cette série est sans doute celui co-écrit par Leyshon et Thrift [1999] où ils développent une nouvelle approche conceptuelle pour rendre compte de la pertinence croissante des mécanismes de scoring dans le crédit à la consommation.
19Comme ils le suggèrent, l’industrie du crédit a connu une révolution quantitative similaire à celle qu’ont subie les sciences sociales dans les années 1950 et 1960. De la même façon que, dans les sciences sociales, les analyses sont devenues de plus en plus étroitement dépendantes des ordinateurs et autres machines, les calculs qui ont cours dans le crédit aujourd’hui ne peuvent pas être compris comme une simple forme d’intermédiation humaine (ou socialement encastrée), ce sont des décisions distribuées en de multiples agents, comprenant des institutions comme les services de crédit, mais aussi des technologies comme les logiciels et les scores statistiques. La question empirique centrale pour ces auteurs est de montrer comment ces modes technologiques de classement des individus ont entraîné l’émergence de nouvelles formes d’inclusion et d’exclusion dans le secteur financier. Les scores et autres développements discutés dans la section 2, ont permis l’expansion d’une « super-inclusion » financière, celle de la population qui a accès à de multiples sources de crédit. Mais, dans le même temps, ils ont profondément transformé l’activité bancaire, qui est de plus en plus centrée sur le crédit, conduisant beaucoup de banques traditionnelles à abandonner les zones habitées par les populations en deçà des seuils de solvabilité. Dans ces zones, y compris dans des pays très riches, des pratiques financières « résiduelles », comme les prêteurs itinérants, jouent encore un rôle important. Dans le même temps, le fait que les banques traditionnelles aient abandonné ceux qui ne leur paraissaient pas de bons créditeurs a ouvert le champ à de nouveaux acteurs de la finance, qui ont développé de nouveaux mécanismes de scoring afin de cibler ceux qui sont traditionnellement considérés comme sub-prime [Leyshon et al., 2004, 2006]. À eux tous, ils constituent une « écologie financière » particulière.
20Les études menées par Leyshon et ses collègues montrent que les différences observées par Guseva et Rona-Tas parmi les émetteurs de crédit à la consommation de différents pays peuvent se retrouver à l’échelle locale. En d’autres termes, il est possible de trouver simultanément, dans la même ville, des institutions qui sélectionnent quantitativement et d’autres qui procèdent sur une base plus personnelle. La niche de marché de ces dernières est alors connectée à ces zones qui sont délaissées par la banque traditionnelle. Par ailleurs, les auteurs montrent également que les cartes de crédit bancaires ne sont pas les seules à permettre des calculs « abstraits » et désencastrés en matière de crédit à la consommation, mais que les distributeurs de crédit destiné aux sub-prime ont également développé une activité de plus en plus sophistiquée. Dans ce contexte, ceux d’entre eux qui ont un accès plus facile aux données sur les consommateurs, par exemple grâce aux cartes de fidélité, sont en train de devenir particulièrement actifs.
3.3 – Liquidité et marchés secondaires
21Un troisième courant de recherches a pour objet les connexions entre les marchés primaire et secondaire du crédit à la consommation. Dans ce contexte, une des questions centrales concerne les processus par lesquels un simple prêt se transforme en un produit financier plus complexe. Un travail remarqué dans ce domaine a été réalisé par Bruce Carruthers et ses collègues, à propos d’un acteur particulier de la finance contemporaine, les agences de notation [Carruthers & Cohen, 2010 ; Carruthers, 2010]. Dans un premier temps, le rôle de ces agences consistait à produire de l’information économique qu’elles vendaient à qui le souhaitait. Dans la période actuelle, ce sont les entreprises elles-mêmes qui paient à ces mêmes agences la collecte d’informations et l’évaluation dont elles sont elles-mêmes l’objet. Ces agences jouent un rôle central dans l’évaluation des ABS? [12] et autres produits financiers. Dans cette situation, les banques et les autres agents financiers n’utilisent pas seulement l’information qu’ils peuvent rassembler à propos de leurs débiteurs potentiels, ils sont aussi de plus en plus dépendants des chiffres produits par ces agences. Carruthers montre que, dans des conditions d’incertitude, les firmes financières font confiance à des chiffres qui ne sont pas nécessairement exacts mais qui sont respectés, faisant ainsi des marchés financiers des chaînes complexes de confiance quantifiée [Carruthers, 2010].
22Un autre travail particulièrement pertinent ici est celui que Martha Poon [2007, 2009] a consacré à l’histoire de Fair, Isaac & Company inc. Elle montre comment cette firme qui a commencé par assister d’autres entreprises dans la gestion de leur risque, est devenue le producteur du principal indice utilisé dans l’industrie du crédit à la consommation. Son travail est important parce qu’il montre comment deux types d’évaluation différents, celui mis en œuvre par les émetteurs de crédit à la consommation avec l’aide des credit bureaus d’une part et, d’autre part, l’évaluation du risque des assets backed securities, réalisée par les banques d’investissement et les agences de notation, sont étroitement associés au sein d’un « dispositif de marché » [Callon et al., 2007] : l’indice FICO. FICO propose plusieurs prêts, arithmétiquement comparables, et susceptibles d’être inclus dans de futurs titres. L’histoire que raconte Poon est particulièrement intéressante parce qu’elle montre comment, dans le contexte de la crise financière récente, les notes peuvent être à la fois un moyen de réduire le risque et, paradoxalement, une source de nouvelles formes d’incertitude? [13].
23Plus généralement, le travail de Carruthers et celui de Poon ont ouvert un troisième niveau de recherche sociologique sur le crédit à la consommation. Alors que les deux premiers ensembles d’auteurs analysaient différents types de décisions en matière de crédit à la consommation, ceux-ci accordent une plus grande attention à la production d’actifs financiers secondaires. Et, dans ce contexte, ils ont constaté que, comme pour le marché primaire, les décisions ne sont pas de simples choix rationnels, mais elles sont immergées dans de multiples éléments sociaux et socio-techniques, au sein desquels il y a des interactions entre les indices quantitatifs, la confiance et la dépendance de sentier institutionnelle. En fait, on peut également affilier à ce courant le travail déjà évoqué de Rona-Tas et Hiss [2010], lesquels comparent les scores standardisés du crédit à la consommation et les indices financiers basés sur des évaluations au cas par cas réalisées par des experts. Ces deux types d’évaluation ne sont pas simplement comparables comme idéaux-types, mais, ainsi que le montre Poon, ils sont de facto connectés au moment où les scores des crédits deviennent la matière première de la production massive d’actifs circulant sur les marchés secondaires. Ici, comme dans les deux autres courants de recherche, l’abstraction est centrale, mais elle joue un rôle plus important encore dans la mesure où ces produits financiers complexes ne sont pas seulement soutenus mais véritablement mis en œuvre par des analyses statistiques. Dans ces conditions, il devient de plus en plus pertinent d’étudier comment des obligations financières spécifiques peuvent être assemblées dans des produits plus abstraits, ce que Carruthers et Stinchcombe [1999] ont appelé à l’époque « la production sociale de la liquidité » ; c’est-à-dire la standardisation de multiples données en informations formalisées et susceptibles d’être comparées entre elles, ce qui est la condition pour qu’un contrat particulier soit commercialisable. Ici, l’indice FICO qui standardise l’information sur le consommateur et les notations des agences de crédit qui notent les émetteurs de crédit deviennent des références centrales. Suivre ces dispositifs n’est pas seulement pertinent pour comparer différents types d’environnement institutionnel mais également pour démêler les éléments spécifiques utilisés pour les assembler.
4 – Remarques finales : comment peut-on étudier le processus d’« abstraction » du crédit ?
24Le principal objectif de cet article est de montrer qu’il existe un terrain solide pour le développement d’une sociologie féconde du crédit à la consommation. Plus spécifiquement, je me suis principalement centré, dans cet état de l’art, sur un ensemble de travaux dont l’objet de recherche principal était l’abstraction croissante des décisions et des produits de crédit. Pour conclure, je voudrais, dans cette dernière partie, organiser rapidement cet agenda de recherche. Pour ce faire, je distinguerai deux niveaux différents : les questions empiriques spécifiques ouvertes par les travaux que nous avons passés en revue et, à un niveau plus abstrait, un ensemble de questions conceptuelles dont la compréhension peut être améliorée par une meilleure appréhension empirique du crédit à la consommation aujourd’hui.
4.1 – Questions empiriques
25La recherche menée par Alya Guseva et Akos Rona-Tas étudie comment les choix faits par les émetteurs de crédit oscillent entre deux pôles : une évaluation ancrée socialement et des scores quantitatifs abstraits. Le travail récent de Rona-Tas a rompu cette dichotomie en montrant qu’il existait un troisième type important, celui des décisions basées sur un jugement expert et des politiques de crédit formalisées. À la façon de Weber, dans le travail de ces auteurs, les différents types de jugement des banquiers sont compris comme le résultat de processus institutionnels plus larges, ce qui ouvre un programme de recherches comparatives. Dans ce contexte, on peut citer parmi les pistes de recherche possibles pour de nouvelles études : décrire comment ces trois types de décision de crédit sont mis en œuvre par les émetteurs de crédit dans des environnements institutionnels aussi différents que la Russie et les États-Unis, ou bien par des émetteurs de crédits non bancaires.
26Dans la série d’articles d’Andrew Leyshon, le principal objectif n’est pas de comparer les décisions d’octroi de cartes de crédit dans différents pays, mais de montrer comment différents types d’émetteurs de crédit cohabitent dans une même ville, produisant des écologies financières spécifiques. En outre, ces écologies ne sont pas seulement le résultat d’arrangements institutionnels spécifiques, mais elles sont mises en œuvre sous forme d’assemblages socio-techniques distribués. Dans ce contexte, de nouvelles recherches empiriques pourraient avoir pour objectif : 1) de décrire l’ensemble particulier d’éléments qui rendent possible le classement des consommateurs de crédit effectifs et potentiels ; 2) d’étudier comment différents types d’émetteurs de crédit à la consommation cohabitent sur un espace donné et 3) d’analyser le type spécifique d’inclusion et d’exclusion financière entraînées par ces combinaisons particulières.
27Enfin, les travaux que nous avons mentionnés de Carruthers et de Poon ouvrent à un troisième niveau de recherche : la connexion entre les marchés primaire et secondaire du crédit. Dans le travail de Carruthers, l’essentiel consiste à analyser comment des obligations de dettes spécifiques deviennent des biens liquides cautionnables et le rôle que jouent les agences de notation de crédit ou autres institutions pour faciliter ce processus. Par ailleurs, Poon accorde une plus grande attention à la façon dont les marchés primaires et secondaires sont liés entre eux par un indice de crédit spécifique. Dans ce contexte, on peut imaginer de nouvelles questions empiriques : décrire le processus d’association de produits dérivés fondés sur le crédit à la consommation, sur différents marchés financiers ; décrire comment les évaluations du risque en matière de crédit à la consommation sont des dispositifs qui rendent possible la production de ces titres plus abstraits.
4.2 – Questions conceptuelles
28Pour terminer, il est important de souligner que le programme de recherche esquissé ici n’a pas seulement pour intérêt d’améliorer notre compréhension du rôle croissant que joue le crédit à la consommation dans la société contemporaine, il peut également aider à résoudre certains dilemmes conceptuels centraux de la sociologie actuelle. Je voudrais aborder brièvement trois de ces questions en guise de conclusion.
29La première question est celle du « calcul », ou plus spécifiquement, de ce qui est sans doute la question la plus classique de la sociologie économique, celle de l’encastrement social du choix économique [Granovetter, 1985 ; Zukin & DiMaggio, 1990 ; Callon, 1998]. En dépit de l’idée partagée dans la discipline, selon laquelle l’analyse des décisions économiques ne peut pas être limitée aux individus isolés, les différents auteurs se distinguent par les différents types d’environnements collectifs qu’ils prennent en considération, qu’il s’agisse de réseaux inter-personnels [Swedberg & Granovetter, 2001], de champs organisationnels [DiMaggio & Powell, 1983], ou encore d’arrangements socio-techniques [Callon et al., 2007]. Comme nous l’avons montré dans cette recension, les différents travaux ont mis en évidence l’influence de chacun de ces types d’éléments dans les évaluations du risque lié aux consommateurs. En ce sens, le crédit à la consommation devient un lieu privilégié pour étudier comment les réseaux sociaux, les champs organisationnels et les dispositifs techniques interagissent, ce qui, dans le même temps, pose un défi méthodologique difficile : comment les différents cadres conceptuels associés (l’analyse de réseaux sociaux, le néo-institutionnalisme, et la théorie de l’acteur-réseau) peuvent être assemblés pour fonctionner ensemble.
30Une deuxième question est celle de la production empirique des « catégories sociales ». Plusieurs sociologues contemporains ont adopté le conseil de Garfinkel qui consiste à passer de l’analyse de la façon dont les faits sociaux ont des effets sur les individus à l’analyse de la façon dont est produite cette facticité elle-même [Garfinkel, 1999 ; Latour, 2005]. Dans cet ordre d’idées, des travaux récents particulièrement importants ont étudié les caractéristiques sans cesse plus abstraites des classifications sociales et le rôle central joué par la connaissance statistique dans ce processus [Desrosières, 2008 ; Espeland & Stevens, 1998 ; Hacking, 2006 ; Thévenot, 1984]. Dans ce contexte, les classements ne sont plus simplement analysés comme de la bonne ou de la mauvaise science sociale, mais aussi comme des agents pratiques permettant de suivre le processus d’assemblage des catégories sociales [Ossandón, 2011]. Comme l’ont montré les différents travaux passés en revue dans cet article, une des principales activités dans le secteur du crédit à la consommation consiste effectivement à classer et ranger les individus, et l’expansion de l’industrie du crédit à la consommation est allée de pair avec une quantification croissante dans les formes de transaction avec les consommateurs. Ici, il est important de décrire : a) comment des individus particuliers deviennent commensurables, ou susceptibles d’être rangés dans un classement de crédit à la consommation, b) le processus pratique par lequel sont assemblées ces comparaisons, et c) comment les différents acteurs prennent en charge les aspects moraux et cognitifs que revêt la production de ce type de classements.
31Suivre ce deuxième programme n’est pas seulement pertinent sur le plan sociologique, il l’est également sur le plan politique. Comme Gilles Laferté [2010a, 2010b] l’a récemment suggéré, les registres de crédit actuels sont devenus le pendant économique de l’état-civil ; pas seulement parce que l’un et l’autre réunissent une immense quantité de données, mais parce qu’ils sont devenus des points de passage centraux pour accéder à d’autres domaines de la vie sociale. C’est pourquoi, comme Leyshon et ses collègues l’ont montré, l’évaluation du risque joue un rôle décisif dans la production de l’inclusion et de l’exclusion sociales contemporaines. En fait, il n’est pas exagéré de dire que le crédit à la consommation est, comme les notes scolaires, un des principaux examens auxquels les individus contemporains sont confrontés [Lazarus, 2009 ; Boltanski & Thévenot, 2006]. Cependant, à la différence des notes scolaires ou des registres d’état-civil, les classements associés au crédit sont pour l’essentiel réalisés par des agences privées et fondés sur des formules ou des logiciels qui sont normalement tenus secrets comme autant de « boîtes noires ». En ce sens, suivre et comprendre la longue liste des « médiations » [Latour, 2005] – les credit bureaus, les classements, les pratiques comptables… – par lesquels ces tests sont mis en œuvre permet aussi de comprendre mieux comment l’exclusion sociale est produite aujourd’hui.
32Finalement, une troisième question est liée à cet intérêt croissant de l’anthropologie et de la sociologie économiques à mieux comprendre les « objets » du commerce [Appadurai, 1986 ; Callon et al., 2002]. Plus spécifiquement, une plus large variété d’études sociales récentes de la finance ont essayé de comprendre comment les objets financiers sont dotés d’un prix, comparés et échangés et, plus généralement, quelle était leur ontologie spécifique [Arnoldi, 2004 ; Kalthoff, 2005 ; Lash, 2007 ; Lepinay, 2007 ; LiPuma & Lee, 2005 ; Muniesa, 2007]. Il est particulièrement pertinent, dans ce contexte, de suivre le processus créatif de dérivation [Lepinay, 2011] ou de fabrication de produits financiers de plus en plus abstraits à partir d’actifs sous-jacents. Le crédit à la consommation, comme d’autres produits financiers, est également un contrat complexe (composé de multiples éléments comme des taux d’intérêts, de l’assurance et d’autres services) qui nécessite une meilleure compréhension conceptuelle. En même temps, le crédit à la consommation n’est pas seulement un « produit financier vendu au détail », mais il est devenu également un important actif sous-jacent dans la production de divers titres secondaires. En ce sens, le crédit à la consommation permet véritablement d’étendre le domaine des études financières, depuis l’économie domestique jusqu’aux institutions financières globales et, en retour, jusqu’aux interactions domestiques [Langley 2010]. Et, dans ce processus, une plus grande attention pourrait être portée aux nouvelles relations sociales qui émergent avec la construction de produits financiers abstraits qui connectent entre eux non seulement différents contrats, mais également ceux qui les détiennent [Ossandón, 2009, ch. IV-VI]. En ce sens, les crédits à la consommation, de la même manière que la monnaie ou que les objets magiques analysés par l’anthropologie traditionnelle, sont en fait une voie d’accès très importante aux relations sociales qui émergent avec les échanges [Hart, 2007 ; Strathern, 1999 ; Dufy & Weber, 2010].
Notes
-
[1]
Cet article s’inscrit dans le cadre d’une recherche intitulée Crédit à la consommation et risque au Chili : vers une sociologie économique de la finance. La recherche a été financée par le Fonds national chilien pour le développement scientifique et technologique (Projet 11090375). L’auteur remercie Federico Lorenc, Andreas Langenohl ainsi que les deux rapporteurs anonymes de la RFSE pour leurs remarques et leurs conseils. La version finale de cet article a été réalisée dans le cadre d’un séjour de recherche au sein du département des organisations de la Copenhagen Business School. La traduction de l’anglais a été assurée par Bernard Convert et Hélène Ducourant.
-
[2]
Des travaux historiques nombreux ont montré le rôle central exercé par les créanciers autres que les banquiers et les grands magasins. Aux États-Unis, l’histoire du crédit à la consommation est en partie liée à celle des établissements spécialisés de crédit, des unions économiques ou encore des œuvres prêtant aux plus pauvres [Calder, 1999 ; Trumbull, à paraître]. D’autres travaux, en nombre croissant, présentent avec force détails, les différentes trajectoires nationales du crédit à la consommation. On peut citer les travaux de Guseva et Rona Tas, sur le marché des cartes de crédit en Russie, les recherches relatives à la Grande-Bretagne menées par Leyshon, ou encore celles concernant le crédit en France de Ducourant, Laferté ou Lazarus. Si le cas américain est le plus étudié et le plus influent, il comporte toutefois de nombreuses particularités telles que le rôle central acquis par les acteurs bancaires et par les cartes de crédit sur le marché du crédit à la consommation. Certains auteurs ont développé des comparaisons internationales : Guseva et Rona Tas [2001], Laferté [2010a], et Trumbull [à paraître]. Enfin, l’histoire du crédit à la consommation en Amérique latine n’a pas été beaucoup étudiée. Elle fait actuellement l’objet d’une recherche qui porte particulièrement sur le cas du Chili, où ce sont les cartes de crédit des grands magasins qui jouent un rôle décisif.
-
[3]
Les credit bureaus sont des organisations qui collectent et font circuler l’information relative aux dettes. Historiquement, au xixe siècle, ces institutions étaient d’abord centrées sur les crédits commerciaux, mais, à partir du début du xxe siècle, elles ont étendu leur activité aux crédits à la consommation [Carruthers & Cohen, 2010 ; Guseva, 2005].
-
[4]
Les premières analyses statistiques ayant pour objectif de trouver des causes aux défauts de paiement ont été réalisées en 1941 [Marron, 2007].
-
[5]
Il faut se souvenir que, aux États-Unis en tout cas, les départements financiers des grands magasins étaient, jusque très récemment, en concurrence avec les offres des banques. En fait, c’est dans les années 1990 seulement que de grands magasins tels que Sears ont cédé leur activité de crédit à d’autres [Evans & Schmalensee, 2005 ; Langley 2010].
-
[6]
Selon Guseva (2005), la principale façon de résoudre ce problème a consisté historiquement à envoyer massivement par courrier des cartes non sollicitées par les consommateurs. Cette stratégie a par la suite créé de nombreux problèmes en produisant des pertes considérables dues aux dettes non recouvrées.
-
[7]
Aujourd’hui, le champ est dominé par trois acteurs : Experian, Transunion et Equifax [Rona-Tas, 2001]. Selon Guseva, « aujourd’hui, chacun des trois systèmes (Experian, Equifax and Trans Union) contient approximativement 190 millions de dossiers de crédit ; deux milliards de données sont ajoutées chaque mois, et il y a environ un milliard de consultations chaque année aux États-Unis » [Guseva, 2005, p. 451].
-
[8]
Selon Langley, « les Asset-backed securities (ABS) consistent à agglomérer, à assembler un ensemble de dettes provenant de crédits à la consommation courante, servant de base à l’émission de titres financiers (typiquement des obligations à taux fixes), ainsi que pour le paiement des intérêts et du principal sur ces titres » [2008, p. 136]. Ces ABS ont été un temps utiles aux crédits hypothécaires, mais, depuis 1986, les banques ont mis sur le marché des titres basés sur les dettes de cartes de crédit [Guseva & Rona Tas, 2001, p. 52]. Le marché secondaire n’est pas limité aux ABS, d’autres types de produits dérivés tels que les Credit Default Swaps (CDS) sont également utilisés [Langley, 2008].
-
[9]
En termes de recherches comparatives, les résultats ne confirment pas seulement l’intérêt de l’analyse des développements qui s’écartent du cas américain, ils montrent aussi la pertinence de l’étude du contexte qui rend possible les particularités de ce cas. Ainsi, Montgomerie [2006] a montré que la forme actuelle de l’industrie américaine des cartes de crédit peut être comprise comme le résultat de deux moments très différents de régulation : les réformes de la finance sous Roosevelt après la crise financière ainsi que la série de réformes introduite après la fin de Bretton Woods. Le premier ensemble de réformes a limité l’activité bancaire (en séparant les banques d’investissement des banques commerciales, en imposant des taux d’usure, en augmentant les garanties exigées telles que les dépôts obligatoires et des plafonds d’encours dépendant des revenus des consommateurs) et permis l’expansion du crédit (principalement en apportant une garantie de l’État aux crédits à faible taux d’intérêt). Alors que les réformes suivantes ont autorisé l’expansion de la titrisation et en même temps, introduit des limites à la discrimination sociale dans l’octroi de crédit. Il est aussi important de prendre en compte le fait que l’expansion du crédit à la consommation dans différents contextes n’est pas simplement une collection de développements institutionnels isolés, mais qu’il s’agit aussi d’un cas de diffusion institutionnelle dans lequel des réseaux internationaux jouent un rôle central (banques multinationales, cartes de crédit, collecteurs de données, régulateurs internationaux). À propos des recherches sociologiques sur le sujet, voir Dobbin et al. [2007] et pour l’étude d’un cas particulier de diffusion ratée d’un marché de crédit hypothécaire en Russie, voir Zavisca [2010].
-
[10]
Dans une perspective encore différente, les recherches d’Hélène Ducourant [2009] montrent comment l’octroi de crédit, même lorsqu’il est hautement standardisé (par exemple, celui qui se souscrit via les centres d’appels des grands établissements de crédit en France) est encore mêlé à d’autres variables sociales. Le travail de Ducourant montre l’intérêt qu’il y a à étudier les interactions de vente de crédit. Voir aussi Lazarus [2009] et plus généralement Vargha [2011].
-
[11]
En termes méthodologiques, ces travaux, comme ceux de Guseva et Rona-Tas, sont fondés sur des entretiens auprès de cadres supérieurs de banques et de firmes de crédit ainsi que sur l’observation ethnographique.
-
[12]
Assets Backed Securities.
-
[13]
Même s’il n’est pas directement lié au crédit à la consommation, on peut mentionner le travail récent de Donald Mackenzie [2011] qui, lui aussi, essaie de comprendre la crise financière récente. Comme dans ses premiers articles sur le sujet [Mackenzie & Millo, 2003], Mackenzie étudie avec soin le type de connaissance statistique employée pour évaluer un produit financier donné. Dans ce texte, il analyse deux produits financiers différents – les asset backed securities (ABS) et les credit default obligations (CDO), ainsi que leur synthèse : ABS CDO – et, ce qu’il met en évidence, c’est que, bien que participant du même domaine de l’économie, la finance structurée, les ABS et les CDO, non seulement sont évalués par des experts différents, mais aussi avec des principes statistiques tout à fait différents. Selon les termes même de l’auteur, ces deux produits financiers appartiennent à deux « groupes d’évaluation » différents, et l’une des raisons des problèmes rencontrés avec leur produit de synthèse, les ABS CDO, tient au fait que ces nouveaux produits n’ont pas vu se développer leurs propres outils de connaissance, mais qu’ils ont été construits en mélangeant les différents principes des deux « groupes d’évaluation ». Il est important de signaler ici ce travail de Mackenzie parce qu’il manifeste l’importance qu’il y a à comprendre non seulement le caractère abstrait ou particulier des évaluations du risque financier, mais également la connaissance spécifique qui est mobilisée dans les décisions financières et le contexte organisationnel particulier d’où elles sont issues. Mentionnons pour finir que le travail de Mackenzie n’est pas le seul travail sociologique qui s’intéresse à la crise financière récente. Voir par exemple les articles du numéro spécial « Markets on Trial : The Economic Sociology of the U.S. Financial Crisis » de Research in the Sociology of Organizations, sous la direction de Lounsbuty et Hirsch en 2010.