« On n’a pas le droit de nous dire qu’on mangera quand on sera compétitif. »
1Trois contributions de ce numéro interrogent la modernité des agricultures paysannes. Modernes, les paysans français, plus de quarante ans après le diagnostic de leur « fin » [2] ? Modernes, les paysans du Sud, après des décennies de dénonciations de leurs archaïsmes, de leurs hostilités au progrès, à la marche du Monde ? Beaucoup l’affirment, mais, au-delà des discours convenus, des modèles s’affrontent.
1 – Le paysan, ce héros moderne ?
2Quatre ans après la « crise alimentaire » de 2008, alors que l’insécurité alimentaire touche encore officiellement quelque 900 millions de personnes dans le monde, il est un constat qui semble très largement partagé, depuis la libérale Banque mondiale jusqu’à l’altermondialiste Via Campesina, en passant par les fondations telles que l’AGRA (Alliance for a Green Revolution in Africa), par les agences onusiennes spécialisées que sont la FAO (Food & Agriculture Organisation) et le FIDA (Fonds International pour le Développement Agricole), ou encore les scientifiques, réunis notamment au sein de l’IAASTD (International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development) [3] : le rôle essentiel des agricultures familiales dans la réduction de la pauvreté et de la faim.
3Ce rôle tient d’abord à leur mode de mobilisation des facteurs de production. Ces agricultures induisent de moindres inégalités (et spoliations) foncières que les agricultures à grande échelle (dites latifundiaires) ; elles utilisent davantage le seul facteur qui demeure souvent abondant, le travail, limitant ainsi l’ampleur du sous-emploi et donc de l’exode rural, et permettent d’augmenter la productivité par unité de surface. Et ce de manière plus durable, car le paysan a le souci, lorsque cela lui est possible, de préserver le potentiel productif des terres qu’il utilise. Et il perpétue des méthodes de production conduisant généralement à une moindre artificialisation des écosystèmes et à moins de pollutions que les exploitations agroindustrielles qui visent d’abord à la maximisation de la productivité horaire. Ce rôle tient aussi à l’ancrage local de ces agricultures, tant en termes de débouchés (marchés vivriers, activités de transformation) qu’en termes d’approvisionnement (artisanat). Dès lors donc que l’on considère une mesure de l’efficacité qui ne se limite pas à celle de la productivité du travail à court terme, et que l’on admet qu’il subsiste encore des marges importantes d’accroissement de la productivité par unité de surface grâce aux progrès techniques (cf. infra), il est peu contestable que le soutien aux agricultures familiales constitue le plus sûr moyen de réduire la pauvreté rurale, et de nourrir le monde sans épuiser les ressources naturelles? [4].
4Les agricultures paysannes seraient donc modernes car adaptées aux défis alimentaires, économiques et écologiques contemporains. Ce consensus n’est toutefois qu’apparent, on est bien en présence de chocs de modèles lorsqu’on examine les stratégies contemporaines de développement alimentaire et de lutte contre la pauvreté. Quatre chocs, précisément.
2 – Soutenir l’agriculture, pour quoi faire ?
5Le premier choc concerne l’opportunité même de politiques de soutien de l’agriculture. Longtemps, cette agriculture a été la grande délaissée des stratégies de développement. Tout au plus lui concédait-on un rôle instrumental : permettre l’émergence de surplus (financier, grâce aux rentes d’exportation ; de main-d’œuvre, grâce au progrès technique) à réinvestir dans des activités plus nobles, faisant passer les peuples dans la modernité. Et lorsque les politiques libérales dites « d’ajustement structurel » ont été instaurées au début des années 1980, elles ont logiquement conduit à une régression des soutiens aux systèmes alimentaires nationaux. Et à celle de l’aide publique au développement (APD) dédiée à l’agriculture, qui atteint au milieu des années 2000 un niveau historiquement bas (moins de 4 % du total). Le résultat en est un sous-investissement récurrent qui a été payé au prix fort par les populations urbaines du Sud lors du choc alimentaire de 2008, mais dont pâtissent aussi et surtout les paysans, sous-équipés, sous-appuyés, pour beaucoup incapables de se nourrir eux-mêmes. Il n’est pas inutile de rappeler que les trois quarts des quelque 900 millions de « crève-la-faim » recensés par la FAO sont des ruraux, agriculteurs pour la plupart. La nécessité de lancer d’ambitieuses politiques de développement alimentaire est désormais affirmée comme vecteur essentiel de lutte contre la pauvreté et la faim, depuis l’édition 2008 du Rapport sur le développement dans le monde de la Banque mondiale? [5]. Comme cela avait d’ailleurs été préconisé, et mis en œuvre, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans l’Union européenne naissante.
3 – L’ouverture comme impératif catégorique
6Mais, en ces temps « d’austérité », les moyens pour financer de véritables politiques alimentaires se font ou restent rares, au Sud comme au Nord, à l’instar d’une politique agricole commune (PAC) européenne que certains veulent voir disparaître au profit d’une confrontation plus directe – et postulée moins coûteuse – aux marchés mondiaux. On a là un deuxième choc de modèles, entre la conception d’un développement alimentaire fondé sur l’insertion sur les marchés et celle qui vise d’abord à la satisfaction de débouchés locaux et à la (re)conquête de la souveraineté alimentaire. C’est clairement la première qui a dominé les théories et pratiques du développement depuis le grand virage libéral des années 1980. La thèse est simple : l’ouverture commerciale est un formidable outil de réduction de la faim et de la pauvreté. D’un côté, elle crée des opportunités de revenus d’exportation pour les agriculteurs ; de l’autre, elle permet de s’approvisionner à bon compte en denrées alimentaires (qu’il ne faut donc plus nécessairement produire soi-même) sur les marchés mondiaux, thèse soutenue, par exemple, par le socialiste Pascal Lamy, directeur général de l’OMC : « Le commerce international n’est en fait qu’une courroie de transmission entre les terres d’opulence et les terres de pénurie. Il jette un pont entre l’opulence et la rareté? [6]. » Une thèse séduisante par sa simplicité, mais qui résiste peu à l’entêtement des faits? [7].
7Soulignons d’abord le caractère proprement insensé de vouloir confronter directement, sur un marché mondial unifié, des paysans travaillant en agriculture manuelle et des exploitants disposant d’un pack chimique et motorisé. Avec un écart de productivité nette (ce qui reste à l’agriculteur une fois déduites les dépenses liées à la production) de 1 à 200? [8]. Pour le producteur de maïs andin ou le riziculteur casamançais, cela revient à accepter un prix dérisoire pour ses productions, c’est-à-dire à rester pauvre ou à quitter l’agriculture, mais pour bien souvent rejoindre la misère urbaine? [9]. Autre fait têtu : non, les marchés mondiaux n’approvisionnent pas toujours, et pas toujours à bon compte, le consommateur urbain, on l’a vu en 2008 et on le reverra encore, à coup sûr.
8En dépit de ces évidences, les bienfaits systématiques de l’ouverture n’ont été que tardivement remis en question. Ainsi, les stratégies de réduction de la pauvreté, piliers des politiques de développement des années 2000, se sont-elles focalisées sur les seules causes internes de la pauvreté (accès aux services de base, corruption, etc.), mais n’en ont pas du tout intégré les causes externes : tel le coton américain subventionné, tels les surplus européens ou asiatiques inondant les marchés urbains, qui concurrencent les paysans de Centrafrique, du Mali ou d’ailleurs… On se contente ainsi de vouloir assurer l’empowerment de ces paysans, entendez ici leur capacité à se saisir des opportunités du marché, d’en faire des micro-entrepreneurs par le biais du microcrédit par exemple, sans s’interroger sur le bien-fondé de cette confrontation aux marchés? [10].
9Certes, depuis la « crise » de 2008, la reconquête de la souveraineté alimentaire et la protection aux frontières des producteurs nationaux sont de nouveau avancées par certains comme moyens sine qua non d’éradication de la pauvreté, mais ces idées demeurent encore inaudibles dans des enceintes comme celle de l’OMC. Et évitons toute dichotomie Nord-Sud : dès lors qu’ils seront confrontés sans protection à la « concurrence internationale » de produits alimentaires standardisés, les agriculteurs français disparaîtront (sauf justement dans quelques niches qualitatives plus différenciées, comme les AOC), ne pouvant rien face au rouleau compresseur des agricultures à grande échelle, tel le modèle latifundiaire sud-américain.
4 – Le retour de la question agraire
10La « crise » de 2008 a aussi mis en évidence un troisième choc de modèles ; et nous retrouvons là notre exploitation familiale, encensée par tous en théorie, mais dans les faits de plus en plus confrontée aux « investissements fonciers à grande échelle »? [11]. Ces investissements visent à établir des cultures vivrières et énergétiques là où la terre arable demeure disponible, et ils atteignent ces dernières années une ampleur inédite? [12]. A priori, de telles dynamiques cadrent bien avec le nouveau discours de la Banque mondiale sur l’agriculture et sont donc appuyées par l’institution. Le raisonnement a, une nouvelle fois, l’apparence de la simplicité : puisque d’une part les « développeurs » ont sous-investi dans ce secteur depuis des décennies, et que d’autre part l’investissement privé (lucratif) contribue par nature au développement national et à la lutte contre la pauvreté (les économistes parlent d’une « allocation optimale des capitaux »), il faut encourager les investisseurs agricoles, d’où qu’ils viennent. Sauf que…
11Sauf que, de l’avis (embarrassé) de la Banque mondiale elle-même dans un rapport publié en 2010? [13], ces investissements fonciers ont des conséquences sociales et environnementales souvent désastreuses, sont rarement viables économiquement, et ne contribuent que peu au développement économique national. Ils aggravent souvent la pauvreté, du fait des spoliations qu’ils occasionnent – on parle alors de land grabbing (ou accaparement foncier) –, ne nourrissent pas les populations (ils ont une vocation exportatrice), et ne sont pas pourvoyeurs d’emplois, bien au contraire. Comment donc concilier l’inconciliable, c’est-à-dire promouvoir l’agriculture familiale sans renoncer aux vertus postulées de l’investissement libre ? En appelant les investisseurs à davantage de responsabilité, à respecter les « sept principes pour un investissement agricole responsable qui respecte les droits, les moyens d’existence et les ressources ». Déclinaisons agricoles de la rhétorique de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), ces principes sont fondés sur le volontariat, la capacité des investisseurs à s’auto-contraindre à mieux intégrer les impacts de leurs projets, à établir des relations moins déséquilibrées avec les exploitants familiaux. Cette autorégulation, les organisations paysannes n’y croient pas. C’est d’ailleurs le principal message de l’alliance internationale contre les accaparements de terres, créée en novembre 2011 à Nyéléni au Mali, arguant qu’il ne peut pas y avoir d’accaparement responsable? [14]. La question agraire, c’est-à-dire celle des inégalités dans l’accès au foncier, n’est donc pas une vieille lune tiers-mondiste, elle reste un enjeu essentiel du développement alimentaire? [15]. Et, là encore, au Sud comme au Nord : si en France on est certes loin du « modèle » latifundiaire brésilien, il est ainsi difficile pour beaucoup d’agriculteurs de concevoir le développement de leur exploitation autrement que par « l’agrandissement », c’est-à-dire par la captation de l’espace qui se libère (retraite, liquidation), quitte à se surendetter.
5 – Les OGM contre la faim ou contre les paysans ?
12Le dernier choc de modèles est d’ordre technologique : quelles techniques pour sortir l’humanité de la faim ? Au départ, il y a un constat de plus en plus partagé : le modèle agro-industriel universellement diffusé lors des « révolutions vertes », fondé sur l’artificialisation des agro-écosystèmes, l’uniformisation des packs techniques et la chimisation à outrance, atteint ses limites – écologiques, sociales, et même économiques. L’opposition vient ensuite lorsqu’il s’agit d’envisager une alternative. D’un côté, il y a ceux qui veulent redonner le pouvoir de l’expérimentation, de l’adaptation et de la sélection locale aux paysans, se fondant généralement sur les principes de l’agro-écologie. De l’autre, il y a ceux qui pensent – ou font mine de penser – que le salut des agriculteurs familiaux passera par les biotechnologies, dont les semences génétiquement modifiées, bref par le vrai progrès, l’exogène, le seul légitime en somme. Et pourtant, on peut s’interroger : est-il légitime que Bill Gates finance, par le biais de sa puissante fondation, la diffusion des semences génétiquement modifiées en Afrique, en concertation avec Monsanto, et par le biais d’institutions de promotion telles que la Fondation africaine pour les Technologies agricoles? [16] ? Et ce, en dehors de tout débat public et démocratique ? Autrement dit, est-ce à un mécène de décider ce qui est bon pour les paysans, alors même que ce nouveau pack technique risque d’accroître la dépendance de ces paysans vis-à-vis des agro-fournisseurs ? Notons que, même dans des contextes démocratiques, cette dépendance est justifiée comme une condition nécessaire du progrès. Pensons aux débats sur la diffusion des OGM, qui agitent les instances européennes et au récent arrêt du Conseil d’État invalidant le moratoire sur le maïs transgénique de Monsanto en France. Pensons à la proposition de loi sur les « certificats d’obtention végétale », adoptée fin novembre 2011 par le Parlement français, qui met encore un peu plus à mal ce privilège du fermier, celui de réutiliser sa récolte pour la campagne suivante, en fait celui de son autonomie vis-à-vis des firmes de l’agrofourniture… Pensons aux réseaux de semences dites paysannes, qui sont dans l’illégalité en diffusant des semences non inscrites au « catalogue »? [17].
13Pouvoir aux paysans d’un côté, pouvoir aux industriels de l’autre. On le voit, le débat est moins technique que politique, et il en est ainsi de la question paysanne en général au Sud comme au Nord, notamment dans l’Union européenne, alors que se prépare la grande réforme de la PAC, après 2013? [18].
14Que conclure de tout ceci ? En premier lieu, que, bien qu’adulés par tous, bien que modernes, les paysans du monde ont à faire face à un modèle agro-industriel extraverti, financiarisé et latifundiaire, peut-être « insoutenable » mais encore très solide. Un modèle dont les défenseurs ânonnent cette antienne, l’ancrant dans les esprits : le marché libre, les biotechnologies et l’investissement privé (responsable, s’entend) réunis sauveront l’humanité de la pénurie alimentaire qui la menace. En second lieu, qu’il n’y a jamais eu et qu’il n’y aura pas de diminution de la pauvreté et de la faim par la seule magie du marché, et qu’il faut pour ce faire des politiques publiques « pro-paysannerie ». De telles politiques ne pourront émerger sans mobilisations collectives de ces paysanneries. En ce sens, des mouvements tels que l’alliance contre le land grabbing, et plus généralement les fédérations d’organisations paysannes qui se structurent dans différentes sous-régions? [19] et au niveau mondial, constituent des signes forts d’espoir pour l’avenir. L’inscription dans la modernité suppose aussi des capacités d’actions collectives.
Notes
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[1]
Déclaration faite devant le Comité de la sécurité alimentaire, FAO, 19 octobre 2011. Voir : http://www.cnop-mali.org/spip.php?article154.
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[2]
Mendras H. (1967), La fin des paysans, Paris, SEDEIS.
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[4]
Une démonstration détaillée, et très éclairante (même pour le néophyte), en est proposée par Marc Dufumier. Voir Dufumier M. (2012), Famines au Sud, malbouffe au Nord, Paris, NIL Éditions.
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[5]
World Bank (2008), World Development Report. Agriculture for Development. Washington DC.
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[6]
Dans Libération du 20 septembre 2010.
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[7]
Pour une réponse à cette thèse : Collectif (2011), Seule la diversité cultivée peut nourrir le monde. Réponses à l’OMC, Fermanville, Éditions du Linteau.
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[8]
Dufumier M., Lallau B. (2010), « Agriculture et développement durable », in Bertrand Zuindeau (éd.), Développement durable et territoires, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion.
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[9]
« Le libre-échange agricole, c’est le vol », pose ainsi Marc Dufumier (2012), paraphrasant la célèbre formule de Proudhon.
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[10]
Prévost B. (2005), « Les fondements philosophiques et idéologiques du nouveau discours sur le développement », Économies et Sociétés, Série Développement, n° 4, 3/2005, p. 477-496.
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[11]
Lallau B. (2012), « Land grabbing versus investissements fonciers à grande échelle. Vers un “accaparement responsable” ?, L’Homme et la Société, à paraître.
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[12]
Anseeuw W., Alden Wily L., Cotula L., Taylor M., (2012), Land rights and the rush for land, IIED-CIRAD-International Land Coalition, janvier.
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[13]
World Bank (2010), Rising Global Interest in Farmland. Can it Yield Sustainable and Equitable Benefits? September, Washington DC.
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[14]
Cf. le site www.farmlandgrab.org.
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[15]
On lira particulièrement, sur cette question : Pouch T. (2010), La guerre des terres. Stratégies agricoles et mondialisation, Paris, Choiseul. Ainsi que : De Schutter O. (2010), Économie politique de la faim. Les leçons inaugurales du Groupe ESA, Angers, Groupe ESA.
- [16]
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[17]
Le catalogue officiel du Groupement National Interprofessionnel des Semences et plants (GNIS), autrement dit de l’oligopole semencier.
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[18]
Boussard J.-M., Trouvé A. (éds.) (2010), Proposition pour une nouvelle politique agricole et alimentaire européenne qui relèvera les défis de ce siècle, juin. http://www.eurovia.org/spip.php?article343.
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[19]
Parmi beaucoup d’autres : en Inde, Navdanya, créée par Vandana Shiva, le Roppa (Réseau des organisations paysannes et de producteurs d’Afrique de l’Ouest, le Mouvement des sans-terre au Brésil, etc.