Rod Hill et Tony Myatt The Economic anti-textbook: a critical thinker’s guide to micro-economics London, NY, Zed Books, 2010? [1], 305 p.
1Rod Hill et Tony Myatt sont tous deux américains et professeurs d’économie à l’université de New Brunswick, dans le New Jersey. Les recherches du premier portent sur l’échange international et l’économie publique – en particulier les questions de taxation –, celles de Tony Myatt sont centrées sur le marché du travail mais aussi sur les méthodes d’enseignement de l’économie.
2The Economic anti-textbook est un curieux ouvrage. Il ne propose pas une manière d’étudier l’économie autre que celles proposées par les manuels standard comme on l’attend sans doute d’un anti-manuel : « Bien que nous ayons plutôt de la sympathie pour les paradigmes alternatifs et les approches hétérodoxes (l’un de nous se considère comme un “post-keynésien” et l’autre comme un “social-démocrate de style européen”), l’Anti-textbook n’est pas une présentation des paradigmes alternatifs » (p. 2).
3L’« anti » s’entend plutôt comme une opposition à la manière dont ces manuels présentent l’analyse économique : « Notre but n’est pas de démystifier l’économie (néoclassique) dominante, mais plutôt la présentation qui en est faite dans les manuels. » (p. 1) Un « méta-manuel » ?
4Comme le fait apparaître le sous-titre, l’analyse est centrée sur les mécanismes microéconomiques et la structure reprend celle d’un manuel anglo-saxon standard? [2]. Après une brève introduction, un chapitre sur l’objet de la microéconomie et un autre sur ses méthodes, les auteurs abordent successivement le marché, le consommateur, la firme, les structures de marché et leur efficacité, les externalités, la distribution des revenus, le rôle de l’État, l’échange international avec des titres parfois plus décalés (ex. chapitre 10 : « Commerce et globalisation sans lunettes roses »).
5C’est un livre qui défend une thèse. Il prône la reconnaissance de la part d’idéologie intrinsèque que porte toute présentation d’un champ disciplinaire. Les auteurs récusent la représentation d’une science économique qui formulerait des théories dont les prédictions sont éprouvées par les faits – lesquels préexisteraient à toute théorie ; une science pour laquelle les définitions, les questions pertinentes seraient établies sur une base objective – laquelle ferait consensus ; une science expurgée de tout jugement de valeur voire de toute controverse.
6Les présentations des manuels de microéconomie, disent-ils, sont, comme les autres, porteurs d’un parti-pris très prégnant, que les auteurs nomment, à la suite de George Soros, le « fondamentalisme du marché ». Leur projet est donc finalement de montrer les ressorts par lesquels ces manuels tentent de convertir en science une doctrine ou une opinion, en insistant sur l’ensemble des angles morts : « En fait, les manuels ne cherchent pas seulement à vous apprendre comment penser (comme un économiste), ils tentent aussi de vous dire ce à quoi que vous devez penser. » (p. 4)
7Les auteurs destinent l’ouvrage aux étudiants de première année d’économie, auxquels ils offrent une sorte de kit de survie ou de résistance? [3]. Aussi notable que soit l’effort de clarté dans la présentation des mécanismes microéconomiques, avec cette volonté toute anglo-saxonne d’être le plus vivant, le plus proche du quotidien et le plus didactique possible, il n’est pas totalement certain qu’on puisse entrer dans cette lecture sans aucune notion de microéconomie? [4]. Ce serait donc, pour les étudiants, une sorte de mode d’emploi de leurs manuels.
8Les chapitres sont toujours construits selon le balancement suivant : après l’exposé des concepts fondamentaux du chapitre à la manière du manuel standard, vient sa mise en question avec, en renfort, des questions à poser au professeur pour faire émerger les insuffisances de l’approche standard [« le but n’est pas tant d’embarrasser votre professeur, que d’amener une meilleure compréhension dans la classe? [5] » (p. 2)], puis des suggestions de lecture d’auteurs hétérodoxes le plus souvent. Le foisonnement des thématiques que l’ouvrage brasse laisse finalement penser que la cible effective est peut-être plutôt le corps enseignant.
9La présentation des mécanismes microéconomiques est un bon compromis entre vulgarisation et refus de la superficialité. Et la partie critique multiplie les assauts (angles morts de l’approche, incohérence théorique, réfutation empirique…) avec de surcroît une mine de citations et de références bibliographiques souvent d’auteurs hétérodoxes? [6].
10Pour bien saisir le modus operandi, mieux vaut sans doute explorer un chapitre. Laissons de côté les deux premiers chapitres. Le premier synthétise et discute les concepts clés? [7] et les idées centrales? [8] du paradigme néo-classique. Autour des apports de Keynes, Northrop, Marglin, Galbraith et d’autres encore, la question centrale est celle de la prise en compte de l’individu comme animal social, inséré dans une communauté qui reste invisible dans les manuels standard. Le second est centré sur la méthodologie et discute, de façon plutôt classique, de la pertinence d’une représentation modélisée et de la possibilité d’une séparation entre le normatif et le positif.
11Considérons plutôt un chapitre typique de l’analyse microéconomique, par exemple le chapitre 3 intitulé « Comment les marchés fonctionnent (dans un monde imaginaire) ? ».
12La section 1, conformément à la grille de déconstruction retenue de façon systématique pour tous les chapitres s’intitule « the standard text ». Ici, pour parvenir rapidement au fameux graphique avec ses deux courbes, l’une qui croît et l’autre qui décroît, les auteurs construisent en moins d’une page une courbe de demande dont on saisit bien ce qu’elle a pour mission de représenter et l’exploite, à la manière anglo-saxonne, en terminant par les réponses que l’on peut apporter sur cette base à la question suivante : « Supposons que le métro londonien perde de l’argent. Si l’objectif est seulement d’augmenter ses bénéfices, le métro doit-il augmenter ses tarifs ? » (p. 47) À un même rythme effréné, et toujours avec ce talent rare pour synthétiser les éléments cruciaux en quelques phrases, sont également exposés le fondement de la courbe d’offre, l’équilibre de marché (7 lignes), la statique comparative et les effets des interventions gouvernementales, le tout saupoudré des exemples habituels sur le logement, les places de parking… Aucune ironie, aucune caricature dans cette présentation très à plat.
13L’attaque se produit ensuite sur plusieurs fronts dans la seconde section intitulée « The anti-text ». Pour ce chapitre, on trouve :
- une première charge contre l’absence de réalisme du cadre de la concurrence parfaite, sans surprise sur le fond, mais qui fait dialoguer Stiglitz, Baumol et Blinder, Krugman et Wells, Philips, Ragan et Lipsey ;
- un assaut contre le caractère acceptable du modèle comme approximation utile à partir des prédictions sur le salaire minimum, le contrôle des loyers et l’incidence des taxes ;
- une offensive contre le parti-pris en faveur de la supériorité de la concurrence parfaite à partir de la question des prix « plancher » et « plafond » où l’on voit les meilleures capacités prédictives du modèle de monopole ;
- une mise à l’épreuve plus lourde de la rigueur ou de la qualité scientifique de l’approche à partir de l’analyse détaillée des incohérences théoriques du modèle où l’on retrouve une partie du mode opératoire de Bernard Guerrien : invalidation des résultats hors équilibre, non-convergence de l’équilibre? [9]…
14Si la déconstruction des manuels renvoie à des auteurs, des idées, des illustrations spécifiques pour chaque chapitre, elle trouve son unité en donnant un poids prépondérant à quatre dimensions manquantes : la question du pouvoir, le poids ou l’influence de la société, l’imperfection et l’asymétrie de l’information et le caractère protéiforme de la notion d’efficacité. L’ensemble reste parfois un peu hétéroclite, mêlant des arguments standard, des outils microéconomiques aussi discutables que ceux qui sont critiqués, des réflexions épistémologiques (autour des analyses de Kuhn et Lakatos en particulier), des mécanismes post-keynésiens… dans un joyeux méli-mélo où, comme les auteurs le souhaitent, chacun peut suivre son chemin. Mais il ne mènera pas hélas au manuel alternatif qu’il reste à écrire et de manière sans doute plus urgente.
15Julie VALENTIN
16CES, Université Paris 1
Max Weber La Bourse Paris, Éditions Allia, 2010, 147 p.
18C’est un Max Weber différent de l’auteur auquel ont été habitués des générations d’étudiants en sciences sociales que nous fait découvrir ici Pierre de Larminat, grâce à sa traduction de La Bourse, publiée aux éditions Allia en janvier 2010. Un Weber plus jeune (les deux textes dont se compose le livre ont été publiés en 1894 et 1896 respectivement dans la Göttinger Arbeiterbibliothek, donc bien avant qu’il ait écrit ses œuvres majeures et plus connues) et plus directement engagé dans le débat politique. Et pas n’importe quel débat : un débat sur la réglementation des marchés financiers. C’est dans ce cadre que Max Weber, alors professeur d’économie à l’Université de Fribourg-en-Brisgau, publie en deux parties, intitulées respectivement « Finalité et organisation extérieure des bourses » et « Les échanges boursiers », une étude republiée en 1924 sous le titre La Bourse dans le cadre de l’édition de ses œuvres complètes par sa veuve.
19Comme le rappelle Pierre de Larminat dans son introduction, ces textes avaient une visée claire : il s’agissait, face à une série de critiques des marchés financiers venant des junkers mais aussi des milieux ouvriers et chrétiens, de défendre l’utilité de ces marchés pour la bonne marche de l’économie en général, ainsi que l’intérêt particulier du développement des marchés financiers allemands pour le IIe Reich. En ce sens, l’essai de Max Weber est un exemple précoce d’un genre qu’on a pu voir fleurir au cours des dernières décennies : le discours de légitimation de la finance.
20C’est sous cet angle qu’il nous paraît significatif. Légitimer la finance, c’est bien sûr la défendre face aux critiques. Celles-ci, à la fin du xixe siècle comme, le plus souvent, aujourd’hui, reposent essentiellement sur une opposition entre finance et « économie réelle ». Le cœur du propos est que les marchés financiers ont un caractère à la fois artificiel et parasitaire, ce caractère étant souligné dans le cas des ventes à découvert et des produits dérivés, dans lesquels on voit un instrument d’enrichissement sans cause ne profitant qu’à une caste privilégiée tout en perturbant inutilement le fonctionnement normal de l’économie. Par symétrie, le discours de légitimation s’attachera avant tout à défaire cette opposition en soutenant le caractère à la fois réel et rationnel des marchés financiers, plus précisément en les présentant comme des moyens efficaces de répondre à des besoins concrets et légitimes ; dans le cas des ventes à découvert et des dérivés, on arguera que leur développement n’est rien d’autre que celui de nouvelles et ingénieuses façons de contracter une assurance. Dans sa forme, ce discours se présentera comme un exercice de pédagogie édifiante : on n’entrera pas véritablement dans une controverse avec des interlocuteurs considérés sur un pied d’égalité, on considèrera plutôt ces derniers comme des ignorants qu’il s’agit d’éclairer.
21C’est ce que fait ici Max Weber qui, du haut de sa chaire d’économie, administre une leçon. Son procédé de base est classique : il faut ramener l’inconnu au déjà connu, le virtuel au concret, le complexe au simple. Il se déploie en particulier sur deux points cruciaux : l’assimilation des marchés financiers aux marchés de biens consommables, l’assimilation des opérations à terme à des prestations assurantielles.
22Qu’est-ce qu’un marché pour l’homme de la rue ? L’endroit où il va acheter ses salades. C’est donc de là qu’il faut partir : comme le « petit marché local d’un bourg de province » (p. 24), la Bourse n’est qu’un lieu « où l’“offre” et la “demande” pour une même marchandise doivent se rencontrer » (p. 25) et, si différence il y a, il s’agit essentiellement d’une question d’échelle : la Bourse « est un marché pour les articles de masse modernes, pour lesquels on dispose continûment d’une offre considérable et pour lesquels il y a une demande tout aussi considérable » (p. 25). Weber, qui évoque d’abord, sous le terme général de « bourse », les marchés à terme portant sur des matières premières agricoles ou minières, concède qu’on peut distinguer entre ces marchés et ceux où s’échangent des valeurs mobilières, simplement « cette partition n’a pas d’autre signification que celle qui distingue par exemple les marchés aux poissons, à la viande et aux légumes » (p. 27). L’analogie avec les marchés alimentaires, qui revient à d’autres reprises (p. 52, 82), a clairement pour objet de faire comprendre à l’homme ordinaire que la Bourse est foncièrement la même chose que le marché de la place du village, même si c’est plus grand et, en apparence, plus compliqué.
23Cette complexité est bien moindre qu’on ne le croit, nous dit aussi le professeur : l’usage d’une terminologie spécialisée par les professionnels de la Bourse masque en effet, pour l’essentiel, le simple fait qu’ils ont recours à diverses formes d’assurance. Une assurance, voilà qui se comprend. Aucun honnête citoyen ne saurait trouver à redire à la nécessité de se protéger des aléas qui le menacent en payant pour cela une prime raisonnable. Au terme de vingt pages d’analyse des marchés à terme, qui constituent déjà en son temps « la forme dominante du commerce spéculatif sur les bourses les plus développées du monde » (p. 99), Max Weber souligne « combien est erronée l’opinion selon laquelle on pourrait déduire de la forme même des opérations à terme leur irréalité et le fait qu’elles auraient tous les caractères des jeux de hasard » (p. 119). Les intervenants sur ces marchés, en effet, « poursuivent des fins on ne peut plus réelles : la sécurisation d’un niveau de prix futur » (p. 119-120). De même que la Bourse relève du même ordre de réalité que le marché aux primeurs du coin, de même les opérations à terme qui s’y déroulent sont-elles assimilables dans leur principe à l’assurance incendie que contracte tout citoyen raisonnable et propriétaire de sa demeure : « Il serait aussi peu sérieux de négliger cette forme d’assurance qui prend la forme d’une opération que de négliger de s’assurer contre le feu » (p. 121).
24Ce que nous appelons aujourd’hui théorie financière n’existait pas, même sous une forme embryonnaire, en 1896. Chez Weber, l’assimilation de la Bourse à un marché ordinaire et des opérations à terme à des services d’assurance ne répond donc pas seulement à des fins pédagogiques, elle vient aussi du fait qu’il n’y avait pas, alors, de théorie élaborée et reconnue spécifiquement consacrée aux marchés financiers. Ce qui frappe pourtant, c’est que ce type d’argumentation a été utilisé de façon répétée jusqu’à notre époque.
25Ce paradoxe, nous semble-t-il, s’explique principalement par le fait que la partie la plus institutionnalisée de la recherche sur la finance s’est appuyée sur une approche probabiliste, sur la base d’une réflexion sur le risque, étroitement apparentée à l’assimilation déjà énoncée par Weber des services fournis par les marchés financiers à des prestations d’assurance. La théorie financière telle qu’elle s’est développée et institutionnalisée à partir des années 1960 a pris appui, en particulier dans ses méthodes et ses modes de test, sur la théorie des probabilités. Dans les faits, elle n’analyse pas les marchés financiers comme des modes de rencontre d’une offre et d’une demande de biens plus ou moins rares et dotés d’une utilité mais comme des séries statistiques de variations de prix qu’elle traite comme des données extérieures aux échangistes et dont elle propose des modélisations dont elle teste la capacité prédictive. Contrairement aux apparences, la finance comportementale n’est pas sortie, dans ses modes de test en tout cas, de ce schéma d’extériorité des marchés financiers à leurs acteurs : elle a fourni des explications psychologiques aux discordances constatées entre les prédictions des modèles et la réalité des distributions de changements de prix, mais, en imputant ces discordances aux acteurs, elle ne cherche le plus souvent à les comprendre que pour les corriger ; c’est le modèle qui est porteur de rationalité, et si les acteurs s’en écartent, il faut les y ramener.
26C’est Keynes qui, dans la réflexion sur les marchés financiers, a remis les échangistes dans l’échange. Il ne traite pas les changements de cours comme des données extérieures à modéliser mais comme des informations sur les préférences des autres acteurs qui influencent et modifient les préférences et les décisions d’investissement de chaque acteur. Le comportement des intervenants n’est ni rationnel ni irrationnel : il n’est pas imputable à leur psychologie individuelle, mais aux caractéristiques particulières du mode d’interdépendance dans lequel ils sont pris et dont ils dépendent. Si rationalité ou irrationalité il y a, elle n’est pas celle des individus mais celle de ce mode d’interdépendance qui détermine leur comportement. Les théorisations en termes d’intersubjectivité (Aglietta, Orléan), de réflexivité (Soros), de rétroaction (Jorion) ont toutes tourné autour de cette idée.
27On peut remarquer un point commun entre les deux types d’approche : le raisonnement porte sur les changements de prix et non sur les prix. Selon nous, cela montre que toutes deux, en dépit de tout ce qui les sépare, ont en commun de reconnaître ce qui distingue les marchés financiers des marchés de biens et services consommables. Pour ces derniers, en effet, les raisonnements en termes de rareté et d’utilité et la loi de l’offre et de la demande ont un sens, au moins sur le plan logique. Ce n’est pas le cas pour les marchés sur lesquels s’échangent des actifs financiers, c’est-à-dire, comme l’a exprimé Pierre-Noël Giraud, des promesses (de revenus futurs). À la différence d’un bien ou service consommable, une promesse ne peut être logiquement dotée d’une utilité intrinsèque. L’utilité d’une promesse, c’est sa capacité à être tenue, c’est une utilité seconde, dérivée d’un pari sur ce qui va advenir dans le futur. L’utilité d’un actif financier, c’est le rendement qu’il produit, c’est donc le changement de prix et non le prix qui, logiquement, focalise toute l’attention des échangistes et des théoriciens.
28C’est cette singularité des marchés financiers qui fait qu’il est si tentant de les analyser sur la base de la notion de risque et des raisonnements probabilistes qui formalisent cette analyse. Le problème de cette approche est qu’elle oublie que les marchés financiers sont, comme les marchés de biens et services mais d’une façon différente, des modes d’interdépendance. Pour le comprendre et plus encore pour l’étudier concrètement, il faut sortir de l’individualisme méthodologique. Weber en était loin.
29Jacques-Olivier CHARRON
30CNAM
Juliet B. Schor Plenitude: the new economics of true wealth New York: The Penguin Press, 2010, 258 p.
32L’économiste Juliet B. Schor s’est établie comme une des critiques les plus lucides du modèle économique américain, notamment grâce au grand succès de ses ouvrages The overworked American (1992) et The overspent American (1998). Avec Plenitude: the new economics of true wealth, Schor renoue avec ses travaux antérieurs tout en y ajoutant des éléments théoriques et empiriques importants. En effet, la visée de « plénitude » est double : l’ouvrage est d’abord un manifeste pour une manière nouvelle de répondre à la crise économique et écologique, avec comme clé de voûte l’idée de libérer les travailleurs des contraintes du salariat à l’aide d’une réduction volontaire du temps de travail, d’une démarchandisation de certaines activités productives et d’une redécouverte du capital social comme ressource productive. S’agit-il donc du énième manifeste alertant les lecteurs sur l’insoutenabilité du capitalisme ? Encore un argumentaire du pourquoi et du comment d’un autre « système » ? Certainement pas, car la deuxième visée de « plénitude » est un réel pas en avant en faveur de la critique, à savoir l’essai d’une synthèse de l’avalanche des projets concrets, souvent locaux, qui constituent la matière première du livre.
Les quatre principes de la plénitude
33Juliet B. Schor développe sa vision d’une économie susceptible de créer une « vraie richesse » sous le slogan de la plénitude, une manière de produire, de consommer et de vivre qui repose sur quatre principes complémentaires : premièrement, l’allocation du temps doit être diversifiée, notamment grâce à une sortie partielle du marché du travail capitaliste (le business-as-usual, ou BAU). Schor rappelle qu’une telle réduction du temps de travail permettrait la répartition du travail sur un plus grand nombre d’individus, avec, à la clé, les gains de productivité et la réduction du chômage involontaire que l’on sait. Bien que pour le lecteur français cette idée ne soit pas nouvelle, il convient de rappeler que l’auteur s’adresse en priorité à un public américain pour lequel une réduction significative du temps de travail équivaut à une petite révolution. Deuxième principe : le retrait partiel du salariat permettrait l’essor d’une forme d’autoproduction qu’on est tenté de qualifier à la fois de traditionnelle et d’avant-gardiste. Traditionnelle car elle se concentre sur les biens et services qui historiquement ont été au centre de l’activité domestique non marchande comme la nourriture, le soin, l’habillement. L’autoproduction est aussi avant-gardiste car elle emprunterait le concept phare de l’économie orthodoxe – l’efficience – et l’appliquerait à la micro-production. Le pari de Schor est qu’une fois que le coût écologique de la production est pris en compte, l’autoproduction devient non seulement une manière de libérer les consommateurs du besoin de gagner de l’argent sur le marché BAU (« moins on doit acheter, moins on est obligé de gagner »), mais le progrès du savoir-faire et les avancées techniques dans des domaines comme la permaculture ou la fabrication d’objets à petite échelle tendent à rendre l’autoproduction plus efficiente par rapport au marché capitaliste. En d’autres termes, Schor développe une micro-économie qui transgresse constamment l’opposition entre marchand et non marchand en posant la question plus générale de la forme d’organisation de la production qui serait la mieux à même de répondre aux multiples crises qui frappent nos civilisations. Le troisième principe de la plénitude est l’idée d’un « matérialisme véritable » (true materialism), c’est-à-dire une attention accrue et systématique aux aspects matériels de nos modes de vie. Loin de certains courants de pensée post-industriel ou post-moderne, Schor postule que la rareté des ressources et les conséquences écologiques néfastes de la consommation – y compris la consommation symbolique ! – nécessitent l’évaluation constante de la matérialité de tous les produits, évaluation qui selon l’auteur va conduire à un retour de la qualité comme critère principal de la désirabilité des biens et services (et qui rejoint ainsi les conclusions des recherches menées en France par Jean Gadrey et d’autres). Enfin, le quatrième principe préconise la redécouverte du lien social comme créateur de richesse. Comme pour le cas de la réduction du temps de travail, les dividendes seraient doubles : sous forme de l’amour, de l’amitié ou de la convivialité, le lien social est un bien en soi et donc une « vraie richesse », mais Schor insiste également sur les effets productifs et – encore une fois – efficients de nombreuses stratégies collectives (comme le covoiturage, les jardins partagés, la cohabitation, l’autoproduction familiale, etc.).
La société de consommation 2.0
34Ensemble, ces quatre principes forment la toile de fond des quatre chapitres qui constituent le cœur de l’ouvrage. Le deuxième chapitre dresse un bilan actualisé de la société de consommation (américaine). Le lecteur y trouve non seulement une analyse rigoureuse de la dimension matérielle de la croissance économique, mais aussi des concepts puissants qui rendent l’actuelle course à la dégradation planétaire intelligible. À titre d’exemple, le « paradoxe de matérialité » décrit comment une consommation de plus en plus orientée vers la dimension symbolique des produits ne conduit pas à une plus faible pression sur les ressources physiques, mais bien au contraire. Du fait que les produits de l’économie capitaliste perdent de plus en plus rapidement leur valeur symbolique de distinction, la fréquence des achats s’accélère. Par conséquence, même si un consommateur s’intéresse principalement à la dimension symbolique du passage de son vieux iPhone 2 au nouveau (mais bientôt vieux) iPhone 3, il est aussi vrai que la matérialité des signifiants rend l’économie symbolique extrêmement gourmande en ressources rares. De plus, le désastre écologique s’accentue au fur et à mesure que le paradoxe de matérialité affecte une palette de plus en plus large d’objets (elle inclut désormais des produits qui, jadis, n’étaient pas consommés pour leur contenu symbolique). Schor montre comment ces tendances en France, anticipées par Baudrillard et d’autres dans les années 1970, sont aujourd’hui accessibles à l’analyse quantitative, par exemple aux travaux mobilisant l’analyse des flux matériels (material flow analysis) ou d’autres branches de l’économie écologique (ecological economics), une forme d’analyse économique souvent pratiquée à l’extérieur des départements universitaires portant ce nom.
35L’auteur s’engage d’ailleurs explicitement dans la bataille disciplinaire, le sujet du troisième chapitre. Ce n’est évidemment pas une coïncidence si Schor, qui a commencé sa carrière comme économiste du travail, publiant sur des problèmes monétaires et macroéconomiques, conduit actuellement ses recherches en économie dans un département de sociologie (celui de Boston College). Mais force est de constater que son bagage d’économiste et son parcours à travers les universités américaines les plus prestigieuses rendent l’auteur particulièrement bien placée pour passer en revue une série des controverses académiques, des choix méthodologiques et des résultats empiriques qui conduisent le lecteur au constat que la plupart des économistes contemporains peinent à intégrer correctement la valeur de la nature et du social dans leur analyse.
La plénitude se veut avant tout un mouvement et pas un « système »
36Malgré l’intérêt indéniable des chapitres critiques, il me semble que la dernière partie est la plus à même de convaincre les éco-pessimistes : Schor réussit à articuler la cohérence non d’une vision ex cathedra d’un système économique alternatif, mais d’un vaste mouvement dont les fruits sont déjà visibles un peu partout dans le monde. Pour aller vite, on pourrait dire que Schor crée l’impression que, par leur sens écologique et économique, ces initiatives dispersées aboutiront à la transition tant désirée par certains ou, pour emprunter les termes du débat français, permettront de passer du niveau « bobo » au niveau « macro ». Pour ce faire, l’auteur s’approprie un aspect essentiel de la démarche de l’économie orthodoxe : Schor argumente que les initiatives qu’elle analyse ont du succès parce que les acteurs qui s’y engagent en tirent un bénéfice, parce qu’elles sont plus efficientes que l’économie BAU (bien que pour cela elle doive remplacer l’efficience orthodoxe par son nouveau concept d’éco-efficience). C’est sous cet angle que Schor analyse l’écovillage de Beddington Zero dans le sud de Londres ou la Business Alliance for Local Living Economies, les mouvements du Slow Food et du Slow Travel, l’architecture alternative de Hassan Fathy et de l’Adobe Alliance, les constructions de Tom et Renee Elpel dans le Montana, les innovations introduites par le philosophe et éco-pionnier Frithjof Bergmann ou par le créateur français des jardins verticaux, Patrick Blanc. Elle présente Alice Waters, Michael Pollan, Vandana Shiva, Winona LaDuke, l’horticulteur de Harvard et José Bové comme faisant tous partie, d’une manière ou d’une autre, d’un grand mouvement en quête de plénitude. Grâce à sa grille d’analyse et ses quatre principes de base, Schor montre les convergences entre les initiatives en place et suggère des pistes sur la manière dont les pouvoirs collectifs pourraient les appuyer.
37Comme pour toute vision peinte à grands traits, la question se posera de savoir dans quelle mesure telle ou telle affirmation défendue par Schor sera validée par l’expérience. Pour le cas de l’Europe, on peut par exemple s’interroger sur la manière par laquelle l’agriculture urbaine – une des stratégies centrales d’autoproduction, prônée par Schor – pourra surmonter les énormes obstacles qui sont la pression immobilière et la régulation actuelle des surfaces dans les villes européennes. Sur cette question, le contexte urbain aux États-Unis semble être beaucoup plus favorable (en page 153, Schor qualifie la terre de moyen de production « peu coûteux ou gratuit »). Un deuxième exemple est la libre circulation de l’information grâce à l’Internet, qui est présentée à plusieurs reprises comme une solution à des problèmes de coordination ou de distribution du savoir-faire. Sur cette question, on pourrait reprocher à Schor de suivre la foule et de ne pas respecter sa propre devise de « matérialisme véritable » : bien que l’Internet puisse conduire à une information dite « libre », il n’empêche qu’il est susceptible de générer des coûts environnementaux exorbitants qui pourraient rendre la surconsommation des flux numériques éco-inefficiente (dans un rare geste de transparence écologique, l’entreprise américaine Google a récemment chiffré la consommation d’électricité de ses serveurs à 260 millions de watts ; voir aussi sur ces questions le numéro 08 de la RFSE coordonné par François Horn, Bernard Convert et Marc Zune). Mais ces points ne compromettent pas la cohérence du livre, au contraire. Ils ne font que souligner la nécessité de l’adaptation du mouvement de plénitude aux conditions locales ainsi que l’efficacité du cadre conceptuel du programme de Juliet Schor.
38Stephan KAMPELMANN
39Université libre de Bruxelles
Chris Hann et Keith Hart Economic Anthropology. History, ethnography, critique Cambridge U.K., Polity Press, 2011, 206 p.
41Dans ce petit ouvrage très dense, Chris Hann (directeur du Max Planck Institut pour l’anthropologie sociale de Halle) et Keith Hart (professeur émérite d’anthropologie de la Goldsmiths University de Londres) présentent à grands traits l’histoire de l’anthropologie économique depuis ses origines lointaines (la fin du xixe siècle) jusqu’à nos jours et exposent avec vigueur les conditions grâce auxquelles l’anthropologie économique peut retrouver son tranchant intellectuel et sa place dans les débats politiques contemporains.
42Le premier chapitre ouvre la réflexion avec une très utile discussion de la notion d’économie, détachant cette dernière de la prééminence trop souvent accordée à l’économie marchande. L’économie est définie comme une « économie humaine » dans laquelle comptent aussi bien les marchandises associées à la recherche du bien-être matériel que les biens collectifs (santé, éducation, environnement) et moraux (la dignité) qui définissent des personnes.
43Les chapitres 2 à 5 retracent les principales phases du déploiement de l’anthropologie économique. Après un rappel des éléments marquants de la pensée économique de l’Antiquité au xixe siècle (et à l’anthropologie économique de Karl Marx en particulier), les auteurs centrent le récit sur les premiers travaux d’anthropologie de la période 1870-1940, souvent organisés autour de la nature de l’activité économique dans les sociétés primitives en comparaison de celle attribuée à l’homo œconomicus. Sont tour à tour évoqués les travaux classiques des auteurs allemands (K. Bücher, K. Rodbertus, M. Weber, R. Thurnwald), anglais (B. Malinowski), américains (F. Boas, M. Herskovits) et français (M. Mauss). Le chapitre 4 rappelle les principes essentiels de l’approche substantiviste de Karl Polanyi autour des quatre formes institutionnelles d’intégration économique (l’oikos, la réciprocité, la redistribution et le marché) et les critiques qui lui ont été adressées par les anthropologues tenants de l’approche dite formaliste, selon laquelle le calcul rationnel de l’homo œconomicus et le marché sont des formes adéquates pour décrire toute activité économique. Ce célèbre débat qui a marqué la période de splendeur de l’anthropologie économique moderne, s’est achevé dans une impasse. Les formalistes pointaient les nombreux éléments délaissés par K. Polanyi qui montraient l’existence de calculs économiques rationnels dans les sociétés archaïques et primitives tandis que les substantivistes rétorquaient en soulignant les limites d’une approche fondée sur le seul calcul rationnel. Le chapitre 5 dresse l’état de la situation qui fait suite à ce débat, dont les traces sont, soulignent à juste titre les auteurs, toujours visibles dans les prises de position contemporaines. Le marxisme de l’école française issue de la lecture structuraliste faite autour de Louis Althusser (M. Godelier, C. Meillassoux, P.-Ph. Rey, E. Terray), l’approche féministe (M. Strathern) rejetant les catégories occidentales lorsqu’il s’agit d’étudier les rapports de genre dans d’autres cultures, l’approche culturelle développée par Clifford Geertz, Steve Gudeman ou Arjun Appadurai, mais aussi le renouveau de l’approche formaliste ancrée sur la nouvelle école institutionnaliste d’Oliver Williamson, voire sur l’économie expérimentale et la neuroéconomie, sont présentés. Le bilan est pourtant assez amer : selon les deux auteurs, eux-mêmes acteurs des dernières décennies de cette histoire, l’anthropologie économique a disparu en tant que communauté intellectuelle (p. 98) quand bien même le tournant culturaliste a permis de transcender la vision étriquée de l’économie politique mainstream.
44Les trois chapitres qui suivent sont l’occasion de développer une perspective qui, selon l’argumentation convaincante des auteurs, peut redonner sa vigueur à l’anthropologie économique. Tout en restant fermement ancrée dans le « local » par l’intermédiaire du travail ethnographique mené sur le terrain, l’anthropologie économique que Hann et Hart appellent de leurs vœux, s’intéresse également à l’histoire « globale » dans laquelle les différentes économies humaines sont prises. La thèse est d’abord associée au travail de M. Mauss et K. Polanyi qui servent de mentors aux deux auteurs de cet essai, lesquels rappellent à juste titre l’ampleur du travail entrepris autour de K. Polanyi à l’occasion du projet de recherche lancé à l’université Columbia dans les années 1950 ainsi que les perspectives historiques que M. Mauss avait tracées en conclusion de son Essai sur le don. Le chapitre 6 décline cette idée à propos du développement inégal en s’appuyant, entre autres, sur les travaux de Polly Hill sur les producteurs de cacao au Ghana et ceux de K. Hart sur l’agriculture en Afrique de l’Ouest et, plus généralement, sur l’économie informelle. Le chapitre suivant se penche sur l’alternative socialiste en mettant l’accent sur le fait que les études de terrain conduites en Hongrie montrent que l’absence de droits de propriété sûrs n’empêche pas le développement économique. Ce chapitre souligne également que le développement d’une petite économie marchande peut être le signe d’une stratégie de survie de la part de populations mal préparées au développement de l’activité marchande, décontenancées par l’apparition de « nouveaux riches » et promptes à tomber dans le populisme et la xénophobie – ce qui ne leur est pas spécifique d’ailleurs. Le dernier chapitre se penche sur plusieurs segments de l’activité économique des pays occidentaux (le travail industriel, la consommation, les grandes firmes, les marchés financiers) que les anthropologues ont depuis deux décennies choisi de prendre pour objet. Dans chacun de ces chapitres, le lecteur ne manquera pas d’être frappé par l’ampleur du travail réalisé par les anthropologues économistes qui justifient ainsi les attentes et les espoirs de Hann et Hart. Il sera également impressionné par les nombreuses références mobilisées et par les développements, brefs mais brillants, sur les grandes firmes qui sont comme les formes contemporaines de l’aristocratie (p. 155-159), sur les difficultés du monde académique à reconnaître l’engouement des pauvres pour le marché (p. 62) ou encore sur l’efficacité économique des règles favorisant des solutions équitables mises en œuvre par les paysans d’Afrique de l’Ouest (p. 110).
45L’ouvrage est tout à la fois didactique et intellectuellement stimulant. Didactique, car il permet de prendre pied dans les débats qui ont structuré l’anthropologie économique depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Stimulant, dans la mesure où les auteurs construisent leur argumentation autour d’une thèse simple et puissante sur le lien à rétablir entre des études ethnographiques organisées autour de l’analyse fine de telle ou telle forme d’« économie humaine » et une perspective historique dans laquelle l’approche institutionnelle développée par M. Mauss et K. Polanyi permet de passer de ces économies humaines locales à l’histoire globale. C’est donc un ouvrage que liront avec avantage tout aussi bien les sociologues économistes que les économistes.
46Philippe STEINER
47Université Paris – Sorbonne & Institut universitaire de France
François-Xavier Devetter et Sandrine Rousseau Du Balai. Essai sur le ménage à domicile et le retour de la domesticité Paris, Raisons d’agir, 2011, 140 p.
49C’est à un objet curieux que F.-X. Devetter et S. Rousseau consacrent les quelque 140 pages de leur ouvrage. Qui aurait cru en effet que cette activité banale et routinière du ménage recelait autant d’enjeux de pouvoir ? Et pourtant, ce travail du quotidien cristallise nombre de rapports conflictuels et d’inégalités ; le balai incarnant une sorte d’anti-sceptre du pouvoir marquant la domination de celui ou plutôt de celle qui le manie. Car si le ménage constitue l’une des dimensions de la condition humaine, il semble avant tout être l’apanage de la condition féminine, les tâches ménagères et leur répartition dans notre société reflétant une profonde inégalité entre les sexes. Cette inégalité entre les sexes se renforce d’une inégalité entre les classes dès lors que le ménage est externalisé et qu’il sort de la sphère domestique.
50C’est en substance ce que nous donnent à voir les auteurs qui cherchent à déconstruire le discours des promoteurs (privés et institutionnels) des services à domicile ; discours selon lequel l’externalisation des tâches ménagères contribuerait à la réduction des inégalités de genre et constituerait en outre un « gisement d’emplois ». Ce petit essai va à contre-courant de cette rhétorique promotionnelle et dresse un bilan critique des politiques publiques de structuration et de stimulation du secteur. À l’aide d’une synthèse de matériaux empiriques et qualitatifs, cet ouvrage commence par éclairer la face cachée de cette activité du ménage à domicile. Car comme le rappellent les auteurs, si les tâches ménagères concernent deux millions de salariés en France, leur travail reste invisible. Qu’ils travaillent avant ou après tous les autres salariés pour nettoyer les bureaux, qu’ils travaillent en l’absence des propriétaires au domicile des particuliers, les travailleurs du clean – par opposition au care – se caractérisent par leur absolue discrétion. Cette invisibilité se renforce par le recours au travail au noir très présent dans le secteur.
51L’activité est invisible, le travail sans valeur, et l’externalisation de l’activité ne semble pas changer la donne. Même si le recours au ménage à domicile constitue un outil de pacification conjugale privilégié des couples qui en ont les moyens, l’activité n’est pas plus valorisée lorsqu’elle sort du cadre familial. C’est effectivement en général un simple report de tâches de la femme du ménage sur la femme de ménage si bien que les inégalités de genre perdurent même si elles perdent la dimension intimiste qu’elles revêtent dans le couple. L’externalisation concernant en général le pire du « sale boulot », c’est une activité d’autant plus dévalorisée que l’on délègue.
52En ce sens, la délégation des tâches domestiques pose problème en tant qu’elle symbolise un modèle de société. Historiquement importante en termes d’emploi, la domesticité avait effectué son recul au cours du xxe siècle avant d’opérer un retour dans les années 1990. Mais c’est sous de nouveaux oripeaux que cette domesticité a resurgi et ce, avec le concours des politiques publiques cherchant à promouvoir les créations d’emplois. Les gens de maison ont été remplacés par des aides ménagères, les modes de consommation de la domesticité ont évolué mais celle-ci n’a pas disparu et elle fluctue surtout au gré des politiques fiscales. Comme le notent les auteurs, calculs à l’appui, c’est massivement que les pouvoirs publics ont subventionné le secteur. Il s’agit d’une vraie révolution en ce que la domesticité est passée d’une consommation de luxe socialement et fiscalement marquée à une consommation fiscalement aidée et jugée comme socialement bénéfique.
53Si ce renouveau de la domesticité interpelle, c’est avant tout parce qu’il repose sur de « sales boulots ». Car dans le ménage à domicile peut-être encore plus que dans tout autre travail salarié, la relation de subordination est puissante. Certes, la bonne à tout faire n’est plus le modèle archétypique du ménage à domicile, mais la dépendance économique demeure forte et les comportements paternalistes semblent toujours accompagner l’évolution du métier même lorsque celui-ci sort du modèle traditionnel de l’emploi direct entre salarié et particulier employeur. En outre, l’isolement des travailleuses et l’absence de collectif de travail, la fragmentation des plages horaires d’un temps de travail par ailleurs très partiel, l’absence ou l’extrême frugalité des conventions collectives et les très faibles rémunérations font qu’en plus de la pénibilité du travail, le ménage à domicile continue d’être l’activité repoussoir brandie devant les filles titulaires de mauvais bulletins scolaires.
54Ces « sales boulots » reposent sur des logiques fondamentalement inégalitaires. D’abord, il faut bien une inégalité mordante pour que, dans une société, une partie de la population accepte de faire ce qu’une autre partie cherche à déléguer. Et, comme le notent les deux économistes, il est difficile de revaloriser une activité qui n’existe pour certains que parce que d’autres cherchent à s’en défaire. Au contraire, les inégalités de revenu et la précarité sont consubstantielles à l’émergence et au développement de la domesticité. Ensuite, les raisons qui poussent à recourir au ménage à domicile sont profondément différentes selon qu’il s’agit d’une consommation de confort ou d’une aide indispensable au maintien de l’autonomie pour les personnes âgées ou en situation de handicap. L’amalgame entre le care en tant qu’activité de service orientée vers les personnes et le clean exclusivement tourné vers l’entretien des biens matériels masque la profonde différence dans la logique des demandes comme dans la nature des tâches effectuées. La valeur et le sens accordé par les travailleurs et la société à leur activité sont également bien différents dans l’une et l’autre activité.
55Dès lors, puisque reposant sur une logique inégalitaire, la « modernisation » des services domestiques semble bien impossible. Les trois dimensions de cette modernisation que sont la formalisation, la démocratisation et la professionnalisation relèvent plus de la rhétorique que du constat empirique. Certes, la mise en place des CESU a permis de formaliser une partie de l’activité et de blanchir le travail au noir mais à un prix jugé prohibitif par les auteurs comme par les rapports officiels. Quant à la démocratisation, elle est effectivement intervenue grâce à l’Allocation personnalisée d’autonomie dans le cadre de la prise en charge des personnes âgées, mais elle reste limitée du fait de la faiblesse des crédits eu égard aux besoins. Dans le clean, le recours au ménage à domicile reste très fortement le fait de quelques privilégiés. Pour ce qui est de la professionnalisation, et au-delà de la distance critique de rigueur face à une notion extrêmement floue, son destin est étroitement lié au développement des entreprises prestataires. Or l’emploi direct reste le mode d’exercice privilégié de l’activité et les conditions de travail dans le secteur prestataire demeurent peu enviables au regard du reste des emplois de l’économie.
56Au-delà d’un exercice de synthèse bien mené, l’apport principal de l’ouvrage consiste en son sixième et dernier chapitre faisant office de conclusion. F.-X. Devetter et S. Rousseau nous y livrent quelques pistes de réflexion intéressantes. Car si cette modernisation est impossible, alors « que faire » ? Comment résoudre d’une part la question du poids des tâches domestiques pour les femmes actives et, d’autre part, la question de l’emploi des femmes non qualifiées et la valorisation de leur activité salariée ?
57Il convient de répondre au problème posé aux femmes actives par des solutions en rapport direct avec la cause du problème : la domination du temps contraint. C’est donc entre autres par la réduction du temps de travail qu’il est possible de dégager du temps pour que les tâches soient réalisées sans avoir recours à une délégation auprès d’une tierce personne. À rebours du principe d’externalisation, les auteurs proposent de réinternaliser l’activité de ménage, démontrant ainsi que la marchandisation ne vaut pas nécessairement accroissement du bien-être. Mais la réduction du temps de travail doit se conjuguer à une modification des comportements au sein de la cellule familiale de sorte qu’une répartition plus égalitaire des tâches au sein du ménage soit opérée. Des propositions concrètes sont faites en ce sens à travers notamment une réforme du congé parental. La mise en place d’un service public de la petite enfance dégagerait également du temps pour ces femmes et s’inscrirait parfaitement dans une logique de l’éducation comme bien public du ressort de la responsabilité collective. À l’autre bout de la vie, le recentrage des aides publiques sur les personnes dépendantes permettrait non seulement de créer des emplois pour les services d’aide à domicile mais aussi et surtout de valoriser ces emplois et d’offrir des perspectives de qualification et d’évolution de carrière à des femmes qui ne s’enfermeraient plus dans un rôle réducteur d’aide ménagère.
58Il ne faut donc pas s’y tromper, l’ouvrage de F.-X. Devetter et S. Rousseau n’est pas seulement une recension de plusieurs années de recherche sur le ménage à domicile, c’est un essai qui porte une vive critique du modèle sociétal qui est le nôtre et se propose, dans le même temps, de poser les jalons d’un modèle alternatif.
59Sylvain VATAN
60Clersé, Université Lille 1
Bernard Harcourt The Illusion of Free Markets. Punishment and the Myth of Natural Order Cambridge, MA., Harvard University Press, 2011, 336 p.
62Vous voulez le libre marché ? Vous aurez l’emprisonnement généralisé.
63Voilà en substance la thèse que défend Bernard Harcourt. Son livre veut expliquer la concomitance de deux phénomènes sociaux aux États-Unis? [11] : la déréglementation des marchés et l’augmentation importante de la population carcérale. Pour commencer, Harcourt s’appuie sur un constat empirique : dans les années 1970, les États-Unis connaissent une augmentation brusque et spectaculaire de la population carcérale (en nombre et en pourcentage), après un demi-siècle de stabilité. Or les années 1970 correspondent également à la révolution reaganienne et à la grande vague de déréglementation des marchés. Loin de se laisser surprendre par ce constat, Harcourt l’explique en remontant aux origines de la pensée libérale. Celle-ci – des physiocrates à l’école de Chicago contemporaine – porte en son sein un paradoxe qui consiste à prôner une intervention étatique forte pour lutter contre le crime, mais un laisser-faire total pour la sphère économique.
64Avant de rendre explicite ce paradoxe (une pensée libérale libertaire sur le marché mais punitive dans la sphère publique), Harcourt présente à son lecteur deux anecdotes historiques. La première est celle de la prolifération des codes et autres règlements sur le marché du blé français au xviiie siècle. La deuxième anecdote se déroule au Chicago Board of Trade en mars 1996, où la commission se réunit pour décider si elle va autoriser ou non la réalisation de contrats de blé à terme, contrats qui ont été conclus après l’heure de fermeture des marchés. L’étude détaillée de ces deux cas pratiques permet de remettre en question notre perception de la réglementation des marchés. L’imaginaire collectif (ainsi que l’histoire de la pensée économique, sociologique et politique) se représente le marché des grains du xviiie siècle comme un marché régulé à l’excès, mais les marchés financiers contemporains comme des marchés libres et dérégulés. Or, nous dit Harcourt, en réalité ces deux marchés sont aussi réglementés l’un que l’autre. La question pertinente n’est pas celle de savoir si un marché est régulé ou non, mais celle de comprendre comment les marchés sont régulés et surtout quelles sont les conséquences de ce type de régulation pour l’allocation des richesses dans la société. Un marché n’est jamais un « libre marché », il est nécessairement régulé, c’est-à-dire qu’il y a toujours une matrice institutionnelle qui contraint les échanges marchands et qui détermine ainsi le type de régulation à l’œuvre. Pour Harcourt, il n’y a pas de marché sans institutions, et la cohérence d’ensemble de ces institutions définit une modalité de régulation du marché. Cette régulation peut être plus ou moins visible, mais elle a toujours des conséquences en termes de distribution des richesses.
65C’est pourquoi Harcourt justifie l’adoption d’une méthodologie d’inspiration nominaliste, consistant à mettre systématiquement en doute l’idée de (dé)régulation des marchés, pour mieux montrer toute la structure institutionnelle dissimulée aussi bien par le terme de « marché régulé » que par celui de « marché dérégulé ». Il cherche à comprendre ce que nous désignons quand nous parlons de « libres marchés ». Un cheminement patient dans l’histoire de la pensée libérale (et néolibérale) questionnant ce concept de « libre marché » va lui permettre de montrer qu’il y a bien plus de réglementations dans les marchés décrits par les libéraux que ce qu’on a pu en dire. Tant les physiocrates que les penseurs de l’école de Chicago savent bien que leur prétendu « ordre naturel » ne peut être atteint que par la concurrence parfaite et celle-ci ne se trouvant pas dans la nature, il faut la construire par le biais de la réglementation. Cette analyse des écrits de la tradition libérale lui permet aussi de montrer que les libéraux ont beaucoup écrit sur le thème de la punition. Harcourt en tire deux conclusions. La première est que le concept de libre marché est un concept vide, issu d’une croyance quasi religieuse en un ordre naturel, progressivement transformé en concept d’efficacité scientifique du marché (grâce au critère de Pareto et au théorème de Coase), qui se présente comme neutre. La deuxième est que c’est le fait même d’avoir insisté sur le caractère prétendument objectif de l’efficacité du marché qui a validé le marché comme moyen de réaliser un ordre naturel, et par la suite discrédité dans la pensée libérale la possibilité d’une intervention étatique dans le domaine économique. En conséquence, elle a défini en négatif la sphère par excellence où l’action publique est légitime : celle du châtiment. L’État doit punir ceux qui manifestent des comportements déviants et ceux qui trichent, car ce sont ceux qui empêchent la réalisation de l’ordre naturel – ou de l’efficacité technique – du marché. C’est ainsi qu’une plus grande liberté dans l’économique implique un pouvoir pénal de plus en plus sévère. Harcourt expose les racines et justifications intellectuelles de la situation actuelle, dans laquelle les marchés sont considérés comme libres et où cependant environ 1 % de la population des États-Unis est emprisonnée.
66Ce que nous montre Harcourt au final est donc la naissance d’une rhétorique (celle du libre marché) qui produit des effets hors de l’économie et dans l’économie. Hors de l’économie, la rhétorique du libre marché légitime la punition généralisée du crime. En effet, le crime est considéré dans la pensée libérale comme un moyen de contourner le marché ; il est donc susceptible de nuire à son efficacité. Le rétablissement de l’ordre devient la sphère d’action privilégiée de l’État, contrairement au marché – où l’ordre est naturel et spontané – et qui peut donc se passer de l’État. La distinction traditionnelle entre la sphère sociale et l’échange économique a été remplacée au cours du développement de la pensée libérale par la distinction entre marché et contournement du marché, entre marché et sphère pénale. Cette rhétorique du libre marché produit des effets dans la sphère pénale, puisque l’on constate un taux d’emprisonnement particulièrement important dans les sociétés qui régulent leurs marchés de la manière prescrite par la rhétorique du libre marché. Dans l’économie aussi, cette rhétorique produit des effets. Elle ne permet qu’un type particulier de régulation, la régulation concurrentielle. Les marchés des libéraux ne sont pas libres mais sont concurrentiels (d’ailleurs eux-mêmes le savent bien puisqu’ils n’hésitent pas quand ils en ont le pouvoir à réglementer les marchés pour construire la concurrence). Harcourt aboutit donc à des conclusions similaires à celles de Pierre Dardot et Christian Laval? [12] (note critique de P. Alary dans le n° 08 de la Revue française de socio-économie) qui montrent que le néolibéralisme consiste à construire institutionnellement des marchés concurrentiels pour atteindre l’efficacité économique. Néanmoins, contrairement à Dardot et Laval, Harcourt pense que cela vaut aussi pour les libéraux. L’État leur était aussi nécessaire qu’aux néolibéraux pour assurer la punition dans la sphère pénale, et pour assurer la régulation concurrentielle du marché.
67Ainsi, la distinction – pourtant fameuse en économie – entre marchés régulés et marchés dérégulés n’est qu’un voile rhétorique qui empêche d’étudier honnêtement les enjeux de la répartition des richesses dans la société. C’est pourquoi le livre de Harcourt joue un rôle important, puisqu’il permet de ne plus se laisser berner par cette rhétorique. Ce livre permet au lecteur de se réapproprier les moyens d’une contestation politique des modes de réglementation des marchés : tous les marchés sont régulés, il n’y a pas une forme de régulation plus juste qu’une autre mais chacune véhicule un choix de société. Il est donc enfin temps d’ouvrir ce débat et d’arrêter de croire religieusement en une efficacité naturelle et presque miraculeuse des marchés.
68Irène BERTHONNET
69Clersé, Université Lille 1
Ivan Du Roy Orange stressé. Le management par le stress à France Télécom Paris, La Découverte, 2009, 252 p.
71Ivan Du Roy, journaliste à Témoignage chrétien et collaborateur du magazine en ligne Basta !, s’interroge sur les vagues de suicides qui ont frappé de grandes entreprises de l’Hexagone. Chez France Télécom notamment, il met à contribution l’enquête approfondie qu’il a menée pour examiner les gestes désespérés liés au travail.
72L’auteur formule l’hypothèse selon laquelle le management par le stress, pratique sciemment mise en œuvre par la direction de l’entreprise anciennement publique en vue de l’amélioration continue de ses résultats et ses performances, serait à l’origine du mal-être généralisé avec pour symptômes : la banalisation du recours aux anxiolytiques, la progression des arrêts maladie de longue durée, l’augmentation des démissions et la multiplication des suicides.
73Ces actes sont ceux de personnes psychologiquement fragiles, selon les dirigeants. Ces derniers nient systématiquement tout lien avec la situation professionnelle des agents concernés. L’auteur note, tout de même, à l’instar des organisations syndicales, une certaine inflexion de la part des dirigeants de France Télécom et se demande si cela n’est pas le résultat de la médiatisation faite autour de la situation sociale de cette entreprise. Selon lui, la chaîne des responsabilités va bien au-delà des seuls dirigeants de l’entreprise. Elle démarre à l’échelon européen où règne l’idée que l’adaptation à l’évolution technologique ne peut être opérée que par la concurrence. Elle se poursuit par les différents gouvernements qui n’ont cessé de vendre les participations de l’État pour renflouer les comptes publics.
74Certes, le statut a été maintenu et il est impossible de licencier les agents France Télécom, mais cette mesure censée les protéger engendre de multiples effets pervers. En effet, les « cost killers » sont conduits à les faire partir par tous les moyens. Les effectifs doivent diminuer de 10 % par an, « avec une volonté délibérée de faire fuir les salariés » et cela portera ses fruits puisque 22 000 personnes quitteront l’entreprise sans plan social.
75Concernant la nouvelle stratégie managériale de France Télécom, l’Observatoire du stress et des mobilités, créé par les syndicats et des salariés, avait pointé du doigt les « 5 M » : management par le stress, mobilités forcées, mouvement perpétuel, mise au placard et mise à la retraite. S’appuyant sur son enquête, l’auteur franchit une étape supplémentaire en la qualifiant de « management par l’incertitude ». Sont au menu de ce mode de management des réorganisations successives et des employés soumis à des mobilités géographiques et de métier. Les exemples parlent d’eux-mêmes :
- des techniciens, avec trente années d’expérience doivent devenir téléopérateur – ou selon les usages, téléconseiller, télévendeur, téléacteur – par exemple, sans formation préalable ; cette fonction a pour finalité la vente par-dessus tout et balaye les valeurs de service public auxquelles est attachée une grande majorité de salariés en raison de leur parcours, de leur histoire et de leur culture au sein de l’entreprise.
- Les téléopérateurs font de la « relation client » une véritable obsession si bien que la névrose des téléphonistes mise au jour dans les années 1950 avec « les demoiselles du téléphone » devant leur visionneuse dans l’ancienne administration des P.T.T., combinant fatigue nerveuse, troubles de l’humeur, du caractère et du sommeil, problèmes digestifs et cardio-vasculaires, prend une tournure nouvelle.
- Dans les nouveaux environnements de travail que sont les centres d’appels, organisés en plateaux regroupant parfois plusieurs centaines de personnes, les problèmes de santé au travail sont le plus souvent liés au stress. Salariés, médecins, psychologues, inspecteurs du travail reconnaissent tous que les changements organisationnels se sont accompagnés de l’augmentation des souffrances au travail. Et très souvent à la souffrance physique s’ajoute la souffrance psychique.
76En fin d’ouvrage, l’auteur revient à son hypothèse : « À France Télécom, la cohabitation des deux cultures, celle du service public et celle de “l’empire de la théologie du marché”, a mis en relief la brutalité de cette dernière » qui se serait d’ailleurs accentuée avec la crise financière de 2008 à tel point que « la crise sert de laboratoire social à l’envers, la crise sert à tester jusqu’où on peut aller dans la flexibilité ». L’auteur conclut, malgré tout, sur une petite note d’espoir : il existe, sans doute, « un terrain propice à l’élaboration de futures dynamiques collectives, de nouveaux espaces de dialogue, de création de nouvelles histoires communes assez puissantes pour transformer la machine elle-même et non plus seulement la freiner ».
77Frédéric CHAVY
78Clersé, CNRS
79frederic.chavy@univ-lille1.fr
80Guillaume YVAN
81Clersé, CNRS
Nicolas Belorgey L’hôpital sous pression – enquête sur le « nouveau management public » Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui / Enquêtes de terrain », 2010, 330 p.
83Nicolas Belorgey nous propose une analyse des réformes intervenues à l’hôpital en France depuis une dizaine d’années et de leurs effets. Il met en évidence le rôle de chaque type d’acteurs : les concepteurs de ces réformes (les tutelles), les intermédiaires (personnels de direction des hôpitaux, mais aussi consultants privés), les soignants et enfin les patients.
84Son travail s’appuie sur une méthode d’observation participante à la fois dans des cabinets ou agences de conseil et dans des hôpitaux, dans des services administratifs (Direction des affaires financières) comme dans des services de soins, notamment dans deux services d’urgence aux caractéristiques assez différentes, s’opposant principalement par le degré de tension entre offre et demande de soin sur leur territoire respectif.
85Il se concentre plus précisément sur le volet organisationnel des réformes introduites par le plan Hôpital 2007. La réorganisation de l’hôpital en pôle s’inscrit, selon l’auteur, dans le programme d’introduction des méthodes du nouveau management public dans ces établissements. Il commence par pointer le rôle d’une nouvelle organisation, l’agence d’audit des établissements de santé (AAES) dans la mise en œuvre de cette politique. Si celle-ci est présentée par ses dirigeants comme une agence d’appui aux établissements et à l’écoute de leurs besoins, il montre qu’elle est davantage un outil de transmission des volontés ministérielles de recherche de gains de productivité par une mise en concurrence des établissements et une standardisation des pratiques de soins.
86L’AAES utilise en effet la technique du benchmarking qui consiste à comparer les performances entre établissements afin de rechercher les meilleures pratiques d’après les indicateurs retenus et de les ériger en norme. Il s’agit de rechercher des indicateurs consensuels qui sont souhaitables à atteindre tant pour la productivité que pour la qualité des soins – souvent confondue avec standardisation. Ainsi dans un service d’urgence cela se décline en la recherche de la réduction des temps d’attente et de passage. Outre la question de la performance, un autre argument invoqué pour justifier le choix de cette technique est la fonction de communication entre les soignants que cette pratique favoriserait. Au-delà des intentions affichées par ses promoteurs, Belorgey interprète la pratique du benchmarking avant tout comme un outil de mobilisation des soignants, prompt à bousculer les hiérarchies médicales, et comme un moyen de cantonner au terrain organisationnel les améliorations à apporter, au détriment de la prise en compte des revendications sur les moyens. Certains éléments explicatifs des différences de performances comme la sélection des patients sont en effet délibérément niés lors de ces comparaisons alors même qu’ils pourraient justifier de la nécessité de moyens supplémentaires selon les caractéristiques des patients à soigner.
87La mise en place des réformes par l’agence se heurte toutefois à des résistances. Elle ne rencontre pas toujours l’adhésion des acteurs intermédiaires. Le recours à l’AAES ou à des cabinets de conseil apparaît comme un moyen de contourner les résistances en mobilisant du personnel relativement précaire, la précarité du personnel réduisant les résistances qu’il peut avoir. Il adhère d’autant plus facilement à la conversion des problèmes de moyens en problèmes d’organisation qu’il tire sa légitimité du domaine du conseil en organisation et qu’il n’est pas confronté à la pénurie de moyens. En concurrence avec d’autres sociétés de conseil, les cadres hospitaliers, les syndicats, les consultants adoptent une attitude de missionnaires et disqualifient toute expertise alternative. Néanmoins, les cadres hospitaliers ne sont pas toujours hostiles aux réformes et les consultants ne sont pas toujours de vrais convertis. Belorgey fait intervenir les trajectoires sociales, professionnelles et personnelles pour rendre compte de ces exceptions.
88Il faut donc convaincre les acteurs du changement en commençant par les plus engagés pour aller vers les plus opposés en passant par les hésitants et les « passifs ». Les méthodes utilisées par les consultants pour arriver à leurs fins peuvent s’apparenter selon Belorgey à de la manipulation ou tout au moins à de la communication persuasive. Les réformateurs s’appuient, par exemple, sur des ouvrages prescriptifs de conduite du changement qui développent des stratégies de manipulation comme celle du « projet latéral ». Il s’agit de faire accepter les réformes radicales du nouveau management public en masquant l’introduction de ces changements sous d’autres intentions. Le travail des acteurs du changement consiste alors à repérer des conséquences du projet pouvant être favorables à certaines personnes et à obtenir leur adhésion en les affichant comme objectifs du projet. Malgré tout, les résultats de cette stratégie apparaissent limités. Dans l’exemple analysé par l’auteur, peu de changements ont été observés suite à la mise en place du projet.
89Outre des résistances opposées par les intermédiaires, les réformes proposées se heurtent aussi à celles des soignants. Selon le contexte (environnement socio-économique, trajectoire personnelle des chefs de services) des établissements, l’audit préalable à la mise en œuvre des réformes est plus ou moins bien accepté. À partir d’une observation et d’une comparaison de l’action de la réception de l’action des consultants dans deux établissements, Belorgey met notamment en avant le degré d’adéquation entre l’offre et la demande de soins dans le département d’implantation de ceux-ci pour comprendre le degré de pression qui s’exerce sur les soignants et leur plus ou moins grande hostilité aux réformes. Néanmoins même dans l’établissement le plus réceptif, il conclut à une mauvaise pénétration des réformes.
90Au-delà de la stratégie du projet latéral, les réformateurs jouent également des oppositions entre les soignants (entre médecins et infirmières ou entre spécialités dominantes et dominées) ou des divergences possibles entre intérêt des soignants et intérêt des patients. En effet, selon la position dans la hiérarchie verticale ou la division horizontale du travail entre services, les soignants sont plus ou moins exposés à la pression des patients et plus ou moins réceptifs à certains indicateurs managériaux. Ainsi, les réformateurs peuvent commencer par recueillir l’adhésion des soignants les plus exposés.
91Les réformes se heurtent à la logique du soin. Les réformateurs prennent pour objectif la réduction des temps de pause, des temps d’attente et de passage aux urgences. Mais ces objectifs s’opposent à la logique du soin et de sa qualité. La question du temps d’attente est secondaire. Le fait de nécessiter moins de temps n’est jamais un critère avancé par les soignants pour faire remonter des patients dans la file d’attente.
92Contrairement à une idée préconçue, l’appropriation des réformes par les soignants ne serait pas une question de génération, mais davantage de degré d’intégration à l’institution. Belorgey mobilise la distinction established/outsider d’Elias et de Scotson pour comprendre les positions des soignants. À travers des portraits de soignants, il montre que les outsiders sont plus enclins à accepter les réformes et par conséquent à les subir que les established qui ont davantage de capacité d’y résister.
93Dans un dernier chapitre, Belorgey montre les effets pervers potentiels de ces réformes sur la qualité des soins et les inégalités de santé. La réduction de la durée d’attente pour le passage aux urgences n’est pas forcément gage de qualité. À partir d’une analyse statistique menée sur l’activité de 130 médecins des urgences, il ressort que la durée d’attente est le principal facteur explicatif du taux de retour des patients. Les soignants qui se caractérisent par la plus faible durée d’attente pour les patients qu’ils prennent en charge sont aussi ceux pour lesquels le retour des patients est le plus fréquent. Par ailleurs, le durcissement des conditions d’accès aux soins d’urgence qui résulte de ces réformes risque d’accroître les inégalités de santé. L’auteur s’appuie là encore sur un travail statistique pour montrer que la position sociale des patients est un facteur déterminant de la capacité des patients à se conformer aux bonnes pratiques de soins. Or le durcissement d’accès aux soins rend encore plus primordiale cette capacité de conformation.
94On peut parfois regretter un certain flou dans le diagnostic de la pénétration de la logique de ces réformes à l’hôpital. À plusieurs reprises l’auteur insiste sur le degré de résistance et l’échec au moins à court terme des méthodes employées par les réformateurs (conclusions des chapitres 3 et 4). Les effets décrits dans le dernier chapitre semblent pourtant redoutables. Aussi peut-on se demander s’ils sont véritablement le produit de réformes si peu mises en œuvre ou bien s’il suffit d’une faible pénétration pour produire de telles conséquences et alors s’inquiéter de la situation qui résulterait de leur approfondissement.
95De même qu’il est licite de s’interroger sur la généralisation de ce diagnostic à tout l’hôpital. Comme principale porte d’entrée dans l’hôpital, les services d’urgence sont un lieu d’observation privilégié des tensions. Mais ces dernières sont-elles aussi fortes dans tous les services ?
96Du point de vue de la mise en œuvre des politiques publiques, le rôle de l’AAES semble s’inscrire dans une logique d’un renforcement de la tutelle de l’État sur le système de soins, masquée par la création d’agences d’appui aux établissements ou de décentralisation du pilotage du système de soins, qui s’est renforcé avec la loi HPST? [13] et la création des agences régionales de santé.
97Sur le plan de la compréhension des logiques d’acteurs, l’opposition entre established et outsider utilisée pour éclairer la position des soignants par rapport aux réformes n’est pas sans lien avec l’opposition entre motivations intrinsèques (vocation, amour du métier) et extrinsèques (rémunération, récompenses financières), mobilisée par certains économistes pour analyser l’impact des réformes actuelles sur les pratiques de soin et de prévention des médecins libéraux. Le discours rapporté de l’un des outsiders, qui insiste sur le fait que « la motivation c’est l’argent », pourrait s’interpréter comme le révélateur d’une domination des motivations intrinsèques chez les outsiders, alors que les insiders resteraient suffisamment gratifiés par l’institution et les patients pour ne pas mettre en avant les motivations plus pécuniaires. De quoi nourrir sans doute un dialogue entre sociologues et économistes qui s’intéressent au champ de la santé.
98Damien SAUZE
99LEG, Université de Bourgogne
Erika Flahaut, Henry Noguès et Nathalie Schieb-Bienfait (sous la dir. de) L’économie sociale et solidaire. Nouvelles pratiques et dynamiques territoriales Rennes, PUR, 2011, 258 p.
101Faisant suite au colloque éponyme (29-30 septembre 2008, Nantes) organisé par Henry Noguès et son équipe, cet ouvrage se présente comme une mise en perspective stimulante du questionnement théorique qui anime des chercheurs investis dans le champ de l’économie sociale et solidaire. Il conclut le programme de recherches « Économie sociale et solidaire : acteurs, structures, dynamiques locales - ESS ASDL » (2006-2008).
102Les coordinateurs de l’ouvrage, chercheurs en sciences économiques, sciences de gestion et en sociologie, proposent une sélection d’articles issus de travaux empiriques dans une perspective comparée (dimension interrégionale et internationale) dont l’originalité consiste à rechercher une grille de lecture théorique permettant de comprendre les dynamiques socio-économiques et les spécificités des entreprises de l’économie sociale et solidaire face aux contraintes nouvelles qui pèsent sur leurs activités de plus en plus compétitives. Les mutations socio-économiques contemporaines qui concernent les organisations de l’économie sociale et solidaire sont l’occasion d’ouvrir le débat sous un angle pluridisciplinaire, d’adopter une mise en perspective historique et comparative et d’appréhender les émergences d’initiatives nouvelles par des caractères distinctifs propres à ces « entreprises sociales ».
103Trois parties composent ce livre qui expose une ouverture des recherches vers de nouveaux outils d’analyse empruntés à la sociologie contemporaine et mis à l’épreuve par une analyse qui cherche à mieux comprendre les réalités de l’économie sociale et solidaire.
104La première partie, centrée sur les spécificités de l’entrepreneuriat en économie sociale et solidaire, aborde une préoccupation constante qui anime des acteurs de ce champ. L’analyse que propose S. Boutillier de l’entrepreneur américain J. Rockefeller permet la discussion des critères et des modèles qui font référence dans la reconnaissance des qualités distinctives de la figure de l’entrepreneur emblématique. L’auteur souligne l’importance d’une compréhension du projet de l’entrepreneur inscrit dans son contexte socioéconomique afin de ne pas confondre l’entrepreneuriat social contemporain, concept d’origine patronale, et les activités entrepreneuriales de l’économie sociale née à la fin du xixe siècle. Le chapitre signé par B. Charles-Pauvers, N. Schieb-Bienfait et C. Urbain est dédié à l’émergence entrepreneuriale par le biais d’une démarche visant à poser un cadre théorique « de dépassement » pour comprendre le rôle des acteurs dans l’engagement entrepreneurial en direction de l’économie sociale et solidaire : les logiques d’action à différents niveaux (selon les profils des acteurs et la nature des projets) composent la trame d’une analyse qui questionne l’innovation sociale et le modèle de développement des projets. Ces résultats confortent l’idée de « proposer de nouveaux cadres d’analyse », projet auquel est également consacré la contribution collective de J.-P. Bréchet, S. Emin, L. Prouteau et N. Schieb-Bienfait. En s’inspirant des travaux sur l’action collective et les modèles de coordination, les auteurs questionnent les outils de la sociologie pragmatique pour appréhender « l’agir projectif ». Le projet en tant que processus de régulation est retenu comme un vecteur de régimes d’engagement dans l’action collective.
105Dans la deuxième partie, consacrée à la question du travail et de l’emploi, Y. Comeau nous invite à interroger les déterminants des situations de travail dans un champ de l’économie sociale et solidaire qu’il appréhende sous l’angle d’un rapport salarial inclusif des entreprises. A. Dussuet et E. Flahaut y répondent en montrant comment la superposition (et confusion) entre salarisation et professionnalisation contribue à brouiller la reconnaissance sociale du travail. La distinction des deux processus permet aux auteurs de discerner des types de travailleurs associatifs, en montrant que la professionnalisation de l’activité ne signifie pas forcément professionnalisation des salariés. Face aux contraintes gestionnaires, les analyses exposées des organisations de l’économie sociale et solidaire, coopératives (S. Emin et G. Guibert), mutuelles (Ch. Siney-Lange) et des associations sans but lucratif (S. Nassau, M. Nyssens), s’accordent à souligner l’exigence de mobilisation des acteurs de l’économie sociale et solidaire dans le travail de justification de leur utilité sociale, de leur capacité de renouvellement et de leur mode de gouvernance, ainsi que la qualité relationnelle des services produits par ces organisations dans un environnement local situé.
106C’est l’objet d’une dernière partie consacrée aux rapports entre l’économie sociale et solidaire et les territoires. Le cadre théorique est puisé dans les travaux récents sur le développement local pour explorer des modèles de développement de l’économie sociale et solidaire (A. Artis, D. Demoustier, E. Puissant). À l’appui d’enquêtes réalisées dans les banques coopératives, N. Richez-Battesti, P. Gianfaldoni et J.-R. Alcaras font l’hypothèse d’une gouvernance territorialisée pour décrire un mode de coordination propre aux banques coopératives au contact du monde associatif. La théorie institutionnaliste est mobilisée pour tenter d’approcher la spécificité de ces relations de proximité. Cette approche est reprise par S. Fleuret et M. Skinner qui comparent les expériences française et canadienne des services sociaux et de santé, mettant en exergue la question territoriale comme une clé de lecture du rôle joué par les organisations de l’économie sociale et solidaire.
107L’ouvrage regorge de sources bibliographiques faisant référence à une diversité d’apports théoriques. On notera l’importance des références à des travaux de sociologie en formulant toutefois quelques regrets : le questionnement du modèle de développement impulsé dans les projets de l’économie sociale et solidaire reste en retrait, si ce n’est pas absent de ce débat, il appellerait une ouverture vers la socio-anthropologie voire l’anthropologie politique. Annoncé dans son titre, l’ouvrage incite à revisiter une théorie des pratiques susceptible de renouveler la question du local, lieu d’expériences. Cette démarche sera sans aucun doute appréciée pour saisir les relations entre économie sociale et solidaire et développement durable, soit un nouveau terrain de nouvelles pratiques et des dynamiques territoriales.
108Josiane STOESSEL-RITZ
109PRISME, Université de Strasbourg
Bertrand Zuindeau (éd.) Développement durable et territoire Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, coll. « Environnement et société », 2010, 517 p.
111Cet ouvrage, qui se présente sous la forme d’un handbook consacré à la dimension territoriale du développement durable (DD), coordonné par Bertrand Zuindeau, propose une version entièrement revisitée et nouvelle du livre déjà paru en 2000 sous le même titre? [14] aux Presses universitaires du Septentrion. Rassemblant en 40 chapitres concis les contributions de 48 auteurs issus d’horizons disciplinaires différents (économistes, sociologues, politistes, juristes, géographes, aménageurs, agronomes, ingénieurs…), il offre un état des lieux impressionnant d’une problématique qui s’est progressivement imposée et consolidée, tant sur le plan politique que scientifique. Ainsi, comme le souligne Jacques Theys dans sa préface à l’ouvrage, si le DD évoque la planète, le climat, les grands équilibres globaux et les négociations internationales liées – Rio, Kyoto, Copenhague… –, soit une mise en problème et un projet globaux, c’est néanmoins à l’échelle des territoires et dans toutes les dimensions de la gestion locale qu’il a connues, depuis vingt ans, ses progrès politiques et méthodologiques les plus convaincants, au point de s’imposer comme « référentiel majeur » des différentes politiques locales de développement, d’aménagement, de transport, d’urbanisme, etc. Dans le même temps, les analyses en rendant compte se sont considérablement étoffées, tant du point de vue des disciplines et des approches mobilisées (conceptuelles, juridiques, économiques…), des thématiques identifiées (par secteur, transversales) que de la mise au jour des interdépendances existantes entre les différentes composantes (économiques, sociales, environnementales) du DD, la définition des problèmes et les échelles pertinentes, tant spatiales que territoriales, de leur traitement. Dès lors, dépassant le « paradoxe » apparent qu’il y aurait à considérer comme pertinente l’approche territoriale du DD – au motif que le DD s’ancre dans un projet global et ne peut être que global –, cette publication collective répond à l’ambition d’examiner les relations entre DD et territoires, à la fois sous l’angle complexe des rapports entre le niveau des territoires (local, régional, national…) et l’échelon global du DD – compte tenu, notamment et sans être exhaustif de la multiplicité des enjeux soulevés par les auteurs, de la contribution « ascendante » du local à la formation d’une action globale et du caractère non « fractal »? [15] du DD ou non directement transposable du global au local, des enjeux liés à la compatibilité interterritoriale de la durabilité, etc. – et sous l’angle des innovations apportées par le DD aux approches plus traditionnelles, sectorisées ou exclusivement axées sur un territoire. Bien que chaque chapitre traite d’un thème spécifique sous ses divers aspects et propose des perspectives d’approfondissement grâce à une bibliographie documentée, offrant ainsi la possibilité d’une lecture relativement libre, cinq parties organisent l’ouvrage autour d’enjeux scientifiques et de niveaux d’analyse distincts. Une première partie s’inscrit dans une approche transversale des sujets liés au DD territorial et regroupe des travaux ayant pour objet de définir et discuter des principaux concepts et méthodes mobilisés et suscités par l’optique territoriale : qu’il s’agisse de considérations méthodologiques ayant trait à l’évaluation des politiques territoriales au regard du DD, à l’élaboration d’indicateurs du DD à l’échelle (internationale, nationale, infranationale) des territoires, ou de questions épistémologiques touchant aux notions de base du DD, aux catégories analytiques d’espace et de territoire, aux enjeux et pratiques de l’interdisciplinarité face au DD, ou encore à la constitution d’un domaine de recherches centrées sur les relations DD/territoires. Une deuxième partie rassemble des contributions qui, sans viser des secteurs ou des territoires spécifiques, n’en couvrent pas moins des « problématiques » faisant intervenir de manière inter-reliée le DD et le territoire, que ce soient des problèmes généraux se traduisant territorialement (l’équité territoriale, les conflits environnementaux, la valeur et les aspects juridiques du DD…) ou des problèmes d’emblée territoriaux (la localisation des activités), voire les deux (les ressources environnementales, y compris « latentes » ou différenciantes et spécifiques à un territoire, le patrimoine, etc.). Une troisième partie concerne l’analyse des enjeux de durabilité ou la mise en œuvre du DD dans certains territoires : la ville, les espaces ruraux, les aires protégées, les zones côtières, les espaces marins, les territoires d’ancienne industrialisation, de montagne, ou encore les territoires du Sud, et ceux, plus « immatériels » de l’internet. On retrouve ici, et en filigrane, toute la problématique de la fractalité du DD et le « trait » spécifique qu’impriment à la durabilité les territoires de sa mise en œuvre. La distinction de ces territoires trouve en effet sa pertinence dans la traduction qu’ils opèrent du DD en ajustant son contenu à certaines problématiques émergeant plus spécialement selon les cas : celle de la relation de la ville à son extérieur, celle de l’articulation des aires protégées ou des littoraux aux espaces anthropisés, ou encore du traitement des pollutions historiques dans les zones d’ancienne industrialisation, pour ne citer que ces cas de figure. Sous cet aspect, les territoires sont ainsi constitutifs de trajectoires (spécifiques) allant de la non-durabilité à la durabilité. Une quatrième partie concerne les enjeux sectoriels du DD territorial. Autrement formulé, il s’agit d’examiner des enjeux précis (l’eau, les déchets, les inondations, les transports, la santé environnementale, l’agriculture, le tourisme, la construction), suivant non seulement leurs aspects territoriaux, mais plus fondamentalement en considérant le rôle actif, et bien souvent déterminant, des territoires dans la définition même de leurs composantes, les surfaces de collaborations sociales, institutionnelles, économiques, professionnelles… qu’ils mettent en jeu, et les modalités d’intégration de leur gestion. C’est aussi le propre de cet ensemble de travaux de mettre en évidence à quel point la durabilité ne concerne pas uniquement les secteurs les plus polluants, mais également ceux dont la dimension territoriale est incontournable (tourisme, agriculture…). La dernière partie de l’ouvrage rassemble enfin des travaux axés sur les pratiques et démarches d’acteurs. Certaines d’entre elles recouvrent un caractère transversal : c’est le cas, par exemple, des mobilisations collectives pour lesquelles la relation au DD participe d’un enrichissement des catégories d’acteurs engagés, de(s) type(s) d’action collective empruntés et des compétences développées et, inversement, de traductions/transformations du DD au sein de l’espace social et politique ; de la façon dont le DD et sa mise en œuvre interrogent les procédures de décision et les cadres de la représentation, dans un rapport étroit et nécessaire aux problématiques de gouvernance ; des stratégies d’articulation et de co-intégration des échelles territoriales des politiques de DD ; de la politique d’aménagement du territoire ou encore de l’élaboration, commune et partagée, de « bonnes pratiques » dans les formes concrètes et territoriales de DD. D’autres se donnent davantage comme des ensembles cohérents et complexes, ayant acquis une importance considérable ces dernières années, tels que les Agendas 21 locaux, les Plans climat locaux, le déploiement relativement récent, mais néanmoins croissant, de l’écologie industrielle. Comme le fait très justement remarquer J. Theys, c’est in fine une conception cohérente du DD territorial qui se dégage de la lecture des différents articles, attentive aux solidarités entre territoires, aux inégalités écologiques, aux formes d’engagement des acteurs et populations impliqués, aux espaces vulnérables et marginaux. Rajoutons que le lecteur sort totalement convaincu de la pertinence de la problématique du DD territorial et de la qualité des travaux présentés, faisant de cet ouvrage un indispensable pour toute personne (étudiant, chercheur, acteur de terrain…) intéressée à ces questions.
112Isabelle HAJEK
113CRESS, Université de Strasbourg
Notes
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[1]
L’introduction et l’index du livre sont libres d’accès sur le lien suivant http://www.scribd.com/doc/27119883/The-Economics-Anti-Textbook-A-Critical-Thinker-s-Guide-to-Microeconomics-by-Rod-Hill-Tony-Myatt.
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[2]
Jusqu’ici, les manuels de microéconomie français ne ressemblaient dans leur forme que d’assez loin aux manuels anglo-saxons. Pas de petites histoires, peu d’exemples tirés de la vie concrète, mais les étapes des raisonnements pris dans leur abstraction en insistant sur les hypothèses, le procédé déductif et la résolution des programmes d’optimisation des agents…
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[3]
Les auteurs font référence dans l’introduction au mouvement des étudiants qui en 2000 réclamaient une autre manière d’enseigner l’économie et renvoient au site du « post-autistic economic network », www.paecon.net.
-
[4]
Certaines définitions, par exemple, sont supposées acquises. À titre d’exemple, dans le chapitre 3, on présente la fonction de demande d’un bien en indiquant qu’on raisonne en considérant que les préférences et les prix relatifs à ce bien sont égaux par ailleurs sans que les « préférences » soient définies.
-
[5]
Elles sont parfois très naïves (e.g. « est-ce que le fonctionnement de l’économie montre que ceux qui reçoivent les plus grandes récompenses sont ceux qui ont apporté les plus grandes contributions ? » (p. 180), parfois bien érudites ; e.g. à propos de la critique du modèle de concurrence parfaite fondée sur la différenciation des produits « que pensez-vous de la critique de Sraffa sur le modèle de concurrence ? », ou amusante : « Si les firmes peuvent réaliser des investissements pour changer les politiques publiques de manière à accroître leur profit, pourquoi le manuel n’en discute-t-il pas ? » (p. 113).
-
[6]
Avec une place très privilégiée donnée à Joan Robinson.
-
[7]
Rareté, coût d’opportunité, raisonnement marginal…
-
[8]
Le marché est généralement un « bon » mode d’organisation des activités économiques ; le gouvernement peut parfois améliorer les résultats du marché ; il y a un arbitrage entre équité et efficacité.
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[9]
Bernard Guerrien, La théorie économique néoclassique. Tome 1 : Microéconomie. Paris, La Découverte, coll. « Repères », 1999.
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[10]
De manière un peu déconnectée peut-être du reste de la section, les auteurs mobilisent l’exemple de cette réglementation pour poser la question des choix politiques. Après avoir dressé la liste des conséquences néfastes en termes de prix et de quantités échangées avec le même aplomb et sans autre argument que l’usage implicite des fameuses courbes d’offre et de demande, ils concluent : « Manifestement, Paris n’a pas trouvé le bon équilibre dans sa législation sur la protection contre les évictions. Mais quel est le bon équilibre ? »
-
[11]
Mais la logique que présente Harcourt explique que des phénomènes similaires peuvent être observés dans d’autres pays, principalement en Europe du Nord.
-
[12]
Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009, 497 p.
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[13]
Hôpital Patient Santé Territoire.
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[14]
Zuindeau B. (éd.), Développement durable et territoire, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2000.
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[15]
Godard O., « Le développement durable : paysage intellectuel », Natures – Sciences – Sociétés, 2 (4), 1994, p. 309-322.